Voyage autour du monde à l’exposition universelle/02

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Voyage autour du monde à l’exposition universelle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 779-802).
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VOYAGE
AUTOUR DU MONDE
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE

II.
L’EUROPE MÉRIDIONALE — L’EUROPE DU NORD — L’EOROPE CENTRALE — LA FRANCE


I

C’est à Athènes que nous avons interrompu notre voyage ; c’est à Rome que nous le reprendrons. La transition entre la Grèce et l’Italie est toute tracée, par la loi de l’histoire comme par l’itinéraire des bateaux à vapeur.

L’Italie, qui à l’époque de la renaissance a eu une si puissante action sur le développement de l’art dans toutes ses formes, peinture et sculpture, architecture et mobilier, orfèvrerie et céramique, l’Italie ne vit plus guère aujourd’hui que sur son glorieux passé. Ses peintres délaissent la grande peinture pour le genre et la décoration. Si, grâce à ses carrières de Carrare, l’Italie est encore le pays du marbre, ses statuaires, énervés et affadis par l’influence persistante de Canova ou égarés par une recherche de réalisme à outrance, ne font plus d’elle la patrie de la sculpture. Elle affirme toujours son sentiment élevé de l’architecture, à Milan et à Rome par ses nouvelles constructions, et à Paris même par le portique monumental, à majestueux arceaux plein-cintre, à hautes colonnes composites de stuc vert, à ornemens de terre cuite sculptée et à médaillons de mosaïque sur fond or, qui donne accès à son exposition. Mais pour l’art industriel, la France, l’Angleterre, l’Autriche ont pris à l’Italie ses formes et ses décors, et elles ont si bien perfectionné la fabrication des meubles et des céramiques, qu’aujourd’hui les ouvriers étrangers surpassent les ouvriers italiens dans les bronzes, les majoliques, les bahuts de noyer sculpté et les cabinets d’ébène à incrustations d’ivoire, qui sont pourtant d’origine italienne.

Il ne faut regarder dans les galeries de l’exposition italienne que les choses qui n’ont été encore que rarement imitées par les industries des autres pays, telles les fines marqueteries de bois, les mosaïques de marbre représentant des fleurs, des oiseaux, des fruits, des vues de villes et de palais, les applications de nacres sur panneaux de laque. Les bijoux égyptiens, étrusques et pompéiens, colliers de scarabées, pendans d’oreilles et fibules d’or, broches à tête de Méduse ou à profil d’Alexandre, bracelets en oves ou en serpent, sont fort à la mode de l’autre côté des Alpes. L’industrie italienne y réussit bien, à cause même d’une certaine lourdeur de travail qui donne à ces bijoux l’aspect fruste de ceux qu’on vient de retirer des fouilles. Dans la bijouterie, chaque ville d’Italie a sa spécialité. Rome façonne l’or d’après le style antique, Naples sculpte les coraux roses, les camées tendres et la lave du Vésuve, Venise enfile en colliers les perles de verre soufflé, Florence assemble en broches et en médaillons à dessins byzantins sa fine mosaïque qu’on pourrait appeler de la poussière de mosaïque, Gênes enfin tisse ces colliers, ces bracelets et ces chaînes en filigrane d’or et d’argent, si ténu, si léger, si flexible, qu’il a mérité le nom de « mousse génoise. » Les dentelles sont prisées par les femmes à l’égal des joyaux. Elles envieront ces guipures de Venise et ces dentelles de Milan. Mais qu’elles n’admirent pas plus qu’il ne faut l’idée de ce fabricant qui a imaginé de reproduire le dôme de Milan avec son portail ouvré, son abside et ses mille flèches dans une « toilette duchesse ! » Nous préférons à ce meuble de mauvais goût la moindre de ces chaises romaines dont les pieds et le dossier sont formés d’une dizaine de cornes de bœuf entrelacées et dont le siège est recouvert d’une peau de bique. Rien de plus pittoresque. En outre on est là fort commodément assis et parfaitement à l’abri de la jettature.

Où l’Italie est restée sans rivale, c’est dans les verreries de Murano. Quelle fantaisie, quel caprice, quelle grâce dans ces formes renouvelées de l’antique ou de la renaissance, verres à boire à pied fuselé et à piédouche, cornets tordus en spirale, buires rubanées, flacons filigranés semés de rassades brillantes, fioles jumelles formées de deux dauphins accolés, coupes dont les anses sont deux dragons à queue fourchue, calices côtelés épanouis en fleurs de lis, vases à long col, à panse ovoïde, et à orifice modelé en feuille d’acanthe ! Quelle magie dans ces nuances, blanc lacté, opale prismatique, rouge corallin, vert de mer, bleu céruléen, éclat des ors, des cuivres et des émaux, marbrure du rouge antique et du cipolin, opacité du jaspe et du lapis, transparence nébuleuse des stalactites de neige fondue ! Quelle légèreté enfin ! si grande qu’on pense que ces fioles et ces vases sont soufflés, non dans le verre en fusion, mais dans de la mousse de savon. On craint de les toucher de peur qu’ils ne s’évanouissent au moindre contact. Les anciens avaient certains tissus diaphanes et translucides qu’ils appelaient des vêtemens de verre, vitreœ vestes ; à la vue des verres de Venise, les modernes devaient transposer le mot et dire : verres mousseline. Au-dessus de ces fragiles merveilles pendent d’énormes lustres roses et bleus dont les pendeloques, les boules et les guirlandes se réfléchissent dans les grands miroirs à cadres en biseaux, qui garnissent les parois. Ne disons point adieu à la ville des lagunes sans regarder cette Mise au tombeau, belle mosaïque de tons très vifs et très harmonieux, qui prouve que les modernes Vénitiens n’ont pas oublié les leçons des maîtres mosaïstes du XVe siècle.

Nous voici en Espagne, à Grenade, devant l’Alhambra. On sait que l’Alhambra ne présente à l’extérieur qu’une agglomération de tours massives qui ne justifie pas l’idée de magnificence qu’évoque ce nom magique. Tout le luxe décoratif, toute la richesse ornementale du style moresque est réservée pour les façades intérieures qui entourent la cour des Lions. Forteresse pour qui est dehors, palais pour qui est dedans, tel est l’Alhambra. La façade de la section espagnole reproduit naturellement le palais et non la forteresse. C’est un pavillon de la cour des Lions encadré par deux corps de bâtiment conçus dans le même style. Dans la façade rutilante, décorée de peintures rouge, bleu et or, plaquée de revêtemens de faïence et de carreaux vernissés, couverte d’arabesques, de gaufrures, d’imbrications et d’entrelacs incisés dans le plâtre, se dessinent les portes en fer à cheval et les baies en ogive outrepassée. Les étroites arcatures et les arceaux trilobés se couronnent des dentelles des acrotères, et les frêles colonnes à chapiteaux cubiques supportent des voûtes taillées en stalactites. On s’attend à trouver derrière cette somptueuse façade une exposition variée et abondante, pleine de curieuses choses. Mais, sauf de belles armes damasquinées des fabriques de Tolède, et des coffrets, des vases et des cadres de bronze ciselé et niellé dans le style hispano-moresque, l’Espagne ne montre rien qui vaille qu’on s’y arrête. Passons donc rapidement devant ces meubles de chêne sculpté, ces étoffes de soie et de laine, et ces faïences hispano-moresques d’une fabrication trop élémentaire ; jetons un regard moins défavorable sur ces grossières poteries de terre blanche à ornemens repoussés qui ont beaucoup de caractère et pénétrons dans le pavillon annexe de l’agriculture, où l’Espagne donne une merveilleuse vision. Lisez à la fin du Ve livre du Pantagruella. « mirificque » description du temple de la « dive bouteille, » et vous aurez l’idée de la grotte des vins d’Espagne qui occupe le fond du pavillon. On y accède par un portique formé de trois arcades en fer à cheval dont des milliers de bouteilles, diversement nuancées par les vins, les liqueurs, les huiles qu’elles contiennent, sont les seuls matériaux. A l’intérieur, les parois de la grotte et ses colonnes à chapiteaux moresques sont également construites avec des bouteilles, disposées en losanges, en trèfles, en entrelacs, en arabesques. D’autres bouteilles placées en encorbellement, le goulot en bas, pendent de la voûte comme des stalactites. La grotte, n’ayant pas de jours directs sur le dehors, reste dans une chaude pénombre, éclairée seulement par la lumière du soleil qui transparaît à travers les fioles de verre. Pour multiplier les effets lumineux, un cylindre de glace qui, caché sous des pampres artificiels, tourne sans cesse sur lui-même, renvoie en mille feux sur les parois les scintillemens multicolores qu’il en reçoit. Les riches couleurs des vins d’Espagne parcourent toute la gamme des rouges et des jaunes, depuis le pourpre et l’or jusqu’au capucine et au brun Van Dyck. Mais on a encore augmenté cette éclatante palette en joignant aux vins les liqueurs vertes et roses et en mettant certains vins blancs dans des bouteilles de verre violet. Ainsi les émeraudes et les améthystes brillent dans cette grotte féerique au milieu des diamans, des rubis, des grenats, des topazes, des chrysolithes, des girasols et des béryls.

