Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/22

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 347-355).

Chapitre I

CONSTANTINOPLE — MILAN


Constantinople — Scutari — Stamboul — Andrinople — Philippopoli — Sofia — Ferdinand — Nisch — Belgrade — Pierre I — Zagreb (Agram) — Trieste — Le château de Miramar — Maximilien et Charlotte — Venise — Milan.


29 mai — Apercevoir du pont d’un navire, sous les feux d’un soleil du matin, resplendir Constantinople, ses murs, ses châteaux, ses forteresses, ses minarets, ses coupoles, la mer Marmara, la Corne d’Or, le Bosphore, Scutari, Galata, Péra et Stamboul est un spectacle vraiment féerique. Ce n’est pas de la surprise, c’est de la stupéfaction, de l’ébahissement. Oui, lord Byron avait raison de compter Constantinople comme l’une des trois plus belles villes du monde ; les deux autres, dans son estime, étaient Naples et Lisbonne. Edmond About a écrit, quelque part, de ne pas entrer dans Constantinople, de se contenter de l’admirer du dehors. Je partage son avis et je l’applique à tout l’Orient. Beauté éblouissante, captivante, de rêve, de reflets, d’images, de couleurs, de grâces qui s’effacent, s’évanouissent, disparaissent sous la loupe décevante de l’analyse. Comme la sensitive, elle se ferme au toucher ; comme le rêve, elle fuit au réveil, à la réalité. Mais que le mirage est beau, merveilleux, enchanteur, éblouissant !

Nous entrons dans le port, à petite vitesse, pour mieux jouir du spectacle. Plus de cent navires sont arrivés avant nous et se balancent dans la Corne d’Or et sur les eaux rapides de la mer Noire qui se précipitent dans la mer de Marmara par le détroit sinueux du Bosphore. Trois promontoires arrondis forment Constantinople : à l’orient, Scutari, qui resplendit dans sa couleur de chrome, son immense université, ses coupoles et minarets gris ; au nord, les immenses cités de Galata et de Péra, dominées par la tour de Gênes, construite par les Génois lorsqu’ils étaient les maîtres de la ville ; à l’occident, Stamboul, l’antique Byzance, la ville de Constantin, durant plusieurs siècles la reine de l’Orient, que l’on a vite reconnue à ses vieux murs, à son Séraï, à son Ministère de la Justice, à son Musée rouge, aux neuf coupoles et aux quatre minarets de Sainte-Sophie, aux six aiguilles de l’orgueilleuse mosquée d’Ahmed, à l’Hippodrome, à la forêt de minarets et aux flèches de mille autres mosquées plus prétentieuses les unes que les autres. Un pont mobile ferme l’entrée de la Corne d’or et relie les cités de Galata et de Péra à Stamboul, à ses mosquées, à son bazar, à sa vie orientale.

La population de ces quatre grandes cités réunies atteint un chiffre difficile à préciser, surtout de ce temps-ci, vu l’énorme population flottante résultant de l’invasion de plus de cent mille réfugiés russes et de l’occupation de la ville des califes, par la Commission interalliée. Cette commission a pratiquement le contrôle de la ville et s’y maintiendra pendant une période indéfinie, tant que l’état de guerre entre la Turquie et la Grèce n’aura pas cessé, aussi longtemps que l’Orient ne jouira pas d’une tranquillité, sinon complète, du moins suffisamment marquée pour ne plus inspirer de crainte et d’appréhension aux puissances alliées.

Sainte-Sophie fut fondée par l’empereur Constantin en l’an 325. Il ne dédia pas ce monument à la sainte de ce nom, comme on serait porté à le croire, mais à la Sagesse divine, sophiè, en langue grecque. Elle fut agrandie par son fils Constance. Sous Arcadius, un incendie allumé par des émeutiers la détruisit en partie. Cette émeute avait été provoquée par l’exil de saint Jean Chrysostôme. Elle fut de nouveau incendiée vers 532 sous Justinien qui la restaura. C’est l’édifice que nous voyons aujourd’hui dans son ensemble. « Il (Théodore II) voulut, » nous dit M. Monmarché, « que le temple fut le monument le plus magnifique que l’on eût vu depuis la création ; aussi, fit-il recueillir dans toutes les parties de l’Empire les matériaux précieux, les marbres, les colonnes, les sculptures des temples les plus renommés… Dix mille ouvriers, conduits par cent maîtres maçons, étaient employés à la fois… Pour la construction du dôme, il fit confectionner à Rhodes des briques d’une terre si légère que douze d’entre elles ne pesaient pas plus qu’une brique ordinaire ; elles portaient l’inscription suivante : C’est Dieu qui l’a fondée, Dieu lui portera secours. On les disposa par assises régulières ; de douze en douze assises, on y maçonnait des reliques, et les prêtres disaient des prières. Le temple fut décoré avec splendeur. On conçoit quelles sommes immenses dut dépenser l’empereur qui se vit réduit aux expédients les plus coupables pour se procurer de l’argent. Enfin, le monument fut achevé en l’an 548. L’empereur en fit la dédicace avec magnificence. Après une marche triomphale sur l’Hippodrome et d’immenses distributions faites au peuple, il se rendit au temple et s’écria : Gloire à Dieu qui m’a jugé digne d’accomplir cet ouvrage ; je t’ai vaincu, Salomon ! … »

