Voyage d’exploration en Indo-Chine/De Yun-nan à Ta-ly

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BONZERIES EN RUINES AUX ENVIRONS DU TA-LY.


XXI

DE YUN-NAN À TA-LY. — LE LAO-PAPA. — DÉPART DE YUN-NAN. — TONG-TCHOUEN. — MALADIE DE M. DE LAGRÉE. — UNE PARTIE DE LA COMMISSION PART POUR TA-LY. — LE FLEUVE BLEU. — HOUEY-LI TCHEOU. — CONFLUENT DU KIN-CHA ET DU PE-CHOUY KIANG. — ENTRÉE SUR LE TERRITOIRE MAHOMÉTAN. — ARRIVÉE À TA-LY. — NOUS SOMMES FORCÉS À UNE RETRAITE PRÉCIPITÉE. — COMMERCE ET ETHNOGRAPHIE DU NORD DU YUN-NAN[1].


Le P. Fenouil, provicaire apostolique de la province, arriva à Yun-nan le 2 janvier. Il voulut bien nous servir d’interprète auprès des autorités chinoises avec lesquelles nos relations devinrent plus fréquentes et plus intimes. L’épuisement de nos ressources pécuniaires nous mit dans la nécessité de contracter un emprunt auquel le Ma ta-jen se prêta de fort bonne grâce ; il nous demanda de le rembourser en armes françaises, dès que nous serions à portée d’un marché européen.

Malgré les difficultés qui résultaient de l’état de guerre, M. de Lagrée n’avait point renoncé à reconnaître la partie supérieure de la vallée du Cambodge. Ta-ly, capitale des Mahométans rebelles, était, au point de vue géographique et commercial, l’un des centres les plus importants de cette région. Située entre le fleuve Bleu et le Mékong, à peu de distance de l’un et de l’autre, cette ville est la clef de la route qui réunit la Birmanie à la Chine. Mais des voyageurs européens trouveraient-ils grâce aux yeux du gouvernement nouveau qui venait de s’y installer ? Les autorités chinoises ne verraient-elles pas avec la plus grande défiance un rapprochement s’opérer entre les envoyés d’une puissance étrangère et le chef d’une révolte triomphante ? Ne considéreraient-elles point cette démarche comme une reconnaissance du fait accompli ? Enfin l’état de dévastation du pays à traverser, les bandes qui infestaient les routes et pillaient tous les voyageurs sans distinction de partis, la fatigue et le délabrement de santé du personnel de l’expédition ne rendaient-ils point cette tentative fort téméraire ? À ce point du voyage, alors que son but principal était atteint, que la voie du retour par le fleuve Bleu était ouverte, prompte et facile, était-il sage de compromettre, pour un résultat incertain, le prix de tant de labeurs et de souffrances ? Telles furent les questions que le chef de la mission, indécis pour la première fois, posa à tous ses compagnons de voyage. Nous fûmes tous d’avis de tenter ce dernier effort avant notre retour définitif par le fleuve Bleu.

Malheureusement, la route directe sur Ta-ly était absolument impraticable. Le vice-roi intérimaire, Song ta-jen, et le Ma ta-jen se mirent à rire à la proposition que leur fit M. de Lagrée de le conduire aux avant-postes et de le remettre là aux mains des troupes « blanches ». Il n’y avait point, nous dirent-ils, d’autorité assez fortement constituée dans le camp des rebelles pour que l’on pût négocier sûrement le passage de la Commission française et se confier à un sauf-conduit que délivrerait un de leurs généraux. M. de Lagrée résolut donc de contourner par le nord le théâtre de la guerre et de reconnaître ainsi en même temps le cours du Cambodge et celui du fleuve Bleu jusqu’aux frontières du Tibet.

M. de Lagrée songea, pour faciliter notre voyage à Ta-ly, à obtenir une recommandation écrite du Lao-papa. J’ai déjà parlé de ce singulier personnage. S’il n’avait réussi à jouer qu’un rôle politique ridicule, il restait entouré, au point de vue religieux, d’une profonde vénération. Reconnu officiellement par le gouvernement chinois comme le chef religieux des Mahométans de la province, il jouissait à ce titre d’un traitement considérable et d’honneurs officiels. Le gouvernement chinois avait cru d’une saine politique de ne marchander ni l’un ni les autres pour bien indiquer aux fanatiques sectateurs du Coran qu’il ne faisait nullement la guerre à leurs croyances et qu’il ne repoussait que leurs prétentions politiques.

