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Voyage autour du monde/01

La bibliothèque libre.
Voyage d’une femme autour du monde
Traduction par W. de Suckau.
Hachette (p. -24).


VOYAGE
D’UNE FEMME
AUTOUR DU MONDE.




CHAPITRE I.


Je quitte Vienne. — Séjour à Hambourg. — Bateaux à vapeur et vaisseaux à voiles. — Départ. — Cuxhaven. — La Manche. — Les poissons volants. — La physolide. — Constellations. — Passage de la ligne. — Les Vamperos. — Forte brise et tempête. — Le cap Frio. — Entrée dans le port de Rio-de-Janeiro.

Le 1er mai 1846 je quittai Vienne, et, après quelques excursions à Prague, à Dresde et à Leipzig, j’allai à Hambourg avec l’intention de m’y embarquer pour le Brésil. À Prague j’eus le bonheur de rencontrer le comte Berchthold, qui m’avait accompagnée dans une partie de mes voyages en Orient. Il me témoigna le désir de faire avec moi le voyage du Brésil. Je lui promis de l’attendre à Hambourg.

Je fis une seconde rencontre intéressante sur le bateau à vapeur, entre Prague et Dresde, celle de la veuve du professeur Mikan, qui en 1817, à l’occasion du mariage de la princesse d’Autriche Léopoldine avec dom Pedro Ier, avait suivi son mari au Brésil, et avait fait plus tard un voyage scientifique avec lui dans l’intérieur du pays.

J’avais déjà souvent entendu parler de cette dame, qui était alors assez âgée, et grande fut ma joie de faire sa connaissance. Avec une amabilité pleine de grâce, elle me communiqua les observations qu’elle avait faites, et me donna pour mon voyage des conseils dont j’appréciai plus tard l’utilité.

Le 12 mai j’arrivai à Hambourg, et le 13 j’aurais eu l’occasion de m’embarquer sur un brick magnifique et très-fin voilier, qui de plus s’appelait Ida comme moi. Mon cœur se serra quand je vis partir ce beau bâtiment ; j’étais obligée de rester, puisque j’avais promis à mon compagnon de voyage de l’attendre. Semaines sur semaines se passèrent, et la présence seule de mes parents put abréger pour moi le temps de l’attente. Enfin au milieu de juin le comte de Berchthold arriva, et bientôt après nous trouvâmes un vaisseau, un brick danois appelé Caroline, et commandé par le capitaine Bock, qui mettait à la voile pour Rio-de-Janeiro.

J’avais devant moi une longue traversée, qui ne pouvait durer moins de deux mois et qui peut-être en prendrait trois ou quatre. Heureusement j’avais déjà fait dans mes précédents voyages des traversées assez longues sur des bâtiments à voiles, et j’étais familiarisée avec leur organisation, qui diffère entièrement de celle des bateaux à vapeur.

Sur un bateau à vapeur, on rencontre à la fois le luxe et la commodité ; le trajet se fait rapidement par tous les temps, et le voyageur trouve une nourriture fraîche et excellente, une large cajute et une société agréable.

Il en est tout autrement sur les vaisseaux à voiles, qui, à l’exception des grands bâtiments de transport des Indes orientales, sont rarement disposés pour recevoir des voyageurs. On regarde les marchandises comme la chose principale, et les passagers ne sont qu’un accessoire embarrassant qui augmente le personnel du navire ; aussi a-t-on pour eux généralement peu d’égards. Le capitaine est le seul qui s’intéresse à eux, parce qu’il reçoit le tiers, et souvent même la moitié du prix du passage.

L’espace est d’ordinaire si restreint qu’on peut à peine se retourner dans les cabines, et que dans la coje, où l’on passe la nuit, on ne peut pas se tenir debout. En outre, le roulis du vaisseau à voiles est beaucoup plus fort que celui du bateau à vapeur. Quelques personnes trouvent que le tangage toujours régulier de ce dernier, et la mauvaise odeur de l’huile et du charbon, sont insupportables. Je ne suis pas de cet avis ; sans doute c’est une chose désagréable ; mais on peut s’y faire bien plus facilement qu’à tous les inconvénients d’un bateau à voiles.

Ici, tout est abandonné au bon plaisir du capitaine. Il est maître absolu et décide de tout. La nourriture dépend aussi de sa libéralité : elle n’est pas ordinairement tout à fait mauvaise ; mais, lors même qu’elle est bonne, elle ne vaut jamais celle des bateaux à vapeur.

L’ordinaire se compose de thé, de café sans lait, de lard, de petit-salé, de soupes aux pois et aux choux, d’herbes, de pommes de terre, de boulettes de pâte durcies, de morue et de biscuit ; c’est par exception qu’on a quelquefois du jambon, des œufs, du poisson, des crêpes ou des poulets maigres. Sur les petits navires, on ne fait cuire de pain que très-rarement.

Pour avoir une nourriture plus agréable, on fait bien, surtout dans un voyage de long cours, de se munir de quelques provisions particulières. Les plus convenables sont des tablettes de bouillon et du biscuit plus délicat, que l’on conserve dans des boîtes d’étain, pour les préserver de l’humidité et des fourmis. De plus, il sera bon d’emporter une certaine quantité d’œufs : seulement on est obligé, si l’on va dans le Sud, de les plonger dans de l’eau de chaux, ou de les emballer dans de la poudre de charbon ; enfin, du riz, des pommes de terre, du sucre, du beurre, et tous les ingrédients nécessaires pour une soupe au vin et une salade de pommes de terre. La soupe au vin est très-fortifiante, et la salade aux pommes de terre très-rafraîchissante. J’engage fortement les personnes qui voyagent avec des enfants à prendre une chèvre avec elles.

Quant au vin, il ne faut pas oublier de demander au capitaine s’il est compris dans le prix du passage ; sans cela, on serait obligé de le lui acheter très-cher.

