Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/23

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 356-363).

Chapitre II

LAUSANNE — MONTRÉAL


Lausanne — Vallorbe — Le Simplon — Dijon — Paris — La mission Fayolle — Les Champs de Bataille — Hâvre — New-York — Montréal.


4 juin — Réveil à Lausanne. Un peu plus tard : Vallorbe, et le tunnel de la Faucille, à Fraisne ; le tunnel date de 1913. Quelques heures après, nous traversons Dijon et filons sur Paris, à toute vitesse, afin de rattraper le temps perdu, le retard causé par le changement d’horaire. Aux Pressoirs du Roi, voici le château qu’Henri IV, le vert galant, fit construire pour Gabrielle d’Estrée. Il voulait qu’elle fut assez près de lui, lorsqu’il séjournait à Fontainebleau. Sur la hauteur : la tour du Signal d’où les deux amoureux pouvaient, par la télégraphie sans fil de l’époque, échanger des…soupirs.

Nous avons suivi l’Yonne, tout à l’heure ; nous longeons maintenant les bords de la Seine. En 1870, les Prussiens ont envahi ce territoire et l’ont occupé jusqu’à ce que le dernier sou de l’indemnité imposée fut versé par la France. Autre temps autres mœurs civiles et guerrières. À midi : gare Paris-Lyon-Méditerranée ; Paris, enfin ! Paris que je n’ai pas vu depuis quatorze ans — 1907 — mais que je retrouve plus vivant, plus enchanteur, plus beau que jamais !

14 juin — Grâce à l’amabilité de mon excellent ami, l’hon. L.-P. Roy, commissaire du Canada à Paris, j’eus le privilège de prendre part au banquet qu’il offrit à la mission officielle chargée d’aller exprimer au Gouvernement canadien les remerciements de la France pour sa participation à la guerre et de lui remettre une œuvre de Rodin, symbolisant la France, et dont le socle porte cette inscription : « Au Canada qui a versé le sang de ses fils pour la liberté du monde, la France reconnaissante (1914-1918). »

Le rapport complet de cette belle fête, publié dans Belgique-Canada de M. G. Langlois, me permet de noter ce qui suit :

Cette mission était également chargée de remettre un fanion au 22ème régiment Canadien-Français, de la part de son colonel honoraire, le maréchal Foch. Elle comprenait le maréchal Fayolle, président ; l’amiral Charlier, M. Gaston Menier, sénateur ; M. Fournier-Sarlovèze, député ; Mgr Landrieux, évêque de Dijon ; MM. Le Loynes, ministre plénipotentiaire ; le professeur Lippman, de l’Académie des Sciences, professeur à la Sorbonne ; dal Piaz, président de la Compagnie générale transatlantique ; Gabriel-Louis Jaray, directeur général du Comité France-Amérique ; Albert Besnard, Fortunat Strowski, le colonel Requin, le comte de Warren, Louis Blériot, Corréard, Delmas, le marquis de Créqui-Montfort, Guénard ; Mmes Albert Besnard, la vicomtesse de Salignac-Fénelon, Lippman, la comtesse de Warren, Blériot, la comtesse Madeleine de Bryas. Tous les membres de la mission assistaient au banquet.

