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Voyage autour du monde/02

La bibliothèque libre.
Voyage d’une femme autour du monde
Traduction par W. de Suckau.
Hachette (p. 25-49).


CHAPITRE II


Arrivée à Rio-de-Janeiro. — Description de la ville. — Les noirs et leurs rapports avec les blancs. — Arts et sciences. — Fêtes religieuses. — Baptême de la princesse impériale. — Fête dans les casernes. — Climat et végétation. — Mœurs et coutumes. — Quelques mots aux émigrants. — Renseignements statistiques sur le Brésil.

Je restai plus de deux mois à Rio-de-Janeiro ; mais dans ces deux mois je ne comprends pas le temps consacré par moi à des excursions plus ou moins longues dans l’intérieur du pays. Comme je ne veux pas fatiguer mes lecteurs par des récits détaillés de tous les accidents insignifiants de chaque jour, je me bornerai à leur donner un aperçu général des principales curiosités de la ville, des mœurs et coutumes de ses habitants, en un mot de tout ce que j’ai eu l’occasion de voir pendant mon séjour. Ce n’est qu’après avoir raconté mes excursions sous forme d’appendice que je reprendrai la suite de mon journal.

Ce fut le 17 septembre au matin, qu’après deux mois et demi environ de traversée, je remis le pied sur la terre ferme. Le capitaine nous accompagna lui-même, après avoir bien recommandé à chacun en particulier de ne pas chercher à faire rien entrer par contrebande, et surtout pas de lettres cachetées. Nulle part, nous disait-il, les douaniers n’étaient aussi rigoureux ni les amendes aussi fortes.

Quand nous aperçûmes le vaisseau de garde, nous eûmes presque peur, et nous pensions qu’on allait nous fouiller de la tête aux pieds. Le capitaine ayant demandé la permission d’aller avec nous à terre, on la lui accorda aussitôt, et tout fut fini par là. Tant que nous restâmes sur le vaisseau, et que nous ne fîmes qu’aller à la ville et revenir, nous ne fûmes jamais soumis à aucune visite : seulement, lorsque nous prenions avec nous des caisses et des coffres, il nous fallait aller à la douane, où la visite est très-rigoureuse et où les droits sur les marchandises, livres ou autres objets, sont très-élevés.

Nous descendîmes sur la praya dos Mineiros, place sale, dégoûtante, peuplée de quelques noirs aussi sales et aussi dégoûtants, qui s’étaient accroupis sur le sol, et vendaient des fruits et des friandises dont ils faisaient l’éloge à grands cris. De là nous allâmes directement dans la Grand’rue (rua Direita), qui n’a d’autre beauté que sa largeur. Elle contient plusieurs monuments publics, entre autres, la douane, la poste, la Bourse, le corps de garde, qui n’offrent rien de particulier, et on ne les remarquerait même pas sans la foule qui stationne toujours à la porte.

Au bout de cette rue se trouve le palais de l’empereur, grande construction fort ordinaire, sans aucune prétention de goût ni d’architecture. La place, qui s’étend devant le palais (largo do paco), décorée d’une fontaine fort simple, est très-sale et sert la nuit de dortoir à beaucoup de pauvres et à des nègres libres, qui le matin font sans gêne leur toilette devant tout le monde. Une partie du terrain est entourée de murs et sert de marché au poisson, aux fruits, aux légumes et à la volaille.

Parmi les autres rues, les plus remarquables sont la rua Misericorda et la rua Ouvidor. C’est dans cette dernière que sont les plus riches et les plus grands magasins : il ne faut néanmoins pas s’attendre à y trouver les étalages de nos villes d’Europe. On n’y voit non plus rien de remarquablement beau ni de bien précieux. La seule chose qui me fit vraiment plaisir, ce furent les magasins où étaient étalées des fleurs artificielles de toute beauté, habilement faites avec des plumes d’oiseau, des écailles de poisson et des ailes d’insecte.

Parmi les places, la plus belle est le largo do Rocio, la plus grande le largo Santa-Anna. La première est en général assez proprement tenue ; on y voit l’Opéra, le palais du gouvernement, la police et d’autres constructions. C’est de là que partent la plupart des omnibus qui parcourent la ville dans toutes les directions.

La seconde se distingue entre toutes par sa saleté ; lorsque j’y allai pour la première fois, j’y vis des cadavres de chiens et de chats, et même un mulet déjà en putréfaction. Une fontaine est le seul ornement de cette place, et peut-être aimerais-je encore mieux ne pas l’y voir : car, comme l’eau, douce est très-rare à Rio-de-Janeiro, la noble corporation des blanchisseuses établit son quartier général auprès des fontaines, surtout quand il y a de la place à côté pour sécher le linge. On y blanchit donc, on y étend du linge, on y crie, on y fait du bruit ; aussi le voyageur n’a-t-il rien de plus pressé que de s’éloigner.

Les églises n’offrent rien de curieux au dedans ni à l’extérieur. Celles qui font le plus d’effet sont l’église et le cloître Santo-Bento et l’église Candelaria, qui de loin ont assez bonne mine.

La seule construction véritablement belle et imposante est l’aqueduc, qui, dans certains endroits, ressemble tout à fait à un ouvrage romain.

Les maisons sont construites à l’européenne, mais petites et mesquines ; la plupart n’ont qu’un rez-de-chaussée et un étage : Un second étage est une chose rare. On ne trouve pas non plus ici, comme dans les autres pays chauds, des terrasses et des verandas ornées d’élégantes balustrades et de belles fleurs. On voit suspendus aux murs de petits balcons sans goût, et des volets de bois massifs ferment les fenêtres pour empêcher le moindre rayon de soleil de pénétrer dans les appartements. On est dans une obscurité presque complète, ce qui d’ailleurs est assez indifférent aux dames brésiliennes, car elles ne se fatiguent pas les yeux à lire ou à travailler.

