Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/9
Chapitre VII
TSIN-NAN-FOU — SHANGHAÏ
À 8 heures 30 p.m., à Tsin-Nan-Fou, nous traversons le Huang-Ho, le fleuve jaune sur un pont de quatre mille pieds ; il porte bien son nom, ce fleuve de safran liquéfié.
27 décembre — Nous avons passé la nuit dans un bon compartiment dont les couchettes sont disposées sur le travers du convoi ; de cette façon, le roulis des wagons provoqué par les sinuosités de la voie est imperceptible. Du reste, la lenteur des trains, vingt à vingt-cinq milles à l’heure, souvent moins, nous assure un peu de repos sur tous les chemins de fer en Chine.
Réveil à Pengfou. Les rivières, les étangs ne sont plus gelés ; nous sommes plus au sud. Dans la plaine : des pagodes ; sur les hauteurs : des temples ; quelques maisons en brique gris de fer tranchent sur le jaune boueux des huttes de terre, couvertes de paille de riz et de sorghum. Les montagnes succèdent à la plaine ; le sol aride et gratté d’hier fait place aux champs fertiles. C’est la végétation d’automne, la moisson qui se prépare pour le printemps. À côté de la misère, l’abondance ; autant tout était brûlé, desséché, hier, autant tout est humide et verdoyant aujourd’hui. L’eau recouvre partout les fermes, à une profondeur telle que de petites embarcations circulent dans les rizières. Ces nacelles prennent toutes les formes imaginables, depuis la cruche, la cuvette, le bassin, jusqu’au tronc d’arbre creusé et à la chaloupe à voile. À deux endroits, dans les criques, nous voyons faire la pêche avec des cormorans auxquels on a mis un anneau au cou, afin qu’ils n’avalent pas leur proie. Le pêcheur retient ses oiseaux par un fil à la patte, quand ils ne sont pas suffisamment dressés. Lorsqu’ils reviennent de leurs plongeons, un poisson dans le bec, le pêcheur leur enlève leur capture et les relance jusqu’à ce que la barque soit remplie. La pêche terminée, l’anneau est enlevé du cou de ces bonnes bêtes qui en sont quittes pour le plaisir de leurs ébats dans l’eau boueuse et fétide.
Des maisons, si on peut donner ce nom aux huttes d’adobe et de paille, émergent ça et là dans les marais. Je ne puis concevoir comment des êtres humains peuvent vivre dans de si misérables taudis, au milieu de tant d’humidité. Les familles vivent avec les animaux, les porcs surtout, qui se trouvent partout en Chine. Cet animal s’identifie tellement avec la vie domestique que les caractères d’écriture chinoise pour le mot home, représentent un porc sous un toit de maison.
À 3 heures 30 p.m., nous atteignons Pukow qui est séparé de Nanking par le Yiang-Tsé-Kiang, le fameux fleuve bleu. Il ne porte pas bien son nom. C’est un grand fleuve jaune, navigable jusqu’à trois mille neuf cent trente kilomètres de son embouchure ; il prend sa source dans le Thibet. Sur ses bords, s’élèvent plusieurs grandes villes, entre autres Han-Kéou, Hang-Gange, Woo-Chang. Plus d’un million de population vit sur ses eaux dans des sampans. On estime que plus de six millions d’indigènes vivent ainsi dans des embarcations. On y naît ; on y vit ; on y meurt ; on y meurt surtout… souvent et vite. Toute une famille s’accommode dans un sampan de quinze pieds par cinq.
En Chine les chemins de fer sont peu nombreux ; les routes carrossables à peu près inconnues. On va comme ça, en zigzag à travers les champs. Les fleuves, les rivières, les moindres cours d’eau sont utilisés comme voies de transport.
À Pukow, des navires de guerre chinois et hollandais mouillent au milieu du courant. Il n’y a pas de pont. Quatre coolies transportent notre bagage au bateau traversier. Il pleut. Où nous sommes passés hier, il ne pleut pas ; il n’a pas plu depuis trois ans, et Dieu sait quand il pleuvra ; singulière température ! En Égypte, où nous serons en avril, il n’a pas plu, dit-on, depuis vingt ans.
