Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/18

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 293-ill).

Chapitre I

LA MER D’ARABIE — PORT SAÏD


La mer d’Arabie — Vers l’Afrique — Les îles Maldives et Laquedives — Djibouti — Bab-el-Mandeb — El-Hajaz — Le mont Sinaï — La mer Rouge — Suez — Port-Saïd.


12 avril — Il fait un fort vent de l’ouest. La pluie traverse les toiles du pont supérieur qui ruisselle. Nous cherchons refuge dans le salon, la salle à manger, les cabines. Nous nous retirons de bonne heure. À demain, notre curiosité et notre envie de reluquer les figures nouvelles.

13 avril — À midi, nous avons parcouru cent quarante-et-un milles. Distance à couvrir pour atteindre Djibouti : deux mille soixante-quinze milles. Notre position sur la mer d’Arabie est par 6°-0′-5″ latitude nord, et 120° longitude est, méridien de Paris. La population, de près de deux cents passagers de première, se compose de quelques Anglais et Américains ; mais la grande majorité sont des Français de l’Indo-Chine, fonctionnaires en congé et négociants qui, accompagnés de leurs familles, rentrent au pays natal.

Il n’y a pas de place attitrée pour le déjeuner qui se prend au petit bonheur. Pour les autres repas, nous sommes en compagnie de Monsieur G… P…, ministre plénipotentiaire de France à Pékin et conseiller du gouvernement chinois, et de Madame. Nous causons politique, géographie, voyages, histoires, aventures, guerre, et France, cela va sans dire.

14 avril — Voici le passage des Huit degrés et demi, entre les groupes des îles Maldives et Laquedives, près de l’île Minikoi dont nous voyons le phare et la côte ombragée de palmiers. C’est la dernière terre que nous apercevons dans la mer d’Arabie, jusqu’à ce que nous atteignions l’île de Sokotrat du côté ouest. La mer est magnifique. Il fait bon, doux, un peu chaud sur le midi, mais la nuit est assez fraîche ; la lune nouvelle illumine les flots de reflets d’argent ; le ciel est d’un brillant dont on n’a pas idée. Je suis enfin d’accord avec les poètes qui ont chanté les nuits d’Orient. Je partage leur enthousiasme ; pour une fois, ces rêveurs ont raison.

15 avril — Le navire file en moyenne deux cent quatre-vingts milles par jour, environ onze nœuds à l’heure. Pour l’économie du charbon, tous les navires de l’Orient ont adopté cette vitesse. Il ne faut donc pas se plaindre. Bien heureux encore d’avoir quelques bateaux, après la destruction considérable qu’en ont faite les Boches. Le Cordillère est un ancien navire, construit à La Ciotat, près Marseille, en 1888 ; il jauge onze mille tonneaux. Le service est excellent et la cuisine française ; c’est tout dire. La table compense pour le reste qui laisse un peu à désirer, surtout pour ceux qui sont habitués au luxe des bateaux de l’Atlantique. En Orient, il ne faut pas être trop exigeant, toujours, mais surtout par le temps qui court.

16 avril — Nous montons un peu vers le nord. La course presque directe sur l’ouest fait reculer les montres de vingt et quelques minutes chaque jour. Déjeuner de 6 à 9 heures a.m., lunch à 11 heures 30 a.m., diner à 7 heures p.m. Le petit déjeuner est intéressant. Chacun se présente sans cérémonie, les hommes en pyjama ; les femmes en robe de chambre, le chignon tortillé, ébouriffé ou enroulé dans un voile : joli négligé qui laisse voir ou deviner des beautés et des horreurs selon que… Jusqu’à 10 heures a.m., la procession des pyjamas, des kimonos, des pantoufles et des chignons effarouchés bat son plein. Au lunch et au diner, l’ordre se rétablit et l’étiquette reprend son empire. Nous croisons dans l’après-midi, le magnifique André Lebon, l’un des gros navires des Messageries ; échange de saluts habituels.

17 avril — Messe au salon de musique à 8 heures 30 a.m ; cinquante personnes y assistent. Très impressionnante la messe à bord ; c’est pourtant simple, mais c’est beau. Je comprends que le Christ ait prêché sur les eaux.

Dix-sept avril ! 21e anniversaire de notre mariage ; mon journal ne paraîtra pas davantage aujourd’hui.

18 avril — Nous entrons dans le golfe d’Aden. La terre que nous signalons à tribord est l’île de Sokotrat. Le golfe d’Aden s’étend jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb qui conduit à la mer Rouge. À bâbord, nous apercevons le cap Gardafui, le point le plus avancé de l’Afrique du côté de l’Est. Il fait très chaud sur le haut du jour. Les éventails électriques ronronnent sans relâche dans les salons, la salle à manger et les cabines. La lune, de plus en plus forte, éclaire la mer jusqu’à une heure avancée. Au coucher du soleil, toutes les lunettes sont braquées sur la ligne de l’horizon, pour voir le rayon vert. Il paraît qu’au moment où il disparaît sous l’eau, le soleil lance, dans cette région, un rapide rayon de couleur verte. Les uns le saisissent, les autres le manquent ; et chacun de poser la question : « Avez-vous vu le rayon vert ? » C’est le refrain de chaque soir.