« En 1453, lors de la prise de Constantinople par les Turcs, une foule de prêtres, de femmes, de fugitifs de toutes classes, se pressaient dans la basilique. Le conquérant pénétra à cheval jusqu’au maître-autel et, sautant de son cheval, s’écria : Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète ! Ce fut le signal du massacre et du pillage. Au moment de l’entrée des Turcs, dit une légende que les Grecs se plaisent à répéter, un prêtre célébrait la messe ; il quitta l’autel, emportant le calice sacré et il disparut par une porte pratiquée dans une des galeries. Immédiatement la porte se trouva fermée par un mur de pierre. Mais, ajoute la légende, quand Sainte-Sophie sera rendue au culte chrétien, cette porte se rouvrira et le prêtre reviendra achever sa messe interrompue… Mahomet le Conquérant consacra Sainte-Sophie au culte musulman. »

Dans l’enceinte de Sainte-Sophie se trouvent les turbés, tombeaux de Moustafa, d’ibrahim, de Sélim II, de ses femmes, de ses cinq filles, de dix-sept de ses fils étranglés à l’avènement de Mourad III, et de vingt et un fils et treize filles de ce dernier ; aussi le turbé de Mourad III, celui de Mehmed et de plusieurs princes.

Tout près, on descend dans le soubassement du palais de Constantin dont l’entrée donne sur la cour d’une maison particulière. Au bas de l’escalier une forêt, de trois cent trente-six colonnes de quarante pieds de hauteur, soutient la voûte sur laquelle sont bâties les maisons de la ville. Les socles de ces colonnes baignent dans un lac qui noie le pavé et où trois chaloupes circulent. Les bateliers attendent, au pied de l’escalier, pour nous offrir cette promenade d’un nouveau genre. Nous déclinons : il fait trop humide. De là, nous passons au Séraï, au Musée des Janissaires, à l’Hippodrome, à plusieurs mosquées et églises tant catholiques que grecques.

30 mai — Nous visitons les palais impériaux modernes, le Yildiz Kiosque ; le Palais des Étoiles, habité par le sultan Méhémet VI et ses quinze femmes. Il n’en a plus que quinze, le pauvre homme ! — les temps sont durs !!!

Promenade en automobile sur le Bosphore jusqu’à la mer Noire pour jouir du spectacle des châteaux féeriques érigés sur les rivages européens et asiatiques du fameux détroit, et des Eaux douces de l’Europe et de l’Asie. On appelle ainsi les belles vallées et les douces collines qui bordent le Bosphore et s’étendent, des deux côtés, jusqu’à la ligne de l’horizon. « C’est, — dit Théophile Gautier, — une vaste pelouse, veloutée d’un frais gazon, encadrée de frênes, de platanes et de sycomores, qui s’encombre, le vendredi, d’arabas et de talikas, et voit s’étendre sur des tapis de Smyrne les beautés paresseuses du harem. Une charmante fontaine en marbre blanc toute brodée d’arabesques, toute historiée d’inscriptions en lettres d’or, coiffée d’un grand toit à forte projection et de petits dômes surmontés de croissants, qui s’aperçoit de la mer et se détache sur un fond d’opulente verdure, désigne au voyageur cette promenade favorite des Osmanlis. »

Une avarie à notre machine, sur la route du Bosphore, a failli nous faire manquer le train et nous a fait passer un fort mauvais quart d’heure d’anxiété. Après les formalités les plus désagréables, les exigences, les grossièretés et les exactions de l’officialité interalliée, nous pûmes enfin prendre, à huit heures et demie, l’Oriental Express des Wagons-lits à destination de Paris.

31 mai — Nous traversons la Turquie, la Bulgarie et leurs campagnes fertiles, Andrinople, Philippopoli et Sofia que nous atteignons à dix heures du soir. Sofia est la capitale, veuve de son tsar, le pauvre Ferdinand, maintenant exilé dans une petite capitale allemande du Saxe-Cobourg. Il y vit dans la retraite sous le nom de « Comte de Manoury », depuis son abdication en octobre 1918. Petit-fils de Louis-Philippe, il a du sang français dans les veines, et c’est probablement pour cette raison qu’il a choisi ce nom bien français. Quelques dignitaires de son ancienne cour l’ont suivi en exil ; le reste de sa famille : son fils le prince Cyril et les princesses, ses filles, vivent au palais Augustina, dans la ville même.