La ville n’a donc, ni dans ses places, ni dans ses rues, ni dans ses monuments, rien de remarquable à offrir aux étrangers. On ne rencontre que des créatures repoussantes, des nègres et des négresses avec de vilains nez aplatis, de grosses lèvres et des cheveux courts et crépus. En outre ils sont presque toujours à moitié nus, et n’ont que de misérables haillons ; quelques-uns sont habillés à l’européenne avec les vieux habits râpés de leurs maîtres. Pour quatre ou cinq noirs on rencontre un mulâtre, et par-ci par-là seulement on voit apparaître un blanc. Cet aspect est rendu plus horrible encore par les nombreuses infirmités qui attristent le regard à chaque pas : la plus commune est l’éléphantiasis, qui dégénère souvent en affreux pied-bot ; il y a aussi beaucoup d’aveugles. La laideur générale s’étend jusqu’aux chiens et aux chats, qui parcourent les rues en grand nombre ; ils sont pour la plupart pelés ou couverts de plaie et de gale.

Je voudrais pouvoir transporter ici les voyageurs qui se plaignent des rues de Constantinople, et qui disent que l’intérieur de cette ville détruit l’effet de l’extérieur. Il est vrai que l’intérieur de Constantinople est aussi très-sale, que ses petites maisons, ses rues étroites, ses chemins tortueux, ses chiens dégoûtants, ne présentent pas au voyageur un spectacle très-pittoresque ; mais bientôt il voit de magnifiques constructions du temps des Maures et des Romains, de superbes mosquées, de majestueux palais ; il traverse des cimetières immenses et des bois de cyprès qui le font rêver. Il se range pour laisser passer un pacha ou un grand-prêtre monté sur un magnifique coursier, et entouré d’une brillante escorte ; il rencontre des Turcs drapés dans leurs beaux costumes, des femmes turques dont les yeux de feu brillent à travers leur voile ; il voit des Persans avec leurs hauts bonnets ; des Arabes à la noble physionomie ; des derviches coiffés de calottes de fou et vêtus de robes de femmes plissées ; et de temps en temps des voitures couvertes de peintures et de dorures, et traînées par des bœufs magnifiquement harnachés. Ce sont là des spectacles qui dédommagent amplement des choses désagréables qu’on aperçoit çà et là. Dans l’intérieur de Rio-de-Janeiro, au contraire, il n’y a rien qui puisse vous charmer et vous dédommager : on n’a devant les yeux que des objets repoussants.

Ce ne fut qu’après avoir passé quelques semaines ici que je pus m’habituer un peu à la vue des noirs et des mulâtres ; je trouvai même parmi les jeunes négresses quelques jolis visages, et, parmi les Brésiliennes et les Portugaises de couleur un peu foncée, des figures pleines d’expression : le don de la beauté semble plus rare chez les hommes.

L’animation des rues est loin d’être aussi grande qu’on pourrait le supposer d’après les descriptions qu’on en a faites ; elle ne peut pas se comparer à celle des rues de Naples et de Messine. Ceux qui font le plus de bruit, ce sont les portefaix nègres, et surtout ceux d’entre eux qui chargent les sacs de café sur les vaisseaux : un chant monotone leur sert à marcher en mesure et à régler leur pas. Ce chant est fort laid, mais il a l’avantage d’avertir le piéton et de lui laisser le temps de se garer.

Au Brésil, tous les travaux sales et pénibles de la maison ou du dehors sont faits par les noirs, qui représentent en général ici le bas peuple. Beaucoup, cependant, apprennent des métiers, et plusieurs excellent dans leur art au point de pouvoir être comparés aux plus habiles Européens. Je vis dans les ateliers les plus distingués des noirs occupés à confectionner des habits, des souliers, des ouvrages de tapisserie, des broderies d’or et d’argent ; et plus d’une négresse assez bien habillée travailler aux toilettes de femme les plus élégantes et aux broderies les plus délicates. Je croyais souvent rêver en voyant ces pauvres créatures, que je m’étais figurées comme des sauvages libres et vivant dans leurs forêts natales, occupées dans les boutiques et dans des chambres à des travaux qui demandent tant de soins. Et cependant cela ne semble pas leur être aussi pénible qu’on pourrait le croire ; elles se mettaient toujours gaiement et avec plaisir à leur travail.

Dans les classes qu’on appelle d’ordinaire éclairées, il y a des gens qui, après tant de preuves d’adresse et d’intelligence données par les noirs, les mettent encore si au-dessous des blancs qu’ils les considèrent à peine comme une transition entre le singe et l’homme. J’admets volontiers que, sous le rapport de l’instruction, ils n’approchent pas des blancs ; seulement il ne faut pas, je crois, en chercher la cause dans leur manque d’intelligence, mais dans le manque complet d’éducation. Il n’y a pas d’école établie pour eux ; ils ne reçoivent aucune instruction ; en un mot, on ne fait rien peur développer leurs facultés intellectuelles. On les maintient à dessein dans une sorte d’enfance, suivant le vieil usage des États despotiques, car le réveil de ce peuple opprimé pourrait être terrible.

Les noirs sont quatre fois plus nombreux que les blancs, et, le jour où ils viendraient à comprendre quelle force met en leurs mains cette supériorité numérique, la population blanche pourrait bien prendre la place qui est occupée aujourd’hui par les malheureux noirs.

Mais je m’égare dans des hypothèses et des considérations qui sont exclusivement du domaine des hommes compétents ; une femme est peu capable de juger ces hautes questions : elles ne sont pas à sa portée. Après tout, je n’ai voulu qu’énoncer simplement mes idées sur ce sujet.