Ce portail, qui ouvre sa large ogive surbaissée qu’encadre un quadruple bourrelet de pierre, tout brodé de sculptures et ouvré à jour comme une dentelle, et qu’accompagnent de sveltes colonnettes, des clochetons aigus et des statuettes de saints reposant sur des pendentifs découpés, est pris au monastère de Belem. Il sert maintenant de façade à l’exposition portugaise. Pour ne parler que des choses les plus originales, le Portugal expose des meubles de châtaignier, de style arabe, très habilement sculptés, des majoliques et des poteries d’argile rouge, de style hispano-moresque, de somptueuses étoffes d’église lamées d’or, d’énormes cierges bossues à ornemens en relief et rechampis de vives couleurs, de merveilleuses broderies sur tulle, de fines nattes de paille tressées et mille bijoux de filigranes qui mériteraient, comme ceux de Gênes, le nom de mousse d’argent.


II

L’Angleterre occupe au Champ de Mars près du quart de la superficie du terrain concédé aux nations étrangères. Elle a donc dû remplir par une suite de divers édifices la vaste façade de son exposition. C’est d’abord un massif pavillon carré, construit tout en terre cuite, percé à ses deux étages d’étroites fenêtres et décoré de pilastres et d’ornemens sculptés. Au-dessus d’un entablement en saillie, soutenu par des consoles, s’étend un toit plat qui forme terrasse. Tel est le spécimen de ce style que de l’autre côté de la Manche on appelle le néo-saxon. Une autre construction, également en terre cuite, rappelle le style gothique anglais par ses baies ogivales à rosaces rayonnantes et à bourrelets couverts de sculptures ; c’est un peu lourd, mais non point sans grâce. Le style de la reine Elisabeth est représenté par un palais de pierre et de brique, dont le faîte, chargé de frontons capricieux et de lucarnes à hauts chambranles, forme sur l’horizon une ligne dentelée. Au centre de l’édifice, qui prend ses jours par de larges fenêtres à croisillons de pierre, s’ouvre une monumentale porte en plein cintre. A l’intérieur, on aperçoit, au milieu d’une salle à manger ornée de tapisseries et de lambris renaissance, une table toute servie, garnie de vaisselle plate et de cristaux. Plus loin s’élève une maison bourgeoise de plâtre et de bois, comme on en construisait tant à Londres du XVe au XVIIe siècle : pignon aigu, étage surplombant, charpentes apparentes, grandes verrières à mailles de plomb. Un cottage à bay-window en encorbellement, du temps de Georges III, clôt cette curieuse série des types de l’architecture anglaise.

Après avoir longtemps prisé au-dessus de tout le confort des meubles, l’Angleterre est tombée dans un autre extrême. Elle dédaignait le style, elle ne vise plus qu’au style, et au détriment de.la commodité. Ses préférences en effet ne sont pas pour le Louis XIV, le Louis XV, le Louis XVI, qui ont su, en adoucissant les angles, en diminuant les saillies, en arrondissant les profils aigus, prêter des formes familières, coquettes et gracieuses à tous les meubles ; c’est dans le XVIe siècle, le XIVe siècle et jusque dans l’époque byzantine qu’elle va chercher ses modèles. Tout ce mobilier gothique, bahuts, crédences, dressoirs, hautes armoires, tables massives, chaises à haut dossier sculpté, sont mieux à leur place après tout dans une salle de musée ou dans une sacristie que dans un salon ou dans une chambre à coucher. En outre, si l’ébénisterie anglaise emploie surtout le chêne, le noyer et l’ébène, elle se sert aussi de toutes les essences d’arbres : thuya, palissandre, amarante, acajou, bois de rose, amboine, citronnier ; et elle y incruste l’ivoire et l’écaille, elle y encastre le cuivre, le bronze doré et le bronze galvanique, elle y applique les mosaïques et les marqueteries nuancées. Or, de cette alliance hybride de formes cinq ou six fois centenaires et de bois qui sont en usage seulement depuis un siècle, il résulte une étrange cacophonie. Jusqu’où va l’imagination torturée des ébénistes d’outre-Manche, on en jugera par ce mobilier complet de style carlovingien, sculpté en chêne blanc et relevé de peintures polychromes. Ne siérait-il pas à merveille à un décor de la Fille de Roland ? Sans doute pour atteindre à l’aspect barbare du modèle rêvé, le sculpteur et le peintre ont rivalisé à qui emploierait le ciseau le plus gauche et le pinceau le plus cru. Voyez encore cet orgue de salon en forme de cathédrale gothique, et ce grand piano à queue, en forme d’hypogée égyptien ! La main-d’œuvre au moins rachète-t-elle les fautes de goût de l’ordonnance ? Les ouvriers anglais excellent dans toutes les parties planes des meubles. Les panneaux lisses et les incrustations de mosaïque, parfois d’un ton trop cru cependant, sont finis avec un soin sans égal. Mais dans les parties en relief ou découpées, les sculptures manquent de fermeté, d’ampleur et de liberté.

Le métal n’est fait ni pour l’architecture, ni pour le mobilier, à moins qu’il ne soit ciselé comme les portes d’un baptistère ou fouillé comme une châsse gothique. Aussi faut-il condamner ces lits, ces chaises, ces armoires, ces fauteuils de cuivre jaune tout reluisant. Les Anglais ont fait du cuivre une meilleure application en l’employant pour les lutrins, les retables et autres meubles d’église. L’orfèvrerie et la joaillerie anglaises sont riches et somptueuses. On n’y ménage ni le métal, ni les pierreries, ni le travail ; les surfaces polies ont même un éclat tout spécial ; mais la légèreté, la délicatesse, la grâce font défaut à ces calices, à ces surtouts, à ces colliers et à ces bracelets. De même c’est la lourdeur et la surcharge d’ornementation qui déparent ces brillantes reliures. Jamais un relieur anglais n’a bien su « pincer un nerf » ou « pousser un filet. » Les produits des fabriques de faïences, de porcelaines et de terres cuites foisonnent. L’industrie céramique anglaise s’inspire avec goût pour les services de luxe des modèles de Rouen et de Moustier, d’Urbino et de Delft, de la Chine et du Japon ; * et c’est par milliers qu’elle jette sur le marché français ces services communs que font rechercher, en dépit d’un décor dur et banal, leur solidité et leur bas prix.

Bien que l’Angleterre ait eu des coloristes, les Reynolds et les Hogarth, les Lawrence et les Turner, la population anglaise n’a nullement l’instinct de la couleur. A Londres, les femmes de la petite bourgeoisie allient à l’envi dans leur toilette les nuances les plus criardes. Les plaids écossais, qui sont l’expression la plus originale du coloris d’outre-Manche, ont des tons crus, heurtés et discords. Une telle inaptitude à employer les couleurs est évidemment une cause d’infériorité dans la fabrication des tapis et des étoffes d’ameublement, où, si importante que soit sa part, le dessin, c’est-à-dire le décor, ne vient qu’après la couleur. Il semble d’ailleurs que les fabricans de tapis et de papiers peints, convaincus de leur impuissance à atteindre à l’éclat de la couleur, ne s’efforcent plus que d’en trouver l’harmonie. Ils n’emploient guère que les tons sur tons ou les nuances de gamme sombre. La cristallerie anglaise gagnerait à suivre cet exemple. Ses lustres de verre coloré, imités de ceux de Murano, sont d’une abominable crudité de ton. Au contraire, dans les grands miroirs, les lustres, les girandoles et les appliques de cristal blanc, les carafes et les verres taillés à facettes, l’industrie anglaise rivalise avec Baccarat.