Parmi les autres convives on remarquait : M. Dior, ministre du Commerce ; le maréchal Foch ; M. Paul Appell, recteur de l’Université de Paris ; Paul Delombre, ancien ministre du Commerce ; le commandant Ducasse, représentant le ministre de la guerre ; M. Delle Rocca Peretti, représentant le ministre des Affaires Etrangères ; le général Berdoulat, gouverneur de Paris ; le baron d’Estournelles de Constant ; M. Louis Deschamps, ancien secrétaire d’Etat ; M. Honorat, ancien ministre ; M. Abel Favre, ancien sous-secrétaire d’Etat ; l’amiral sir Heaton Ellis ; le baron d’Aubigny, député ; M. Gaston Deschamps, député ; M. Gabriel Hanotaux, et M. René Doumic, de l’Académie Française ; Mgr Baudrillart, recteur de l’Institut Catholique ; Hon. L.-A. David, membre du gouvernement de Québec, et Mme David ; M. Henri Lorin, député ; le sénateur R. G. Levy, membre de l’Institut ; M. Stéphane Lauzanne, rédacteur du Matin ; M. Louis Madelin ; M. Louis Gillet ; M. G. Langlois, commissaire du gouvernement de Québec en Belgique ; M. Raymond Recouly, publiciste ; le comte de Beaumont ; M. Jacques Bardoux, publiciste ; le baron d’Arquinviliers, le vicomte de Jean ; M. Victor Révillon ; M. Berringer, directeur de l’Agence Reuter ; le vice-amiral Charlier ; le colonel Requin ; le professeur Tuffier, M. Ed. Yvan ; le comte de Vesins ; M. Paul Watel ; M. André Siegfried ; Baron Maudat-Grancel ; M. Louis Demeurville, rédacteur au Gaulois ; M. Jules Corréard ; M. Geo. Chabaud ; M. Charles Housseye, de l’Agence Havas ; M. André Gérard.

Au dessert, M. Roy s’adressant à la mission, lui suggéra d’élargir le cadre de son rôle officiel et pendant son séjour en Canada, d’y activer de toute son influence, non seulement la propagande économique, propagande que « les Allemands ont exercée, avec tant d’astuce, dans le passé, » mais aussi la propagande intellectuelle qu’il estime tout aussi importante et plus à la française, et, vers la réussite de laquelle tendent toutes ses pensées et ses efforts depuis le lendemain de la guerre. Rappelant qu’il a obtenu des gouvernements des provinces canadiennes, anglaises et française, la création d’une vingtaine de bourses dont la plupart des titulaires étaient déjà, alors, à Paris en quête d’une formation intellectuelle sous la direction des grands maîtres, M. Roy exprime l’espoir de voir s’ériger une maison pour les étudiants Canadiens, sur le terrain que la Ville Lumière destine à l’établissement d’une cité universitaire au bénéfice des professeurs étrangers, maison où professeurs et étudiants de tous pays apprendront, dit-il, aux sources les plus pures, à comprendre et à aimer la France, sa culture et son génie, à rechercher incontestablement aussi, par là, son alliance dans le domaine des choses économiques.

Avant d’inviter l’hon. L.-A. David, secrétaire de la province de Québec, à porter la parole, M. Roy le remercie pour la collaboration si dévouée et si constante qu’il lui accorde, afin d’assurer le succès de cette propagande intellectuelle. « Nul n’est mieux qualifié que lui », observe-t-il, « pour travailler efficacement à son maintien, car, bien qu’en France pour la première fois, M. David connaît votre histoire, votre littérature, vos monuments, vos traditions et vos aspirations, comme s’il y avait vécu toute sa vie ». M. Roy finit par ces mots, soulignés de chaleureux applaudissements : « Vous arriverez à Montréal le 24 juin au matin, jour de la fête nationale des Canadiens d’origine française. Ils auront à cœur de vous voir arriver, ce jour-là, pour parler de la France avec vous. Vous serez ému de voir claquer aux brises du Saint-Laurent vos couleurs françaises que la générosité et la libéralité anglaises nous ont toujours laissé déployer librement, en toutes occasions. »

Une belle réputation d’orateur avait précédé M. David sur le sol de France. L’attente des convives ne fut pas déçue. Ce fut véritablement un acte de foi française, d’une superbe envolée littéraire et d’une solide conception, que le secrétaire de la province de Québec prononça, en réponse à l’éloquente allocution du commissaire canadien.

