Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/19

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 301-308).

Chapitre II

LE CAIRE — THÈBES


Le Caire — Louqsor — La vallée des Rois — Del-el-Bahri — Ramesseum — Les Colosses de Memnon — Karnak — Deir-el-Médiné — La vallée des Reines — Thèbes.


26 avril — À 6 heures 30, nous nous enregistrons à l’hôtel Shepheard, au centre du Caire, après une course de cent cinquante à deux cents milles dans le Delta du Nil. À vol d’oiseau, aucun pays n’est plus facile à décrire. C’est un tapis de verdure d’une longueur de mille kilomètres et d’une largeur difficile à préciser ; il se déroule entre les monts Lybiques au couchant, et les monts Arabiques au levant. Sur ce tapis ombragé d’acacias et de palmiers, parfumé par les lauriers, les rosiers, les bougainvilliers et les lotus, marqueté par les rizières, les champs de blé, de trèfle et de luzerne, le Nil, teint de la nuance qui porte son nom, serpente gracieusement du Delta aux sources du Nyavaronga et du Kagéra qui forment le grand lac Victoria-Nyanza, sa source. C’est le plus grand fleuve du monde, après le Mississippi ; le Yang-Tsé-Kiang de Chine, vient ensuite. C’est dans ce pays enchanteur que nous passerons quelques jours à vivre de l’histoire, à jouir d’un climat sans pareil, au milieu d’une population que l’on dit l’une des plus intéressantes du globe.

27 avril — Le Caire, Masr-el-Kâhira, surnommé le bouton de diamant qui ferme l’éventail du Delta, donne l’illusion d’un des magnifiques quartiers de Paris : rues larges, trottoirs plus larges encore, ombragés d’acacias fleuris violet, parcs remplis de fleurs et d’arbres des espèces les plus rares, dominés par le feuillage des palmiers dont on ne se lasse jamais ; population d’au-delà d’un million d’habitants. On peut la diviser en cinq parties : 1° la ville européenne ; 2° la ville indigène ; 3° le vieux Caire ; 4° la ville des tombeaux des califes ; 5° la ville morte. Ces deux dernières portent bien leur nom. Des rues, des places, des carrefours, des maisons, des palais, comme dans une ville pour les vivants, mais cette ville n’est habitée que par les morts. Les tombes sont des maisons dont la plupart sont sans toit, mais ayant portes, balcons, fenêtres, jalousies, comme les maisons habitées par les vivants. À quelques fenêtres se voient même des rideaux et des tentures. En parcourant les rues silencieuses, on a l’impression qu’elles ont été désertées par leurs habitants. C’est morne comme Pompéï. Autant ces deux villes sont lugubres et muettes, autant les trois autres sont gaies, vivantes et tapageuses. On y trouve la grande vie du café parisien, l’opéra, le théâtre et le cinéma. Je relève à l’affiche : Joseph vendu par ses frères. Voilà, certes, une représentation qui ne manquera pas de couleur locale. Tous les types de l’Orient, de l’Occident, du Nord, du Midi, du Sud, de l’univers enfin, s’y croisent, en leur costume particulier.

Dans la matinée, nous nous présentons au consulat de France et aux autorités anglaises pour faire viser nos passeports pour la Palestine et la Syrie. L’après-midi, nous visitons le musée égyptien et parcourons les rues de la ville, afin de nous familiariser avec notre nouvelle connaissance. Le monde est petit, dit-on, mais il jouit d’une variété infinie. Rien ici ne ressemble à ce que nous avons vu ailleurs, et Dieu sait si nous en avons vu !

Comme la saison est avancée, nous décidons de faire tout de suite la Haute-Egypte. Nous verrons de nouveau le Caire, à notre retour, et parcourrons les plus intéressants de ses environs. Nous partons à 8 heures p.m., pour Louqsor ; excellent train, avec wagons-lits. La voie suit le Nil et le traverse à deux reprises.


Ruines du Temple de Louqsor.


Les Colosses de Memnon, Thèbes. Le Ramesseum, Thèbes.