Quoique au Brésil, le nombre des esclaves soit très-considérable on n’y trouve cependant nulle part un marché d’esclaves. La loi défend d’en introduire, mais chaque année on en introduit et on en vend plusieurs milliers par des voies soi-disant secrètes, que tout le monde connaît et dont tout le monde profite. Des vaisseaux anglais croisent continuellement, il est vrai, sur les côtes de l’Afrique et du Brésil ; mais quand un vaisseau d’esclaves leur tombe entre les mains, les pauvres noirs sont aussi peu libres que s’ils étaient arrivés au Brésil. On les transporte dans les colonies anglaises, où ils devraient être libres au bout de dix ans ; mais avant ce terme les possesseurs les font presque tous mourir sur le papier, et les pauvres esclaves… restent esclaves. Cependant, je le répète, je ne sais rien là-dessus que par ouï-dire.

Du reste, le sort des esclaves n’est pas si mauvais que se l’imaginent beaucoup d’Européens. Au Brésil, ils sont en général assez bien traités ; on ne les écrase pas de travail ; ils ont une nourriture bonne et saine, et les punitions ne sont ni trop fréquentes ni trop rigoureuses. La désertion seule est sévèrement punie : on commence par rouer de coups les nègres marrons qu’on reprend, puis on leur met aux pieds et au cou des fers qu’ils sont obligés de porter assez longtemps. Un autre genre de punition consiste à appliquer sur le visage du condamné un masque de fer-blanc, attaché derrière la tête au moyen d’un cadenas. On inflige ordinairement cette punition aux ivrognes et à ceux qui mangent de la terre et de la chaux. Pendant mon long séjour au Brésil, je ne vis qu’un seul nègre se promener avec un masque de ce genre. J’oserais presque prétendre que le sort de ces esclaves est, en somme, moins cruel que celui des paysans russes, polonais ou égyptiens, qui n’ont pas le nom d’esclaves.

À ma grande satisfaction, je fus un jour priée par un nègre de lui servir de marraine ; mais dans cette cérémonie il ne s’agissait ni de baptême, ni de confirmation. Lorsqu’un esclave s’est rendu coupable d’un délit qui l’expose à un châtiment, il cherche ordinairement à se réfugier auprès d’un ami de son maître, et le prie d’écrire un mot pour obtenir la remise de sa peine. Celui qui donne une lettre semblable reçoit le titre de parrain, et ce serait lui faire une grave injure que de repousser sa requête. Je fus assez heureuse pour soustraire de cette manière un esclave à la punition qui l’attendait.

Rio-de-Janeiro est assez bien éclairée, ainsi que ses faubourgs dans un rayon assez considérable ; c’est une mesure qui a été prise à cause du grand nombre des noirs. Passé neuf heures du soir, les noirs ne doivent plus se montrer dans les rues sans avoir un billet de leur maître, constatant qu’ils sortent par son ordre ; quand on en trouve un qui n’est pas muni de ce billet, on le mène aussitôt à la maison de correction, où on lui rase la tête et où on le garde jusqu’à ce que son maître vienne le racheter moyennant quatre ou cinq milreis[1]. Grâce à cette disposition, on peut circuler avec assez de sécurité dans les rues à toute heure de la nuit.

Un des plus grands inconvénients de Rio-de-Janeiro est le manque complet d’égouts. Par les fortes pluies, les rues deviennent de véritables torrents que l’on ne peut passer à pied : on est obligé pour les traverser de se faire porter par des nègres. Ordinairement alors toutes relations cessent, les rues sont désertes : on ne se rend à aucune invitation ; on n’acquitte même pas les lettres de change. On hésite à prendre une voiture, car les tarifs sont si ridicules que l’on paye pour la moindre course comme pour une journée entière. Dans un cas comme dans l’autre, on donne toujours six milreis. Les voitures sont à moitié couvertes, à deux places, et attelées de deux mulets, sur l’un desquels est monté le conducteur. Les voitures à l’anglaise avec des chevaux sont très-rares.

Pour ce qui est des arts et des sciences, je ne dirai que quelques mots de l’Académie des arts plastiques, du Musée, du théâtre, etc. À l’Académie des arts plastiques, on voit un peu de tout, ou, à proprement parler, on ne voit rien. Il y a quelques statues, quelques bustes, presque tous en plâtres, quelques plans d’architecture, des dessins, et une collection d’anciens tableaux à l’huile. Je croyais véritablement qu’on avait fait le triage d’une galerie particulière et qu’on en avait mis le rebut à l’Académie. La plupart des tableaux à l’huile sont si endommagés qu’on reconnaît à peine le sujet qu’ils peuvent représenter, ce qui, du reste, n’est pas un grand malheur. Leur âge vénérable est leur seul mérite. Les copies des élèves font avec eux le contraste le plus frappant. Si dans les anciens tableaux les couleurs sont effacées, elles ont dans les copies un éclat exagéré : toutes les nuances, rouge, jaune, vert, etc., s’y montrent dans toute leur crudité ; elles n’y sont jamais mélangées, ni adoucies, ni fondues les unes avec les autres. Je me demande encore aujourd’hui si les bons élèves avaient l’intention de fonder une nouvelle école pour le coloris, ou s’ils voulaient réparer dans leurs copies ce que le temps avait gâté dans les originaux !

Parmi les élèves, il y avait autant de noirs et de mulâtres que de blancs ; en somme, ils étaient peu nombreux.

La musique est peut-être moins bien partagée encore, surtout pour le piano et le chant. Dans toutes les familles on entend les filles jouer et chanter, mais les bonnes gens n’ont aucune idée de la cadence, de la justesse, de l’ensemble et de la mesure ; aussi a-t-on souvent de la peine à reconnaître les morceaux les plus faciles et les plus mélodieux. La musique d’église s’exécute un peu mieux ; néanmoins, celle de la chapelle de la cour laisse encore beaucoup à désirer. Ce qui mérite la préférence, c’est encore la musique militaire, exécutée surtout par les nègres et les mulâtres.