Un quart d’heure de traversée, et nous sommes à la gare de Nanking, ancienne capitale de la Chine aux murs crénelés de quatre-vingt-dix pieds de hauteur et vieux de trois mille ans. Les rois Mings y ont de superbes tombeaux, précédés d’arcs et d’animaux en pierre aux proportions colossales : éléphants, chameaux, lions, dragons, chiens, deux à deux, face à face. Ils gardent l’avenue, longue d’un mille, qui précède les tombeaux.
Le gardien de la gare refuse, dans un baragouin incompréhensible, de nous laisser passer. Je finis par deviner qu’il faut un supplément de quatre-vingts centins à mon billet régulier. Je paie ; et nous nous installons dans un beau grand compartiment dont la commodité est complètement gâtée par la présence d’une Chinoise, grande amie du conducteur, et par une table longue et étroite rivée au plancher. Il est impossible de circuler.
Cette table est pour le thé. Oh ! le thé, quelle institution ! Le garçon l’apporte à tout instant à la « dame » qui n’y touche pas. Quand il est refroidi, il est vite remplacé par du plus chaud que madame ou mademoiselle, comme vous voudrez, ne déguste pas davantage. Sept heures durant, nous eûmes cette théière sous le nez. De temps à autre, suprême et délicate attention, le galant apporte dans un plat d’étain des serviettes saucées dans l’eau bouillante. Elles sont fumantes de vapeur et exhalent une odeur fétide.
Madame se lave les mains, s’essuie le visage avec cette serviette mouillée et bouillante, se mouche dedans, la jette dans le plat, et s’endort dans le coin en ramassant ses jambes enculottées sous la queue de son court manteau. Horreur ! je revois cette serviette mouillée et fumante partout. Au théâtre, on la passe dans les rangs des fauteuils d’orchestre, dans les loges, et vlan, vlan, les torchons s’empilent dans les bassins d’étain, précédés de l’énorme théière qui déverse le contenu de son ventre rebondi dans les tasses minuscules des spectateurs qui jasent, rient, fument, potinent, croquent des bonbons de sorghum, des graines de melon d’eau, des gâteaux, et que sais-je ? Je ne décris que la forme, quant au goût… j’en appelle au témoignage d’autrui, je n’ai pas encore osé y mettre… le menton, ni même la patte. J’en ai vus qui s’en régalaient pourtant.
Au Japon, chacun achète sa théière à la gare. Le contenu absorbé, le contenant et la petite tasse en grès sont déposés sur le plancher ; autant de passagers, autant de théières, autant de petites tasses sur le plancher, à côté des crachoirs à deux anses de couleur vert sombre. On se promène dans la poterie comme dans un musée de vases étrusques.
À 10 heures 30 p.m., Shanghaï. Nous avons devancé de quatre jours la date de notre arrivée. Le commis de l’hôtel Astor, Kammerling, turc polyglotte, nous informe, dans un superbe français, qu’il n’y a pas de place pour nous ni pour d’autres.
On a refusé cent voyageurs, aujourd’hui. Nous tentons l’aventure cependant. Where there’s a will, there’s a way. Nos cabarets de cuivre ciselé de Pékin, nos trois bouddhas de bronze et nos deux poupées du Japon, bibelots achetés en route, sont hissés dans la voiture et fouette cocher vers le Astor House. Il est 10 heures p.m. Le préposé au contrôle nous réitère l’injonction qu’il n’y a pas de chambre disponible. Kammerling tient conseil au milieu de mes malles que j’ai fait entrer dans la rotonde. Possession vaut titre. Il décide de garder notre bagage pour lequel il y a place, et il nous dirige sur un immense hôtel chinois, le Great Eastern. « Soyez ici de bonne heure, demain matin, et je vous trouverai un coin en attendant mieux », nous dit-il. L’hôtel ne désemplit pas depuis des mois et les bateaux arrivent chaque jour, chargés de voyageurs qui descendent tous au Astor House, le seul hôtel européen de Shanghaï, dont les trois cents chambres ne peuvent suffire à cette affluence de la clientèle.