La façade de la Suède tient du chalet moderne par le bois dont elle est construite, ses toits à projection et ses faîtes déchiquetés, et de la chapelle byzantine par ses arcatures en arc surhaussé, ses frises ornementées et ses frêles colonnettes à chapiteaux en pyramide renversée. Non contente d’affirmer par ce chalet l’originalité de son architecture, la Suède a voulu que les clôtures intérieures de sa section fussent aussi découpées en sapin dans le style national ; la décoration des vitrines est ainsi en harmonie avec les objets qui y sont exposés. Si l’habileté du travail et la qualité des matériaux ne sont point irréprochables dans ces meubles de chêne sculpté, dans ces bijoux filigranes, dans ces poêles de faïence émaillée, dans ces majoliques italiennes, dans ces services de table à décor Louis XV en camaïeu rose, et dans ces vases et ces cornets multicolores renouvelés du Japon, de Sèvres et de la Saxe, l’ordonnance, le choix des formes, le goût de la décoration, méritent de vifs éloges. On voit que la Suède, qui au XVIIIe siècle a été souvent en rapport avec la France, en a pris de bonnes leçons. La Norvège, où la civilisation est moins avancée, a, de là, plus de saveur locale. Elle expose entre autres curiosités de petites boîtes de sapin couvertes d’arabesques et de rinceaux finement travaillés. Ces merveilleuses guipures de bois sont, paraît-il, sculptées avec la pointe du couteau par les paysans norvégiens, dans les longs jours ou plutôt dans les longues nuits de neige. Les fourrures sont le luxe du nord. En Norvège, il y en a de toute sorte : peaux d’ours, de loup, de renne, de renard blanc, tapis de ventre de cygne, dont le duvet est plus soyeux et plus luisant que la soie grège. Pourquoi faut-il qu’au milieu de ces pelleteries du nord s’étale la peau fauve et zébrée d’un tigre ! L’exposition norvégienne tourne ainsi au banal étalage d’un pelletier cosmopolite.

Le Danemark s’est-il donc annexé à la Grèce ? On le croirait à voir les innombrables poteries grecques, coupes, amphores, lécythes, œnochoès, cratères, qui encombrent ses vitrines et garnissent ses étagères. Ce goût de l’antique est-il soudain venu aux Danois quand le prince George de Danemark est monté sur le trône de Grèce ? ou n’est-ce pas plutôt le sculpteur Thorvaldsen, dont la mémoire est un culte pour les Danois, qui l’a importé chez ses compatriotes le jour de son retour triomphal à Copenhague ? Voici d’ailleurs des bahuts de chêne, des porcelaines à décors de Saxe et de Sèvres, des bijoux d’argent niellés d’or et de magnifiques cuirs pour tenture repoussés et mordorés qui n’ont rien d’hellénique, et cette façade de brique et de pierre à fronton échancré et à ornemens contournés qui procède du style de la renaissance et du style du XVIIe siècle n’est pas imitée de celle du Parthénon.


III

Il semble que la dualité de l’empire austro-hongrois tourne à la rivalité industrielle des deux états, et ainsi au triomphe des deux industries. On serait embarrassé de décider qui l’emporte pour le goût et pour l’habileté des Hongrois ou des Autrichiens. Il y a cependant plus de richesse et plus d’invention chez ceux-là ; un travail plus serré et plus fini chez ceux-ci. La Hongrie expose une porte monumentale de chêne blanc à larges ferrures d’acier poli, des bahuts et des horloges de chêne, ouvrés et fouillés comme de l’ivoire, des chaises de bois blanc tourné et courbé, fort originales, des broches, des pendans d’oreilles et des agrafes de ceinturon repoussés en or et semés de turquoises et de grenats cabochons. Les fabriques de Bude-Pesth tentent d’imiter les porcelaines de Saxe, de Vienne et de Delft ; mais les émaux qu’elles emploient, trop crus de ton, rendent en jaune serin et en bleu perruquier les jaunes si fondus et les bleus si doux du vieux saxe. Ou le goût demi-oriental des Hongrois se donne libre carrière, c’est dans ces costumes de laine blanche brodée de fleurs de vives couleurs ou soutachés de capricieuses arabesques, dans ces superbes uniformes militaires bleu-clair ou rouge, bordés de fourrures et couverts de galons, de soutachés, de torsades, de tresses et de passementeries d’or, dans ces sabres courbes à lames damasquinées, à poignées d’ivoire et d’or, à fourreaux de velours ou de chagrin constellés de pierreries.

Les Autrichiens excellent à travailler le fer. Ils le ploient, le tordent, l’arrondissent, l’ouvrent, le cisèlent, l’ajourent, lui font prendre toutes tes formes, le façonnent en grilles, en portes, en balustres, en chenets, en serrures, en heurtoirs, en coffrets. Cette magnifique porte de fer treillissé n’est-elle pas digne des plus beaux palais ? Les ouvriers viennois travaillent le bois avec non moins d’art, ainsi que le prouvent ces grands meubles de chêne à fines arabesques sculptées en relief ou à brillantes incrustations de marqueterie. On remarquera encore, dans l’orfèvrerie et la joaillerie un coffret de style renaissance, ciselé en argent et incrusté de lapis-lazuli, des vases d’église d’argent niellé d’or, et de charmons bijoux d’argent pavés de petits grenats ; dans les étoffes, de grands tapis d’un ton sobre et harmonieux et d’un beau décor, des soies, brochées, des velours frappés, des cuirs peints et repoussés. La céramique viennoise n’est pas à la hauteur des autres industries. Les porcelaines imitées de celles de Sèvres et de Saxe affectent des formes surannées et se couvrent d’émaux discordans. Cependant Vienne était au XVIIIe siècle presque la rivale de Dresde pour la porcelaine. Par contre, la verrerie de Bohême avec ses épais verres ronges où se dessinent en blanc les paysages et les rinceaux, et ses chopes blasonnées d’écussons à lambrequins est bien dépassée par la verrerie viennoise. De véritables merveilles sont ces verres opalins qui s’irisent des nuances changeantes et infinies du prisme. Vienne est encore célèbre pour sa bimbeloterie, boîtes, écritoires, presse-papiers, porte-monnaie et portefeuilles, albums, buvards, éventails de bois et de cuir. On dit « l’article Vienne » comme on dit « l’article Paris. » Nous n’avons qu’une admiration très médiocre pour ces mille riens éphémères qui sont jouets de grands enfans ; mais, étant admis ce genre d’industrie, on doit reconnaître que les Viennois y prodiguent le goût et l’invention.

Avant de quitter l’Autriche, jetons un regard sur sa façade, sorte de grande loggia à l’italienne, à hautes arcades, dont les tympans sont décorés de figures allégoriques, de branches de feuillages et d’arabesques gravées en noir dans la pierre. Avant de quitter la Hongrie, allons à la tsarda ; cette petite maison de plâtre à toit de chaume percé de lucarnes obtient plus de succès à elle toute seule que les somptueuses façades de l’Allée des Nations. C’est là qu’on entend les tsiganes jouer avec tant d’entrain la valse du Danube et avec tant de furia la marche guerrière de Rakoczy. On dit que ces musiciens n’ont jamais appris la musique. — Les rossignols non plus n’ont jamais appris la musique.