Le théâtre de l’Opéra n’offre à l’extérieur rien de beau ni de remarquable, et l’on est tout étonné à l’intérieur de voir une salle grande et magnifique, et une scène large et profonde. La salle peut contenir environ deux mille personnes. Il y a quatre étages de loges spacieuses, avec des balustrades formées de barreaux de fer travaillés avec art ; l’ensemble est d’un goût parfait. Les hommes seuls sont admis au parterre. Je vis représenter Lucrèce Borgia par une troupe italienne assez bonne ; les décorations et les costumes n’étaient pas trop mal non plus.

Si dans ma visite au théâtre je fus agréablement surprise, le contraire arriva dans celle que je rendis au Musée. Je m’attendais, dans un pays aussi richement doué par la nature, à trouver de grandes et riches collections, je parcourus de nombreuses et vastes salles qui pourront être remplies un jour, mais qui étaient encore assez vides. Ce que je vis de plus intéressant et de véritablement beau, ce fut la collection des oiseaux ; celle des minéraux est incomplète et celle des quadrupèdes et des insectes est au-dessous de toute critique. Ce qui excita le plus ma curiosité. ce furent quatre têtes de sauvages parfaitement conservées : deux appartenaient à la race malaise et deux à celle de la Nouvelle-Zélande ; je ne pouvais surtout me lasser de considérer ces dernières, qui étaient entièrement tatouées, couvertes de dessins les plus beaux et les plus artistement faits, et aussi bien conservées que si la vie venait seulement de les quitter.

Pendant le temps de mon séjour à Rio-de-Janeiro, les salons du Musée étaient en réparation, et l’on parlait aussi d’une organisation nouvelle. Les collections n’étaient donc pas visibles, et ce ne fut que grâce à la bonté de M. le directeur Riedl que je pus les visiter. Il me servit lui-même de çicerone, et regretta avec moi que, dans un pays où il serait si facile de former un riche musée, on s’en occupât si peu.

Je visitai aussi l’atelier du sculpteur Petrich, originaire de Dresde, qui avait été appelé de Rome à la cour de Rio-de-Janeiro, pour faire une statue de l’empereur en marbre de Carrare. L’empereur est représenté debout, en grandeur naturelle, avec tous les insignes de sa dignité, le manteau d’hermine rejeté sur les épaules. La tête est d’une ressemblance frappante, et la statue entière a été tirée de la pierre avec une grande habileté. Je crois que ce monument était destiné à un édifice public.

J’eus le bonheur, pendant mon séjour à Rio-de-Janeiro, de voir célébrer plusieurs fêtes.

La première eut lieu le 21 septembre, dans l’église de Santa-Cruz, où l’on fête le patron du pays. Dès le matin, plusieurs centaines de soldats s’étaient rangés devant l’église, et une musique habilement dirigée exécutait des morceaux pleins de gaieté. Entre dix et onze heures commencèrent à entrer les officiers et les employés, par ordre hiérarchique, à ce que l’on me dit, en commençant par les officiers inférieurs. Au fur et à mesure qu’ils entraient dans l’église, on leur mettait un mantelet de soie rouge foncé, qui couvrait tout leur uniforme. Chaque fois qu’il se présentait un officier supérieur, tous les militaires déjà placés se levaient et allaient au-devant du nouvel arrivant, jusqu’à la porte de l’église, puis le conduisaient respectueusement à son siége. Enfin, l’empereur arriva avec l’impératrice. L’empereur est très-jeune (il n’avait pas encore vingt et un ans accomplis), mais c’est un homme de six pieds[2], excessivement fort. Il descend de la dynastie lorraine des Habsbourg. L’impératrice, princesse napolitaine, est petite et mince, et fait un singulier contraste avec les formes athlétiques de son mari.

Aussitôt après l’entrée de la cour commença la grand’messe, que tout le monde entendit avec un grand recueillement. Quand elle fut finie, le couple impérial, en traversant l’église pour se rendre à sa voiture, tendit ses mains à baiser à la foule empressée. On n’admit pas seulement à cette faveur les officiers supérieurs et les hauts fonctionnaires, mais indistinctement tous ceux qui se présentaient.

La seconde fête, bien plus brillante que la première, eut lieu le 19 octobre. C’était la fête de l’empereur : elle fut célébrée à la chapelle de la cour par une grand’messe. Cette chapelle se trouve près du palais impérial, avec lequel elle communique par une galerie couverte. À la grand’messe assistèrent, outre les membres de la famille impériale, l’état-major et les hauts fonctionnaires, mais en grand uniforme, sans ces manteaux de soie si disgracieux. Les lanciers de la garde formaient la haie. On ne saurait se faire une idée de la quantité et de la richesse des broderies d’or, des épaulettes, des ordres entourés de pierreries, etc., et j’ai peine à croire qu’on voie rien de semblable dans aucune cour d’Europe.

Pendant la grand’messe, les ambassadeurs des puissances étrangères, ainsi que les seigneurs et les dames de la cour, se réunirent au palais, où il y eut, après le retour de l’empereur, un baisement de mains général. Les ambassadeurs, cependant, n’y prirent point part, et se contentèrent de faire de simples salutations.

On pouvait très-facilement voir de la place cette édifiante cérémonie, car les fenêtres sont très-basses, et elles étaient grandes ouvertes.

Sur les vaisseaux impériaux et sur quelques autres, on tire continuellement le canon pendant ces fêtes.

Le 2 novembre, jour des Morts, je vis encore des fêtes d’un autre genre, fêtes toutes religieuses. Ce jour-là, jeunes et vieux vont d’une église à l’autre prier pour les morts.

