Voyage au pays de la quatrième dimension/Les gares de l’infini

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Bibliothèque-Charpentier (p. 274-281).

XLIII

LES GARES DE L’INFINI

La grande renaissance idéaliste ne succéda point d’un seul coup, on s’en doute bien, à la longue période scientifique qui avait suivi le vingtième siècle.

Pendant des années, les hommes avaient pris l’habitude d’obéir aux ordres du Grand Laboratoire Central ; la vie sociale avait été entièrement machinée jusque dans ses moindres détails et les nouvelles tendances idéalistes ne pouvaient, tout naturellement, réformer en quelques heures des mœurs aussi profondément enracinées.

Les différents échecs subis par les Savants absolus du Grand Laboratoire Central avaient prouvé, à n’en point douter, qu’il y avait autre chose dans le monde que des chiffres ou des quantités et que la science ne suffisait point à satisfaire toutes les aspirations humaines. On avait pu, sans nul effort, propager la vie, élever et nourrir séparément des fractions de l’organisme humain, les rattacher à d’autres êtres vivants ; on avait même pu communiquer aux plantes la vie des animaux et réciproquement, mais jamais on n’avait pu créer la vie.

Sans doute, plusieurs fois, s’était-on imaginé que cette création était enfin obtenue, mais on avait toujours découvert, finalement, que la vie préexistait, même dans les corps simples. Quant aux théories matérialistes, leur insuffisance avait été démontrée du jour où l’on avait eu le courage de les pousser jusqu’à leurs dernières conséquences et leur impuissance s’était marquée tout particulièrement lorsqu’on avait voulu, grâce à elles,

aborder les grandes questions d’immortalité ou d’infini. Limiter la nature à un certain nombre de corps simples, toujours les mêmes, se combinant de façon variable, à l’infini, c’était reconnaître fatalement, en développant les idées de Blanqui, l’existence inévitable de combinaisons identiques se retrouvant dans l’univers. Dès lors, nous l’avons dit, les combinaisons étant en nombre limité, il fallait bien admettre qu’en cherchant toujours, on devait trouver une terre identique à la nôtre, d’autres terres où des personnages, identiques à nous, feraient ce que nous faisons ou font ce que nous aurions voulu faire et cela, non seulement une fois, mais une infinité de fois. Et ceci, mieux que toute autre démonstration, suffisait à prouver combien les combinaisons matérialistes étaient incapables de rendre compte de la nature même des choses. On comprit donc bien vite que ce n’était pas dans ces combinaisons matérielles qu’il fallait poursuivre la recherche de l’infini, mais bien au contraire sur place, en nous-mêmes, par un accroissement toujours plus grand de nos facultés intellectuelles, par une recherche toujours plus active de l’idée pure.

Le temps et le mouvement ne sont, en effet, que des expressions purement relatives et la qualité de la vie ne dépend aucunement de sa durée. Une nébuleuse mettra des millions d’années à s’agglomérer ; un savant concevra cette agglomération dans un moment de réflexion tellement court qu’aucun instrument humain ne pourrait l’apprécier.

Au surplus, dans la vie d’un homme de génie, les idées véritablement utiles, génératrices, ne prennent qu’un temps de réflexion si bref qu’il échappe à toute mesure et le reste de la vie n’est consacré qu’à la seule vulgarisation de ces idées de génie. De même, un choc violent, un danger menaçant, une mort imminente, peuvent donner, en quelques secondes, plus d’activité et de mémoire au cerveau qu’il n’en aurait durant d’interminables années de vie banale. Dès lors, peu importait la durée de la vie si l’on parvenait à accroître prodigieusement la faculté de penser. De patientes recherches furent entreprises en ce sens, mais elles furent malheureusement bien vite compromises par des méthodes scientifiques dont il était bien difficile de se débarrasser radicalement au début de la grande renaissance idéaliste.

