Voyage au pays de la quatrième dimension/La femme-échantillon

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Bibliothèque-Charpentier (p. 228-234).

XXXVI

LA FEMME-ÉCHANTILLON

Avec le développement autocratique de la science absolue, la question féministe ne se posa même plus. La vie se prolongea indéfiniment par le remplacement progressif des différentes parties du corps. Les hommes ne mouraient plus, un peu comme autrefois du reste, que s’ils le voulaient bien, et les maladies étaient désormais inconnues.

On avait développé, en effet, d’une façon particulière, ce sens très ancien que l’on appelait jadis l’instinct chez les animaux, l’instinct de la conservation physique chez l’homme et qui n’est autre chose qu’une vue intérieure que nous avons des différents phénomènes qui se passent dans notre corps, une prescience certaine des dangers que peuvent lui faire courir tels ou tels germes étrangers.

Lorsque cette vue intérieure fut développée au plus haut point, comme il convenait, les maladies les plus graves furent arrêtées dès leur début. Pour la première fois, lorsqu’il n’y eut plus de médecins, la médecine fut autre chose que du charlatanisme et l’on n’eut plus recours aux vagues indications d’un empirisme inconscient, comme on l’avait fait jadis.

Tout naturellement la question de reproduction de l’espèce devint également sans intérêt. Les femmes ne se distinguant plus des hommes par leurs travaux et leurs occupations, elles ne s’en distinguèrent même plus bientôt par le costume. Elles furent les androgynes primitifs décrits par les religions antiques.

C’est assez dire que l’idée même de la maternité leur devint absolument étrangère.

Au surplus, grâce à des mesures énergiques prises dès le moment de la naissance par les savants du Grand Laboratoire Central, tout ce qui faisait jadis la préoccupation principale et la joie de l’humanité, devint une chose définitivement inconnue et profondément méprisée par des êtres scientifiques qui ne pouvaient connaître par eux-mêmes ce dont on leur parlait et qui considéraient l’amour comme un souvenir historique, comme une déchéance animale intéressant uniquement l’histoire naturelle et ne relevant que des simples recherches anatomiques.

Ce que les savants du Grand Laboratoire Central ne dirent pas à ce moment-là, pour ne point éveiller inutilement l’attention, c’est qu’ils avaient cru bon de conserver, dans un laboratoire annexe, interdit au public, un curieux couple représentant l’homme et la femme tels qu’ils existaient jadis sur terre.

Ce laboratoire spécial avait été meublé d’une façon toute particulière, avec des objets fétichistes à la mode d’autrefois. Il y avait là des sièges qui, au lieu d’être en fer articulé pour soutenir les bras pendant la lecture ou les recherches de laboratoire, étaient formés de curieux coussins bariolés, représentant des fleurs ou des oiseaux, et supportés par des fragments de bois naturel également découpés en forme de fleurs ou d’arabesques.

Point d’appareils scientifiques dans toute la maison ; au lieu du laboratoire de réparations physiologiques, il y avait une grande salle où l’on mangeait, comme autrefois, pêle-mêle, des toxines, des morceaux d’animaux morts, cuits sur le feu, ou des végétaux non encore décomposés. Au mur, au lieu de tableaux de distribution d’énergie, encore des fleurs et des animaux imités, soit en bronze, soit en peinture et qui s’ingéniaient à reproduire, comme aux temps de la naïveté humaine, des scènes naturelles.

Une seule invention paraissait véritablement nouvelle et pratique : c’était celle de simples mèches de coton, trempant dans de l’huile minérale et qui, allumées par le bout, procuraient de la lumière sans canalisations, sans usines génératrices, en un mot sans aucun dispositif social. C’était là un véritable chef-d’œuvre d’invention des savants du Grand Laboratoire Central.

Le couple qui vivait là était composé de très beaux spécimens de la race humaine. Les Savants absolus avaient surnommé la femme-échantillon la Reine, pour rappeler ainsi, par analogie avec les colonies d’abeilles, le rôle de reproduction qu’elle était appelée à jouer.

Quant à l’homme, en raison de ses occupations favorites, on lui avait donné un surnom ancien et vieillot : on l’appelait le Poète.

Ces deux êtres vivaient une vie étrange, complètement isolés dans ce nouveau paradis scientifique, n’ayant de rapports qu’avec le Grand Savant absolu qui dirigeait le Laboratoire Central.

Pour maintenir l’échantillon-femme dans son état primitif, on s’était efforcé, par de laborieuses recherches, de reconstituer exactement son milieu et de mettre à sa disposition tout ce qui pouvait favoriser ses goûts séculaires, ses penchants irrésistibles.

Et tout d’abord, autour du palais qu’elle habitait, au delà des fossés, on avait établi tout un jeu de glaces admirable qui reproduisait exactement tout ce qui se faisait dans le palais et l’image des gens qui s’y trouvaient.

La femme-échantillon pouvait ainsi passer de longues heures à sa terrasse, à contempler au loin sa propre image dans l’image de son propre palais, et le soir, elle rentrait, mélancolique, racontant toutes les beautés qu’elle avait vues, jalousant avec passion cette femme si heureuse qui habitait en face un palais magnifique et qui, malgré son affreuse laideur, avait quelqu’un auprès d’elle, qui restait agenouillé toute la journée, qui l’aimait, qui s’occupait d’elle, qui ne pensait qu’à lui éviter les moindres fatigues ou les plus petits chagrins. Et le poète, qui avait passé des journées entières aux pieds de la femme sans pouvoir éveiller son attention et sans oser interrompre sa rêverie, protestait un peu pour la forme lorsqu’il était question de la laideur de la princesse voisine. C’était là un sujet, toujours renouvelé, de querelles entre le pauvre homme-échantillon et sa tyrannique compagne.


Les savants du Grand Laboratoire Central, par l’intermédiaire des homuncules, c’est-à-dire des petits êtres automatiques et insignifiants créés par la science, envoyaient chaque jour à la femme de nouveaux présents destinés à satisfaire ses plus secrètes passions. On lui offrait des bottines avec lesquelles il était impossible de marcher, des chapeaux avec lesquels on ne pouvait voir autour de soi, des vêtements plus petits que le corps qu’ils devaient contenir ou des livres de philosophes anciens, impossibles à comprendre, mais dont la présence sur les tables environnantes flattait l’ignorance de la femme-échantillon.

Pour favoriser également son rôle de reine des abeilles, on avait imaginé de créer dans le palais, en dehors de la chambre à coucher d’un modèle ancien, des endroits dangereux et imprévus où elle pourrait se rencontrer avec le poète : des greniers encombrés, semés de trappes, des caves romanesques où s’ouvraient des oubliettes garnies de faux et d’épées en une place que personne au juste ne pouvait découvrir dans l’obscurité.

Il y avait aussi, pour la reproduction, un buisson où l’on savait, de source certaine, que se trouvaient toujours lovés quelques serpents venimeux et un mât de cocagne très élevé terminé par un petit nid posé en équilibre. Par cette variété perpétuelle, les savants du Grand Laboratoire Central s’étaient ingéniés à satisfaire les goûts romanesques de la jeune femme.

Cependant malgré tant de prévenances, la Reine demeurait triste et mélancolique ; souvent elle faisait venir le vieil Hydrogène, le doyen des Savants absolus, et s’entretenait longuement avec lui. Elle lui expliquait que le poète ne la comprenait pas, qu’elle était faite pour vivre avec un homme d’action. Les visites d’Hydrogène se multiplièrent et ce fut le commencement d’un scandale inouï dans la science qui désola le début de la seconde période scientifique.