Voyage d’exploration en Indo-Chine/De Ta-ly à Saigon

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TYPES SI-FAN À CAN-TCHOU-TSE (YUN-NAN).

XXII

DE TA-LY À SAIGON. — RETOUR À TONG-TCHOUEN. — MORT DU COMMANDANT DE LAGRÉE. — LA MISSION DE LONG-KI. — SIU-TCHEOU FOU. — NOUS NOUS EMBARQUONS SUR LE FLEUVE BLEU. — TCHONG-KIN FOU. — HAN-KEOU. — SHANG-HAI. — SAIGON.

L’insuccès de notre voyage à Ta-ly avait compromis la situation du père Leguilcher, qui ne pouvait plus sans danger rester dans le pays. Neuf individus, dont quatre Français, avaient paru assez dangereux pour porter ombrage au sultan, assez redoutables pour qu’il n’osât s’en débarrasser par la force ; mais, eux partis, le missionnaire qui leur avait servi de guide et d’interprète restait sans défense devant une vengeance qui ne perdrait rien pour être différée. Le père Leguilcher le comprit et, malgré le serrement de cœur qu’il éprouvait à quitter sa chrétienté, il consentit à nous suivre jusqu’à Siu-tcheou fou, ville où nous avait donné rendez-vous le Commandant de Lagrée et dans le voisinage de laquelle résidait le vicaire apostolique du Yun-nan. Nous partîmes ensemble le 8 mars. Malgré le secret gardé sur ce départ, les familles chrétiennes les plus voisines le devinèrent et s’en émurent. Le père leur fit ses adieux en des paroles touchantes qui firent couler bien des larmes. Quelques amis fidèles l’accompagnèrent dans la rude montée qu’il faut gravir en quittant sa demeure ; quand ils durent renoncer à le suivre, ils s’assirent sur les rochers et le bruit de leurs sanglots parvint longtemps jusqu’à nous.

Le 15 mars, après une marche rapide et sans incidents graves, nous nous retrouvions sur le territoire des Impériaux. En passant devant la douane de Nioung-poung-tse le père Leguilcher fut reconnu et signalé par un soldat ; domicilié dans le pays depuis longues années et n’étant pas commerçant, il n’avait pas le droit de quitter sans autorisation le territoire mahométan. Heureusement, nos Annamites étaient à portée du père et le traitement qu’ils firent subir au délateur dissuada ses camarades de s’opposer à notre passage : ils se bornèrent à nous saluer respectueusement.

Le lendemain, nous quittâmes la route que nous avions suivie pour venir de Machang et nous nous dirigeâmes directement vers Hong-pou-so. Ce ne fut pas sans expédier un courrier au père Lu pour le prévenir de l’arrivée du père Leguilcher et lui donner rendez-vous dans ce dernier village. Nous arrivâmes de bonne heure à Tchang-sin, petit marché où régnait une animation extraordinaire. Nous y reçûmes le meilleur accueil et les autorités nous félicitèrent d’être revenus sains et saufs de Ta-ly.


FEMMES SAUVAGES À TCHANG-SIN.

Tchang-sin est situé à l’ouest et près de la ligne de faîte de la grande chaîne qui part du centre du Yun-nan pour venir mourir au confluent du Kin-cha kiang et du Pe-chouy kiang. Une sorte de foire se tenait dans le village et y groupait tous les montagnards des environs. On aurait pu composer de leurs types la gamme humaine la plus variée et la plus étrange, depuis l’escamoteur chinois, à l’œil intelligent et à la désinvolture agile, qui retenait autour de lui par ses lazzis et ses bons tours, un cercle nombreux de spectateurs jusqu’aux vieilles femmes sauvages, couronnées de feuillage et abreuvées d’eau-de-vie de vin, qui étaient venues vendre leurs étoffes de chanvre au marché. Nous eûmes, le jour suivant, le même spectacle à Can-tchou-tse, village placé sur le versant opposé de la chaîne, à une hauteur de 2,500 mètres. Des femmes Si-fan avec leur béret original, à chaîne d’argent et à gland sur le côté, faisaient assez bonne figure à côté des Chinois et des Min-kia de la localité. À partir de Can-tchou-tse, on descend dans une vallée basse, chaude et bien cultivée où s’élève la ville de Sen-o-kay. C’est là que résidait le chef du pays de Che-lou-li, nom que l’on donne à la région dont Ta-yao hien est le centre, et dont dépendent les salines de Pe-yen-tsin. Che-lou-li veut dire « les seize familles » ou « les seize tribus » et fait allusion à l’organisation particulière de la contrée. Au moment de la révolte des Mahométans, le chef indigène de Ta-yao, nommé Pen-tse-yang, fit assembler les principaux du pays, les excita à la résistance, leva des milices et combattit pied à pied contre


UN ESCAMOTEUR CHINOIS À TCHANG-SIN.