Une singulière coutume établie au Brésil, c’est que tous les morts ne sont pas enterrés dans les cimetières ; mais quelques-uns, moyennant une rétribution particulière, sont enterrés dans l’église même. À cet effet, on a construit dans chaque église des caveaux dont les côtés contiennent des catacombes en pierre. On jette de la chaux sur le mort déposé dans ces catacombes, et, au bout de huit ou dix mois, la chair est consumée. On retire alors les os, on les nettoie en les faisant bouillir, et on les place dans une urne, sur laquelle on met le nom du défunt, le jour de sa naissance, etc. Ces urnes sont placées dans les corridors, ou emportées par les parents dans leurs maisons.

Le jour des Morts, les murs des caveaux sont tendus d’étoffes noires, avec des franges d’or et d’autres ornements. Les urnes sont placées sur des tables élevées, richement ornées de fleurs et de rubans, et éclairées par des candélabres et des lustres chargés de centaines de bougies. Depuis les premières heures du matin jusqu’à midi, la foule afflue ; les femmes et les jeunes filles viennent prier pour leurs parents morts, et les jeunes gens sont aussi curieux que chez nous, en Europe, de voir les jeunes filles prier.

Femmes et jeunes filles vont ce jour-là vêtues de noir, et portent souvent, au grand déplaisir des jeunes gens, un voile noir qui leur couvre la tête et la figure. D’ailleurs, on ne peut aller à aucune fête d’église avec un chapeau.

La plus brillante de toutes les fêtes que je vis ici fut le baptême de la princesse impériale. Cette cérémonie eut lieu le 15 novembre, dans la chapelle de la cour, qui, pour cette circonstance, avait été réunie au palais par une galerie découverte.

Vers trois heures de l’après-midi, une grande quantité de soldats vint se ranger sur la place du château. Les gardes se partagèrent dans les galeries et dans l’église. La musique joua de belles mélodies, parmi lesquelles revenait souvent l’hymne national, composé, dit-on, par le dernier empereur, Pierre Ier. Les équipages vinrent l’un après l’autre déposer devant le palais des messieurs et des dames richement parés.

À quatre heures, le cortége commença à sortir du palais. En tête marchait la musique de la cour, habillée de velours rouge. Suivaient trois hérauts, dans l’ancien costume espagnol, avec des chapeaux à plumes magnifiquement ornés, et des vêtements de velours noir. Plus loin venaient les juges, les magistrats de tous les tribunaux, les chambellans, les médecins de la cour, les sénateurs, les députés, les généraux, les ecclésiastiques, les conseillers d’État et les secrétaires. À la fin de ce long cortége paraissait le majordome de la petite princesse, qui la portait dans ses bras sur un coussin magnifique de velours blanc, avec de larges bordures d’or. Immédiatement après lui venaient l’empereur et la nourrice, entourés des principaux seigneurs et des premières dames de la cour. Lorsque l’empereur entra sous l’arc de triomphe de la galerie, devant le portique de l’église, il prit lui-même sa petite fille sur ses bras, et la présenta au peuple : coutume qui me plut infiniment, et que je trouvai très-convenable.

L’impératrice[3], avec ses dames, était déjà arrivée dans l’église par les galeries intérieures, et la cérémonie commença sans retard. Le baptême fut annoncé à toute la ville par des coups de canons, par des feux de peloton et des pétards[4]. À la fin de la cérémonie, qui dura plus d’une heure, le cortége repartit dans le même ordre, et le peuple fut admis à visiter la chapelle. La curiosité m’y entraîna aussi, et je dois dire que je fus ravie de la splendeur et du goût avec lesquels elle était décorée. De magnifiques étoffes de soie et de velours, ornées de franges d’or, étaient tendues sur les murs, et de riches tapis couvraient le sol. Au milieu de la nef, sur de grandes tables, étaient exposées les pièces principales du trésor de l’église : il y avait des burettes d’or et d’argent, des plats immenses, des patènes, des ciboires ornés de riches ciselures en relief et en creux. De superbes vases de cristal renfermaient les plus belles fleurs, et des candélabres massifs portaient une quantité innombrable de bougies. Sur une table séparée, près du maître-autel, on voyait les vases magnifiques et les objets qui avaient servi au baptême ; et dans une chapelle de côté était le berceau de la princesse, couvert de satin blanc et garni de franges d’or.

Le soir on illumina la ville, ou, pour mieux dire, les monuments publics. En effet, on n’invite pas les particuliers à illuminer leurs maisons, et ceux qui veulent illuminer se contentent de placer quelques lanternes aux fenêtres qui donnent sur la rue. Cela s’explique facilement, quand on songe que ces illuminations durent de six à huit jours. En revanche, les édifices publics sont garnis, de haut en bas, de lampes qui forment une véritable mer de feu.

Je trouvai uniques dans leur genre et véritablement ravissantes les fêtes qui furent données plusieurs soirs de suite à l’occasion du baptême dans les différentes casernes ; l’empereur même y parut quelques instants. De toutes les fêtes que je vis à Rio, celles-là seules ne furent pas accompagnées de cérémonies religieuses. Elles avaient pour acteurs les soldats eux-mêmes, parmi lesquels on avait choisi les plus beaux, les plus adroits et les plus exercés à la danse et aux évolutions. La plus splendide de ces fêtes eut lieu dans la caserne Lua Barbone. Dans la grande cour on avait établi une galerie demi-circulaire disposée avec beaucoup de goût, au milieu de laquelle s’élevait un petit temple avec les bustes de l’empereur et de l’impératrice. La galerie était destinée aux dames élégantes de la haute société, qui arrivèrent parées comme pour le bal le plus brillant : à l’entrée de la cour elles furent reçues par les officiers et conduites à leurs places. Devant la galerie s’étendait la scène, des deux côtés de laquelle on avait placé plusieurs rangées de bancs pour les dames d’un rang moins élevé : derrière les bancs se tenaient les messieurs.