Au lieu de la façade de bois découpé qu’on s’attend à trouver en Suisse, ce traditionnel pays des chalets, les Suisses ont élevé une pseudo-maison de ville du XVIe siècle, massive construction de pierre grise que décorent les blasons de gueules et d’azur des vieux cantons helvétiques. Au premier étage s’étend une terrasse qu’abrite un toit en surplomb surmonté d’un clocheton aigu. On a placé au centre de la terrasse une grande horloge de forme ancienne flanquée de deux jaquemarts. Ces débonnaires hommes d’armes, la tête casquée, le haut du corps couvert d’une cuirasse à brassards, et les jambes enserrées dans des chausses mi-parties, attendent, le marteau en main, les heures et les demies qu’ils doivent frapper sur le timbre. Autrefois renommée pour sa vaillance et la solidité de son infanterie mercenaire, la Suisse l’est aujourd’hui pour la précision de ses mouvemens d’horlogerie et de ses instrumens scientifiques. Ainsi va la destinée des peuples. A la bataille de Marignan, les lansquenets suisses maniaient des piques longues de dix-huit pieds ; maintenant les ouvriers suisses fabriquent des boîtes à musique, des coucous de bois découpé et des montres d’or et d’argent dont la dimension varie entre la pièce de cinq francs et la pièce de quatre sous. Un roi nègre de l’Afrique centrale échangerait cent défenses d’éléphant, son harem tout entier et la moitié de sa tribu contre cette petite boîte d’or ciselé dont à chaque heure le couvercle se lève pour livrer passage à un lilliputien oiseau d’émail qui lance des trilles étourdissans. L’industrie suisse ne s’est pas spécialisée uniquement dans les ouvrages d’horlogerie ; elle est encore représentée à l’exposition par de vastes poêles de faïences peintes, de magnifiques tentures de cuir gaufré et mordoré, des parquets de marqueterie, de superbes lampes de filigrane d’acier, des verrières d’églises d’une coloration un peu crue et de beaux vitraux gothiques à armature de plomb. Mais les compatriotes de Töpffer ont une singulière entente de l’illustration des livres. En regardant de mauvaises reliures, nous avons ouvert un volume portant ce titre : la Suisse primitive, ouvrage illustré par des citations de Schiller. Si complète qu’elle soit, la bibliographie des livres à figures n’avait pas encore mentionné un livre illustré de citations !

On sait que la Belgique est relativement à l’étendue de son territoire, le pays le plus peuplé de l’Europe. Les mêmes proportions gardées, c’est la Belgique qui au Champ de Mars a l’exposition la plus riche, la plus variée et la plus belle. Dans l’Allée des Nations, elle a construit un vrai monument, quand les autres états n’ont mis que des décors d’opéra. C’est une maison de ville, conçue dans le style large du XVIIe siècle flamand. La façade, composée de trois pavillons en saillie reliés par deux corps de logis à arcades, se développe sur une longueur de près de 60 mètres. Les murs sont de briques gouges, mais tout ce qui fait relief dans cet édifice profusément orné, frontons, pignons, encadremens, plinthes, chambranles, voussures, balustres, balcons, pilastres, colonnes, cariatides, est de granit gris et de marbre de couleur. La richesse des matériaux employés est en harmonie avec la belle ordonnance de l’architecture. Il ne fallait pas moins qu’un tel monument pour loger toutes les merveilles de l’industrie belge. Il y aurait ici à s’arrêter longtemps devant chaque objet : devant ces fauteuils, ces canapés de bois doré, imités du Louis XV, ces grands dressoirs de chêne sculpté et ces cabinets d’ébène de style renaissance, comme devant ces monumentales cheminées de marbre de style Louis XIV ; devant ces luxueux parquets à compartimens de marqueterie comme devant cette magnifique décoration de lambris renaissance, sculptés dans le chêne blanc et décorés d’appliques de cuivre repoussé. Il faudrait décrire en détail ces riches orfèvreries d’église de style byzantin, ces faïences à décors de Delft, ces lustres et ces lampadaires de bronze doré, ces rutilantes reliures de maroquin à mosaïques ou de vélin à petits fers, ces glaces du Hainaut qui ne sont guère ni moins pures ni moins grandes que celles de Saint-Gobain, ces tapisseries peintes, ces délicates dentelles de Bruxelles, de Malines et de Bruges, enfin ces admirables tapisseries imitant les « tapis à hystoires » des vieilles fabriques des Flandres, ou brodant sur teinte plate jaune d’or des figures de reîtres pleines de tournure. Dans toutes les branches de l’industrie, la Belgique tient magnifiquement son rang à l’exposition, tout près de la France, à côté de l’Angleterre et de l’Autriche-Hongrie.

Bien que de proportions moins vastes et d’une ordonnance moins monumentale que la maison de ville belge, la maison de ville hollandaise a aussi fort belle apparence avec sa façade empruntée au style hollandais du XVIIe siècle, où la pierre sculptée des parties en relief alterne avec la brique rouge des parties planes. A gauche de l’édifice s’élève une tour carrée surmontée d’un beffroi à aiguille de fer où le lion de Hollande tourne en girouette. Le côté pittoresque n’a pas été négligé par la commission hollandaise. Voici, dressés contre une toile de fond, figurant les vastes horizons des polders une vingtaine de mannequins revêtus des costumes populaires de la Frise et du Groningue. On peut encore visiter l’intérieur d’une maisonnette du pays. C’est une pièce unique, mais richement décorée. Jusqu’à hauteur d’homme, les parois ont un revêtement continu de plaques de faïence à dessin blanc et bleu ; le haut des parois est de chêne, de même que le plafond, où se croisent des poutres apparentes. Des chaises, des escabeaux, deux dressoirs de chêne sculpté, surchargés de plats et d’assiettes de vieux Delft, et une sorte de grand buffet forment le mobilier. Par un des battans entr’ouvert de ce buffet, on aperçoit deux petits lits jumeaux, ménagés dans le meuble à la. manière de ceux de nos paysans bretons. Ces dressoirs sculptés, ces appliques de faïence, ces collections céramiques, tout cela semble bien un peu luxueux pour des villageois ; mais la Hollande réserve ces surprises. A Brook et dans d’autres petites localités, on est frappé, si on entre dans une maison, de l’air de luxe et de bien-être qui y règne. — La Hollande n’expose pas seulement des costumes nationaux et des intérieurs de chaumières. Regardez ses beaux tapis de genre turc, ses meubles de chêne sculpté et de laque japonaise, ses étoffes et ses faïences, ses cruchons de liqueurs et ses tailleries de diamans. Étudiez surtout les plans graphiques et les modèles en relief denses innombrables et magnifiques travaux d’art, digues, jetées, écluses, barrages, appareils de dessèchement ! Voilà des siècles que les Hollandais ne cessent de livrer bataille à la mer. La terre de Hollande, cette mince pellicule qui semble flotter sur les eaux, est toujours menacée par les revendications terribles de l’Océan ; mais les Hollandais sont là qui domptent le monstre. Les Grecs eussent rangé de tels exploits dans les travaux d’Hercule ; ils eussent célébré par une belle légende cette glorieuse victoire de l’homme sur la mer.


IV

L’exposition française, si riche, si variée, si magnifique, est véritablement hors de pair. Ses tableaux et ses statues l’emportent, souvent par la puissance ou la finesse de l’exécution, toujours par la recherche du grand style, sur les envois des écoles naissantes ou renaissantes de l’Angleterre et de l’Autriche-Hongrie, de l’Espagne et de l’Italie. Et en France l’art industriel tient dignement sa place près de l’art, bien qu’il témoigne de moins d’originalité et de moins d’invention. En effet, l’histoire dira : l’école française du XIXe siècle, ou mieux les écoles françaises du XIXe siècle, comme elle dit : les écoles italiennes de la renaissance, tant on voit à ces deux époques la variété des genres, la multiplicité des créations, et la dissemblance des talens. Ingres, Delacroix, Rude, Decamps, Rousseau, pour ne citer que les morts, ont tous marqué dans leur œuvre leur originalité puissante. Ils sont venus après Raphaël, après Michel-Ange, après Véronèse, après Ruysdaël, après Watteau, et s’ils n’ont point égalé tous ces maîtres, au moins n’ont-ils pas voulu les imiter et ont-ils été, eux aussi, des créateurs. Au contraire, dans l’architecture et dans l’art industriel il n’y a qu’imitation, combinaison, arrangement. Le goût est partout, l’originalité nulle part. Il semble que, pareille à ces terres devenues infécondes parce qu’elles ont trop produit, la France ait perdu, depuis tantôt un siècle, le don de créer des formes. L’impuissance créatrice de la France au XIXe siècle n’a d’égale que sa force dans les siècles précédens. Depuis Louis XII et François Ier, chaque règne a son style propre, absolument différent des autres, et toujours plein de grâce, de caractère ou de magnificence ; Le Henri II n’est déjà plus du François Ier. Le Henri IV prépare la transition entre le style franco-italien de la cour des Valois et le style sévère de Louis XIII ; mais moins capricieux et moins ornementé que celui-là, plus rude et moins élégant que celui-ci, il diffère de l’un et de l’autre. Après la sévérité pittoresque du Louis XIII vient la pompe grandiose du Louis XIV, puis la grâce coquette et charmante du Louis XV, Quelles dissemblances entre les trois styles ! Mais l’invention est sans doute épuisée ? Point. Pour Louis XVI, un nouveau roi, il faut un nouveau style. On redresse les lignes courbes, on remplace les chambranles contournés par les pieds droits rigides, on change en rangées de perles les guirlandes de fleurs, et le Louis XVI est inventé, avec sa sévérité feinte qui est comme la coquetterie de la grâce. Dans le Louis XVI, il y avait une vague aspiration vers l’antique. La révolution et le premier empire réalisent cette aspiration, qui donne encore un nouveau style, le style néo-grec. En trois siècles, en dix règnes, voici huit styles différens, depuis le style Henri II jusqu’au style Empire. Mais que de vaches maigres après ces vaches grasses ! Où est le style restauration ? où le style Louis-Philippe ? où le style Napoléon III ? où le style de la troisième république ? En architecture, il y a les Halles centrales et certaines gares de chemin de fer, car nous ne voulons pas parler du nouvel Opéra, beau monument, mais qui est de tous les styles, et encore moins du prétendu palais du Trocadéro, qui n’est d’aucun style et qui n’a aucun style. — Un hémicycle d’arène gréco-romaine, qui, flanqué de deux tours quadrangulaires décorées à l’arabe, a pour centre une abside à hautes arcades en plein cintre et à baies pseudo-gothiques en arcatures ! — En meubles, il y a des lits et des armoires à glace plaqués d’acajou et de palissandre, et des « poufs, » des « coins-de-feu, » des chaises longues et autres meubles capitonnés, c’est-à-dire informes, puisque le recouvrement d’étoffes est la négation de la forme et du profil.