l’invasion. Débordé par le nombre, il dut céder deux fois à l’orage, et se réfugier dans le Se-tchouen ; mais il revint à la charge avec une énergie persistante, réoccupa Ta-yao, Pe-yen-tsin, Yuen-ma et Tou-ouen-sieou. Le sultan de Ta-ly dut composer avec ce faible adversaire. Une sorte de trêve tacite fut consentie, les Che-lou-li furent respectés par les soldats mahométans et Pen-tse-yang ne mit aucun obstacle à la circulation commerciale entre Ta-ly et le Se-tchouen. Grâce à l’énergie d’un homme, la vallée du Pe-ma ho se trouvait ainsi préservée depuis plusieurs années des dévastations et des pillages qui ruinaient les pays voisins et Sen-o-kay, que Pen-tse-yang avait choisi pour résidence et où il avait fait élever une citadelle, présentait lors de notre passage la physionomie la plus vivante et la plus prospère. Un théâtre s’y tenait en plein vent et attirait la foule. Dès notre installation dans la principale pagode, Pen-tse-yang vint me rendre visite. Notre voyage à Ta-ly avait donné une haute idée de notre courage ; nos passe-ports de Pékin semblaient témoigner d’une grande situation officielle. Fiers des succès qu’ils avaient obtenus, quoique complètement abandonnés par le pouvoir central, les notables de la contrée sentaient qu’ils avaient bien mérité de l’empereur ; ils se figurèrent que « les grands hommes français » étaient de ses amis et ils m’adressèrent une pétition pour me demander de faire obtenir à Pen-tse-yang les récompenses qu’il avait si bien méritées[1]. Les chrétiens de la localité vinrent également réclamer ma protection : on voulait les forcer à donner de l’argent pour l’entretien des pagodes et du théâtre de la localité. Je n’eus pas de peine à les faire exempter de toute contribution ayant un tel objet. Pen-tse-yang me supplia de rester quelque temps à Sen-o-kay pour m’assurer par moi-même de l’état florissant et de la bonne administration de la contrée, et il me remit à son tour des demandes de récompense pour les chefs placés sous ses ordres. Malgré ses instances, nous repartîmes de Sen-o-kay le lendemain, au bruit de nombreuses salves de mousqueterie. Du haut des hauteurs auxquelles est adossée la ville, nous découvrîmes de nouveau la vallée du fleuve Bleu ; de nombreuses rizières descendent en gradins progressivement élargis jusque sur les bords de l’eau. Nous passâmes le fleuve dans un bac et nous arrivâmes le jour même à Hong-pou-so. Un grand mouvement de troupes se faisait remarquer sur la route. Les Rouges, nous dit-on, reprenaient partout l’offensive ; ils avaient remporté quelques succès dans le centre de la province ; la ville de Tchou-hiong avait été reprise par eux. Leurs victoires étaient dues, ajoutait-on, à la présence dans leurs rangs de soixante-dix Européens bien armés. Notre arrivée dans le Yun-nan était, sans aucun doute, le seul fondement sérieux de ce dernier bruit.

À Hong-pou-so, nous retrouvâmes l’excellent P. Lu, qui ne craignit plus, devant le prestige dont nous revenions entourés, de nous avouer les mauvais traitements que le tsong-ye du village lui avait fait subir, et dont il m’avait dissimulé une partie, lors de notre premier passage. Grâce au concours du P. Leguilcher, je pus adresser une plainte détaillée au mandarin d’Houey-li tcheou. Celui-ci me promit de faire bonne justice et il s’empressa de faire afficher dans la ville l’édit rendu par l’empereur en faveur de la religion chrétienne. M. Thorel alla visiter le gisement de cuivre de Tsin-chouy ho, exploité à quelque distance au nord d’Houey-li tcheou. Cette mine est une de celles qui produisent la qualité particulière de cuivre désignée sous le nom de pe tong ou « cuivre blanc ». J’ai déjà dit, je crois, qu’il y a à Houey-li tcheou des fabriques d’ustensiles de cuivre ; ils se vendent au poids, à raison de deux francs environ le kilogramme. La main-d’œuvre double le prix de la matière première.

Un grand nombre de soldats passaient à Houey-li tcheou venant de Tong-tchouen : nous essayâmes d’en obtenir quelques nouvelles sur la partie de la Commission que nous avions laissée dans cette dernière ville. Les renseignements que l’on nous donna, confus et contradictoires, nous plongèrent dans la plus pénible incertitude. D’après les uns, M. de Lagrée s’était déjà mis en route pour Siu-tcheou fou ; d’après les autres, à la date du mars, il était toujours malade à Tong-tchouen. Le 25 mars, on m’annonça sa mort ; elle fut démentie le lendemain. Je hâtai notre marche, et le 31 mars nous arrivâmes à Mong-kou. La fatale nouvelle parut se confirmer ; on me dit même que le docteur Joubert était parti de Tong-tchouen pour Siu-tcheou. J’expédiai immédiatement deux courriers, l’un à Tong-tchouen pour m’informer de la vérité, l’autre sur la route de Siu-tcheou, pour rejoindre au besoin M. Joubert et l’informer de mon retour.


retour dans la vallée du fleuve bleu.

Je profitai de mon passage à Mong-kou pour essayer de reconnaître le cours du Kin-cha kiang en aval de ce point et pour m’assurer par moi-même des difficultés de navigation que l’on m’avait signalées. Elles sont réelles. En franchissant le rapide appelé Chouang-long, qui est à six milles environ de Mong-kou, ma barque se remplit à demi et je pus constater que les vagues du fleuve atteignaient deux mètres de hauteur. Ce rapide, ainsi que la presque totalité de ceux que l’on rencontre jusqu’à Siu-tcheou, provient de l’écroulement des falaises rocheuses qui encaissent le fleuve, sous l’action des torrents qui se forment pendant la saison des pluies. Des sommes assez considérables étaient affectées jadis par le gouvernement chinois au déblaiement de ces rapides.

Le 2 avril, le courrier que j’avais expédié à Tong-tchouen revint à Mong-kou porteur d’une lettre de M. Joubert. Le docteur m’informait que M. de Lagrée avait succombé le 12 mars, à l’affection chronique du foie dont il souffrait depuis longtemps. M.  Joubert lui avait fait élever un petit monument dans un jardin attenant à une pagode[2] située en dehors et au sud-est de l’enceinte de la ville. M. de Lagrée avait reçu les dernières informations que je lui avais transmises de Hong-pou-so, au moment de me diriger sur Ta-ly et il avait chargé le docteur de m’écrire qu’il approuvait ma décision. Cette lettre ne m’était jamais parvenue.

Je partis le 3 avril au matin avec le P. Leguilcher et j’arrivai le soir même à Tong-tchouen ; le reste de l’expédition nous rejoignit le lendemain. Nous nous retrouvions encore une fois tous réunis ; mais il y avait, hélas ! un cercueil au milieu de nous.