Il faut se pourvoir aussi d’autres choses que de comestibles, et, avant tout, d’un matelas, d’un oreiller et de couvertures, car on ne trouve ordinairement qu’une coje vide. On peut acheter ces objets bon marché dans tous les ports de mer. On fait bien aussi d’avoir du linge de couleur ; comme c’est un matelot qui est chargé du blanchissage, on conçoit sans peine que le linge ne soit pas toujours rendu en très-bon état.

Quand les matelots sont occupés à hisser les voiles, il faut bien prendre garde à soi pour ne pas être blessé par la chute d’un cordage.

Cependant tous ces désagréments ne sont encore rien : le moment le plus ennuyeux est celui où l’on touche au terme du voyage. Le vaisseau est comme une maîtresse pour le capitaine. En mer, il lui permet un négligé commode : mais il faut qu’il soit nettoyé et paré pour faire son entrée dans le port. Il ne doit paraître sur lui aucune trace du long trajet, de la tempête, de la chaleur brûlante du soleil. Alors commence un bruit de marteaux, de rabots et de scies, à ne plus s’entendre ; on répare toutes les fentes, tous les éclats enlevés et toutes les avaries, et enfin on repeint tout le bâtiment à l’huile. Ce qu’il y a de plus affreux, ce sont les coups de marteau qui résonnent continuellement quand on bouche les jours du pont et qu’on les remplit de goudron. C’est presque à ne pas y tenir.

Mais je n’insisterai pas là-dessus davantage. Ce que je viens de dire ne peut servir qu’à préparer ceux qui n’ont pas encore voyagé sur mer aux désagréments qu’ils auront à subir. Les personnes qui habitent les ports de mer, n’ont pas besoin de ces avertissements, car ce sont choses dont elles entendent parler tous les jours.

Il n’en est pas de même de nous autres, pauvres habitants de l’intérieur des terres ; nous savons souvent à peine quel aspect a un voilier ou un vapeur, et bien moins encore comment on y vit. Je parle par expérience, et je ne sais que trop ce que j’ai souffert dans mon premier voyage, où n’étant prévenue de rien, je n’avais emporté qu’un peu de linge et quelques vêtements.

Le 28 juin donc, au soir, nous nous embarquâmes, et le 29 avant l’aurore on leva les ancres. Le voyage ne commença pas d’une manière bien encourageante : nous n’avions qu’un vent très-faible, ou pour mieux dire presque pas de vent ; le moindre piéton eût été un rapide coureur à côté de nous. Nous mîmes sept heures à faire les 8 milles[1] qui séparent Hambourg de Blankenese.

Mais heureusement nous n’eûmes pas trop à souffrir de cette lenteur ; car nous aperçûmes encore longtemps le magnifique port de Hambourg, et quand enfin nous le perdîmes de vue, nous jouîmes constamment du spectacle aussi varié qu’intéressant qu’offrent les côtes du Holstein et les belles maisons de campagne des riches négociants de Hambourg, situées sur des collines ravissantes, et entourées des plus jolis jardins. Autant la rive du Holstein est belle, autant la rive gauche du Hanovre est unie et monotone. L’Elbe a déjà dans plusieurs endroits une largeur de 3 et 4 milles.

Au-dessous de Blankenese, les matelots font provision d’eau de l’Elbe ; cette eau, sale et trouble en apparence, a, dit-on, la propriété de se garder pendant des années sans se corrompre.

Nous n’arrivâmes à Glückstadt, qui est à 32 milles de Hambourg, que le 30 au matin. Le vent tomba tout à fait, le flux devint le plus fort, et nous reculâmes. Le capitaine fit jeter les ancres, et profita de ce calme inattendu pour faire attacher les coffres et les bagages dessus et dessous le pont. À nous autres oisifs, il fut permis d’aller à terre et de visiter la petite ville, où nous ne trouvâmes du reste rien de remarquable.

Les passagers étaient au nombre de huit ; les quatre places de la cajute étaient, outre le comte B… et moi, occupées encore par deux jeunes gens, qui espéraient faire plus rapidement fortune au Brésil qu’en Europe. Le prix d’une place de cajute était de 100 dollars[2], et celui d’une place de l’entre-pont, de 50 dollars.

À l’entre-pont se trouvaient, outre deux bourgeois estimables, une matrone âgée qui se rendait à l’appel de son fils unique établi au Brésil, et une autre dame dont le mari exerçait depuis six ans le métier de tailleur à Rio-de-Janeiro. On fait vite connaissance à bord, et l’on se réunit le plus que l’on peut pour rendre supportable la monotonie d’une longue traversée.

Le 1er juillet, par un vent assez violent, nous mîmes de nouveau à la voile. Nous fîmes quelques milles, mais nous fûmes bientôt obligés de jeter l’ancre encore une fois. L’Elbe était devenu déjà si large qu’on pouvait à peine en apercevoir les rives. La force des vagues donna le mal de mer à quelques passagers. Le 2 juillet, nous essayâmes encore de lever l’ancre, mais avec aussi peu de succès que la veille. Dans la soirée, nous aperçûmes quelques dauphins ou marsouins, et plusieurs mouettes. C’était un signe du voisinage de la mer.

Beaucoup de vaisseaux passèrent rapidement à côté de nous. Ah ! ils pouvaient profiter de la tempête et du vent qui enflait leurs voiles et les poussait vers la ville voisine. Nous ne fûmes pas jaloux de leur bonheur, et peut-être est-ce à ce sentiment chrétien que nous devons de n’être arrivés le 3 juillet qu’à Kuxhaven, à 64 milles de Hambourg.