En ricksha, nous trottinons vers l’hôtel chinois, à un demi-mille plus loin, en fredonnant : « Un canadien errant » . Immense établissement que cet hôtel : chambres vastes, tapissées aux couleurs roses et vertes. Le préposé au contrôle remet au garçon qui s’empare de nos sacoches, un grimoire qui signifie que nous dormirons dans la chambre No 45… si nous pouvons.
Il est joli le No 45 : beau tapis de Pékin, tentures de soie pongée, lit à baldaquin, meubles recouverts de housses beiges, chambre de bain à eau courante. Nous nous endormons en respirant les parfums de l’oignon et du chou qui montent de la cuisine. Au dehors, on entend les cris des rickshamen, qui voiturent la trop nombreuse clientèle du roof garden de l’hôtel où trois théâtres tiennent leurs représentations sur notre tête.
28 décembre — Nous déménageons au Astor House. Un monde fou dans cet hôtel ; un monde venu de toutes les parties du globe. Grande salle de danse, orchestre, café dansant à 5 heures p.m., et le soir jusqu’au petit matin. Il pleut toujours ; c’est la mauvaise saison à Shanghaï.
Dans l’après-midi, nous sortons prendre l’adresse des principaux magasins, car ici nous magasinerons. C’est le décret de l’autorité « compétente et experte en pareille matière ». Allons-y gaiement.
Le Venezuela de la Compagnie de navigation du Pacifie Mail qui doit nous transporter à Manille et à Hong-Kong, n’arrivera que le 8 janvier, s’il n’a pas de vents contraires, de typhon, et autres avaries. La mer a des caprices, surtout en Orient ; il faut s’attendre à tout.
29 décembre — Shanghaï s’intitule prétentieusement le Paris de l’Orient ; belle ville tout de même et très gaie. C’est le paradis de la soie. C’est impossible à concevoir : il faut voir. Et la dentelle donc ! elle se donne ! Téméraire et cruel serait l’époux qui voudrait retenir sa chère moitié ! Il n’y a qu’une alternative : la laisser s’en donner à cœur joie, jusqu’à ce qu’elle se noie dans l’océan des flocons de soie multicolores et multiformes, dans le filet, le torchon, l’insertion, le point d’Irlande, le point de Venise, le Richelieu et que sais-je ?
C’est l’époque des grandes réductions. Le jour de l’an chinois tombe en février. Il est de règle invariable que le Chinois doive régler ses affaires, payer toutes ses dettes, à la fin de l’année. Aussi fait-il de grands sacrifices pour arriver à boucler son budget. Tant mieux, nous en profiterons. Au diable les temples, les tombeaux et les musées. Du reste, il n’y a qu’un dieu à Shanghaï, c’est Mammon, le dieu de l’argent. Nous lui rendrons notre culte avec d’autant plus de ferveur qu’un dollar de notre monnaie vaut deux dollars du numéraire shanghaïen.
En Chine, chaque province a sa monnaie. C’est un vrai casse-tête chinois, mais une ou deux petites pertes sur le change vous font vite comprendre l’opération : l’expérience est une excellente école.
Je cherche de la documentation sur Shanghaï, au point de vue économique, politique, social, historique et religieux, Dans cet emporium, les gens semblent trop pratiques pour rêver et philosopher. Ils amassent, empilent de l’or et de l’argent et se procurent tous les plaisirs, toutes les jouissances que peuvent donner les richesses.
Nous tâcherons, durant notre court séjour, d’analyser un peu ce coin du monde tout à fait à part. Heureux si nous pouvons avoir une minute pour consigner nos impressions.
30 décembre — Nous parcourons la ville, le port, le Bund qui le borde. Le Bund est un parc public donné à la ville par les puissances étrangères. Il faut vous dire qu’à Shanghai, la France, l’Angleterre, les Etats-Unis, etc., ont des propriétés appelées concessions. Ces concessions diffèrent des légations en ce sens que les légations sont les endroits affectés à la résidence des représentants diplomatiques des pays étrangers sans titre à la propriété du sol qu’elles occupent. La concession comporte propriété, de sorte que, lorsque nous traversons le pont de la rivière Whampoo pour atteindre la concession anglaise, nous touchons le sol anglais. L’Angleterre est chez elle ici comme à Londres. Il en est ainsi pour les autres puissances dont les concessions sont garanties par les traités.