Fort heureusement, l’ameublement français semble avoir renoncé à ce genre abominable. Reconnaissant son impuissance à faire du nouveau, il fait de l’ancien, mais il tâche à le faire avec le plus de soin possible ; ne pouvant créer, il choisit de beaux modèles, et il les imite avec goût. Osons le dire, souvent la copie vaut l’original pour l’exécution. C’est à toutes les époques d’épanouissement de l’art industriel français et italien que l’ébémsterie contemporaine emprunte ses modèles ; mais elle s’inspire surtout de la renaissance et du XVIIIe siècle. Parmi les meubles des époques de François Ier et de Henri II, il y a des bahuts, des crédences, des bibliothèques, des buffets, des dressoirs de noyer, de chêne ou de bois noir, avec frontons brisés et arrondis en valves, entablemens en saillie, sveltes colonnettes cannelées, nymphes et faunes en cariatides ; il y a des cheminées monumentales sculptées en chêne, de grands lits de bois noir à colonnes torses et à dais de velours de Gênes, des cabinets d’ébène compliqués, remplis de petits tiroirs et de cachettes imprévues. Sur le bois courent les entrelacs et les arabesques d’ivoire, se modèlent les fines sculptures, s’appliquent les rectangles de lapis et de porphyre, brillent les émaux de Limoges ou s’encastrent les panneaux de buis sculptés, d’un ton de vieil ivoire. Le style Louis XIV est représenté par ses grands canapés et ses larges fauteuils de bois doré, dont les tapisseries d’Aubusson recouvrent les sièges, les dossiers et les bras ; le style Louis XV, par de charmantes vitrines de bois doré, dignes de contenir les plus ravissantes figurines de vieux saxe, les tabatières d’or ciselé, les éventails pompadour, les pommes de cannes et les souliers de porcelaine. Voici encore tout un mobilier de même style, lit, chaises, consoles, tables, guéridons, chiffonniers, en vernis Martin. Sur des fonds rutilans, or, cuivre ou pelure d’oignon, fléchissent des guirlandes de fleurs, s’enchevêtrent les rinceaux capricieux et s’enlèvent de jolies figures peintes, groupes d’amours ou triomphes de Vénus. Ce lit, sous son dais empanaché de marabouts blancs, semble fait pour servir de couche à la fée Rocaille.

L’ameublement Louis XVI, plus sévère, mais non moins gracieux, ne se contente pas seulement du chêne sculpté, doré ou peint en blanc. Il prend des essences plus précieuses et plus variées, l’érable, le citronnier, le corail, l’acajou, le thuya, l’amarante. Voyez ce grand lit d’érable rechampi de filets de citronnier et de corail, garni de bronze doré et ciselé ; voyez aussi ce bureau-cylindre d’acajou massif à garnitures de bronze doré, et ce piano à queue, véritable monument de thuya blond et d’érable, décoré de bronzes admirablement ciselés et de fêtes galantes peintes par Gonzalès. Dans les meubles où la fantaisie et l’invention ont plus de part, on remarque tout un intérieur de style néo-pompéien : sièges de chêne sculpté de forme antique, lambris de marqueterie de bois de couleur et panneaux d’étoffes brodées imitant les fresques ornementales de Pompéi. Cet ameublement n’est pas conçu sans goût, mais l’artiste est parti d’une idée fausse. La matière qu’il a employée n’était pas en rapport avec le style qui l’a inspiré. C’est un jeu puéril que de vouloir faire jouer au bois en applique le rôle du marbre en revêtement et à l’étoffe le rôle de la peinture murale. Il faut bien parler encore d’un intérieur d’une recherche précieuse et extravagante pour lequel nous ne partageons pas l’admiration commune. C’est un boudoir somptueusement tendu au milieu duquel pose, sur une estrade de velours, un lit de repos de style Louis XV sculpté en bois doré, recouvert d’une courtine de satin rose où sont jetés deux coussins de satin blanc brodé de fleurs. Au-dessus du lit s’étend une double tente, la première de peluche bleu-de-roi, la seconde de soie brochée gris-perle. Ajoutez sur le tapis à fleurs une peau de tigre bordée de crépines d’or, et dans les angles de la pièce des chaises à vifs ramages et une console Louis XVI, de bronze doré, supportant une assez ridicule statue de l’Amour, et vous aurez l’idée de cet ameublement qu’envierait peut-être quelque Phryné à la mode, mais qui nous rappelle le mot du peintre Apelles à un de ses élèves : « Incapable de peindre ton Hélène belle, tu l’as faite riche, μὴ δυνάμενος γράψαι καλῆν, πλούσιαν πεποίηκας. » Terminons cette revue par les tables et les chiffonniers laqués, les jardinières et les guéridons d’ivoire cloisonné, les meubles de bois noir à reflets fauves, imitant par la couleur et la sculpture les bronzes japonais, et les cabinets de laque verte ou rouge décorés de rinceaux XVIIIe siècle et de figures de magots.

Il faut d’ailleurs constater que l’ébénisterie française a un peu renoncé aux marqueteries de couleur, aux incrustations d’écailles et de cuivre genre Boule, aux ramages d’ivoire et de nacre, toutes choses que l’abus a rendues surannées. Le goût s’épure et va maintenant aux meubles plus simples, d’un seul bois, chêne, noyer, ébène ou bois doré, tout au plus orné, quand le style l’exige, de quelques rechampis d’or ou de quelques garnitures de bronze doré. On n’hésite pas à sacrifier au beau la richesse et l’effet. On ne cherche à relever l’humble matière qu’on emploie que par le style pur de l’ordonnance, la beauté des sculptures et l’excellence de, l’exécution. C’est ainsi qu’on parvient à faire de véritables chefs-d’œuvre d’ébénisterie, comme cette petite bibliothèque de noyer, de pur style Louis XV, à vantaux cintrés demi-pleins, que décorent de fines sculptures, disposées avec autant de grâce que de sobriété et légèrement rehaussées d’or. Ce meuble, qui peut-être n’attire pas les regards de la foule, est une des merveilles de l’exposition.

Les critiques sont la garantie de la sincérité de l’éloge ; aussi ne doit-on pas les ménager. Le tort des grands ébénistes français est d’exposer uniquement des meubles de haut luxe et de prix excessif, laissant ainsi à la fabrication courante, qui ne fait guère que la pacotille, le soin de meubler la plupart des appartemens et des hôtels. Il semble qu’en adoptant la plus stricte sobriété d’ornementation et en employant des essences communes, telles que le chêne et le noyer, on pourrait mettre à la portée des fortunes modestes des meubles qui, sans être luxueux, seraient cependant d’un goût irréprochable. On ne peut guère citer en ce genre à l’exposition que les mobiliers de sapin verni pour maisons de campagne et villas de bains de mer. Dans les meubles de luxe même, on pourrait reprocher aux fabricans : de donner tous leurs soins à une série de cabinets, chiffonniers, consoles, guéridons et autres petits objets plus encombrans qu’utiles, au détriment de meubles d’une utilité absolue. De plus, s’agit-il des meubles utiles, il semble qu’on fasse le meuble pour le meuble et non pas pour ce à quoi il doit servir. Ce ne sont que vitrines trop petites pour y exposer la moindre collection, budgets où il serait difficile de ranger un service un peu complet, et bibliothèques où ne tiendraient pas cinquante volumes.