Le 4 juillet il fit une belle et magnifique journée pour les gens qui pouvaient rester tranquillement à terre : mais elle fut très-mauvaise pour les marins, car il ne faisait pas le plus petit vent. Pour faire cesser nos plaintes, le capitaine nous vanta la beauté de la ville et nous fit descendre à terre. Nous visitâmes l’établissement de bains et le phare, nous allâmes même jusqu’à un endroit nommé le bosquet, ou nous devions trouver, nous avait-on dit, beaucoup de fraises. Après avoir couru une bonne heure à travers champs par une chaleur ardente, nous trouvâmes bien le bosquet ; mais au lieu de fraises, nous ne rencontrâmes que des grenouilles et des vipères.

Nous entrâmes alors dans le bosquet, ou nous vîmes une vingtaine de tentes dressées : un aubergiste affairé vint au-devant de nous, et, en nous servant quelques bols de mauvais lait, il nous raconta qu’il se tenait tous les ans dans ce bosquet un marché qui durait trois semaines, ou pour mieux dire trois dimanches, car les autres jours les tentes étaient fermées. L’hôtesse vint à son tour en sautillant et nous engagea d’une façon aimable à revenir le dimanche suivant. Elle nous promettait beaucoup de plaisir : nous qui étions les plus âgés, nous nous amuserions aux tours étonnants des danseurs de corde et des escamoteurs, et les jeunes gens trouveraient de jolies demoiselles pour danser.

Nous parûmes enchantés de cette invitation, à laquelle nous promîmes bien de ne pas manquer, et nous allâmes encore voir Ritzebüttel, où nous admirâmes un petit château et un parc en miniature.

5 juillet. Rien de si changeant que le temps : hier nous jouissions d’un beau soleil ; aujourd’hui nous sommes enveloppés d’un brouillard épais et sombre. Cependant le mauvais temps d’aujourd’hui nous fut plus agréable que le beau temps de la veille : il s’éleva un peu de vent, et à neuf heures du matin nous entendîmes hisser les ancres.

Nos jeunes gens furent obligés de renoncer à la partie du bosquet, et de ne plus songer à danser avec de jolies filles qu’à leur arrivée dans le Nouveau-Monde : car nous ne devions plus débarquer sur aucun rivage d’Europe.

Le passage de l’Elbe dans la mer du Nord est presque insensible. L’Elbe, en effet, n’a qu’un seul bras, et à son embouchure sa largeur est de 8 à 10 milles. Il forme comme une petite mer, et ses eaux ont déjà une couleur verte. Aussi fûmes-nous très-surpris quand le capitaine nous cria joyeusement : « Nous voilà enfin sortis du fleuve. » Nous croyions déjà être en mer depuis longtemps.

À midi nous aperçûmes l’île d’Helgoland (île anglaise), qui s’élève au-dessus des flots d’une façon véritablement magique. C’est un rocher nu et colossal ; et, si je n’avais pas lu dans les géographies les plus nouvelles qu’elle a une population de 2 500 âmes, je l’aurais crue entièrement inhabitée. De trois côtés les flancs du rocher s’élèvent tellement à pic au-dessus de la mer, qu’on ne peut pas y aborder.

Nous passâmes à une assez grande distance et nous ne pûmes distinguer que l’église, le phare et ce qu’on appelle le Moine : c’est un rocher isolé et perpendiculaire, qui est séparé de la masse principale et laisse entre elle et lui une bande brillante qui ressemble à un étroit canal.

Les habitants sont très-pauvres. Leurs seules ressources sont la pêche et les baigneurs, dont il vient chaque année un grand nombre, parce que les bains d’Helgoland produisent, dit-on, beaucoup d’effet, à cause de la force des lames. Malheureusement on craint que l’établissement n’ait plus une longue existence ; chaque année la mer empiète sur l’île ; des masses considérables de rochers se détachent sans cesse, et Helgoland pourra bien un jour ou l’autre être englouti tout entier.

Du 5 au 10 juillet, nous eûmes constamment un vent froid et violent ; la mer était forte et le roulis insupportable. Nous autres crabes de terre, comme les marins appellent dédaigneusement les habitants du continent, nous avions tous le mal de mer. Nous n’arrivâmes au canal d’Angleterre, appelé aussi canal de la Manche (à 360 milles de Cuxhaven), que dans la nuit du 10 au 11.

Nous attendions avec impatience le lever du soleil : il devait nous montrer deux des plus puissants royaumes de l’Europe. Par bonheur, nous eûmes une belle et pure journée ; les deux pays se montraient si voisins et si magnifiques, qu’on se sentait porté à les croire habités par un même peuple. Sur la côte d’Angleterre, nous vîmes le Nord-Foreland, le grand château de Sandowe et la ville de Deal. Deal est située au-dessous de falaises de craies de plusieurs milles de long et de près de 50 mètres de haut. Plus loin nous aperçûmes le South-Foreland, et enfin l’antique fort de Douvres, fièrement assis sur une hauteur et dominant au loin la campagne. La ville du même nom est située au bord de la mer.

En face de Douvres, car c’est là que le canal a le moins de largeur, nous vîmes sur la côte de France le cap Grisnez, où Napoléon fit construire un petit belvédère pour pouvoir, du moins à ce qu’on dit, apercevoir l’Angleterre ; plus loin nous vîmes l’obélisque[3] que Napoléon fit construire en souvenir du camp de Boulogne, mais qui ne fut terminé que sous Louis-Philippe.

Pendant la nuit, le vent, qui nous avait été toujours contraire, nous força de croiser dans les environs de Douvres. Au milieu des profondes ténèbres qui couvraient la terre et la mer, ces parages étaient rendus dangereux par le voisinage de la côte et par la grande quantité de vaisseaux qui sillonnaient le canal en tous sens. Pour éviter tout accident, on plaça une lanterne sur le mât de misaine ; de temps en temps on alluma une torche qu’on tenait élevée au-dessus du pont ; plusieurs fois aussi on sonna la cloche du navire : toutes précautions très-effrayantes pour quelqu’un qui n’est pas encore habitué aux voyages sur mer.