L’ancien tsar de la Bulgarie est un studieux, un fervent de la littérature, des sciences et des beaux-arts. Il reçoit des écrivains, des savants, des professeurs, fait de copieuses lectures et écrit beaucoup de mémoires surtout. C’est un habitué du théâtre et de l’opéra. Chaque fois qu’il y paraît, l’auditoire lui rend les honneurs dus aux souverains.

Il semble se désintéresser de la politique ; mais d’aucuns prétendent que ce désintéressement apparent n’est qu’une feinte, qu’il joue la comédie et espère toujours remonter sur le trône dans un temps plus ou moins rapproché.

On le dit très riche. Sa fortune est investie dans des valeurs anglaises. Il a sauvé du naufrage les joyaux de sa couronne et des pierres précieuses pour une valeur qui se chiffre dans les millions.

Outre la musique et la littérature, ses passe-temps de prédilection sont le jardinage et l’élevage des oiseaux. Guillaume, pour tromper les ennuis de l’exil, s’est fait scieur de bois. Ferdinand, de son côté, s’adonne à l’exercice du jardinage et collectionne les oiseaux les plus rares ; il affectionne particulièrement les colibris et les perruches dont il possède une merveilleuse collection.

Principauté jusqu’en mars 1908, la Bulgarie devint alors un royaume et Ferdinand en fut proclamé le premier souverain ; il prit le titre de tsar. La Bulgarie a été instituée principauté en 1878 par le traité de San-Stefano et par le traité de Berlin, signé la même année, principauté autonome mais tributaire de la Turquie.

Après l’armistice, le roi Boris a remplacé Ferdinand sur le trône de la Bulgarie, grâce à l’énergie du premier ministre Stambouliski.

1er juin — Nous nous éveillons en Serbie, à Nisch, petite ville de vingt-cinq mille habitants, située au confluent des rivières Morava et Nichava. C’est ici que naquit Constantin, en l’an 273. Cette ville fut longtemps possession romaine. Les Turcs l’évacuèrent en 1872, et elle fait désormais partie de la Serbie. On y remarque un jardin public, une résidence royale, la citadelle construite d’après les plans et le genre de défense de Vauban. Les campagnes, les collines, les montagnes sont d’une richesse de culture et de végétation incomparables. Je conçois qu’on se batte pour ces ravissants pays des Balkans. Aussi, sont-ils l’objet de la convoitise et de l’envie des peuples du proche Orient et de l’Europe qui, tour à tour, et sous prétexte d’équilibre européen ou autre, les morcellent à leur fantaisie. Ces peuples sont terriblement grevés d’impôts. Ils ne travaillent que pour maintenir les armées. La Serbie est en révolution et en guerre depuis bientôt quinze ans, depuis l’assassinat du roi Alexandre et de la reine Draga Maschin. Au moment où la guerre éclata, en 1914, elle sortait à peine d’une lutte de quinze années avec l’Autriche.

Le soir, nous entrons dans Belgrade, la capitale ; nous y resterons jusqu’à demain, grâce au retard causé par le changement d’horaire de notre train express, changement qui est loin d’améliorer notre sort.

Située au confluent du bleu Danube et de la Save, Belgrade occupe, avec ses quatre-vingt-cinq mille habitants, une position unique sur un promontoire dominant les deux fleuves qui se marient à ses pieds. Cette ancienne colonie romaine subit tour à tour le joug des Grecs et des Turcs dont elle fut délivrée par Karageorge qui, en 1809, fut investi du pouvoir suprême. En 1813, les Turcs s’emparèrent de nouveau de la Serbie, dont ils furent, en 1815, chassés définitivement par Milos Obrenovitch. Depuis, les Karageorge et les Obrenovitch se sont disputé le trône. L’assassinat du roi Alexandre et de la reine Draga, le 29 mai 1893, fit disparaître le dernier Obrenovitch et mit fin à la querelle. Le roi Pierre Karageorge monta sur le trône.

Il était à Genève lors du coup de main. Rentré à Belgrade, il fit, des assassins d’Alexandre, ses ministres. Voilà pourquoi l’histoire enregistrera, à tort ou à raison, qu’Alexandre et Draga furent bel et bien les victimes de Pierre. L’aîné de ses fils, le prince Georges, se soucie fort peu des honneurs royaux qui lui reviennent par droit d’aînesse. Il préfère jouir de la liberté absolue et faire la bombe, il la fait princièrement, dit-on.