Qui donc a dit que le cadre est le proxénète du tableau ? Les tentures jouent le même rôle relativement aux meubles. Placez un lit renaissance dans une chambre tapissée de perse à fleurs Pompadour et garnie de meubles et de rideaux de reps gros vert, et ce lit perdra tout son caractère et tout son effet. Parmi les tentures, les tapisseries sont la décoration la plus belle et la plus riche quand elles viennent des Gobelins ou de Beauvais. L’exposition de ces deux grandes manufactures est vraiment superbe. Les Gobelins exposent plusieurs panneaux de tapisserie d’après les maîtres, une Visitation de Ghirlandajo et le Saint Jérôme du Corrège, copie surprenante qui, sauf un peu de lourdeur dans le rideau brun et une grimage sur la bouche du divin bambino, a le charme et l’éclat de l’original. Regardons aussi les gracieuses figures exécutées pour le buffet du nouvel Opéra, d’après les dessins de M. Mazerolle. Le peintre a conçu avec beaucoup d’art et de fantaisie ces allégories du sucre, du café, du chocolat et même des glaces et de la pâtisserie. Ce sont de charmantes figures de femmes demi-nues, variées d’expression et d’attitudes, s’enlevant comme encadrées par les plantes qu’elles personnifient, sur une teinte plate bleu-vert d’une douceur infinie. Ces figures sur teinte plate sont plus décoratives et par conséquent conviennent mieux à la tapisserie que ces laborieuses copies de tableaux qui, si parfaites qu’elles soient, sont toujours imparfaites. Une Sainte Agnès en robe bleue sur teinte plate rouge est ainsi une œuvre hors ligne, ayant un vrai côté d’art, tout en restant dans le caractère décoratif dont ne devraient pas sortir les arts industriels. Voici encore un vaste tapis destiné au palais de Fontainebleau. De grands ramages de rinceaux s’enchevêtrent, sur le fond, dont les rouges et les jaunes, les bleus et les roses, les verts et les blancs, très hardiment distribués, sont peut-être d’un ton un peu cru ; mais, quand quelques années les auront atténués. et fondus, ce tapis sera un magnifique morceau. Beauvais, qui, par la finesse du point et l’harmonie, des couleurs, peut presque rivaliser avec les Gobelins, présente en quelque sorte comme thème un vase rempli de raisins dont les teintes tenues dans la gamme sombre atteignent à une rare vigueur. Nous aimons surtout ces panneaux roses ou blancs à motifs pompéiens, et ces sièges et ces dossiers de canapés où s’arrondissent des guirlandes de fleurs sur un fond pose, dont le ton exquis semble dérobé à la palette de Chaplin.

Mais la tapisserie ne souffre pas l’à-peu-près. Aussi avouons sans difficulté l’admiration médiocre que nous inspire la tapisserie d’Aubusson, surtout quand elle veut lutter avec les Gobelins pour la reproduction des tableaux ou des sujets animés. Tous ces panneaux d’après Boucher, Lancret, Natoire, Van Loo, Oudry, manquent de finesse, d’exactitude et d’harmonie. Ces contours sont durs et bavrochés, ces fonds sont veules, ces figures sont gauches, ces physionomies sont bêtes. La tapisserie usuelle devrait renoncer à ces idylles, à ces mythologies, à ces fables de La Fontaine, et s’adonner exclusivement aux sujets décoratifs, comme les rinceaux pompéiens et les bouquets à la Louis XV, se détachait sur des fonds unis de teintes claires. Le principe de l’art industriel est la décoration ; pourquoi toujours s’efforcer d’y manquer ?

Quand la tapisserie n’est pas parfaite, on a raison de lui préférer les riches étoffes de soie des fabriques de Lyon, velours de Gênes à grands, ramages, satins à semis de fleurs, lampas brochés, damas ton sur ton. C’est un régal pour les yeux qu’une promenade à travers les galeries de l’exposition lyonnaise. Il y a là des étoffes qui sont, comme la robe de Peau-d’Ane, tissées avec des rayons de soleil. L’imagination des dessinateurs jette sur les fonds éclatans des satins les plus capricieux motifs. Reliés par un encadrement de treillages roses où s’enroulent les tiges flexibles des plantes grimpantes, des paons la queue en roue et des coqs japonais se détachent sur un fond jaune paille. Ailleurs ce sont des roses qui s’épanouissent sur un lac de lait ou des fleurs des champs qui montent en gerbes dans un ciel turquoise. Les étoffes chinoises et japonaises ne sont ni plus brillantes ni plus magnifiques. Toutefois les soieries de Lyon ne peuvent lutter avec celles de l’extrême Orient quand elles veulent aborder les tons vigoureux et intenses, les rouges ardens, les bleus vibrans, les verts scintillans ; elles tombent tout de suite dans la crudité. Où elles excellent, c’est dans les nuances claires et atténuées, les tons tendres, les verts d’eau, les bleus dégradés, les jaunes paille ou maïs. Il est inutile de dire que ce n’est pas par l’impuissance de la coloration que pèchent les fabricans lyonnais, — ils font des étoffes ton sur ton de la couleur la plus franche et la plus vive, — mais par l’accord des tons. Ainsi il leur est impossible de marier sans dissonance le rouge et le vert et le vert et le bleu, juxtaposition hardie dont se jouent les Japonais et aussi la nature, qui a créé le plumage des perroquets et qui a mis la verdure des arbres sous l’azur du ciel.

À défaut de soieries et de tapisseries, il y a pour la tenture des murs ces admirables papiers peints dont la fabrication a fait de tels progrès depuis une dizaine d’années. Aujourd’hui les papiers peints imitent à miracle les cuirs mordorés, gaufrés et repoussés de Cordoue et des Flandres, les velours frappés ou brochés, les lampas aux nuances changeantes, les brocarts d’or, les tapisseries à sujets du XVe siècle, les belles verdures du XVIIe siècle, les revêtemens de stuc et de marbre et les appliques de faïences. C’est, à la vue, la même richesse de ton, la même intensité de couleur, comme au toucher c’est le pelucheux du velours, le relief du cuir estampé, le luisant de la soie, le grenu de la tapisserie, le froid et le poli de la faïence. En leur genre, les grands rideaux de tulle brodé des manufactures de Tarare sont aussi des œuvres d’art, encore qu’il y figure trop de vastes compositions mythologiques dont l’ordonnance doit être infailliblement dérangée par les plis qui couperont Vénus en deux et qui armeront Apollon du foudre de Jupiter. Dans toutes les branches de l’art industriel, on constate cette fâcheuse tendance à empiéter sur les beaux-arts, à reproduire des sujets qui n’appartiennent qu’à ceux-ci. Mettez donc sur vos rideaux, sur vos tapis, sur vos tentures tous les motifs d’ornementation inventés depuis trois mille ans, transportez-y la flore des deux mondes, mais laissez aux peintres la figure humaine. À côté de ses rideaux blancs, Tarare expose des rideaux de tulle de couleur, rouge, brun, bleu, noir, richement brodés en soie de fleurs, d’arabesques, d’oiseaux, et malheureusement aussi de figures. Les méplats du visage, déjà si difficiles à exprimer avec la mosaïque à petits points de la tapisserie, sont impossibles à rendre avec la broderie à points longs, à la mode chinoise, du tulle brodé. C’est pourquoi les Chinois ! qui ne sont pas aussi Chinois qu’ils le paraissent, plaquent des têtes d’ivoire peint sur les corps de leurs petites figures de soie.