28 avril — Arrivée à Louqsor à 9 heures a.m. Comme la matinée est joliment entamée, nous allons au plus près et promenons notre curiosité insatiable à travers les colonnades, les obélisques, les pylônes, les statues colossales, les salles immenses, les stèles, les corridors et les voûtes des ruines imposantes du temple de Louqsor, tout à côté de l’hôtel du même nom. Ces ruines sont classiques et connues par la photographie, la gravure, la lithographie, la peinture dans tout l’univers. On y voit le socle de l’obélisque qui orne la place de la Concorde, à Paris. Il n’y a pas un musée d’une importance quelconque dans les principales villes du monde qui ne possède soit une statue, un socle, une stèle, un pan mural, un hiéroglyphe enlevés à ce temple. Et dire qu’il en reste encore assez pour émerveiller et intéresser le visiteur le plus exigeant et satisfaire le chercheur le plus enragé.

Ce que devait être ce temple cyclopéen à l’époque de sa parfaite splendeur ne peut se concevoir. Nous y passons trois heures à regarder superficiellement, sans étudier les détails ; nous y reviendrons chaque jour, plutôt chaque soir au retour de nos courses, pour le contempler sous les feux mourants du soleil qui s’enfonce derrière la chaîne des monts Arabiques, à la demi-clarté des nuits incomparables, à la scintillation de millions d’astres, véritables diamants qui pointillent le velours du firmament.

Le Nil, sillonné par les felouques aux voiles blanches qui se déploient comme autant d’immenses ailes d’hirondelles, baigne les fondations du temple. Du côté ouest, entre la colonnade extérieure et la rive, les ruines d’une église copte jonchent le sol. Une partie du temple de Louqsor a aussi été affectée à ce culte, dans les premiers temps de la chrétienté. Des peintures murales, représentant la Vierge et les Saints, en font foi. Près du pylône de gauche, les musulmans ont élevé dans l’enceinte du temple une mosquée que tout admirateur de l’art antique voudrait voir ailleurs.

29 avril — Levés de bonne heure. Il s’agit d’une excursion dans les montagnes, à la vallée des tombeaux où dorment les Pharaons. Nous passons le Nil en felouque, guidés par le dragoman Ahmed Abdel Raggaz qui a préparé les voies et retenu les services de trois âniers qui nous attendent sur le rivage, enveloppés dans leurs burnous. Leurs petits ânes, qui répondent aux noms de Quo Vadis, Bismark et Chocolat, attendent aussi, les sabots dans le sable, immobiles comme la statue du bœuf Apis. Nous montons en selle et, à travers dunes et champs de blé que des moissonneurs abattent à la serpe, nous cheminons vers Kourna, en passant par les hameaux de Naja-er-Rizka et de Naja-er-Béirat, près du canal Fadiliyé que l’on traverse sur un pont, au petit village de Naja-er-Tod. À notre droite, se profile un joli bosquet où blanchissent des maisons. C’est une île au temps de la crue du Nil ; elle se confond maintenant avec la pleine terre.

Arrêt au tombeau funéraire de Sethos 1er, dédié à Amon et consacré au culte de Ramsès 1er, son père. Ce temple, à l’origine, mesurait près de sept cents pieds de côté. Il n’en reste plus que le portique à colonnade et les ruines des salles principales. Nous continuons sur Biban-el-Moulouk où, à la fourche du chemin, nous prenons le sentier de la montagne, par Asasif et Deir-el-Bahri. Nous entrons dans la vallée, entre les montagnes qu’un auteur de voyages décrit comme suit : — « Des rochers nus et jaunâtres sur lesquels le soleil darde ses rayons à midi, rétrécissent la vallée de plus en plus ; une immense tristesse pèse sur toute cette contrée solitaire, dont l’imposante majesté surpasse tout ce que l’on rencontre sur les bords du Nil. Presque tout signe de vie semble y être éteint ; çà et là seulement quelques plantes du désert y végètent ; chacals et loups, aigles, faucons et hiboux, serpents et chauves-souris, mouches et guêpes le peuplent presque exclusivement. »

Après une chevauchée de quatre milles et demi, nous sautons de nos étriers sous un abri sommaire de feuilles de palmiers. Nous sommes aux tombeaux des Rois — Biban-el-Moulouk. Il y en a plus de soixante. Les plus intéressants sont ceux de Ramsès I, III, IV, VI, IX, de Mérenptah, de Séthos Ier, de Thoutmosis III, d’Aménophis II, de Thoutmosis Ier. Nous choisissons les quatre plus beaux pour les visiter : ceux de Séthos Ier, d’Aménophis II, de Thoutmosis III et de Ramsès III. Ils datent de pas moins de douze siècles avant l’ère chrétienne.