19 avril — Si nous faisons le point à l’endroit où nous sommes, la position est des plus intéressantes ; à l’est : la côte de Malabar, dominée par la chaîne des Nilgherries, les deux groupes des îles Maldives et Laquedives, l’archipel de Chagos ; au sud : les îles Seychelles et loin, voisine de l’Afrique, la grande île de Madagascar ; au nord : le Guzerat, le Hutch, le Sindh, ces trois derniers dans l’Hindoustan ; le Béloutchistan et la Perse que baignent respectivement le golfe d’Oman et le golfe Persique ; à l’ouest : le Zanzibar, le Houd, la Somalie.

20 avril — À 6 heures a.m., mouillage dans la rade de Djibouti, en Somalie française, Éthiopie ; nous prenons quatre cents tonnes de charbon pour continuer la route. Prévoyant qu’il fera très chaud à bord, sur le haut du jour, nous nous hâtons de sauter dans un sampan manœuvré par trois indigènes. Au débarcadère, des carrosses du temps de Mathusalem, attelés de maigres chevaux, vrais squelettes antédiluviens, nous conduisent à travers les rues de la ville la plus délabrée qui puisse être. Les mendiants nous assiègent ; des houris, nigra sum sed formosa, dansent autour de notre voiture. Leurs visages, leurs bras et leurs poitrines nues ruissellent d’un liquide qui doit être de la sueur, mais qui a toutes les apparences de l’huile sur leur peau d’un beau noir de jais. Sur la place du marché, des tomates, des courges jaunes comme de l’or, s’étalent entre les pattes d’une cinquantaine de chameaux chargés de branches sèches. Devant la résidence du gouverneur — Djibouti est une possession française — on est tout ébahi de trouver sur cette terre de feu un jardin de fougères, de palmiers, de lauriers roses, de la verdure et des fleurs. À l’extrémité de la pointe sud, sur une île absolument dénudée, un lazaret profile son quadrilatère blanchi à la chaux et sa toiture en tuiles rouges. Caramba ! que calor !

À 5 heures p.m., nous mettons le cap sur le détroit de Bab-el-Mandeb que nous passerons pendant la nuit.

21 avril — La nuit a été chaude ; nous avons la mousson de l’est. La journée se passe sans incident qui vaille la peine d’être noté. Distance parcourue à midi : deux cent quatre-vingts milles ; il en reste encore près de huit cents pour Port-Saïd. Latitude 14°. Nous montons lentement. On nous promet de la fraîcheur pour demain.

En remontant la mer Rouge, nous avons à droite la côte de l’Arabie, le Yemen et l’El-Hajaz, l’Arabie heureuse, à gauche, la Somalie, le Gallas, l’Abyssinie, le royaume du défunt roi Ménélik, prétendant direct à la lignée du roi Salomon, enfin la Nubie et l’Égypte. La largeur moyenne de la mer Rouge est de cent cinquante à deux cents milles, et sa longueur, de douze à quinze cents milles. Cette mer est très poissonneuse ; nous naviguons au milieu de bancs de poissons de toutes espèces, de toutes couleurs, de toutes


Djibouti en Somalie Française.

tailles. Les ébats joyeux et les courses folles des marsouins

nous amusent toujours. Nous croisons plusieurs navires à tribord, deux remorqueurs qui touent une immense cale-sèche à destination de Sourabaya, Java. Ils sont partis d’Amsterdam, il y a deux mois.

Des îles rocheuses, volcaniques, des cratères éteints, surgissent çà et là de la mer. Sur les cimes, des phares : des postes de secours et de télégraphie sans fil ; aucune végétation.

22 avril — Le temps frais n’est pas encore arrivé ; ce sera pour demain ou après demain ou plus tard, mais nous ne souffrons nullement de la chaleur. Nous désirons de la variété, du changement ; on n’est jamais content de son sort.

23 avril — Il fait froid au point qu’il faut des vêtements plus lourds. À midi, nous sommes vis-à-vis Djeddah et la Mecque : la Jérusalem, la Rome du mahométisme.

24 avril — Nous avons souhaité une température plus basse, nous sommes servis plus qu’à souhait ; il fait froid. Où sont les prophètes inspirés, les savants, les voyageurs véridiques, qui prétendent que la mer Rouge est un couloir de l’enfer où l’on rôtit à la broche ? Farceurs !

25 avril — Hier, nous avons croisé une douzaine de bateaux dont l’un d’eux, un hollandais, le Vandael. Le vent est tombé ; la mer est d’huile. À gauche, sur la terre d’Afrique, la chaîne des monts Lybiques ferme la côte. Le ciel se couvre de nuages et l’atmosphère est chargée de brume ; on se croirait sur l’Atlantique. A deux heures du matin, on a signalé le mont Sinaï à droite. En fermant les yeux, nous avons vu, assis sur le sommet, Moïse, tenant dans ses bras les deux tables de la loi ; le vent soufflait sur le fleuve de sa barbe et les deux jets classiques de lumière céleste illuminaient son front auguste :


« Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu,
« Et observeras ses commandements ».