À huit heures, l’orchestre commença à se faire entendre, et, peu après, on donna le signal de la représentation. Les soldats parurent sous divers costumes, en Écossais en Polonais, en Espagnols, etc. ; il ne manquait pas non plus de danseuses figurées naturellement aussi par de simples soldats. Ce qui m’étonna le plus, ce fut que le costume et les manières de ces prétendues danseuses étaient d’une extrême décence. Je m’étais préparée au moins à quelques excentricités, et je ne m’attendais pas en tout cas à un spectacle fort agréable. Je fus véritablement surprise de la correction de la danse et des évolutions, comme de l’ensemble parfait avec lequel toute la représentation fut conduite.

La dernière fête à laquelle j’assistai eut lieu le 2 décembre, jour anniversaire de la naissance de l’empereur. Après la grand’messe, les dignitaires vinrent de nouveau faire leur cour, et il y eut un baisement de mains général. Ensuite l’empereur et l’impératrice se mirent à une fenêtre du palais, et la troupe défila devant eux, musique en tête. Il serait difficile de trouver ailleurs des troupes plus richement vêtues qu’ici : le simple soldat pourrait facilement passer pour un lieutenant, ou tout au moins pour un sous-officier. Il est seulement fâcheux que la tenue, la taille et la couleur ne soient pas très-bien en rapport avec la magnificence de l’habillement : l’on voit un petit gamin de quatorze ans à côté d’un homme grand et fort, un noir à côté d’un blanc.

Les cadres de l’armée sont remplis par l’enrôlement forcé, et la durée du service est de quatre à six ans.

J’avais beaucoup entendu parler en Europe, j’avais lu beaucoup de descriptions de la beauté et de la richesse de la nature au Brésil, de son ciel toujours pur et riant, des charmes merveilleux de son printemps continuel.

Il est vrai que la végétation est peut-être plus riche et plus abondante ici qu’en aucun pays du monde, et que, quand on veut voir la nature dans toute sa fécondité et dans une activité constante, c’est au Brésil qu’il faut aller. Cependant que l’on se garde de croire que tout soit beau, et qu’il n’y ait rien qui puisse affaiblir les premières impressions.

On regarde d’abord avec joie cette verdure continuelle, cette parure constante du printemps, mais on finit par convenir qu’avec le temps tout cela perd de son charme. On désirerait un peu d’hiver : le réveil de la nature, la floraison nouvelle des plantes, le retour des parfums embaumés du printemps font d’autant plus de plaisir qu’on en a été privé quelques mois.

Je trouvai l’air et le climat extrêmement lourds et désagréables, et la chaleur accablante, quoiqu’à cette époque de l’année elle ne dépassât guère 24 degrés à l’ombre. Dans les grandes chaleurs, de la fin de décembre au mois de mai, le thermomètre à l’ombre marque plus de 30 degrés et au soleil plus de 40. Je supportais bien plus facilement en Égypte une chaleur plus forte : ce qu’il faut peut-être attribuer à ce que le climat de l’Égypte est sec, tandis qu’il règne au Brésil une extrême humidité. Les nuages et les brouillards sont à l’ordre du jour ; les montagnes, les hauteurs, quelquefois des districts entiers, sont plongés dans une obscurité profonde, et l’atmosphère est toute chargée de brouillards humides.

Au mois de novembre, je tombai dans un malaise continu : je me sentais, surtout dans la ville, oppressée, fatiguée, épuisée, et je ne dus ma guérison qu’à la bonté et à l’amitié de M. Geiger, secrétaire du consulat d’Autriche, et de sa femme, qui m’emmenèrent avec eux à la campagne et m’entourèrent de soins. Je n’attribuais ma maladie qu’à cette humidité de l’air à laquelle je n’étais pas habituée.

La saison la plus agréable de l’année est l’hiver ; il dure du mois de juin au mois d’octobre, et, avec une température de 14 à 18 degrés, il est presque toujours sec et serein. C’est aussi l’époque qu’on choisit pour voyager. L’été, il y a aussi souvent, dit-on, de violents orages ; pendant mon séjour au Brésil, je n’en comptai que trois vraiment considérables, dont chacun dura une heure et demie. Les éclairs se succédaient sans interruption et formaient sur presque toute la ligne de l’horizon une mer de feu : en revanche le tonnerre n’était pas très-fort.

Les jours purs, sans nuages, du 16 septembre au 9 décembre, furent si rares que j’aurais pu les compter, et je ne comprends pas comment tant de voyageurs peuvent représenter le ciel du Brésil comme un ciel toujours beau, serein et bleu : ils ont sans doute visité ce pays à une autre époque de l’année que moi.

On n’a pas non plus ici de longues soirées et de beau crépuscules : aussitôt le coucher du soleil, tout le monde se hâte de rentrer, car les ténèbres et l’humidité surviennent immédiatement.

Le soleil, dans le fort de l’été, se couche à six heure trois quarts, le reste de l’année à six heures ; la nuit arrive vingt ou trente minutes après.

Un autre désagrément, ce sont les moustiques, les fourmis, les barates, les tiques, etc. Je passai plusieurs nuits sur mon séant, tourmentée et torturée par les piqûres d’insectes. C’est à peine si on peut mettre les provisions à l’abri des barates et des fourmis. Ces dernières se montrent souvent en troupes innombrables et passent sur tout ce qu’elles rencontrent. Pendant mon séjour à la campagne chez M. Geiger, il vint un jour une bande de fourmis de ce genre, qui traversa une partie de la maison. Il était véritablement intéressant de voir comme elles suivaient une ligne régulière sans se laisser détourner par aucun objet. Mme Geiger me raconta qu’une nuit elle avait été réveillée par une démangeaison terrible. Elle s’était jetée précipitamment à bas de son lit, qu’une bande de fourmis était en train de traverser. À cela, il n’y a rien à faire, et il faut attendre patiemment que le cortége ait fini de défiler, ce qui dure souvent de quatre à six heures. On garantit les provisions de diverses manières : on met sous les pieds des tables et des armoires de petites écuelles remplies d’eau. On serre les habits et le linge dans des boîtes de fer blanc hermétiquement fermées, pour les soustraire non-seulement aux fourmis, mais aussi aux barates et à l’humidité.