Nous demeurâmes quinze jours dans ce canal, qui n’a que 360 milles : souvent nous restions deux ou trois jours comme cloués à la même place ; souvent nous étions obligés de louvoyer des journées entières pour avancer de quelques milles. Dans le voisinage de Start, nous essuyâmes une violente tempête. Pendant la nuit je fus appelée subitement sur le pont. Je craignais déjà qu’il ne fût arrivé quelque malheur. Je passai une robe à la hâte et je montai rapidement. J’eus alors le surprenant spectacle d’une mer en flammes : le remous formait un si vaste rayon de feu qu’on aurait pu lire à sa clarté ; les lames ressemblaient à des torrents de lave brûlante, et chaque vague en s’élevant lançait des étincelles. Des bandes de poissons nageaient au milieu de cette admirable clarté, et tout, alentour, brillait du plus vif éclat.

Cet embrasement de la mer est un phénomène rare, qui ne se produit guère qu’après des tempêtes continues et violentes. Le capitaine me dit qu’il n’avait pas encore vu les lames projeter autant de lumière. Je n’oublierai jamais cet aspect. Nous eûmes un jour, après un orage, un spectacle presque aussi beau : c’était le reflet que les nuages éclairés par le soleil envoyaient sur la surface de la mer. Ils présentaient une variété de couleurs resplendissantes qui surpassait encore celles de l’arc-en-ciel.

Nous pûmes contempler à loisir Eddystower, le plus beau phare de l’Europe, en vue duquel nous croisâmes pendant deux jours. La hauteur, la hardiesse et la solidité de sa construction sont vraiment étonnantes, mais plus étonnante encore est sa position sur un récif ; éloigné de 4 milles de la côte, il paraît sortir de la mer.

Nous passâmes souvent si près de la côte de Cornouailles, que nous pouvions examiner de près chaque village, et distinguer même les hommes dans les rues et dans les champs : le pays est accidenté, fertile, et paraît bien cultivé.

Tout le temps que nous restâmes dans la Manche, la température fut froide et rude ; le thermomètre monta rarement à plus de 15 degrés[4].

Enfin, le 24 juillet, nous arrivâmes à l’extrémité du détroit, et nous entrâmes en pleine mer. Le vent était assez bon ; mais le 2 août, à la hauteur de Gibraltar, nous eûmes un calme plat qui dura vingt-quatre heures. Le capitaine jeta dans l’eau des morceaux de faïence blanche et de grands os, pour nous faire remarquer la belle couleur verte que prennent ces objets quand ils descendent lentement au fond de la mer ; naturellement on ne peut constater ce phénomène que par un calme complet.

Le soir nous vîmes dans la mer beaucoup de mollusques phosphorescents, qui avaient l’air d’étoiles flottantes grosses comme le poing ; le jour nous en voyions aussi beaucoup sous l’eau. D’un rouge foncé, ils ressemblaient pour la forme à un champignon : quelques-uns avaient la tige très-épaisse et un peu échancrée dans le bas ; d’autres, au contraire, avaient au lieu de tige de nombreux filaments.

4 août. Cette journée fut la première qui s’annonçât avec la chaleur du Midi, mais il ne lui manqua pas moins, comme aux jours qui lui succédèrent, ce ciel pur et bleu foncé, qui forme au-dessus de la Méditerranée une voûte si belle. Cependant nous fûmes un peu dédommagés par les levers et les couchers du soleil, qui étaient souvent accompagnés des réunions de nuages les plus extraordinaires et des teintes les plus variées.

Arrivés à la hauteur du Maroc, nous eûmes le bonheur de voir une grande quantité de bonitons. Tout l’équipage se mit aussitôt en mouvement, et de tous côtés on jeta des hameçons à la mer : malheureusement un seul se laissa prendre à nos amorces ; il mordit, et sa confiance nous procura un plat frais, avantage dont nous étions privés depuis si longtemps.

Le 5 août nous revîmes la terre, que nous avions perdue de vue depuis douze jours : nous aperçûmes au lever du soleil la petite île de Porto-Santo, assemblage de montagnes pointues, dont la forme atteste l’origine volcanique. À quelques milles de cette petite île s’élève, comme un avant-poste, le beau rocher Falcon.

Le même jour nous passâmes devant Madère (à 20 milles de Porto-Santo), mais malheureusement à une telle distance, que nous découvrîmes à peine la grande chaîne de montagnes dont l’île est traversée. Non loin de Madère se trouvent les îles montueuses de Deserta, qui font déjà partie de l’Afrique.

Nous rencontrâmes près de ces îles un vaisseau qui allait sous le vent, à courtes voiles, d’où notre capitaine conclut que c’était un croiseur à la piste des pirates.

Le 6 août nous vîmes pour la première fois des poissons volants ; mais ils étaient si loin de nous qu’on pouvait à peine les distinguer.

Le 7 août nous amena dans le voisinage des îles Canaries ; mais par malheur elles étaient enveloppées d’un brouillard si épais qu’elles restèrent invisibles pour nous.

Nous commencions à être poussés par les vents alizés qui soufflent de l’est et que tous les marins désirent. Dans la nuit du 9 au 10 août, nous entrâmes dans les tropiques[5]. Nous nous attendions de jour en jour à avoir une chaleur plus forte et un ciel plus pur : nous n’eûmes ni l’un ni l’autre. L’atmosphère était sombre et brumeuse, et le ciel au moins aussi nuageux qu’il l’est dans notre froid pays un jour de novembre. Tous les soirs, les nuages s’amoncelaient au-dessus de nos têtes en couches si épaisses que nous nous attendions toujours à les voir éclater ; ce n’était ordinairement qu’à minuit que le ciel s’éclaircissait et nous laissait admirer les belles et brillantes constellations du Sud.