Comme il y a doute au sujet de l’endroit précis où les Hébreux, conduits par Moïse, dirigé lui-même par la colonne de feu, la nuit, la colonne de fumée, le jour, ont traversé la mer à pied sec, je tranche le nœud gordien et le fixe vis-à-vis le Sinaï, pour l’instant, en attendant des nouvelles plus précises de cette aventure. Les chariots et tout l’attirail de guerre de l’armée de Pharaon sont au fond de l’abîme ; nous naviguons au-dessus. Les hordes de ces guerriers impies et sacrilèges ont dû être dévorées par les ancêtres des requins qui s’ébrouent autour de nous. Nous serons à Suez à midi et à Port-Saïd demain avant le jour.

Midi : en rade de Suez, l’ancienne Arsinoé. Du gaillard d’avant se dessine sur la gauche, la vieille cité arabe ; à droite, la ville neuve de Suez, à l’entrée du canal ; plus loin, se détachant nettement entre le vert glauque de la mer et l’or des sables du désert d’Arabie, l’oasis des Sources de Moïse.

À 5 heures p.m., après les formalités remplies, nous levons l’ancre et entrons chez M. de Lesseps. La cloche de la mission française tinte joyeusement, au passage du Cordillère qui arbore le tricolore à la poupe. Une petite sœur de la Charité nous salue devant la chapelle de la mission ; les grandes ailes blanches de sa cornette s’agitent au vent. C’est quelque chose de la France qui passe ; son cœur doit battre bien fort en ce moment…


« Mère, je revois, oh ! je revois mon village,
« Doux souvenir du pays… »


Le soleil descend derrière la chaîne des Arabiques. Sur la berge du canal s’étalent des débris ; ce sont les fortifications élevées durant la guerre ; le fil barbelé se rouille sur les dunes. Trois cent mille hommes étaient postés ici et occupaient ces tranchées. Le canal était d’une importance capitale pour les Alliés. Si ce passage fut tombé entre les mains de l’ennemi, la ligne de communication entre l’Orient et l’Occident était rompue, les secours interceptés ; les Indes, l’Indo-Chine, la Birmanie, la Chine, le Japon se trouvaient dans l’impossibilité d’assister les Alliés. Les Turcs ont tenté l’aventure en traversant le détroit de Gibal sur des navires en tôle, mais ils furent repoussés par un vieux chalutier français qui mouillait dans ces eaux, et sur lequel on ne comptait guère depuis longtemps. Il fut cependant d’une grande utilité cette fois.

Vers dix heures, nous filons à toute vapeur dans les lacs Amers, que l’on rencontre au milieu du canal ; ce sont de petites mers intérieures que M. de Lesseps a utilisées avec avantage dans son travail de génie. Le canal de Suez a son pittoresque particulier. C’est un reptile vert, de cent vingts kilomètres, qui ondule à travers le sable doré.

26 avril — Entre 4 et 5 heures a.m., nous sommes à Port-Saïd. Nous mouillons à vingt pas de la berge du canal. Il faut prendre des felouques pour descendre à terre. Le bateau, afin d’éviter des frais de quayage exorbitants — il a fallu verser le joli denier de 10 000 $ pour cette courte nuit dans le canal — ne va pas à quai. Rien d’étonnant que la Compagnie du canal de Suez paie à ses actionnaires de savoureux dividendes.

À quelle nation appartient le canal de Suez ? Voici : M. de Lesseps et sa Compagnie obtinrent vers 1850, d’Ismaïl Pasha, alors khédive d’Égypte, l’autorisation de construire le canal, moyennant une certaine somme d’argent et cent soixante-quinze mille actions de la compagnie. Après 1869, époque de l’ouverture, Ismaïl eut besoin de fonds. Il offrit ses actions en vente au gouvernement et aux capitalistes français, qui se firent prier et laissèrent échapper l’occasion, que les Anglais saisirent au bond. Ismaïl, fatigué d’attendre à Paris, s’adressa à Londres. L’Angleterre comprit l’importance d’une pareille affaire ; elle acheta les actions et s’empara du contrôle et de la direction de la compagnie, et du canal.

En attendant le train de midi et demi, qui doit nous conduire en cinq heures au Caire, nous prenons une voiture et parcourons la ville. Sur la place publique nous saluons le buste de M. de Lesseps dont nous apercevons, à l’extrémité de la jetée, la statue qui, d’un grand geste du bras droit, invite les navires de toutes les mers du monde à entrer dans le canal.


Femme Turque. Femme Égyptienne.


La « Hanéfijé », fontaine aux ablutions de la Mosquée Méhémet-Ali. « Gâmé Mohammed’Ali, » la Mosquée d’albâtre, construite par Mohammed’Ali et Sa’id, sur le modèle de la Mosquée Nouri Osmaniyé à Constantinople,
Le Caire, Égypte.