On créa donc bientôt certains laboratoires d’un genre tout nouveau, où des hommes de bonne volonté s’efforcèrent de partir pour l’infini, comme on partait autrefois pour un long voyage. Ce furent, à proprement parler, de nouvelles gares que les civilisations d’autrefois n’avaient point prévues et où s’effectuaient journellement des départs de voyageurs vers l’intérieur d’eux-mêmes. D’innombrables précautions étaient prises pour assurer ces voyages étranges faits sur place et dont le but était d’échapper, dans la mesure du possible, aux exigences ancestrales du temps et de l’espace. C’était du corps, accessoire encombrant, que venaient toutes les idées anciennes de relativité, c’était de cet amas de cellules endormies qu’il convenait de se dégager le plus vite possible et le premier soin que l’on prit fut d’isoler, sans compromettre la vie, non seulement les cellules centrales qui représentaient la personnalité de chaque voyageur, mais encore l’essence même de ces cellules. Le voyageur était préparé, durant un mois, à ce voyage instantané, par des lectures philosophiques et des visions artistiques de plus en plus pures. L’éducation de la volonté commençait par l’analyse du Parménide de Platon, elle se terminait par des sensations purement musicales, la musique mathématique permettant d*es synthèses plus complètes que les autres arts et évoquant le maximum de souvenirs possible. En ce sens, les nouvelles gares de l’infini rappelaient un peu les théâtres des temps barbares.

Les premiers résultats ainsi obtenus furent assez satisfaisants. En quelques secondes, les voyageurs purent atteindre souvent, non seulement presque toutes les idées actuelles, mais également, dans le même instant, les idées passées, accumulées dans l’être vivant depuis les origines du monde. Mais ce fut tout. Leur rapidité de pensée s’était accrue dans des proportions incalculables, mais elle ne se confondait pas, comme on l’avait espéré tout d’abord, avec l’infini, c’est-à-dire avec l’universalité des choses.

Entre les trois dimensions des phénomènes enregistrés par les sens et la quatrième dimension, suggérée par la conscience, l’homme restait inerte à mi-chemin, enfermé dans sa personnalité définitivement abstraite de toute idée de temps et d’espace. Le voyageur ne situait plus, comme autrefois, l’infini au dehors de lui, il ne l’extériorisait pas d’une façon grossière, sous les espèces d’une quelconque divinité ; l’infini se trouvait au dedans de lui-même là où il situait jadis sa conscience.

On comprit alors que les gares que l’on avait construites pour partir à la recherche de l’infini n’étaient, en somme, que de grossiers établissements scientifiques analogues à ceux qu’auraient pu concevoir quelques années auparavant les Savants absolus du Grand. Laboratoire Central. Une autre voie plus claire, plus lumineuse, allait s’ouvrir pour la grande renaissance idéaliste et cette voie fut indiquée d’une façon imprévue, grâce à la découverte que l’on fit, au même moment, de la résurrection. Des hommes qui, morts quelques jours auparavant, avaient pu être ressuscites, revinrent pour la première fois faire l’effrayant récit des souffrances morales qu’ils avaient endurées durant le temps où leur esprit s’était trouvé séparé pour toujours de leur corps. Conscients, exactement comme ils l’étaient avant leur mort, ils avaient éprouvé l’affreux regret d’errer au milieu de personnes qui leur étaient chères, d’assister à leur chagrin sans pouvoir les consoler, sans avoir la possibilité de leur faire connaître qu’ils étaient là auprès d’eux. Ces hommes-là avaient compris qu’il n’existait au monde qu’une seule idée véritablement supérieure, capable d’éclairer toutes les autres et que cette idée pure était l’amour. Il ne s’agissait plus, on le comprend, de l’amour tel qu’on l’entendait aux siècles barbares, mais de cette sympathie universelle capable d’unir tous les êtres vivants d’une façon étroite, qui se développerait dans d’incalculables proportions si les vivants pouvaient connaître l’affreux isolement de la mort et qui permettrait, dans une seule minute d’enthousiasme commun, d’accomplir des progrès que des siècles de civilisation craintive et défiante ne pourraient mener à bien.

Pour la première fois, grâce à ces notions nouvelles, la grande renaissance idéaliste commença à comprendre que l’infini ne pouvait être découvert par l’esprit, mais par le cœur. En essayant d’atteindre successivement toutes les idées de l’univers, l’effort ne pouvait qu’échouer, misérablement. En confondant, au contraire, tous les êtres dans le même amour commun, l’infini venait à nous, il n’était plus qu’un unique et même geste créateur, réussissant en un instant ce que des milliers de raisonnements n’avaient pu accomplir. L’amour universel c’était l’espérance toujours renouvelée, la commune marche en avant de tous les êtres, la synthèse suprême et définitive s’opposant pour toujours à l’analyse hostile et dissolvante de la science.

Ce ne furent là, tout d’abord, que des idées vagues et imprécises, mais qui se développèrent bientôt pour trouver leur pleine justification à l’Age de l’Oiseau d’or.