En un quart d’heure vous traversez le territoire de plusieurs pays européens. L’uniforme anglais coudoie l’uniforme français ; le boulevard Edouard VII avoisine l’avenue Joffre. Dans la rade, des croiseurs, des navires de guerre, des cuirassés battent les pavillons de toutes les puissances du monde.
Le Bund est le parc conventionnel de toutes ces puissances ; des affiches en interdisent l’entrée aux Chinois. Ces affiches semblent arrogantes, choquent l’œil au premier aspect, mais, vu l’état de perturbation et d’instabilité de la république, on devine facilement le motif de cette restriction qui, après tout, est à l’avantage des Chinois eux-mêmes ; ils le comprennent bien.
31 décembre — Toute la partie européenne et même chinoise, mais commerciale de la ville, est moderne et superbement bâtie ; c’est un quartier de New-York, de Montréal. La ville chinoise contourne ce quartier ; quant au reste, elle diffère peu des autres villes du pays ; elle est beaucoup plus propre cependant.
Il y a cinquante ans, Shanghaï était une fondrière malsaine et pestilentielle ; grâce aux travaux d’assainissement, la vie est maintenant protégée.
Population d’un million et quart dont cinquante mille étrangers. Il y a peu ou point de mendiants, à peine si quelques rares déshérités du sort réussissent à éviter la surveillance de la police qui est faite par des Chinois et des Sikhs, superbes Hindous de plus de six pieds, coiffés de turbans rouges ornementés de brillants aux couleurs variées. Armés d’un bâton blanc long comme une canne, ils tapent sur le dos des coolies, un peu trop à mon avis. Il paraît que c’est la mode, même que c’est nécessaire, sans quoi, les ordonnances policières et municipales seraient lettre morte.
L’ordre est parfait ; la population est gaie. Le coolie chinois travaille, porte son fardeau en chantant. On entend chanter partout : « ha ho ! ha ho ! » Il n’y a pas de dimanche pour les Chinois ; les boutiques, les magasins, les fabriques fonctionnent sans arrêt, excepté aux trois premiers jours de leur nouvel an qu’ils fêtent pour de bon, paraît-il ; c’est légitime. Leur jour de l’an tombe le 27 février cette année.
1er janvier 1921 — Hier soir, nous avons fêté, à la mode américaine, l’arrivée de la nouvelle année et la disparition de 1920. Il y avait foule dans les salles de danse et de banquet. 1920, sous la forme d’un vieillard décrépi, a traversé les salons aux accords d’une marche funèbre. Extinction des lumières et apparition… horresco referens !!! d’un âne à quatre pattes humaines, conduit par une jolie fillette : Bébé 1921. Le bébé était charmant. Je n’ai pas bien saisi la signification de l’âne ; on a probablement voulu ressusciter l’âne de Balaam ou personnifier la stupidité des richesses, que sais-je ? Dans tous les cas, c’était lourd, stupide.
Nous avons fait sauter une bouteille au col d’or à la santé des absents. Bonne et heureuse !
Le premier de l’an n’est pas fête religieuse en Chine ; c’est fête civique pour les chrétiens. Les magasins chinois sont ouverts ; nous en profitons. Nous nous baladons en ricksha de-ci de-là, à la soie, à la dentelle, aux riches étoffes.
2 janvier — Messe à l’église Saint-Joseph des Jésuites ; nous saluons le révérend Père Verdier, supérieur de la communauté, en Chine ; nous avons fait la traversée ensemble de San-Francisco à Yokohama. Il nous fait bon accueil et nous recommande la visite de leur maison de Sukawei.
3 janvier — En auto à Sukawei, immense établissement où trois mille garçons et filles indigènes reçoivent l’éducation, sous la direction des Pères Jésuites et des Sœurs de France, les Auxiliatrices du Purgatoire, les mêmes qui ont une maison rue Jean Gougeon, à Paris, où, il y a quelque quinze années, s’est produite la terrible catastrophe du bazar de charité. On nous exhibe de merveilleux travaux au crochet et à l’aiguille.