Pierre naquit à Belgrade en 1846, et fit ses études militaires en France, à l’école de Saint-Cyr. Il souffre de pleurésie et l’on ne croit pas que ses jours se prolongent beaucoup, vu les infirmités de son grand âge et le triste état général de sa santé, affectée par les fatigues et les blessures de trois guerres. En 1917, il abandonna les rênes du pouvoir à son second fils, Alexandre. Dans son manifeste à son peuple, on relève cette déclaration émue : « Ma bien-aimée Serbie est maintenant libre et son avenir, je l’espère, sera grand. Mon travail est terminé. Je ne désire seulement que la continuation de l’affection et du dévouement de mon cher peuple et, finalement, une tombe sur le sol serbe. »

Le choix d’Alexandre, comme son successeur, fut ratifié, le 26 novembre 1918, par le conseil national de la Yougo-Slavie siégeant à Zagreb (Agram), chef-lieu de la Croatie. Ce conseil, qui relevait ainsi le vénérable monarque de ses devoirs, représentait les états fédérés de la Serbie, du Monténégro, de la Slavonie, de la Bosnie, de l’Herzégovine, de la Dalmatie et de la Croatie.

Après son abdication, Pierre, sourd et presque aveugle, se retira dans une campagne paisible de la baie de Phalère, près d’Athènes. Mais la nostalgie le prit ; il devait s’y attendre ; et, deux ans plus tard (1920), il demanda de revenir sur le sol natal, dans sa chère Belgrade. Il est l’idole de son peuple qui le vénère et lui donne l’appellation affectueuse de « Père Pierre ». La rue du roi Milan — Kralja Milanow a ulitza — est la principale artère de la ville ; elle conduit à un jardin public assez intéressant : le parc Kalemegdan, où se trouve une ancienne citadelle joliment délabrée. Du haut de ce promontoire, nous contemplons le célèbre Danube et la Save qui s’y jette. Le bleu Danube n’est pas bleu du tout ; aujourd’hui il est d’un gris jaune, plutôt malpropre : son état naturel, sa couleur normale. Personne ne peut me dire d’où lui vient l’appellation de bleu. Ô poésie ! ô légende ! Nous visitons le kiosque rouge où fut perpétré le double meurtre royal ; aussi le palais du roi Milan et celui de la Régence.

La partie supérieure de la ville est bien pavée, propre, éclairée ; on ne peut en dire autant de la partie basse.

2 juin — En route vers Trieste, nous rencontrons le train de Bucarest qui file aussi sur Paris. Il doit, comme nous, passer par le sud vu que la route Vienne-Berlin est fermée. La Croatie et la Slavonie que nous traversons forment maintenant partie de la Serbie. Nous stationnons quelque temps à Zagreb, superbe ville autrichienne qui ne ferait pas mauvaise figure comme quartier de Paris. Elle est plutôt morte depuis sa cession à la Serbie. L’enfant, je présume, n’est pas encore habitué à sa vie nouvelle. Nous faisons le tour d’un fort joli parc dont le carré en contre-bas, (quelques pieds plus bas que le niveau de la rue) est rempli de fleurs.

3 juin — Arrivée matinale et court arrêt à Trieste. Nous contemplons au passage le château de Miramar d’où partirent Maximilien et Charlotte, pour le Mexique. Charlotte devait revenir veuve et folle. La révolution lui ravit son impérial époux qu’elle adorait, et… la raison. Maximilien fut fusillé.

Avant son élévation au trône, Maximilien était amiral de la flotte autrichienne. Dans son château de Miramar, il se fit construire un boudoir aux mêmes dessins et décors qu’une cabine de commandant de navire. Le linteau de la cheminée de ce boudoir original est décoré des portraits de Marie-Antoinette, d’Eugénie et de Charlotte. Où trouver un trio de reines plus malheureuses ?

Nous traversons le champ de bataille de Trieste où les Autrichiens et les Italiens se firent une guerre acharnée ; les tristes ruines sont là pour en témoigner. Les travaux de retranchements, construits en ciment, indiquent qu’on avait résolu de s’y battre longtemps et qu’on s’installait en conséquence.

Dans le fond de la baie, loin, loin sur l’horizon bleu, se dessine la ligne dentelée de Venise. Nous y sommes à midi, juste le temps d’aller se balader un peu sur le Grand-Canal. Je n’avais pas vu Venise depuis 1903 : dix-huit ans ! C’est ici, en réalité, que pourrait se compléter notre Tour du monde, car Venise est le point le plus à l’Orient que nous ayions atteint avant ce jour. À 7 heures p.m., court arrêt à Milan. De la fenêtre du wagon nous apercevons sa fameuse cathédrale et son Corso. Dans la soirée : le lac Majeur, et, à dix heures, nous entrons dans le tunnel du Simplon. En 1903 et en 1907, nous avions traversé les Alpes par le Saint-Gothard et par le Mont-Cenis respectivement.