Si la mort d’un chef justement respecté cause toujours une douloureuse impression, comment peindre les regrets que l’on éprouve lorsque ce chef a partagé avec vous deux années de dangers et de souffrances, allégeant pour vous les unes, bravant avant vous les autres, et que, dans cette intimité de chaque heure, au respect qu’il inspirait est venu s’ajouter un sentiment plus affectueux ! Succomber après tant de difficultés vaincues, quand le but était atteint, qu’aux privations et aux luttes passées, allaient succéder les jouissances et les triomphes du retour, nous semblait une injuste et cruelle décision du sort. Nous ne pouvions songer sans un profond sentiment d’amertume combien ce deuil était irréparable, à quel point il compromettait les plus féconds et les plus glorieux résultats de l’œuvre commune. Nous sentions vivement combien les hautes qualités morales et intellectuelles du commandant de Lagrée allaient nous faire défaut. Chez les hommes de l’escorte, le sentiment de la perte immense que nous venions de faire n’était ni moins vif ni moins unanime. Nul n’avait pu apprécier mieux qu’eux ce qu’il y avait eu d’entrain et de gaieté dans le courage de leur chef, d’énergie dans sa volonté, de bonté et de douceur dans son caractère. Ils se rappelaient avec quel patient dévouement M. de Lagrée avait travaillé pendant tout le voyage à subvenir à leurs besoins et à diminuer leurs fatigues. Aussi dès que je témoignai l’intention d’emporter avec nous le corps de leur ancien chef, ils s’offrirent, malgré leur insuffisance évidente, à le porter eux-mêmes.

La situation précaire du pays, l’absence de tout missionnaire ou de tout chrétien pouvant veiller à l’entretien du tombeau ou le protéger contre une profanation, me faisaient craindre en effet qu’au bout de quelques années il n’en restât plus de vestiges. Tong-tchouen pouvait tomber au pouvoir des Mahométans et ce changement de domination nous enlever la faible garantie que nous offrait le bon vouloir des autorités chinoises. Je ne voulus pas courir les chances d’une violation de sépulture, fâcheuse pour le pavillon, douloureuse pour une si chère mémoire. Je résolus d’exhumer le corps et de le faire porter à Siu-tcheou fou. Ce trajet devait être excessivement difficile et pénible en raison du poids énorme des cercueils chinois, de l’état des routes et de la configuration montagneuse de la contrée. À partir de Siu-tcheou fou au contraire, le transport du cercueil jusque sur une terre française, n’offrait plus aucun obstacle, puisque le voyage pouvait se faire


MONUMENT FUNÉRAIRE DE M. DE LAGRÉE, À TONG-TCHOUEN.

entièrement par eau. Il me sembla que la colonie de Cochinchine serait heureuse de donner

un asile à la dépouille de celui qui venait de lui ouvrir une voie nouvelle et féconde ; qu’elle voudrait consacrer le souvenir de tant de travaux si ardemment poursuivis, de tant de souffrances si noblement supportées.

Le Yang ta-jen avait quitté Tong-tchouen depuis quelques jours pour prendre le commandement de ses troupes. Il avait témoigné jusqu’au dernier moment à M. de Lagrée la déférence la plus sympathique et il avait facilité, par tous les moyens en son pouvoir, la lourde et pénible tâche qu’avait eu à remplir M. Joubert après le décès du chef de l’expédition. J’envoyai au Yang ta-jen une petite carabine Lefaucheux qui ne m’avait pas quitté pendant tout le voyage et qu’il avait fort admirée lors de notre première entrevue et je lui exprimai par lettre notre profonde reconnaissance. Kong ta-lao-ye, qui le remplaçait à Tong-tchouen, m’aida à conclure un marché pour le transport du cercueil de M. de Lagrée à Siu-tcheou fou. Ce transport devait être fait dans un délai maximum de trente jours et moyennant une somme de 120 taels, payable à l’arrivée.

Le 5 avril la petite expédition assista en armes à l’exhumation du corps de son chef ; le tombeau élevé par les soins de M. Joubert fut transformé en cénotaphe et une inscription en français mentionna le triste événement dont ce monument devait conserver le souvenir.

Le 7 avril, nous quittâmes Tong-tchouen[3] pour effectuer définitivement notre retour. Nous étions tous à bout de forces ; la santé de notre escorte surtout était profondément atteinte ; sur les quatorze personnes qui composaient à ce moment l’expédition, il y en avait souvent la moitié malade de la fièvre. Je dus faire voyager quelquefois les Annamites en chaises à porteurs pour ne pas être obligé de ralentir notre marche. Les pluies arrivaient : il fallait nous hâter de sortir de la région montagneuse où nous nous trouvions.

La population de la ville et de la plaine forme une race à part qui se distingue des Chinois proprement dits par sa coiffure et sa prononciation. On a vu dans le chapitre relatif à l’histoire du Yun-nan, que les Tong-tchouen jen avaient conservé longtemps leur indépendance. Les environs de Tong-tchouen sont habités par des Y-kia. La route que nous suivions traverse un plateau d’un aspect moins désolé que la contrée qui sépare Yun-nan de Tong-tchouen et que ravinent quelques vallées pierreuses et peu profondes. Nous fîmes la rencontre d’une caravane de négociants du Kiang-si. Ils viennent chercher dans le sud du Yun-nan un sel de plomb naturel dont le nom chinois est ouan-oua, et qui est employé dans la fabrication de la porcelaine. Les gens du Kiang-si sont les plus voyageurs de la Chine, et la plupart des grandes hôtelleries que l’on rencontre dans les villes ou sur les routes sont tenues par eux.

Le 9 avril, nous traversâmes, à Kiang-ti, le Ngieou-nan, rivière aux eaux profondes et rapides, qui se jette dans le Kin-cha kiang à douze lieues de là et qui draine toute la partie du plateau du Yun-nan comprise entre Siun-tien et Ouei-ning. Un bac est installé à Kiang-ti sur un câble jeté entre les deux rives. Nous entrâmes le surlendemain dans la grande plaine de Tchao-tong, après avoir vu à Ma-tsao-cou des gisements de tourbe et d’anthracite. Cette plaine est très-bien cultivée ; le pavot y occupe une large place ; mais les petits ruisseaux qui la traversent ne fournissent pas toujours une quantité d’eau suffisante pour les besoins de l’agriculture.