On est surtout tourmenté par les tiques, qui s’attachent aux doigts des pieds. Dès qu’on y sent une démangeaison, il faut regarder aussitôt, et si l’on aperçoit un petit point noir entouré d’un cercle blanc, le premier est l’insecte et le second son sac à œufs qu’il a introduit dans la chair. On soulève alors la peau avec une aiguille, jusqu’à ce que le cercle blanc soit visible, puis on enlève le tout et l’on met dans la plaie un peu de tabac à priser. Mais le plus sûr est d’avoir recours à un noir, car ils s’acquittent de cette opération avec une extrême habileté.

Enfin, si l’on considère les productions du Brésil, il lui manque plusieurs articles importants. Il a bien le sucre et le café, mais il n’a ni blé, ni pommes de terre, ni aucun de nos excellents fruits. Le manioc, que l’on broie dans des mortiers, tient la place du pain, mais il n’est ni aussi substantiel ni aussi nourrissant. Diverses plantes à tubercules assez doux au goût ne sont pas comparables à nos pommes de terre, et parmi les fruits il n’y a de bons que les oranges, les bananes et les mangoustes. L’ananas si vanté n’a ni grand arôme ni grand goût : j’en ai mangé d’infiniment plus savoureux qui étaient venus dans des serres d’Europe. Les autres fruits ne sont pas dignes d’être nommés. Enfin deux aliments essentiels, le lait et la viande, laissent beaucoup à désirer : le premier est très-aqueux, le second très-sec.

En somme, soit que l’on s’en tienne à l’ensemble, soit que l’on entre dans le détail et que l’on compare les avantages et les inconvénients, la balance penchera d’abord vers le Brésil, mais ensuite elle inclinera infailliblement vers l’Europe. Pour le voyageur, le Brésil est peut-être le pays le plus intéressant du monde. Mais comme séjour ordinaire je n’hésite pas à dire que je choisirais assurément l’Europe.

Les mœurs et les coutumes du Brésil ne me sont pas assez familières pour me permettre de porter un jugement précis, et je suis obligée de me borner à quelques renseignements. En somme, elles semblent se distinguer peu de celles des Européens, car les possesseurs actuels du pays viennent du Portugal, et l’on pourrait nommer avec raison les Brésiliens, des Européens transportés en Amérique. Que dans ce transport quelques habitudes se soient perdues et qu’il en soit né de nouvelles, cela est bien naturel. La qualité distinctive des Européens devenus Américains est une soif de l’or qui tourne à la frénésie, et qui de l’Européen pusillanime fait souvent un héros : car il faut véritablement de l’héroïsme pour demeurer seul dans une plantation au milieu de plusieurs centaines d’esclaves, loin de tout secours et avec la perspective d’être perdu sans ressource à la première révolte.

Cet amour extraordinaire du gain n’est pas propre exclusivement aux hommes ; il se trouve aussi chez les femmes, et il y a ici une coutume très-répandue qui le favorise beaucoup : c’est que le mari, au lieu de donner à sa femme ce qu’on appelle des épingles, lui achète, suivant ses moyens, un ou plusieurs esclaves mâles ou femelles, dont elle peut disposer à son gré. La femme fait ordinairement apprendre à ses esclaves à faire la cuisine, à coudre et à broder, ou même à exercer des métiers, et elle les loue ensuite au jour, à la semaine ou au mois[5] à des gens qui n’ont pas d’esclaves ; ou bien elle les autorise à blanchir dans sa propre maison le linge de personnes étrangères, ou encore elle leur fait exécuter d’élégants travaux et de fines broderies qu’elle les envoie ensuite vendre dehors. L’argent qu’elle en retire ainsi est ordinairement consacré à sa toilette et à ses menus plaisirs.

Chez les gens d’affaires et les artisans, si la femme aide son mari dans ses travaux, ce n’est que moyennant un salaire.

En général, au Brésil, les mœurs sont peu satisfaisantes. La corruption qui y règne peut en grande partie être imputée à la première éducation des enfants, qui est entièrement abandonnée aux soins des nègres. Ce sont des négresses qui leur servent de nourrices, de gouvernantes et de surveillantes, et j’ai vu souvent de petites filles de huit à dix ans que de jeunes nègres accompagnaient à l’école ou partout ailleurs. La sensualité des noirs est trop connue pour que ce seul fait ne suffise pas à expliquer une corruption générale et très-précoce. Nulle part je n’ai vu autant d’enfants au visage pâle et usé que dans les rues de Rio-de-Janeiro. Une seconde cause d’immoralité est assurément le manque de religion. Le Brésil est profondément catholique ; sous ce rapport, l’Espagne et l’Italie peuvent peut-être seules lui être comparées. Presque tous les jours il y a des processions, des prières, des fêtes religieuses ; mais tout cela n’est qu’un divertissement, et les principes religieux manquent entièrement.

C’est à ces deux causes qu’il faut aussi attribuer la fréquence des meurtres ; au Brésil, on tue moins pour voler que par haine et par vengeance. Le meurtrier commet le crime lui-même ou le fait commettre à vil prix par un de ses esclaves. Si le coupable est riche, il ne doit pas s’inquiéter beaucoup d’être découvert ; car l’or ici, m’a-t-on dit, peut tout arranger. Je vis à Rio-de-Janeiro quelques hommes qu’on assurait avoir commis ou fait commettre, non pas un meurtre, mais plusieurs ; et non-seulement ils étaient en liberté, mais ils étaient reçus dans toutes les sociétés.