Une des rares industries où la France n’ait pas eu à prendre quelque leçon de l’Orient pour le luxe et le goût du décor, c’est la reliure, qu’elle a élevée à la hauteur d’un art. Dans ces reliures à compartimens d’entrelacs imitées du XVe siècle, dans ces reliures à petits fers imitées du XVIIe siècle et dans ces reliures à larges dentelles imitées du XVIIIe siècle, nos relieurs font de vrais chefs-d’œuvre. Par le beau travail de la peau, la grâce et la netteté des dorures, l’assemblage soigneux des feuilles, ils égalent s’ils ne surpassent les modèles des Le Gascon et des Derôme. Mais Là comme dans toutes les branches de l’art industriel contemporain, c’est l’invention qui fait défaut. Les plus beaux fers sont ceux qui sont copiés trait pour trait sur les reliures anciennes. Quant à ces reliures à croisillons de mosaïques surchargés d’or, qu’on ne peut d’ailleurs pas accepter tout à fait comme une innovation, elles ne nous paraissent pas dignes du maître relieur qui les a signées. La reliure n’a guère trouvé une voie nouvelle que dans les demi-reliures jansénistes et dans ces simples et proprets cartonnages de percaline, imités des cartonnages anglais, mais qui ont perdu sous la main de relieurs français leur lourdeur et leurs ornemens de mauvais goût. Les livres ainsi reliés ont un avantage inappréciable : ils s’ouvrent, — ce à quoi se refusent absolument les volumes reliés en maroquin par les plus habiles artistes et même par celui que des bibliophiles trop exclusifs reconnaissent pour le maître des maîtres.

Seule des anciennes fabriques de porcelaines de Chine, du Japon, de Saxe, de Vienne, la manufacture de Sèvres est restée digne de son passé. Elle a subi, il est vrai, pendant plus d’un demi-siècle, depuis le commencement du premier empire jusque vers le milieu du règne de Napoléon III, une fâcheuse influence qui lui imposait des formes pompeuses et guindées et qui lui faisait multiplier tant de vases et de services de mauvais goût. C’est à cette période qu’appartiennent ces vases monumentaux bleu-de-roi décorés de bouquets de fleurs crus ou, ce qui est pis encore, de copies léchées de tableaux de maîtres, et ces services analogues à celui qu’on conserve précieusement au palais de Fontainebleau où sont reproduites toutes les vues des monumens de France. Mais aujourd’hui la manufacture de Sèvres est revenue à un sentiment plus juste de l’art décoratif. Les formes, sans perdre les lignes du grand style, se sont assouplies, les émaux brillent de tons superbes et variés, les décors pleins de grâce, de goût et d’imprévu, s’approprient bien à leur destination. Parmi ces vases, ces aiguières, ces potiches, ces cornets en camaïeu, en couleur ou monochromes, on remarquera surtout ces grands vases allongés où de sveltes figures de femmes drapées, rapportées en pâte, s’enlèvent en blanc lacté sur un fond vert tendre ou céladon. Il est de mode de se pâmer d’aise devant ces services de table unis ou relevés d’un simple filet d’or. Certes la pâte est d’une finesse, d’une légèreté, d’une transparence qu’on ne saurait égaler, mais rien n’est aussi antidécoratif qu’un pareil service. Nous préférerions presque les grossières assiettes à coqs des fabriques lorraines. Les décors de Sèvres sont imités avec succès par les manufactures de Vierzon. L’école d’application des écoles municipales de Limoges imite avec plus de succès encore le vieux saxe. Ce service à fleurs ferait, comme les histoires de Mme de Maintenon, oublier le rôti. Il y a aussi des groupes mythologiques et de coquettes figurines qui, s’ils ne valent pas tout à fait les saxes anciens, laissent bien en arrière pour l’harmonie des tons les saxes modernes.

Les faïences françaises ne méritent pas moins d’éloges. Admirons ces grandes faïences décoratives qui revêtent la façade sud du pavillon des beaux-arts : figures allégoriques d’Ehrmann, dessinées dans le style large et fier de la renaissance, et paysages de Gaeger, d’une lumière intense. Il faudrait un tel portique à l’exposition des faïences, où Gien et Nevers montrent leurs services à décors bleus et jaunes, Blois ses reproductions de belles faïences d’Oiron, Longwy ses grands vases craquelés à décor persan. Il y a aussi des faïences métalliques, semées de perles brillantes sur fond noir, des poteries peintes, des imitations de Moustier et de Vieux-Rouen, des plats et des aiguières où se tordent tous les reptiles de Bernard Palissy, des amphores et des bols de terre rouge sans email, renouvelés de l’époque gallo-romaine, enfin une innombrable série de services de table, d’un caractère tout moderne où le caprice des artistes a jeté tous les botes des basses-cours, tous les fruits des vergers et tous les légumes du potager. Ces peintures, librement conçues dans le style japonais, à peine ombrées et symétriquement disposées, se détachent en vives couleurs sur l’émail blanc des assiettes. Vraiment, on ne peut croire qu’il y a à peine vingt-cinq ans on considérait un service relevé de filets bleu, vert ou or comme le dernier terme de la richesse ornementale et du luxe décoratif ! Aujourd’hui, grâce à la quantité de modèles qu’a multipliés l’industrie céramique, chacun peut avoir, presque pour rien, un service dont les jolis dessins et les gaies couleurs sont la parure des nappes.

C’est tout justement l’exemple donné par les céramistes qui ont fait à bas prix les choses de goût, que nous voudrions voir suivre par toutes les branches de l’industrie du mobilier. On prête au ministre des beaux-arts, M. Bardoux, l’intention de rendre l’étude du dessin obligatoire non-seulement dans les lycées et les collèges, mais même dans les trente et quelque mille écoles primaires de France. Cette grande et féconde idée élèvera encore le niveau de l’art industriel. Tout ouvrier sera un artiste et, sans qu’il s’en doute, tout homme sera un juge un peu éclairé. Par la connaissance du dessin, — cette grammaire des yeux, — le goût s’épurera et s’avivera, et tomberont d’elles-mêmes les admirations imméritées pour le clinquant et le faux luxe. En Grèce, raconte Pline l’Ancien, une loi obligeait tous les enfans des hommes libres à apprendre le dessin. Une telle loi n’a-t-elle pas un peu contribué à former cette grande race d’artistes qui depuis les édifices et les statues jusqu’aux derniers vases d’argile n’a laissé que des œuvres parfaites ? Quand on voyage en France, — le pays de l’Europe qui est peut-être le moins connu des Français, — chaque ville réserve sa surprise ! Comme monumens, comme musées, comme ruines, on croyait avoir tout vu et on s’aperçoit qu’on a encore tout à voir. A Lille, c’est une tête de cire unique au monde, à Caen, c’est le Mariage de la Vierge, à Arles, c’est le cloître de Saint-Trophyme, à Orange, c’est le théâtre antique. Il en est de même dans une visite à la section française de l’exposition. On a parcouru tant de galeries et tant de travées qu’il semble qu’on n’ait plus qu’à s’en aller, et cependant combien d’objets, d’industries entières même ont échappé aux regards ! Nous avons parlé du mobilier, mais avons-nous parlé du mobilier d’église ? L’omission ne serait point grave si les fabricans de Lyon, de Reims et du quartier Saint-Sulpice n’exposaient que ces autels d’albâtre d’un pseudo-roman, ces chaires de bois sculpté d’un gothique hétérodoxe, ces abominables statues peintes et ces affreux chemins de croix qui excuseraient une nouvelle persécution iconoclaste ; mais ils exposent aussi de beaux retables Louis XIV de bois doré, un curieux tabernacle montant en forme de Jérusalem, céleste, un autel de marbre blanc, mosaïque de marbres polychromes, imité du style byzantin, un baptistère roman sculpté dans la pierre, et un banc de chapitre très fouillé d’un gothique lancéolé. Nous avons parlé des céramiques, mais avons-nous parlé de la verrerie et de la cristallerie ? Or ces services de table taillés à facettes ou décorés de légers dessins gravés à l’acide fluorhydrique, ces grands miroirs à cadres en biseaux, ces lustres dont l’armature est heureusement déguisée sous les pendeloques et les chaînettes de cristal, ces torchères, ces girandoles, ces appliques, ces candélabres étincelans, cette glace colossale de Saint-Gobain, d’une superficie de 26 mètres, méritent bien description et éloge. On prisera moins ces verreries émaillées et cristallisées et surtout ces verreries opaques à décors de couleur. La beauté du verre est sa transparence ; pourquoi s’efforcer de lui donner l’opacité du kaolin ? Au centre de l’exposition des verreries, la fabrique de Baccarat brille comme un pur diamant. Sous une voûte de stalactites formée par les mille cristaux des lustres s’élève un grand kiosque de cristal à colonnes corinthiennes, ou, à parler mieux, une sorte de monument choragique analogue à la Lanterne de Démosthène, qui dépasse par l’éclat et par la beauté tous les tableaux d’apothéose des féeries.