Taillés dans le roc vif, ces tombeaux atteignent des profondeurs de deux, trois, quatre cents pieds. Ce sont de véritables temples dont les salles, les plafonds, les murs, les colonnes sont richement et admirablement décorés. Peintures et décorations sont d’une fraîcheur qui laisserait planer le doute sur leur ancienneté, n’était la momie qui vous regarde au fond de son sarcophage, et semble dire : « Hé bien ! doutes-tu de mon âge aussi ? » Cent quatre-vingt-dix de ces rois reposent ainsi dans la terre d’Égypte. Quatre-vingt-dix ont été découverts. Les chercheurs fouillent plaines et montagnes pour découvrir les cent autres. Il y a des richesses inouïes enfouies dans ces tombeaux. Les Pharaons qui y reposent ont emporté avec eux une partie de leurs trésors dans ce lieu sacré qu’ils croyaient ne devoir jamais être violé ni profané. Cette montagne est une ruche dont les millions d’alvéoles sont autant de tombes, qui sont fouillées par des spéculateurs qui brocantent aux touristes et aux marchands d’antiquités des mains, des bras, des jambes, des têtes, des chapelets, des joyaux et des scarabées de momies.

Nous revenons par le grand temple de Deir-el-Bahri, construit en terrasses, le temple funéraire des rois Mentouhotep III et IV, le Ramesseum et les colosses de Memnon dans l’immense plantation de cannes à sucre d’un riche particulier. Ils sont bien délabrés, les pauvres colosses, mais imposants tout de même. Ce sont les deux seuls qui restent des six qu’ils étaient à l’origine.

Nous rentrons à l’hôtel par la même route, heureux, mais brisés par le violent exercice d’une chevauchée de plus de quatre heures à dos de bourriquets. L’après-midi, nous retournons au temple de Louqsor et causons avec les indigènes dans la rue et les boutiques ; la plupart parlent le français et l’anglais. Il y a peu de mendicité, par comparaison avec les Indes et la Chine.

Hier après-midi, nous avons visité à Karnak, le grand temple d’Amon, ceux de Khom, de Ptah, d’Osiris. Ces divers temples, qui se tiennent les uns aux autres, forment une ville immense de ruines des plus colossales et des plus majestueuses. Un long jour suffit à peine pour les parcourir à la hâte.

30 avril — Excursion sur les rives du Nil à Deir-el-Médiné, Kournet-Mourrai et aux tombeaux des Reines dans la même montagne où se trouvent ceux des rois, mais sur le versant opposé. Chocolat, qui a mal à une patte, a été remplacé par Ramsès, à notre grand chagrin. C’était une bonne petite bête que Chocolat.

Nous commençons par le temple de Deir-el-Médiné, dédié à la déesse funéraire Hathor et à Maat, et fondé par Ptolémée IV Philipator. Il y a près de soixante-dix tombeaux de reines, de princes et de princesses. Nous visitons celui de la reine Néfreteré-mi-en-Mout, ceux de la reine Titi et des princes Amen-her-Khopshef et Khamousset, fils de Ramsès III. Au retour visite à Médinet-Habou, du grand temple de Ramsès III, de la XVIIIème dynastie, et des colosses de Memnon. Ceci résume notre visite aux ruines de Thèbes aux cent portes, la ville géante qui s’étendait des monts Lybiques aux monts Arabiques, cité que traversait le Nil et dont Homère parle avec emphase :

« Thèbes, ville d’Algyptos, où les maisons regorgent. Elle a cent portes ; de chacune sortent des trésors, deux cents hommes vigoureux pour la lutte avec armes et chevaux. »

À 3 heures 10, nous prenons le train pour le Caire, enchantés de notre trop court voyage dans la Haute Égypte.