Le 11 avril, nous fîmes notre entrée à Tchao-tong, chef-lieu du département et résidence ordinaire du tao ou sous-gouverneur de cette partie de la province. Ce haut fonctionnaire était absent ; un deuil récent lui imposait l’obligation de cesser pendant quelque temps ses fonctions publiques ; le fou et le hien nous reçurent à sa place avec beaucoup de cordialité. Il y a à Tchao-tong une petite chrétienté dirigée par un prêtre indigène ; nous logeâmes dans son presbytère. Le soir même de notre arrivée, je reçus de Tong-tchouen une lettre dans laquelle le Yang ta-jen me remerciait de la façon la plus courtoise de la carabine que je lui avais envoyée et me priait d’accepter en échange un de ses chevaux favoris. L’animal avait été conduit à la main de Tong-tchouen à Tchao-tong et arrivait en même temps que la lettre de son maître.

Tchao-tong est une ville fortifiée dont l’enceinte rectangulaire a environ trois kilomètres de tour. C’est une des rares villes du Yun-nan qui n’ont jamais été occupées par les Mahométans. Des faubourgs très-considérables prolongent la ville au nord, à l’est et à l’ouest. Un petit étang très-poissonneux se trouve dans le sud-ouest. Tchao-tong est une des étapes les plus importantes du commerce qui se fait entre la Chine et le Yun-nan. D’énormes convois de coton brut, de cotonnades anglaises ou indigènes, de sel venu du Se-tchouen s’y croisent avec les métaux, l’étain et le zinc surtout, que fournissent les environs de Tong-tchouen, les matières médicinales que l’on tire de l’ouest du Yun-nan et du nord du Tibet et les nids de l’insecte (Coccus Sinensis) qui donne la cire à pe-la. On sait que cet insecte est élevé sur une espèce de troëne qui croît dans les parties montagneuses du Yun-nan et du Se-tchouen, puis transporté sur d’autres arbres favorables à la production de la cire et situés dans des régions plus chaudes. Ces nids doivent faire le voyage avec la plus grande rapidité, pour que les insectes fraîchement éclos ne meurent point avant d’arriver à leur nouveau domicile ; ils sont placés dans de grands paniers divisés en plusieurs compartiments et ceux qui les portent font souvent trente ou quarante lieues au pas de course pour ne pas perdre le fruit de leurs peines.

Il y a, dans les environs de Tchao-tong, une tribu particulière des Miao-tse, que l’on nomme Houan-miao.

Nous partîmes de Tchao-tong le 14 avril. À peu de distance de la ville, un vallon étroit et sinueux se creuse dans la plaine et s’enfonce progressivement entre deux murailles calcaires. Un ruisseau sort de terre et s’augmente à chaque pas de l’apport des cascades qui s’échappent des grottes voisines. À chaque coude de la vallée s’élève un village. Ce pays a été successivement ravagé par les Miao-tse, les Man-tse, les Mahométans, les Tchang-mao et les Ho-liou. Ces deux derniers noms s’appliquent aux bandes de pillards et de gens sans aveu, débris de l’insurrection des Tai-ping, qui, après avoir dévasté les unes le Se-tchouen, les autres le Kouang-si, ont été rejetées dans le Yun-nan. Tous les villages que nous rencontrons ont les apparences les plus navrantes de pauvreté et de désolation. Ceux qui s’échelonnent sur les hauteurs sont tous fortifiés.

Tout à coup le ruisseau dont nous suivions les bords disparut ; le vallon prit fin, l’horizon s’élargit : à six cents mètres au-dessous de nous s’ouvrait une vallée large et boisée ; on y parvenait par des rampes en zigzag, d’une pente excessivement rapide, creusées dans les flancs rocheux du plateau à l’extrémité duquel nous étions arrivés. Au bas de cette brusque descente, un torrent s’échappait en bouillonnant d’une grotte profonde et allait rejoindre à peu de distance une grande rivière qui venait de l’ouest. Nous quittions le plateau du Yun-nan pour entrer dans les basses et chaudes régions de la vallée du fleuve Bleu.

Ta-kouan hien, où nous arrivâmes le soir même, est une petite ville pittoresquement située sur le flanc droit des hauteurs qui bordent la rivière que nous venions de rejoindre, rivière à laquelle elle a donné son nom.

Les maisons s’étagent en amphithéâtre au-dessus et au-dessous de la longue rue qui forme l’artère principale et où règne une animation excessive. La pagode dans laquelle on nous logea est construite dans la partie haute de la ville ; du sommet du grand escalier qui conduit au sanctuaire, on découvre un panorama fort étendu. Un repas tout préparé nous y attendait et le mandarin du lieu vint le lendemain nous rendre une visite en grand appareil. Ce fonctionnaire, quoique de l’ordre civil, porte le chapeau militaire en témoignage de la valeur qu’il a déployée contre les Ho-liou.

Ta-kouan a été occupé par les Mahométans en 1862. Après leur expulsion, les débris de leurs bandes se sont joints aux Lolos des montagnes et se sont fortifiés à O-che-oua, localité située à une dizaine de lieues dans le sud-ouest. De là, ils ravagent et rançonnent le pays environnant. Des mesures énergiques semblent être prises pour constituer une force militaire capable de réprimer ces brigandages : les têtes nombreuses que nous avons vues exposées sur notre route à l’extrémité d’un bambou, sont, nous dit-on, celles des déserteurs ou des réfractaires de l’armée chinoise, dans les rangs de laquelle on essaye de rétablir la discipline.

Nous nous remîmes en route le 17 avril ; à quelque distance au nord de Ta-kouan, vis-à-vis du village de Kouang-ho-ki la route franchit la rivière sur un pont suspendu. C’était le premier ouvrage de ce genre que nous rencontrions en Chine : des chaînes de fer de forte dimension sont encastrées dans les culées et roidies entre des piliers placés de manière à se correspondre des deux côtés de la rivière ; des étriers en fer y rattachent le tablier. Grâce au peu d’élévation des points d’appui, ces ponts présentent une courbure inverse de celle des ponts suspendus européens et leurs oscillations sont considérables ; mais leur solidité, qui dépend surtout du bon établissement des culées, est en général très-satisfaisante.