En finissant, qu’il me soit permis d’adresser quelques mots à ceux de mes compatriotes qui veulent quitter leur pays pour aller chercher fortune sur les côtes lointaines du Brésil ; quelques mots seulement que je voudrais voir répandre le plus possible.

Il y a en Europe des gens qui ne sont guère meilleurs que les négriers africains ; ils parlent sans cesse à tous les malheureux de la richesse de l’Amérique, de la beauté des pays lointains, de la fertilité du sol et du manque de travailleurs. Mais ont-ils le moindre souci de voir s’améliorer le sort des malheureux ? Non ; ils ont des vaisseaux, ils veulent les fréter, et ils prennent à leurs pauvres victimes les derniers restes de leur, petit avoir.

Pendant mon séjour ici, il arriva quelques vaisseaux chargés de ces malheureux émigrants, que le gouvernement n’avait pas appelés et auxquels il ne donna aucun secours. Ils n’avaient pas d’argent ; ils ne pouvaient pas acheter de terres, ni se présenter comme travailleurs dans des plantations : car personne ici ne prend à son service des Européens, que le travail tuerait bientôt sous un climat auquel ils ne sont pas habitués. Les infortunés ne savaient donc que résoudre et qu’espérer ; ils commencèrent par aller mendier de tous côtés dans la ville, et à la fin se résignèrent aux positions les plus misérables. Il en est autrement de ceux qui sont appelés par le gouvernement du Brésil pour cultiver le sol dans les colonies : ils reçoivent un lot de terrain boisé, des vivres et aussi d’autres secours ; mais, s’ils viennent sans argent, leur sort n’est guère plus digne d’envie : le besoin, la faim et la maladie emportent la plupart d’entre eux, et un petit nombre seulement arrivent, après des fatigues sans relâche, et grâce à une santé de fer, à se faire une existence meilleure que celle qu’ils avaient dans leur patrie. Les artisans seuls trouvent vite à s’établir et parviennent à une position aisée : mais cela aussi pourrait changer bientôt, car il arrive chaque année à Rio beaucoup d’artisans, et chaque jour les nègres deviennent plus habiles dans les métiers de toute sorte.

Avant de quitter sa patrie, on devait chercher à s’éclairer, réfléchir longtemps et mûrement, et ne pas se laisser entraîner par des espérances trompeuses. La déception est d’autant plus terrible qu’elle arrive quand on ne peut plus remédier au mal, et que le malheureux succombe au besoin et à la misère.


RENSEIGNEMENTS STATISTIQUES SUR LE BRÉSIL.

La superficie du Brésil est de 130 000 milles carrés. Sa population est de 6 millions d’habitants, sur lesquels on compte à peu près 900 000 blancs ; le reste est un mélange de nègres, de mulâtres, de métis et d’habitants primitifs ou Indiens. On compte environ 3 millions d’esclaves nègres et 500 000 Indiens, parmi lesquels figurent les sauvages les plus barbares, tels que les Botocudes.

La ville principale et la capitale est Rio-de-Janeiro, qui a 215 000 habitants, 50 églises et chapelles, 5 couvents, une université, un port excellent et un marché très-vaste.

Le Brésil est un empire constitutionnel, avec deux chambres, le sénat et la chambre des représentants. Jusqu’en 1822, le pays a été gouverné par un vice-roi envoyé du Portugal. C’est en cette qualité que le prince royal du Portugal, dom Pedro, après une révolte, déclara le Brésil empire indépendant avec un gouvernement représentatif : il se fit proclamer lui-même empereur, sous le nom de dom Pedro Ier. En 1831, il abdiqua en faveur de son fils, l’empereur actuel, dom Pedro II.

La religion dominante est la religion catholique ; la langue la plus répandue est le portugais.

Au Brésil, le pays de l’or et des pierres précieuses, on n’emploie pour les échanges ordinaires que le papier et le cuivre. L’or et l’argent sont conservés en lingots ou expédiés à l’étranger.

L’unité monétaire est le reis, dont 1 mille (1 milreis) vaut environ 1 florin 7 kreützers[6]. Cependant, en fait de monnaies de cuivre, il y a :

Le demi-vingt et un, valant 10 reis,

Le vingt et un, valant 20 reis,

Le double vingt et un, valant 40 reis.

Le patah vaut 320 reis, le crusado 400 reis.

Le plus petit billet de banque est d’un milreis.

Le mille brésilien, appelé legua, est un peu plus court que le mille géographique : 18 leguas font 15 milles géographiques.

Le prix d’un passe-port est considérable : il s’élève à 16 milreis.

La distance de Hambourg à Rio-de-Janeiro peut s’évaluer à 8 ou 9 000 milles marins.

  1. Un milreis vaut en monnaie autrichienne 1 florin 7 kreutzers, et en monnaie française 2 fr. 38 c.
  2. Le pied anglais n’a que 304 millimètres ; 6 pieds anglais ne font donc que 1m, 80, c’est-à-dire un peu plus de 5 pieds 7 pouces.
  3. La princesse était déjà née depuis trois mois.
  4. Dans toutes les fêtes religieuses, on tire des pétards et de petits feux d’artifices, soit devant l’église même, soit à peu de distance : et, ce qu’il y a de plus comique, cela se fait toujours en plein jour.
  5. Ils sont payés en proportion de leur service. Le prix habituel pour une servante ordinaire est, par mois, de 5 à 6 milreis, pour un cuisinier de 12, pour une nourrice de 20 à 22, pour un artisan adroit de 25 à 35.
  6. C’est-à-dire 2 fr. 38 c. en monnaie française. Un florin d’Autriche vaut 2 fr. 35 c.