Le Sphinx de Memphis.


La Vallée des Rois, Thèbes.


Le Sphinx.

1er mai — Arrivée au Caire, à 7 heures 15 a.m. Messe à l’église Saint-Joseph desservie par les Padri Capuccini. L’après-midi, visite de la citadelle, du cimetière catholique et de la mosquée de Méhémet-Ali.

2 mai — Nous parcourons le jardin Esbekiyé, le Khan-el-Khalili, la Gamé-Seyidna, l’Hosein, la Magé-el-Ashar, les tombeaux des califes, la Ville morte, l’Abou-Sergé, l’église des Coptes ; dans l’après-midi, les Pyramides, le Sphinx et les ruines de Memphis. Il y a grève des employés de tramways au Caire depuis un mois.

3 mai — À Sikkarat, à l’île Roda, au vieux Caire, au jardin zoologique, à la mosquée Asur, aux tombeaux des Mamelouks sur les hauteurs de Mokattan.

4 mai — Nous avons vu le puits de Joseph, le musée khédival, l’arbre sous lequel Kléber a été assassiné. Nous allons ensuite présenter nos hommages au colonel Ryder et visitons Helman, les bains où, selon la tradition, Moïse fut sauvé des eaux par la fille du Pharaon. Un court arrêt à l’arbre de la Vierge et nous rentrons à notre hôtel.

5 mai — Centenaire de la mort de Napoléon — 5 mai 1821 — batailles d’Alexandrie, d’Aboukir, des Pyramides, d’Héliopolis. Les souvenirs de mes lectures et les réflexions sur cette folle équipée et cette audacieuse aventure de Bonaparte se pressent en foule dans ma tête. Il serait téméraire et fastidieux de les rappeler.

On trouvera peut-être assez intéressant de savoir comment fut commémoré cet événement. Voici ce que je lis dans un journal français du Caire :

« Nous rappelons à nos lecteurs français que c’est aujourd’hui, à 5 hrs de l’après-midi, qu’aura lieu au nouveau cimetière latin, la cérémonie religieuse et militaire organisée par la colonie française du Caire pour commémorer le centenaire de la mort de Napoléon. »

« Un « Libéra » sera chanté par les R.R. Pères Franciscains français. La chorale des frères de Koronfich, les sociétés militaires et le public se grouperont autour du catafalque, décoré par la maison Ducommun, qui sera dressé entre la chapelle et le mur où se trouvent les stèles de l’expédition de Bonaparte et des morts de la Grande Guerre. Ces éclaireurs français éclaireront ces groupements.

« Après la cérémonie religieuse, les assistants s’avanceront vers les stèles funéraires, devant lesquelles seront prononcés des discours par le député de la nation présent au Caire, le président de la section des Vétérans, le président de l’Union des Combattants et M. le Ministre de France.

« N. B. — Le comité a pris toutes les dispositions que comportent les circonstances, pour que les membres de la colonie trouvent à Ataba-El-Khadra des omnibus et des motor-cars, à partir de 3 heures de l’après-midi, pour les transporter au cimetière à des prix raisonnables.

« Il est rappelé qu’il n’est envoyé aucune invitation à la colonie française, le présent avis en tient lieu. Nous espérons que les Dames voudront rehausser de leur présence l’éclat de cette cérémonie solennelle. »

Et voilà comment fut célébré en Égypte, le centenaire de celui qui rêva de l’affranchissement de ce pays du joug tyrannique des Mamelouks, et de son indépendance ; le centenaire de celui qui, pour elle, livra les batailles d’Alexandrie, d’Aboukir, des Pyramides, d’Héliopolis et bien d’autres… Ici-bas tout s’effrite, tout s’écroule ; la gloire de Napoléon, comme la grande pyramide, subissent l’action dissolvante du temps.

À 6 heures 15 p.m., départ pour Jérusalem, que nous devrons atteindre demain midi.