Des Miao-tse habitent les hauteurs qui dominent de tous côtés le Ta-kouan ho[4]. À une élévation considérable au-dessus de la route, on découvre, au sommet des rochers qui surplombent, des champs admirablement cultivés : on ne saurait deviner comment on a pu transporter la charrue sur ces petits plateaux qu’entourent de tous côtés des surfaces à pic.

Une rivière considérable, qui paraît être le cours d’eau principal de tout ce bassin, vient rejoindre le Ta-kouan ho, en aval de Kouang-ho-ki ; c’est la rivière de Co-koui ; elle traverse une contrée excessivement riche en métaux. Les mines de plomb argentifère de Sin-cai-tse sont célèbres dans toute la Chine. Les pompes d’épuisement occupaient à elles seules avant la guerre plus de douze cents travailleurs. Le régime hydrographique de cette zone, exploitée avec âpreté par les Chinois depuis le règne de Kien-long a été complètement transformé par le déboisement. Les vieillards affirment qu’il y a quatre-vingts ans, on franchissait à pied sec, de caillou en caillou, le Co-kouy ho à Sin-cai-tse ; aujourd’hui, cette rivière n’est pas guéable. Beaucoup plus bas, à Tong-co-kay, les hommes de cinquante ans se rappellent avoir entendu dire à leurs grands-pères qu’on traversait à gué et que les arbres formaient berceau sur la rivière ; elle a maintenant sept à huit mètres de profondeur. Sur les rives mêmes du Ta-kouan ho, nous trouvâmes des exploitations de charbon. À Kiao-tse-pa, situé à peu de distance dans l’ouest, sont des mines de fer et des fabriques de marmites et de bassines dont les produits sont expédiés à Siu-tcheou fou.

Nous arrivâmes le 20 avril à Lao-oua-tan, gros bourg très-commerçant où commence la navigation de la rivière : un pont suspendu d’une portée considérable est jeté d’une rive à l’autre[5]. Lao-oua-tan est un entrepôt très-considérable, et c’est le point où s’embarquent aujourd’hui les métaux qui viennent du Yun-nan. Les marchandises légères suivent la route de terre pour aller à Siu-tcheou fou ; la voie fluviale exige deux ou trois transbordements ; elle est plus rapide et peut-être plus coûteuse[6].

Nous nous embarquâmes à Lao-oua-tan dans une grande barque d’une capacité de trente à quarante tonneaux et nous pûmes admirer l’habileté avec laquelle les Chinois dirigent ces lourdes embarcations au passage des rapides. Ils se servent d’énormes avirons bordés à l’avant, en guise de gouvernail, qu’ils manœuvrent ensemble pour doubler l’effet de la barre et faire pivoter rapidement la barque dans les moments difficiles. En deux heures nous arrivâmes à Pou-eul-tou, petit port situé sur la rive gauche de la rivière, qui a changé de nom et s’appelle le Houang kiang. Pendant que nos bagages et une partie de notre escorte continuaient leur route en bateau, nous mîmes pied à terre et nous nous engageâmes dans la petite vallée qui aboutit à la résidence du vicaire apostolique du Yun-nan. Nous admirâmes dans ce court trajet les paysages les plus variés et les plus pittoresques : de nombreuses sources jaillissaient des parois calcaires de la vallée et, de chute en chute, se perdaient en poussière argentée qui n’arrivait pas jusqu’au sol ; les plateaux s’étageaient en plusieurs gradins tout chargés de riches cultures et de riantes habitations. La vallée se terminait brusquement par une cascade haute d’une centaine de mètres. Nous nous engageâmes dans une route en zigzag pratiquée sur son flanc gauche, et ce ne fut pas sans émotion que nous aperçûmes le drapeau français, arboré en notre honneur, flotter au sommet de la demeure de monseigneur Ponsot. Quelques détonations saluèrent notre arrivée et firent prendre le galop à nos chevaux. Quelques secondes après nous avions l’honneur de presser les mains du vénérable prélat, qui avait quitté la France sous le règne de Charles X.

L’établissement catholique de Long-ki est bien situé et parfaitement entendu au double point de vue de la sécurité et des communications. Placé sur un point culminant et entouré de fortes palissades, il a été respecté jusqu’à présent par toutes les bandes de maraudeurs qui désolent le pays. L’énergie de ceux qui l’habitent et les armes européennes dont ils disposent sont à vrai dire ses défenses les plus solides. Les ours et les léopards sont assez nombreux dans les montagnes de cette partie du Yun-nan. À peu de distance dans l’est-nord-est, sur le versant d’un coteau qui regarde le Houang kiang et que l’on appelle Tchen-phong-chan, sont construits le séminaire et l’école de la mission. Nous les trouvâmes fréquentés par un nombre assez considérable d’élèves. Les jeunes prêtres que l’on envoie de France pour renforcer le personnel de la mission, viennent s’exercer là pendant quelques temps à la gymnastique difficile de la langue chinoise. Dans ce pays malheureux et troublé, ce petit noyau d’hommes instruits et courageux exerce autour de lui une salutaire influence. Avec quelques efforts et quelques encouragements de plus, ils pourraient rendre à la science des services aussi importants que ceux qu’ils rendent à la civilisation. L’un des missionnaires de Long-ki, M. de Chataignon, avait essayé d’installer un observatoire et il avait déterminé par la longueur de l’ombre méridienne, faute de moyens plus précis, la latitude du séminaire. J’ai souvent regretté que des livres et des instruments ne soient pas libéralement mis à la disposition de ces ouvriers de bonne volonté, pour lesquels le travail est une véritable consolation dans le profond isolement où ils vivent. On n’aurait plus lieu alors de s’étonner du peu de notions géographiques que nous possédons sur des contrées où vivent depuis près de deux siècles des missionnaires européens[7].

On me remit à Long-ki une lettre de M. Dabry, consul de France à Han-keou, adressée à M. de Lagrée. M. Dabry avait appris notre entrée en Chine et s’était hâté d’envoyer ses félicitations au chef de la Mission française.