Je tente de visiter l’établissement des garçons où j’espère avoir le plaisir de saluer des Pères Jésuites canadiens, entre autres le Père Marin de Montréal ; malheureusement, il est absent et je ne puis revenir. Je me promène un instant dans les jardins de l’observatoire tenu par les Pères pour le bénéfice de toute la Chine du nord. Nous visitons la chapelle de la communauté et l’église paroissiale, joli monument de style gothique.
4 janvier — Nous magasinons le jour ; le soir nous assistons à une représentation au grand théâtre indigène ; on y donne une comédie-bouffe. On sert aux spectateurs le thé, les bonbons, les amandes et les torchons mouillés à ceux qui ont le courage de s’y fourrer le nez. À part la langue et l’orchestre composé d’instruments criards et de cymbales étourdissantes, leur théâtre diffère peu du nôtre. Nous en avons assez d’une heure. Delà, nous nous transportons au roof garden de Wing-On. Trois représentations sont données en même temps dont deux par des femmes. Un rideau simplement sépare un spectacle de l’autre ; les trois auditoires se touchent. Tout le monde parle, jase, rit, mange force bonbons, fume, boit du thé. Vous comprenez facilement que nous n’y comprenons rien, mais nous voyons et notre but est atteint.
5 janvier — Désappointement : le Venezuela est retardé de quatre jours par une violente tempête ; le Mont eagle de la ligne du Pacifique est à demi désemparé. À moins que notre navire ne reprenne le temps perdu, nous ne pourrons partir pour les Philippines, le 8. Attendons.
6, 7, 8 janvier — Nous prenons des renseignements aux Messageries Maritimes, au Peninsular Oriental, à la Compagnie Italienne Triestino, sur la possibilité d’arriver en Égypte un peu avant le temps prévu, le 8 mai. Une réponse favorable nous est donnée aux Messageries Maritimes qui nous réservent pour le 17 avril des cabines sur le Cordillère de Colombo, capitale de l’île de Ceylan, à Port-Saïd que nous atteindrons ainsi une dizaine de jours plus tôt. Nous devrons, naturellement, retrancher un peu sur notre séjour projeté aux Indes. Il ne faut pas maugréer ; la congestion est telle que bien des gens attendront dans les divers ports de l’Orient un temps indéfini.
Le Venezuela prend de l’avance ; il sera ici dimanche ; nous partirons lundi midi. En attendant nous magasinons toujours et nous courons chez tailleurs pour dames et messieurs, les prévenir de hâter la confection afin que tout soit à point pour dimanche soir.
9 janvier — Il fait beau enfin pour la première fois depuis notre arrivée à Shanghaï. Je n’ai jamais subi température si maussade, si froide, si crue, si humide : du brouillard, de la pluie, du vent. J’utilise mon kodak pour dire que j’apporterai un instantané ou deux du Paris de l’Orient. Du pont de la rivière Whampoo, je concentre dans l’objectif de mon instrument autant de sampans que je puis, afin d’avoir une faible idée de la vie extraordinaire de toute cette gent aquatique dont le destin est de barboter de la naissance au tombeau. Ils paraissent heureux cependant sur ces eaux dans lesquelles tout microbe qui se respecte ne voudrait pas vivre, comme a dit Mark Twain des eaux du Gange. Il faut toutes espèces de gens pour faire un monde.
10 janvier — Levés de bonne heure, pour mettre la dernière main aux malles dont le nombre s’est accru de deux. Je vous ai dit que nous avions magasiné à Shanghaï.