L’art de ceux qu’on appelait autrefois « les gentilshommes verriers, » qui soufflent, taillent, polissent et ornementent le verre, conduit naturellement à l’art des peintres verriers qui colorent le verre dans la masse ou le peignent avec des couleurs vitrifiables appliquées au pinceau et cuites à la moufle. A l’exposition, les vitraux des églises et des maisons, les verrières des transepts et les baies des escaliers, occupent une galerie entière. Ils sont variés de dimension et de couleur, de style et de sujets. Ici c’est un vitrail byzantin où se groupent des apôtres et des pères de l’église dans des robes raides d’or et pavées de pierreries ; là c’est un vitrail roman dont la large bordure de fleurons en feuille de chou et d’animaux du bestiaire encadre des figures gauches vêtues d’accoutremens barbares. Plus loin c’est une grande verrière gothique à compartimens, que circonscrivent des rainures de plomb, qui représente les principales scènes de la Passion. Au centre de cette rose multicolore, étincelante comme un kaléidoscope, la colombe mystique déploie ses ailes ou la sainte face se nimbe d’un cercle d’or. Dans ce vitrail de baie monte l’arbre, des sibylles. Dans ces médaillons se dessinent des têtes de saints ou de prophètes, interprétées avec la lourdeur romane, la convention byzantine ou la naïveté gothique. C’est là ce qui convient aux vitraux. Au contraire, ces stations de la croix « accommodées au goust de ce temps, » où les plis des draperies suivent les mouvemens du corps, où les ombres occupent leur place logique, où les plans sont marqués, où les fonds fuient dans la perspective, où les nus sont modelés avec vérité, presque avec réalisme, s’écartent tout à fait du principe même des vitraux. Quand on a demandé à Ingres et à Delacroix de dessiner des cartons pour les peintres verriers, nous pensons, quels que soient le respect et l’admiration que nous inspirent ces deux hommes, qu’on a obéi à une idée fausse. Une verrière n’est pas un tableau ; sous peine de perdre son caractère, il ne faut pas qu’elle y ressemble. La beauté des vitraux, c’est l’éclat des couleurs, la translucidité des émaux ; — les demi-teintes d’un modelé savant briseraient la lumière qui doit jaillir par grandes masses. — Leur caractère, c’est la convention des types hagiographiques, la naïveté de la composition, la simplicité des attitudes. Les maîtres contemporains ne sont point faits pour inspirer les peintres verriers, qui ne doivent copier que les Van Eyck et les pieux imagiers des psautiers. De même, pour les maisons modernes, il faut, si on ne veut des glaces unies, ces vitraux imités des vitraux allemands du XVe et du XIe siècle, où, coupés par les filets de plomb, se tiennent les varlets aux chausses mi-parties, les châtelaines aux robes armoriées, les reîtres aux mines truculentes et les chevaliers aux heaumes à plumail et à volets. On peut encore admettre ces vitraux à compartimens renaissance, bariolés de monogrammes compliqués et d’écussons à lambrequins ; mais on doit condamner tous ces anachronismes : motifs pompéiens et japonais, copies en camaïeu de Téniers et de Brouwer, sujets et bordures Louis XV et Louis XVI. Comment les peintres verriers empruntent-ils des décors à ce XVIIIe siècle qui brisait les plus beaux vitraux des absides et des transepts, sous prétexte qu’ils obscurcissaient l’intérieur des églises !

À défaut de la transition par analogie, la transition par antithèse s’impose entre le verre, qui est symbole de fragilité, et le bronze, qui est symbole de solidité. L’industrie parisienne transforme le bronze en mille objets ; elle le fond en statues, en groupes et en bustes, reproductions des chefs-d’œuvre de l’antique et de la renaissance et des œuvres des maîtres contemporains ; elle en fait des pendules, des chenets, des lustres, des lampes, des candélabres, des torchères ; elle le cisèle, elle le modèle, elle l’ajoure, elle le dore, elle l’argente, elle l’oxyde, elle le relève d’émaux, de plaques de porcelaine et de marbre, de losanges d’agate et de lapis. Dans l’exposition des bronzes d’art, on remarquera surtout une monumentale horloge de style renaissance, de bronze doré ciselé, décorée d’émaux et de colonnettes de porphyre rouge.

Des bronzes d’art ainsi conçus et ainsi travaillés aux merveilles de l’orfèvrerie, il n’y a de différence que dans la valeur du métal. Donc voyons maintenant ces surtouts de tables et ces services de toilette d’argent ciselé et repoussé, ces exquises pendules renaissance, ces flacons de cristal de roche montés en or, ces bonbonnières guillochées, ces coffrets dont Frémiet a sculpté les figures et dont Claudius Popelin a peint les émaux, ces soupières et ces cafetières imitées des anciennes argenteries Louis XV, ces ostensoirs de vermeil, ces cadres de miroirs à main au repoussé, ces châsses, ces dyptiques, ces crosses pastorales, ces saints-ciboires, ouvragés, couverts de pierres fines et de gemmes, ces coupes d’agate, de girasol, de jaspe sanguin, montées, en or, et ces statuettes d’argent ciselé que ne désavoueraient pas les Florentins du XVIe siècle. La valeur du métal n’est plus rien comparée à la finesse et au mérite du travail. Il en est un peu de même d’ailleurs dans la joaillerie. Les vitrines de nos bijoutiers, pleines de rivières de diamans, de colliers de perles, de bracelets et de diadèmes de pierreries, de boutons d’oreilles de brillans énormes, montrent autant d’art dans la monture et dans l’invention des formes que de richesse dans la matière. Parmi ces joyaux, une broche faite de trois saphirs est estimée 2,500,000 francs. Le plus bel éloge à faire des joailliers français, c’est dire qu’ils sont dignes de monter de telles pierreries.

Les expositions universelles, profitables aux autres nations, sont inutiles à la France. Les œuvres de son art et de son industrie ne sont-elles pas répandues par toute l’Europe à laquelle elles servent de leçons et de modèles ? Et Paris, avec ses salons annuels, ses vingt musées, ses somptueux magasins qui sont aussi des musées, et ses milliers de boutiques qui sont des vitrines, avec enfin ses diverses expositions que multiplient l’état et les particuliers à l’École des Beaux-Arts, au Palais de l’Industrie, dans les cercles, chez les marchands de tableaux, Paris n’est-il pas un exposition permanente ? Mais si la France n’a rien à gagner aux expositions universelles, elle n’y risque rien. Quand la France appelle les nations à ces luttes pacifiques, elle les convie à venir décréter son triomphe. En parlant ainsi, nous constatons simplement un fait manifeste, nous n’entonnons point un dithyrambe patriotique. Nous estimons que les victoires du travail n’effacent pas les défaites de la guerre. Il y aurait danger pour un peuple à penser autrement, car l’histoire ne donne pas d’exemple d’une nation résignée à la perte de son rang chez laquelle l’éclipse des arts, des lettres et de l’industrie n’ait suivi de près la décadence militaire. On appelle volontiers les arts et les lettres les fruits de la paix, pacis fructus. Il semble au contraire qu’ils naissent et qu’ils se développent dans les fureurs de la guerre, comme l’éclair jaillit du choc des nuées. C’est après Salamine et Platée que s’épanouit le génie hellénique ; c’est après les longues guerres de César que chantent les poètes latins. Le magnifique éclat de la renaissance italienne resplendit au milieu des batailles, des assauts, des massacres des guerres civiles et des guerres étrangères. Quand l’Espagne a Cervantes, l’étendard des Castilles flotte sur le Nouveau-Monde et est redouté sur les champs de bataille de l’Europe. Quand l’Angleterre a Shakspeare, ses soldats et ses marins vainquent sous Raleigh, sous Drake et sous Essex. La grande époque de l’art dans les Pays-Bas correspond aux temps où les Provinces-Unies recouvrent leur indépendance avec les Nassau et deviennent maîtresses des mers avec Tromp et Ruyter. A l’heure où Herder, Schiller et Goethe écrivent, l’Allemagne combat ou arme. La France a porté trois siècles la double couronne des armes et des lettres ; et c’est à l’écho des canonnades de Valmy et d’Austerlitz que sont nés les hommes qui ont fait le grand mouvement intellectuel de 1830.


HENRY HOUSSAYE.