Nous quittâmes nos hôtes le 25 avril. Le P. Leguilcher obtint de monseigneur Ponsot l’autorisation de nous suivre jusqu’à Siu-tcheou fou ; nous rejoignîmes notre barque et notre escorte qui nous attendaient à très-peu de distance de Tchen-phong-chan. Au bout d’une heure et demie de navigation nous arrivâmes à Sin-tan, point où il fallait opérer un premier et très-court transbordement et où vit une population de portefaix et de bateliers. Ce rapide indique la limite des provinces du Se-tchouen et du Yun-nan sur la rive gauche du Houang kiang ; sur la rive droite, la frontière est plus haut, au village de Tong-co-kay. À une demi-heure en barque de Sin-tan, se trouve un second rapide, nommé Kieou-long-lan ou « rapide des neuf dragons », qui a plus d’une demi-lieue de long. Ces rapides sont occasionnés soit par une augmentation subite de la pente du terrain, soit par des arêtes de roches qui viennent traverser le lit de la rivière. Au village de Kieou-long-tan, nous choisîmes la barque qui devait nous conduire enfin jusqu’à Siu-tcheou fou. Elle fut prête à cinq heures du soir. Une heure après, nous arrivions à Houang-kiang, petite ville où nous passâmes la nuit, et où la curiosité de la foule et l’insolence des gamins nous obligèrent à avoir recours au mandarin de la localité.

Le lendemain de bonne heure, nous continuâmes notre navigation sur le Houang kiang près de son confluent avec le fleuve Bleu. Des têtes de roches font bouillonner ses eaux et accélèrent le courant ; nos bateliers durent faire de vigoureux efforts pour franchir sans encombre ce passage dangereux où le moindre faux coup de barre peut perdre le navire. Ce furent les derniers : nous entrâmes immédiatement après dans les eaux plus calmes du Kin-cha kiang. Vis-à-vis de l’embouchure du Houang kiang, s’élève sur la rive gauche un fort village Ngan-pien, construit sur l’emplacement de Ma-hou fou, ancien chef-lieu de département qui n’existe plus aujourd’hui.

Au bout de trois heures et demie de navigation sur le fleuve Bleu, nous arrivâmes à Siu-tcheou fou. Cette ville, la plus populeuse de toutes celles que nous avions rencontrées et qui peut contenir environ cent cinquante mille habitants, est bâtie au confluent du Ming kiang, rivière qui vient de Tchen-tou, capitale du Se-tchouen. Au point de vue commercial, elle est par conséquent en relations faciles avec le centre de cette riche province, pendant que, du côté opposé, le Houang kiang et le Yun-nan ho lui apportent les productions du Yun-nan. Nous vîmes à Siu-tcheou fou, dans toute son activité, ce tourbillonnement particulier aux foules chinoises, que nous avions retrouvé ailleurs, alangui par les désastres de la guerre. Ce n’est pas que le commerce de cette ville ait été sans souffrir : l’interruption des exploitations métallurgiques dans le Yun-nan lui a enlevé un de ses principaux aliments ; le cuivre, qui, avant la rébellion mahométane, se vendait à Siu-tcheou fou 8 à 9 taels les cent livres chinoises, en valait 18 au moment de notre passage. L’opium du Yun-nan, qui est à peu près le seul que l’on consomme dans cette partie du Se-tchouen, atteignait le prix de 4 taels le kilogramme. Le renchérissement du riz, auquel a beaucoup contribué la culture du pavot, était également très-sensible.

Une cause particulière contribuait, lors de notre arrivée à Siu-tcheou fou, à donner beaucoup d’animation à la ville. Un grand nombre de jeunes gens étaient accourus de toutes les parties de la province pour se soumettre aux examens du baccalauréat militaire. Ces examens consistent principalement en exercices du corps : des courses à cheval, des tirs à l’arc avaient lieu dans un terrain spécial situé en dehors des remparts de la ville, et une foule nombreuse venait assister à ces tournois antiques[8] dont le programme est resté ce qu’il était il y a douze siècles. La science militaire officielle semble n’avoir pas fait un pas en Chine depuis cette époque.

Nous ne trouvâmes pas auprès des autorités de Siu-tcheou fou la cordialité et l’empressement que nous avions rencontrés dans le Yun-nan ; la population nous témoigna une curiosité plus importune et moins sympathique ; ces dispositions nouvelles devaient


LONG-KI : HABITATION FORTIFIÉE DU VICAIRE APOSTOLIQUE DU YUN-NAN.

s’accentuer de plus en plus, à mesure que nous nous rapprocherions des côtes.

Je louai à Siu-tcheou fou, pour effectuer notre retour, deux jonques, l’une destinée à l’escorte, l’autre aux officiers. Elles ne devaient nous conduire qu’à Tchong-kin fou, centre commercial du Se-tchouen. Le 8 mai, le cercueil de M. de Lagrée arriva à Siu-tcheou fou et fut immédiatement placé dans l’une de nos jonques. Le lendemain, nous fîmes nos adieux aux dignes missionnaires de Siu-tcheou fou ; le P. Leguilcher, qui depuis plus de deux mois partageait nos fatigues, fut le dernier à se séparer de la Commission. Nous nous dîmes adieu — peut-être au revoir — les yeux pleins de larmes. Je désire vivement que ce livre lui porte l’expression de ma gratitude pour les immenses services qu’il a rendus à l’expédition française, de mon admiration pour un courage et un dévouement qui lui semblent si naturels.