S’adressant au maréchal Fayolle, dont il loue discrètement la valeur, M. David rappelle que ces braves et tenaces soldats canadiens, que le chef militaire a vus combattre en France, sont de la race de ceux qui, « depuis cent cinquante ans, sans crainte et sans faiblesse, avec amour et enthousiasme, pour sauver la civilisation, groupent leurs énergies et leurs volontés au service de Sa Majesté, la langue française. »

Et comme péroraison à ce remarquable discours cette sublime apostrophe à la France :

« France, pays des ancêtres, foyer d’un idéal dont s’enivre notre race, nous te saluons sur la terre canadienne où tu vécus assez longtemps pour laisser de ton passage un éternel souvenir. Nous t’admirons, France, au jour de tes grands deuils lorsque tes femmes en noir, pleurant les fils qui ne sont plus, se consolent dans l’admirable pensée que c’est pour toi qu’ils sont morts.

« Nous t’acclamons, France, lorsqu’au soir des grandes batailles, au moment où sous le nombre tu sembles crouler, dressant magnifiquement, à Verdun, une jeunesse qui s’enroule dans les plis de ton drapeau, tu ajoutes une nouvelle page à ta glorieuse histoire, en prouvant que l’on peut bien te déchirer, t’affaiblir, mais que toujours ton âme émerge victorieuse et éternelle. »

M. Hanotaux, M. Dior, et le maréchal Fayolle félicitèrent chaleureusement MM. Roy et David et exprimèrent, en termes émus, les sentiments de reconnaissance de la France envers le Canada.

Voici en quels termes le Gaulois apprécie M. David : « Son discours, d’une rare éloquence que pourraient envier beaucoup de nos hommes politiques, a été salué par les plus vifs et les plus fréquents applaudissements, comme l’avait été celui de M. Roy, comme le furent les discours suivants de M. Hanotaux, de M. Dior et du maréchal Fayolle qui, de sa voix claire et vibrante, a dit qu’il était fier d’aller au Canada, à la tête de la mission, représenter la France qui n’a pas oublié ses enfants d’outre-Océan.

« Le maréchal Foch n’a pas parlé : il s’est borné à lever son verre à M. David, et cela disait tout. »

Nous ne pouvions quitter la France sans visiter les champs de bataille. Les uns nous disaient : Ne manquez pas d’aller à Verdun voir la Tranchée des baïonnettes. Elle est là, cette escouade de braves, saisis vifs par l’explosion d’une mine, ensevelis debout, l’arme au bras, au port d’attention, les baïonnettes seules perçant le sol. Leur linceul : l’uniforme du combat ; leur cercueil : le sol sacré de la Patrie pour la défense duquel on meurt ; leur tombeau : le champ de bataille, le champ de gloire. Ils sont prêts ; ils ont répondu au commandement : Debout les morts ! On croirait qu’ils vont, à l’instant,


Les Champs de Bataille. — Une Tranchée Allemande — La Côte 108, près Reims.


Les Champs de Bataille — Tombe de Soldat, Chemin des Dames.

sortir de terre et charger l’ennemi ! Ils n’attendent plus

maintenant que le commandement suprême du Sauveur à Lazare : Veni foras, la résurrection ! Et quand sonnera la trompette de l’ange, au jour dernier, cette phalange, encore et toujours debout, rayonnante de gloire, sortira de l’immortelle tranchée pour voler au premier rang des phalanges célestes !

D’autres conseillaient Vimy, Courcelette, Amiens, Arras où les Canadiens se sont couverts de gloire. Nous décidâmes d’aller d’abord à Reims, remettant à plus tard la visite de ces champs immortels. Quittant Paris, de bonne heure, par la gare de l’Est, à dix heures, nous étions à Reims. En auto, nous avons parcouru Neuvillette, Berry-au-Bac, la Côte 108, le Chemin des Dames, Craonne, Château-Thierry.