Le capitaine nous dit qu’il faisait le voyage du Brésil pour la quatorzième fois, qu’il avait toujours trouvé la chaleur très-supportable, et qu’il n’avait jamais vu le ciel autrement que couvert du manteau le plus sombre. Cela tient aux exhalaisons humides et malsaines de la côte de Guinée, dont la mauvaise influence se fait sentir à d’énormes distances, car nous en étions au moins à 300 milles.

Dans les tropiques, le passage du jour à la nuit est déjà très-rapide ; trente-cinq ou quarante minutes après le coucher du soleil, il règne une profonde obscurité. La différence entre la longueur du jour et de la nuit diminue de plus en plus à mesure qu’on approche de la ligne. Sous la ligne même, le jour et la nuit sont d’égale durée.

Le 14 et le 15 août, nous naviguâmes parallèlement aux îles du cap Vert. Nous en étions à peine éloignés de 20 milles, mais l’atmosphère était trop sombre pour nous permettre de les apercevoir.

Nous fûmes, dès ce moment, souvent distraits par la vue de petites bandes de poissons volants ; ils s’élevaient quelquefois si près du pont que nous pouvions les considérer tout à notre aise. Ils ont à peu près la grosseur et la couleur des harengs ; mais leurs nageoires latérales sont plus longues et plus larges, et ils peuvent les ouvrir et les fermer comme de petites ailes. Ils s’élèvent de trois à quatre mètres au-dessus de l’eau, et font souvent en volant un trajet de trente mètres environ, puis ils plongent sous l’eau pour reparaître quelque temps après ; c’est surtout lorsqu’ils sont poursuivis par des bonitons ou d’autres ennemis, qu’on leur voit prendre leur vol. À une certaine distance du vaisseau, on serait tenté de les prendre pour de gracieux habitants de l’air. Nous vîmes très-souvent des bonitons s’élancer contre les poissons ailés au moment où ils allaient s’élever au-dessus de l’eau ; mais alors on apercevait rarement autre chose que leur tête.

Il est très-difficile d’attraper un de ces poissons volants, car ils ne se laissent prendre ni dans les filets ni à la ligne ; quelquefois seulement, pendant la nuit, le vent en pousse quelques-uns sur le pont ou dans les porte-haubans[6], où on les trouve morts le lendemain matin, parce que dans les endroits secs ils n’ont pas la force de s’enlever. C’est ainsi que je pus avoir quelques individus.

Aujourd’hui 15 août, nous eûmes un spectacle très-intéressant : nous nous trouvâmes juste à midi au zénith du soleil, dont les rayons tombaient si perpendiculairement qu’aucun objet ne donnait la moindre ombre. Nous mîmes au soleil des livres, des chaises, nous nous y plaçâmes nous-mêmes, et nous prîmes infiniment de plaisir à considérer cet effet extraordinaire. Grâces soient rendues à l’heureux hasard qui nous conduisit au bon moment au bon endroit ! si nous nous étions trouvés à la même heure un degré plus près ou un degré plus loin, nous n’aurions rien vu de pareil. Notre position était 14 degrés, 6 minutes de latitude (un degré a soixante minutes, et la minute égale juste un mille marin). Il nous fallut renoncer à faire usage du sextant[7], jusqu’à ce que nous nous fussions éloignés de quelques degrés du zénith.

17 août. Des bandes entières de sauteurs (poissons de 1 mètre à 4m,50 de long, de l’espèce du dauphin) tournaient autour du vaisseau. On se hâta de préparer un harpon, et on envoya un matelot sur le beaupré pour en harponner un ; mais, soit qu’il n’eût pas de bonheur, soit qu’il ne fût pas habitué à se servir du harpon, il manqua son coup. Ce qu’il y eut d’extraordinaire, ce fut que les sauteurs disparurent comme par un coup de baguette et ne se rencontrèrent plus de plusieurs jours : on eût dit qu’ils s’étaient donné le mot les uns aux autres, et qu’ils s’étaient prévenus du danger qui les menaçait.

Nous vîmes plus souvent un autre habitant de la mer, le beau mollusque physolide, appelé en termes de marine voilier portugais. Il vient nager à la surface de la mer avec sa longue crête, qu’il peut lever ou baisser à volonté, comme une véritable voile. J’aurais bien voulu avoir un de ces mollusques ; mais on ne pouvait les prendre qu’avec un filet, et non-seulement je n’en avais pas, mais je n’avais ni fil ni navette pour m’en faire un sur-le-champ. Heureusement la nécessité rend ingénieux : je me fis une navette avec un morceau de bois, je tournai autour un fil grossier, et au bout de quelques heures j’avais un filet. Bientôt aussi un physolide était pris et placé dans un vase plein d’eau de mer : le corps de ce petit animal a environ dix-huit centimètres de longueur et cinq de hauteur ; la crête s’étend sur toute la longueur du dos. Au milieu, à l’endroit où elle est le plus haute, elle a près de quatre centimètres. La crête et le corps sont transparents et ont une légère teinte rose. Au-dessous du corps, qui est violet, se trouvent attachés beaucoup de filaments ou de bras de la même couleur.

Je pendis mon physolide en dehors du vaisseau, à l’arrière, pour le faire sécher. Quelques-uns des filaments descendaient jusqu’à la mer, c’est-à-dire qu’ils avaient une longueur de plus de trois mètres et demi ; mais la plupart se détachèrent. La crête resta dressée jusqu’à la mort et le corps parfaitement étendu ; mais la belle teinte rose se changea en blanc.