Je passerai rapidement sur le récit de notre voyage de Siu-tcheou fou à Han-keou. Nous rentrions dans une région déjà visitée par des voyageurs européens et sur laquelle existent des ouvrages spéciaux[9]. Le fleuve à partir de Siu-tcheou attarde dans de longs détours ses eaux larges, peu rapides et en cette saison peu profondes. Quelques îles et des bancs interrompent son cours. Les villes sont très-peuplées ; les villages, les bourgs et les villes se succèdent sans interruption. La navigation est active et sur les deux rives du fleuve de nombreux bateliers traînent en chantant les jonques qui remontent le courant. Entre Siu-tcheou et Kiang-ngan, on aperçoit sur les hauteurs qui dominent le fleuve, de nombreuses grottes calcaires ; elles servaient jadis de sépultures aux populations Man-tse, auxquelles cette contrée a appartenu. Le Tche-choui ho qui se jette dans le grand Fleuve à Na-ki, amène des montagnes du Kouy-tcheou de grandes quantités de bois qui viennent alimenter les chantiers de construction de Lou tcheou. Cette dernière ville, où nous arrivâmes le 10 mai, est le siège d’un tao ou sous-gouverneur de province. Elle est agréablement située au confluent du Tsong kiang : on sait que sur les bords de cette rivière se trouvent les salines célèbres de Tse-liou-tsin ; des sources de pétrole ou « puits de feu » sont à côté et fournissent le combustible nécessaire à l’évaporation des eaux. Il arrive en moyenne par jour à Lou tcheou un convoi de vingt barques portant 120 tonneaux de sel, qui de là vont subvenir aux besoins de la consommation dans le Kouy-tcheou, le sud du Se-tchouen et le nord du Yun-nan. À partir de Lou tcheou on trouve à chaque pas, sur les rives du fleuve, des filons de charbon dont un grand nombre sont exploités.

Le 13 mai, nous débarquâmes à Tchong-kin fou. Cette ville, qui est le centre commercial du Se-tchouen, est bâtie en amphithéâtre au confluent du grand fleuve et de l’importante rivière qui vient de Pao-king. Sa population peut être évaluée à 300,000 âmes. Nous eûmes à repousser les démonstrations hostiles de la foule, qui jeta des pierres sur la jonque qui contenait le cercueil de M. de Lagrée. Nos Annamites arrêtèrent l’un des agresseurs et, accompagné de deux membres de la Commission, le revolver au poing, je traversai la foule avec le prisonnier, que je fis remettre aux mains des autorités chinoises, en leur demandant une punition exemplaire. Nous allâmes loger dans la vaste et confortable résidence de monseigneur Desflèches, vicaire apostolique du Se-tchouen oriental. Son évêché, détruit pendant une émeute de la populace, a été reconstruit aux frais du gouvernement chinois, qui n’a rien épargné pour le rendre sûr et commode. De hautes murailles l’isolent du reste de la ville et on jouit, à l’intérieur des vastes cours qui y distribuent l’air et la lumière, d’une sécurité et d’une tranquillité que nos émotions précédentes nous firent vivement apprécier. Pendant que les chrétiens de Tchong-kin s’occupaient de nous procurer une grande jonque, qui pût remplacer celles qui nous avaient amenés et nous conduire jusqu’à Han-keou, j’expédiai à Shang-hai par un courrier spécial un rapport adressé au gouverneur de la Cochinchine, l’informant de la mort de M. de Lagrée, des principaux incidents qui avaient signalé notre voyage à Ta-ly et de notre prochain retour.

Monseigneur Desflèches, qui était en tournée pastorale, n’arriva à Tchong-kin fou que le 17 mai. Il voulut bien se charger de rembourser la somme que le Ma ta-jen nous avait prêtée à Yun-nan et que je devais verser à mon arrivée à Shang-hai à la procure des Missions Étrangères.

Toutes les affaires laissées en souffrance par la Commission se trouvant ainsi définitivement réglées, nous partîmes le 18 mai pour Han-keou. Le lendemain, nous passâmes la nuit à Fou-tcheou, ville importante située à l’embouchure du Kian kiang, rivière qui vient de Kouei-yang, capitale du Koui-tcheou. Le 20 et le 21 mai, nous nous arrêtâmes à Tchoung tcheou et à Ouan hien. C’est à Tchoung tcheou que le lettré chrétien Thomas Ko vint m’offrir ses services. Son intelligente curiosité me frappa et je lui proposai de venir en France avec moi pour m’aider à traduire les documents chinois que je rapportais. Il accepta avec empressement, me demanda quelques jours pour régler les affaires de la chrétienté qu’il était chargé d’administrer en l’absence du prêtre titulaire et me promit de me rejoindre à Han-keou.

À partir d’Ouan hien, le fleuve se rétrécit entre deux murailles de roches. Un vent violent contraria notre marche ; nous n’arrivâmes à Koui-tcheou fou que le 22 à neuf heures du soir. Cette ville bâtie sur un étroit plateau, à une hauteur de trente à quarante mètres au-dessus du fleuve se trouve entourée de tous côtés par de hautes montagnes ; ses environs sont riches, dit-on, en gisements métallurgiques. Une douane fonctionne en ce point. Elle prélevait, en 1868, 6 p. 100 de la valeur des marchandises importées dans le Se-tchouen, un peu moins pour les marchandises exportées. L’exportation la plus importante de la province est la soie grège ; elle atteignait à cette époque 60 à 70,000 kilogrammes et paraissait peu en rapport avec la production totale de la province. La douane de Koui-tcheou rapportait alors de 10 à 12 millions par an.

Nous passâmes à Koui-tcheou fou quelques heures agréables avec le P. Vainçot, missionnaire apostolique. Il signala au géologue de l’expédition les intéressants débris paléontologiques que contiennent les grottes du voisinage.

Nous repartîmes de Koui-tcheou le 23 mai dans l’après-midi. À très-peu de distance en aval de la ville, le fleuve s’encaisse de plus en plus ; des rochers d’une hauteur


L’expédition française à son arrivée à Han-Keou.