Il fait un temps gris, un vent désagréable. Nos deux fidèles jinrickshas, Adou et Ani, nous attendent à la porte. Ils sont à notre service depuis notre arrivée. Deux mots d’anglais, « Master » et « Going » constituent tout leur vocabulaire, mais ils nous devinent. Ils se sont tellement habitués à nos courses qu’ils nous voiturent aux magasins, chez les tailleurs, à toutes les boutiques où nous avons affaires, et dans l’ordre voulu. « Adou, Ani : go Woochong, go Laou-Kai Fook, go Dah Zung, go Sincere, go Tom, go Bubbling Well, go Nanking road, go Honan road, go Sechuen road, go Bunk Susiki, go n’importe où, go chez n’importe qui » ; dans le vent, sous l’averse, dans la boue, dans l’eau, dans la glace, nu-pieds, nu-jambes, nu-tête, chevelure en brosse, toujours souriants, ils vont à tire-d’aile, sans fatigue apparente. Je leur donne, outre le tarif exorbitant de quatre-vingt-dix sous par jour, le pourboire de dix sous pour le tcha, voyez-vous ? Aucun mandarin ne leur donne autant. Lors de la dernière course au départ, je leur donnai un généreux pourboire ; ils pleuraient de joie et de peine. « Master going ? » nous demandèrent-ils sur un-ton de larmes. Sur notre réponse affirmative, ils nous souhaitent le bon voyage, à leur façon : « Master, gooby ; solly Master going » . Sorry, nous aussi, bons Adou et Ani.
Nous montons par la passerelle et apercevons de nouvelles figures qui voyageront huit jours avec nous, partie jusqu’aux Philippines, partie jusqu’à Hong-Kong. C’est bien au cœur de l’Orient que nous allons, cette fois.
Sur le quai : des magiciens qui feraient pâlir ceux du Parc Dominion ! J’ai rarement vu des tours de passe-passe aussi habiles ; l’un d’eux avalait des aiguilles, puis un bout de fil ; il retirait, l’instant d’après, le fil avec toutes les aiguilles enfilées ; des souris dressées, des lanceurs de dards, des avaleurs de sabres, tout un cirque. Des batailles homériques se livrent entre les saltimbanques sur le pavé gluant des pontons du quai pour attraper les menues monnaies que nous leur jetons. Il y a là des têtes, des visages et des accoutrements de vrais rats de quai et de fond de cale, la plupart des enfants, même des petites filles.
À 11 heures 30 a.m., la sirène fait entendre son cri strident, l’orchestre des petits Philippins attaque une marche et le Venezuela lâche ses amarres. Des amis tiennent encore le ruban de papier, dernier lien fragile qui les retient. Une jolie blonde, perchée sur le bastingage du pont supérieur, mime le geste désespéré de se jeter du haut du pont dans les bras de son amant qui, du môle, lui tend les mains pour la recevoir avec amour.
Personne ne nous salue, nous ; les corbeilles de fleurs qui montent sur la passerelle ne sont pas pour nous ; nous nous consolons par l’imagination et le souvenir— en peuplant le môle de nos parents et de nos amis qui nous adressent et à qui nous adressons des salutations et des souhaits affectueux.
Nous descendons la rivière Whampoo à petite vitesse, dans la brume ; nous croisons des navires de guerre français et japonais ; une canonnière anglaise nous dépasse. Nous filons entre deux rangs de navires marchands battant tous les pavillons du monde.
Le Venezuela est un bateau de onze mille tonneaux, sans luxe mais d’une belle tenue. Il a été construit en 1914 ; son équipage est américain, chinois, philippin ; salle à manger blanc et or, spacieuse, cuisine excellente. La musique nous berce de ses airs doux comme le caractère de ses musiciens ; violons, mandolines, ukuleles. On danse sur le pont.
11 janvier — Nous nous sommes couchés, hier soir encore sur la mer Jaune. Les rivières teignent l’océan de leurs eaux boueuses à dix, vingt, trente milles de leur embouchure. La mer est grosse ; comme nous avons vent arrière, le roulis est doux et le tangage nullement désagréable. Nos compagnons de route en sont enchantés, car la traversée qu’ils viennent de faire d’Honolulu au Japon, a été terrible ; le bateau a été retardé de deux jours. Le commandant Nelson prétend que c’est la pire traversée qu’il ait faite depuis sept ans.
À 10 heures du soir, une lumière intermittente signale l’île de Formose que nous longerons une partie de la journée, demain.