18 août. Aujourd’hui nous eûmes un violent orage qui rafraîchit l’air et nous fit beaucoup de plaisir. Au onzième degré de latitude septentrionale, comme entre le deuxième et le cinquième, il y a de fréquents changements dans l’air et dans la température. Ainsi, le matin du 20, il s’éleva un vent violent qui souleva des vagues hautes comme des maisons, et dura jusqu’au soir, où il fut suivi d’une pluie tropicale, que l’on appellerait chez nous une pluie torrentielle. Le pont fut en un instant changé en un lac ; à cette pluie succéda un calme si absolu que le gouvernail même n’avait plus d’action.

Cette pluie me coûta une nuit ; car, lorsque je voulus prendre possession de ma coje, je trouvai toute la literie traversée, et il me fallut chercher un refuge sur un banc de bois.

Le 27 août nous sortîmes de ces latitudes si funestes pour nous, et nous fûmes poussés dès lors par le vent alizé du sud-ouest, qui nous fît avancer avec rapidité.

Nous étions très-près de la ligne, et nous aurions désiré, comme d’autres passagers, voir les constellations si vantées du Sud.

J’avais surtout beaucoup entendu parler de la Croix du Sud. Comme je ne pouvais la distinguer moi-même au milieu des étoiles, je priai notre capitaine de me la montrer. Il prétendait n’en avoir jamais entendu parler, et le premier pilote nous en dit autant ; le second pilote seulement crut qu’elle ne lui était pas tout à fait inconnue. Avec son aide nous trouvâmes, à la vérité, dans le firmament, quatre étoiles qui formaient à peu près une croix légèrement penchée ; mais elles n’avaient rien de particulier et nous laissèrent assez froids. En revanche, nous en vîmes de magnifiques : Orion, Jupiter et Vénus ; cette dernière brillait d’un si vif éclat que sa lumière traçait sur les flots un beau sillon argenté.

Je ne remarquai pas non plus les nombreuses et grandes étoiles filantes que l’on m’avait annoncées. Il en tombait plus, il est vrai, que dans les pays froids, mais cela n’arrivait pas encore bien souvent ; et, pour ce qui est de leur grosseur, je n’en vis qu’une plus remarquable que les nôtres : elle paraissait avoir trois fois la grosseur d’une étoile ordinaire.

Depuis quelques jours nous remarquions aussi les petits nuages de Magellan et du Cap, et ce qu’on appelle le nuage noir. Les premiers sont brillants, et, comme la voie lactée, ils sont formés par un nombre infini de petites étoiles qu’on ne peut pas distinguer à l’œil nu ; le dernier paraît noir, parce que, à cet endroit du firmament, il n’y a, dit-on, aucune étoile.

Tous ces signes attirèrent notre attention sur le moment le plus intéressant du voyage, le passage de la ligne.

Le 29 août, à 10 heures du soir, nous saluâmes l’hémisphère du Sud ! Un sentiment d’orgueil s’empara presque de tout le monde, surtout des personnes qui passaient la ligne pour la première fois. Nous nous secouâmes chaleureusement les mains et nous félicitâmes comme si nous avions fait un acte héroïque. Un des passagers avait apporté pour cette cérémonie quelques bouteilles de champagne. Les bouchons sautèrent gaiement en l’air, et un toast joyeux fut porté au nouvel hémisphère.

Parmi les gens de l’équipage il n’y eut aucune cérémonie ; l’usage n’en est resté que sur un petit nombre de vaisseaux, à cause du désordre et de l’ivresse qu’amenaient presque toujours ces sortes de fêtes. Nos matelots ne voulurent pas cependant faite entièrement grâce à notre mousse, qui passait la ligne pour la première fois, et il fut baptisé rudement avec quelques seaux d’eau.

Longtemps déjà avant d’arriver à la ligne, nous parlions, entre passagers, de tous les maux et de toutes les souffrances que nous aurions à supporter sous l’équateur. Chacun avait lu ou entendu raconter quelque chose d’effrayant, et le communiquait aux autres. L’un s’attendait à des douleurs de tête ou à des crampes d’estomac ; un second voyait les matelots tomber de lassitude ; un troisième craignait une chaleur accablante, qui non-seulement ferait fondre le goudron[8], mais dessécherait entièrement le vaisseau, au point qu’on ne pourrait empêcher l’embrasement qu’en arrosant continuellement ; un quatrième voyait, de son côté, toutes les provisions se gâter, et nous tous près de mourir de faim.

Pour ce qui me concernait, je m’étais réjouie longtemps d’avance des récits tragiques que je pourrais faire à mes chers lecteurs : je les voyais verser des larmes sur nos souffrances ; il me semblait déjà que j’étais une demi-martyre. Hélas ! je m’étais amèrement trompée. Nous restâmes tous bien portants ; aucun des matelots ne tomba d’épuisement ; le vaisseau ne brûla pas et les vivres ne se gâtèrent point : ils restèrent aussi mauvais qu’auparavant.

3 septembre. Du deuxième au huitième degré de latitude au sud de la ligne, les vents sont irréguliers et souvent très-violents. Nous venions précisément de passer le huitième degré, et cela sans apercevoir la terre, ce qui mit notre capitaine de la meilleure humeur du monde. Il nous déclara que, si la terre avait été visible, il nous aurait fallu reculer jusqu’à la ligne, à cause du courant qui est très-violent près du rivage ; pour ne s’exposer à aucun danger, il faut s’en maintenir toujours à une certaine distance.

7 septembre. Entre le dixième et le vingtième degré, il règne encore des vents tout particuliers. Orn les appelle vamperos, et ils forcent le marin d’être toujours sur ses gardes, car ils fondent subitement sur vous et souvent avec une incroyable furie. Cette nuit, nous fûmes assaillis d’un de ces vents, mais heureusement ce ne fut pas un des plus violents. Au bout de quelques heures tout était fini ; seulement la mer resta longtemps avant de s’apaiser.