  M. Joubert   M. Garnier    
M. de Carné       M. Thorel   M. Delaporte.
considérable se dressent verticalement sur ses rives ; sa largeur se réduit à moins de cent

mètres ; sa profondeur est énorme, son courant très-faible. Les chemins de halage, pratiqués jusque-là le long des rives, deviennent impraticables ; des vents d’est presque continus favorisent en cette saison l’ascension des barques, qui remplacent la cordelle par des voiles. Par contre, notre marche devint fort lente ; les rafales neutralisaient souvent l’effet du courant et nous forçaient à aborder. Le surlendemain matin nous franchîmes assez facilement un des rapides, réputé le plus dangereux du fleuve Bleu[10], le Sin-tan. Notre jonque dut être allégée momentanément d’une partie de ce qu’elle contenait. Ce rapide se présente sous l’aspect d’un long torrent où apparaissent çà et là quelques têtes de roches. Le soir, le fleuve sortit enfin de cette région montagneuse et s’épanouit dans une vaste plaine à l’entrée de laquelle se trouve la ville d’I-tchang, chef-lieu de département de la province du Hou-pe. Ce fut pour nous un spectacle charmant, après avoir cheminé une année entière au milieu des montagnes, que la vue de ces rives basses et verdoyantes le long desquelles glissaient de nombreuses barques et apparaissaient de blanches pagodes. Nous employâmes toute la matinée suivante à gréer notre jonque : il ne fallait plus compter sur le courant devenu insensible pour continuer notre route ; la largeur du fleuve, qui atteint près de deux kilomètres, nous permettait d’utiliser le vent, même contraire. Ce fut en louvoyant que nous atteignîmes Cha-che, ville commerçante située à l’entrée du canal qui relie entre eux les petits lacs disséminés entre cette ville et Han-keou. Ce canal fournit une route beaucoup plus courte que celle du fleuve pour communiquer avec ce dernier point. Les très-grandes jonques, comme était la nôtre, continuent seules à descendre le Ta kiang qui devient presque désert et décrit une série de courbes qui triplent le trajet.

Nous passâmes, le 3 juin pendant la nuit, devant l’entrée du lac Tong-ting ; à partir de ce point, la circulation redevient très-active sur le fleuve. Le 5 au soir, notre jonque se glissait au milieu de la forêt de mâts qui encombre le fleuve et mouillait devant la ville de Han-iang. Le lendemain matin, au point du jour, nous traversâmes la rade où se trouvaient des bâtiments de commerce américains et anglais et l’Havoc, canonnière de Sa Majesté Britannique ; nous vînmes aborder devant le consulat de France. Nous étions enfin rendus à la civilisation européenne !

M. Guénaud, chancelier de M. Dabry, gérait à ce moment le consulat d’Han-keou ; il nous en fit les honneurs avec une cordialité et une bienveillance que nous n’avons pas oubliées. La colonie européenne, qui nous attendait depuis longtemps, nous fit l’accueil le plus sympathique. Je suis heureux de pouvoir adresser tout particulièrement à M. le capitaine O’Keef commandant de l’Havoc, mes remerciements les plus affectueux. Nous nous hâtâmes de congédier la lourde jonque sur laquelle nous venions de parcourir plus de onze cents kilomètres depuis Tchong-kin fou.

En rade, se trouvait un de ces rapides steamers qui font le service entre Han-keou et Shang-hai. Un pareil moyen de locomotion était passé pour nous dans la région des rêves ; il nous tardait de nous assurer de sa réalité. Nous partîmes le 10 juin sur le vapeur américain le Plymouth-Rock. Thomas Ko nous avait devancés à Han-keou et s’embarqua avec nous. Le 12 juin, nous jetâmes l’ancre en rade de Shang-hai ; la plus gracieuse hospitalité nous attendait au Consulat général de France ; nous retrouvâmes chez Mme Brenier de Montmorand ce charme et cette élégance française dont nous avions, hélas ! perdu les traditions. Les barbares qu’elle a reçus jadis sont heureux de lui témoigner ici leur respectueuse admiration.

La colonie française de Shang-hai tint à honneur de fêler la petite troupe d’explorateurs. Un banquet qui nous fut donné par nos compatriotes, me fournit l’occasion de les remercier de leur enthousiaste et patriotique réception.

Le 19 juin, nous quittâmes Shang-hai sur le paquebot des Messageries le Dupleix ; nous arrivâmes à Saigon le 29. M. le contre-amiral Ohier, gouverneur de la Cochinchine française, n’avait reçu que l’avant-veille le rapport dans lequel je lui annonçais la mort de M. de Lagrée. Cette perte fut vivement ressentie dans la colonie, où le souvenir des services et des éminentes qualités de cet officier vivait dans toutes les mémoires. Des honneurs extraordinaires furent rendus à son cercueil, qui fut inhumé dans le cimetière de Saigon. Un petit monument y rappelle aujourd’hui la mémoire de cet homme de bien, de ce vaillant soldat de la France. Si quelque chose peut consoler les siens, c’est la pensée qu’il est mort au champ d’honneur le plus enviable : celui de la science et de la civilisation.


TOMBEAU DU COMMANDANT DE LAGRÉE, À SAIGON.

  1. Voy. dans l’appendice, à la fin du volume, le texte de cette pièce curieuse.
  2. Cette pagode appartient à la corporation des mineurs. Son nom chinois est Kong ouan miao.
  3. Voy. pour la suite du récit la carte itinéraire no 10, Atlas, 1re partie, pl. XIII.
  4. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XLVII, des types de cette nouvelle race.
  5. Voy. Atlas, 2me partie, pl. XLVI.
  6. Voy. les détails que donne sur les transports le traité de métallurgie chinoise traduit dans le second volume de cet ouvrage (p. 247-253).
  7. Les excellentes indications que l’on doit à M. l’abbé Desgodins, missionnaire apostolique au Tibet, à la disposition duquel sa famille a mis des instruments d’observation et des livres, prouvent tout le parti que l’on pourrait tirer des loisirs de ces hardis pionniers de la civilisation. C’est avec une bien vive satisfaction que j’ai vu la Société de géographie de Paris accorder à M. l’abbé Desgodins, sur ma proposition, un compteur en récompense de ses travaux géographiques.
  8. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XLVII.
  9. Une partie de ce trajet (de Tchong-kin fou à Han-keou) a été étudiée avec soin, tant au point de vue hydrographique qu’au point de vue commercial, par des officiers de la marine anglaise et des délégués de la chambre de commerce de Shang-hai, après le passage de la Commission française. Voy. pour la suite du récit la Carte générale de l’Indo-Chine et de la Chine centrale. Atlas, 1re partie, pl. I.
  10. Voy. t. II, p. 252, le dénombrement des rapides du fleuve.