Les arbres sont rasés par les boulets de canon ; les champs bouleversés, ravagés. Chaque côté de la route : des cimetières. Les croix s’y pressent comme les épis dans les champs de blé ; croix blanches : soldats français et alliés ; croix noires : soldats allemands et autrichiens. C’est tout ce qui les distingue maintenant. La mort a comblé la tranchée où, quatre années durant, l’humanité civilisée s’est battue avec la rage des hordes barbares. En parcourant ces champs de bataille, j’étais obsédé par cette pensée : « À quoi sert donc la civilisation ? »

Sur la route, près d’un bosquet, des fossoyeurs viennent d’exhumer deux soldats enterrés à la hâte, sous le feu, pendant l’engagement ; on doit les transporter dans les cimetières affectés. L’un est français, l’autre boche. Leurs ossements brunis, dépouillés de chair, s’entrelacent ; la tunique bleu horizon du piou-piou français et la défroque terreuse du hun tombent en loques, s’effilochent et se confondent en une cendre noirâtre. En tombant, ces braves ont dû se dire que la bataille était finie ! Savent-ils, ces héros, que le clairon a cessé de sonner, mais que l’humanité affolée se dévore encore plus que jamais ? Dormez, ensevelis dans le linceul de la gloire, braves soldats ; ceux qui restent sont plus à plaindre que vous !

Au pied de la Côte 108, sur une planchette clouée à deux poteaux, je lis avec émotion :


« Que votre visite, soit pour les héros
qui tombèrent en ces lieux,
un hommage respectueux rendu à leur mémoire. »


Je me découvre, je pleure, et je prie ; cependant qu’au fort de Brimont, du côté de Château-Thierry, en arrière de Craonne, en deçà et au delà de la ligne d’Hindenbourg, une canonnade assourdissante ébranle l’atmosphère ; comme au temps de l’action, des explosions de volcan vomissent le feu et la fumée noire. Ce sont des amas d’obus qui n’ont pas éclaté, que l’on recueille un peu partout dans les champs et que l’on fait exploser, pour les réduire au silence définitif et les rendre à jamais inoffensifs.

Voici, dans les souterrains, à côté de la route, les cuisines, la boutique du coiffeur, le bureau du téléphone, l’hôpital avec ses lits de fil de fer ; voici une batterie de canons que l’on a démontée, avant que les boches en fassent la capture. Les camouflages de treillis les recouvrent encore et les cachent à demi.

Notre dernière station de cette Voie Douloureuse est la cathédrale de Reims que l’on restaure. Dans l’angle de gauche, près du transept, à côté du chœur, une chapelle provisoire a été aménagée, en attendant que la nef soit réparée. La ville se relève lentement de ses ruines. Près du palais de justice se dresse le vieil arc de triomphe romain. Il a plus souffert durant ces quatre années de siège que durant les vingt siècles qui les ont précédées.

À cinq heures, nous reprenons le train pour Paris. Non, je ne veux plus aller sur les champs de bataille ; c’est trop triste ! Cela fait trop souffrir ! Le cœur se brise ; l’âme s’affaisse ; l’esprit s’égare devant cette inconcevable catastrophe, devant cette tragique aberration de l’humanité ! Quos vult Jupiter perdere, dementat prius.

Une heureuse traversée du Havre à New-York, à bord de ce palais flottant qu’est le vapeur France de la Ligne


Les Champs de Bataille — Berry-au-Bac.

Transatlantique française, nous ramène à la terre

d’Amérique. Nous prenons le train pour Montréal, la dernière étape.



Après une envolée de neuf mois, exactement jour pour jour, comme des pigeons voyageurs, le cou tendu, tirant de l’aile, nous rentrons au colombier pour jouir d’un repos bien mérité, pour vivre du souvenir de toutes les belles choses que nous avons vues dans notre course à travers le monde, si petit et si grand ! en attendant — Deo juvante — de partir encore pour d’autres cieux, avant d’entreprendre le grand voyage d’où l’on ne revient pas.


Home, sweet home.


FIN



Dimanche, 3 juillet 1921