Le 9 et le 11 septembre, nous eûmes encore à essuyer des bourrasques de peu de durée ; mais les plus fortes arrivèrent le 12 et le 13 septembre. Le capitaine appela le premier coup de vent une forte brise ; le second, il le porta déjà sur son livre de loch[9] comme un ouragan. La forte brise nous coûta une voile, l’ouragan nous en enleva deux. La mer fut constamment si houleuse que nous avions la plus grande peine à manger : d’une main on était obligé de tenir son assiette et de se cramponner à la table, tandis que de l’autre on portait à grand’peine les morceaux à sa bouche. Pendant la nuit, je fus obligée de m’envelopper, de m’empaqueter dans mon manteau et dans mes autres vêtements pour préserver mon corps des meurtrissures.

Le matin du 13, j’étais montée sur le pont avec le jour ; le pilote me conduisit près du parapet, et m’invita à pencher la tête en dehors et à aspirer l’air : j’aspirai la plus délicieuse odeur de fleurs. Surprise, je regardai tout autour de moi, m’attendant à apercevoir la terre ; mais elle était encore bien loin, et ce n’était que la tempête qui nous avait apporté ce délicieux parfum. Ce qu’il y avait d’extraordinaire, c’est qu’il n’y avait pas la moindre trace de cette odeur dans l’intérieur du vaisseau.

La mer elle-même était couverte de nombreux cadavres de pauvres papillons et de phalènes que l’ouragan avait entraînés dans la mer. Sur un des câbles du vaisseau reposaient deux charmants petits oiseaux encore épuisés de leur longue course.

Pour nous, qui, pendant deux mois et demi, n’avions vu que le ciel et l’eau, tous ces phénomènes étaient très-intéressants, et nous soupirions ardemment après le cap Frio, dont nous n’étions plus bien loin. Mais l’horizon s’était couvert de brume, et le soleil n’avait pas la force de percer le voile de nuages qui le cachait à nos yeux. Nous comptions sur le lendemain ; mais il éclata pendant la nuit une nouvelle tempête qui dura jusqu’à deux heures du matin. Le vaisseau dut se réfugier au loin en pleine mer, et nous nous trouvâmes encore heureux de regagner ce jour-là la longitude et la latitude que nous occupions la veille au soir.

Aujourd’hui encore, 14 septembre, le soleil ne réussit que rarement à percer les sombres nuages ; il fit si froid que le thermomètre ne montait qu’à 14 degrés. Dans l’après-midi nous eûmes le bonheur d’apercevoir les contours du cap Frio (éloigné de 60 milles de Rio-de-Janeiro), mais seulement pendant quelques heures, car une nouvelle tempête nous força à reprendre la haute mer.

Le 15 septembre la terre fut et resta continuellement cachée à nos regards ; seulement quelques mouettes et quelques goëlands du cap Frio en trahissaient le voisinage, et nous procuraient quelques distractions. Ils nageaient tout contre les flancs du vaisseau, et dévoraient avidement tous les morceaux de viande et de pain que nous leur jetions. Les matelots se mirent à pêcher avec des hameçons et ils eurent le bonheur d’en prendre quelques-uns. Ils les placèrent sur le pont et je vis, à mon grand étonnement, qu’ils pouvaient à peine s’élever au-dessus du sol. Quand nous les touchions, ils se traînaient à grand’peine quelques pas plus loin, tandis que de la surface de l’eau ils s’élevaient avec une très-grande rapidité et pouvaient voler très-haut.

Un des passagers voulait en tuer un pour l’empailler : mais les matelots s’y opposèrent : dans leurs idées superstitieuses, la mort d’un oiseau tué à bord est suivie d’un calme plat de longue durée. Nous cédâmes à leur désir et nous rendîmes les oiseaux à leur double élément.

Ce fut pour nous une nouvelle preuve que la superstition est encore bien enracinée chez les marins. Dans la suite j’en eus beaucoup d’autres exemples. Ainsi un capitaine voyait avec peine qu’à bord les passagers jouassent aux cartes ou à d’autres jeux ; un autre ne voulait pas qu’on écrivît le dimanche, etc. Pendant les calmes plats on jetait souvent à la mer des tonnes vides ou des morceaux de bois, sans doute en manière de sacrifice aux dieux des vents.

Le 16 septembre, dès le matin, nous eûmes enfin le bonheur d’apercevoir les montagnes situées devant Rio-de-Janeiro ; parmi elles nous découvrîmes aussitôt le Pain de sucre. À 2 heures de l’après-midi, nous entrâmes dans la baie et dans le port de Rio.

Tout à l’entrée de cette baie, on remarque plusieurs collines coniques, qui, enchaînées les unes aux autres à leur base, se détachent ensuite et s’élèvent isolément au-dessus de la mer, comme le Pain de sucre. Elles sont presque inaccessibles[10].

Ces montagnes de mer, comme je serais tenté de les appeler, présentent les points de vue les plus variés : à travers leurs déchirures on aperçoit tantôt des gorges magnifiques, tantôt une partie ravissante de la ville, tantôt encore la haute mer, et tantôt la baie. Dans la baie elle-même, à l’extrémité de laquelle se trouve la ville, s’élèvent des masses de rochers qui servent de base aux fortifications. Sur le sommet de quelques-unes des montagnes ou des collines sont situés des chapelles et des forts. Il faut passer tout près d’un des plus grands forts, celui de Santa-Cruz, pour se mettre en règle vis-à-vis des autorités.

À droite de ce fort s’étend la belle chaîne de montagnes du Serados-Orgôas, qui, avec d’autres collines ou montagnes, forme la ceinture d’une baie magnifique sur les bords de laquelle est assise la petite ville de Praya-Grande, ainsi que des villages et des hameaux isolés.

À l’extrémité de la baie principale s’étend Rio-de-Janeiro, entouré par une chaîne de montagnes de moyenne hauteur dans laquelle on remarque le Corcovado, qui a 650 mètres ; derrière cette chaîne se dresse, du côté de la terre, la montagne des Orgues, ainsi nommée à cause de nombreuses pointes gigantesques rangées en ligne comme des tuyaux d’orgue ; la plus haute de ces pointes a 1 500 mètres.

Une partie de la ville est, comme nous l’avons remarqué plus haut, cachée par la montagne du Télégraphe et par plusieurs collines sur lesquelles sont perchés, outre le télégraphe, un couvent de capucins et quelques autres habitations. On n’aperçoit de la ville que quelques pâtés de maisons, des places, le grand hôpital, les cloîtres Sainte-Lucie et Moro do Castella, le couvent Santo-Bento, la belle église Santa-Candelaria et quelques portions d’un aqueduc véritablement grandiose. Tout contre la mer s’étend le jardin public (passeo publico), qui se fait remarquer par ses beaux palmiers, ainsi que par une jolie galerie en pierre terminée par deux pavillons. À gauche sur des hauteurs, s’élèvent des chapelles et des cloîtres isolés, tels que Santa Gloria, Santa-Theresia, et autres, autour desquels viennent se grouper Praya Flaminge et Botafogo, grands villages ornés de belles villas, de maisons élégantes et de riants jardins, qui vont se perdre dans le voisinage du Pain de sucre et terminent ce magnifique panorama. Si vous examinez encore les nombreux vaisseaux mouillés en partie dans les bassins de la ville, en partie dans les diverses baies ; la richesse d’une végétation luxuriante ; le caractère vraiment original de tout l’ensemble, vous aurez un tableau dont ma plume ne saurait décrire le charme.

Rarement on a le bonheur de jouir dès son arrivée d’un coup d’œil aussi beau et aussi vaste que celui qu’il me fut donné d’admirer : les brouillards, les nuages ou une atmosphère humide, cachent souvent diverses parties et détruisent par là le merveilleux effet de l’ensemble.

Dans ce cas, je conseillerais à toute personne qui veut rester quelque temps à Rio-de-Janeiro, d’aller en bateau jusqu’à Santa-Cruz, par un jour clair, pour se procurer ce magnifique spectacle.

Il commençait presque à faire nuit quand nous arrivâmes à l’ancrage. Il nous avait fallu d’abord nous arrêter à Santa-Cruz et répondre aux questions des autorités, puis attendre la visite de l’officier chargé de recevoir les passe-ports et les lettres cachetées, puis celles du médecin qui vint s’assurer que nous n’apportions pas la peste ou la fièvre jaune ; enfin arriva un second officier auquel on remit les caisses et les paquets, et qui nous assigna la place où nous devions jeter l’ancre.

Comme il était trop tard pour nous débarquer, le capitaine alla seul à terre. Nous autres nous restâmes sur le pont et nous contemplâmes longtemps encore le superbe panorama, jusqu’à ce que la nuit couvrît de ses ombres épaisses et la mer et la terre.

Nous allâmes tous gaiement nous coucher : nous avions atteint, sans trop de traverses, le but si ardemment désiré de notre long voyage. Seulement une cruelle nouvelle attendait la femme du tailleur. Le bon capitaine la lui laissait encore ignorer, pour qu’elle pût goûter tranquillement le repos de la nuit. Quand le tailleur avait été positivement informé que sa femme était en route pour le rejoindre, il était parti avec une négresse, sans rien laisser que des dettes.

La pauvre femme avait abandonné une position assurée (elle était blanchisseuse de dentelles et de robes) ; elle avait sacrifié ses économies pour payer le voyage, et maintenant elle se trouvait sans secours dans un pays étranger[11].

De Hambourg à Rio-de-Janeiro il y a environ 7 500 milles marins.

  1. Sur mer comme sur les fleuves, je compte toujours par milles marins, dont 4 répondent à 1 mille géographique ; ce dernier égale 1 852 mètres de France. Il faut donc un peu plus de deux milles marins pour faire un kilomètre.
  2. Le dollar vaut 5 fr. en monnaie de France.
  3. Ce n’est pas un obélisque, mais une colonne surmontée de la statue de l’Empereur. (Note du traducteur.)
  4. Je compte toujours par degrés Réaumur, et à l’ombre.
  5. Les tropiques s’étendent à 23 degrés au sud et au nord de la ligne.
  6. On donne le nom de porte-haubans à une galerie extérieure où viennent s’amarrer les cordages qui partent du sommet des mâts.
  7. Le sextant est un instrument de mathématiques au moyen duquel on mesure les degrés de longitude et de latitude où on se trouve, et aussi le temps. Il sert à régler les montres. On ne peut mesurer les degrés de latitude qu’à midi et quand le soleil paraît : le soleil est, en effet, absolument indispensable pour l’opération, puisque c’est d’après l’ombre qu’il projette sur les nombres marqués qu’on fait le calcul. Les degrés de longitude, au contraire, peuvent se mesurer avant et après midi, car le soleil n’est pas nécessaire pour cela.
  8. Pour faire fondre le goudron qui se trouve dans les fentes du vaisseau, il n’est pas besoin d’une chaleur très-considérable ; je l’ai vu, dès 22 degrés, au soleil, s’amollir et se boursoufler.
  9. Le livre de loch est le journal du vaisseau. Toutes les quatre heures on y consigne exactement le vent que l’on a, le nombre des milles que l’on a parcourus, et autres détails semblables, en un mot tout ce qui est arrivé. C’est ce livre qui sert de pièce justificative au capitaine auprès de l’armateur.
  10. Il y a plusieurs années, un matelot a essayé de gravir le Pain de sucre : il a bien réussi à y monter, mais on ne l’en a pas vu redescendre. Probablement il aura glissé et sera tombé dans la mer.
  11. Quelques jours après son arrivée, la respectable famille Lallemand la prit chez elle.