M. de Lagrée n’avait pas, à son arrivée à Yun-nan, des renseignements suffisants pour bien apprécier cette situation particulière. Craignant d’éveiller les susceptibilités des autorités chinoises s’il montrait trop d’empressement à se lier avec un de leurs anciens adversaires, il avait laissé passer plusieurs jours avant de rendre visite au Lao-papa. Ce susceptible vieillard, dont les voyages avaient développé l’intelligence et qui avait une idée plus juste que tous ses compatriotes de la science occidentale et du grand rôle des Européens dans le monde, crut à du dédain de notre part et il en fut d’autant plus blessé qu’il avait conscience de le moins mériter. Quand M. de Lagrée se présenta chez lui, il fit dire qu’il était absent. Le père Fenouil arriva à temps pour renouer ces relations compromises. La rancune du Lao-papa ne tint pas devant sa curiosité. Le provicaire lui fit adroitement savoir qu’un des membres de l’expédition s’occupait d’astronomie et qu’il trouverait en lui un appréciateur éclairé de sa science favorite. Je ne tardai pas à recevoir du pontife mahométan une série de problèmes sur la distance des planètes, sur les éclipses, sur les comètes, sur l’influence des étoiles. J’y répondis « en laissant discrètement entrevoir toute l’admiration que j’éprouvais pour l’auteur de questions aussi savantes. Il y avait dans certaines parties de la communication qu’il avait bien voulu me faire des détails qui dénotaient des études trop approfondies pour que je n’eusse pas tout à gagner à conférer avec lui. Une discussion de vive voix pouvait seule éclairer mes doutes. »

Le Lao-papa, se voyant enfin apprécié, oublia ses griefs et consentit à une entrevue. Je me rendis chez lui avec le commandant de Lagrée et le provicaire. Une nombreuse galerie de fidèles assistait à cette conférence qui devait faire éclater la science profonde de leur maître. Un magnifique télescope dressé sur un trépied, quelques cartes étalées sur une table complétaient la mise en scène. Je ne tardai pas à m’apercevoir que l’usage de ces objets était peu familier à leur propriétaire et je disposai discrètement la lunette pour une observation du soleil. Le Lao-papa, qui pour la première fois parvenait à voir quelque chose dans un instrument dont il ignorait même la mise au point, convia tous les spectateurs à y regarder avec lui et en prit occasion pour exposer ses théories astronomiques. Le père Fenouil me fit tenir le langage le plus convenable pour mettre en relief le savoir du prêtre et augmenter l’admiration de son auditoire. L’amitié de notre hôte nous fut irrévocablement acquise.

Nous lui confiâmes alors notre projet de voyage et les craintes que nous éprouvions de voir notre mission scientifique entravée et nos recherches géographiques compromises par les défiances des deux partis en lutte. « Ne vous faites pas d’illusion à cet égard, nous dit confidentiellement notre interlocuteur, je suis le seul ici qui puisse apprécier le but de votre voyage. Il est impossible aux gens ignorants et grossiers qui nous entourent de croire que le progrès de la science est le seul mobile qui vous porte à endurer tant de fatigues et à courir de si graves dangers, mais j’ai heureusement une grande influence sur nos coreligionnaires de Ta-ly. Je vais immédiatement rédiger une lettre qui pourra, je l’espère, vous servir de passe-port et faciliter vos travaux. »

Il nous envoya en effet, quelques jours après, un factum chinois où il exposait longuement, dans ce style ampoulé et prétentieux des lettrés, que depuis des siècles la Chine attirait la curiosité des étrangers et qu’on les avait vus accourir des pays les plus éloignés pour apporter des présents à l’empire du Milieu. Il ajoutait ensuite : « Le chef français La (Lagrée), cinq de ses collègues et quelques soldats ont obtenu de l’empereur l’autorisation de pénétrer en Chine et de visiter librement toutes les parties de ce vaste territoire. Leur but est de rapporter à leur souverain la figure la plus exacte possible des montagnes, des lacs et des fleuves qu’ils auront traversés, afin sans doute qu’en lui offrant la carte nouvelle représentant leur voyage, ils obtiennent les grades et les honneurs qu’aura mérités ce patient travail. Tel est le but dans lequel ils ont affronté les fatigues d’une marche longue et pénible, les intempéries des climats, les dangers des bêtes féroces et des brigands. Je les ai interrogés et j’ai trouvé leur cœur droit, leur probité irréprochable, leurs mœurs douces. Ils ont l’intention d’aller visiter Ta-ly, Li-kiang, Yun-pe et les frontières des pays de Mien et de Tse-yang. J’invite tous les Mahométans, tous les Chinois, tous les barbares qui habitent ces contrées à laisser circuler librement ces étrangers sans les molester en aucune façon. On se conformera ainsi aux volontés de la sainte dynastie Ta-thsing qui témoigne une égale bonté à tous les hommes, sans distinction de pays ou de nationalité.

« En foi de quoi, moi, par la grâce de l’empereur, dignitaire du second ordre, grand prêtre de la province du Yun-nan, réformateur de l’antique famille Ma-te-sin, j’ai donné, à l’âge de 80 années, la lettre ci-dessus. »

On voit que rien n’était plus orthodoxe au point de vue politique que le passe-port du Lao-papa. Il ne faisait aucune allusion à sa rébellion passée et se montrait à ses coreligionnaires de Ta-ly un fidèle sujet de l’empereur.

Le vice-roi du Yun-nan nous remit à son tour un fou-pay ou permis de circulation ; le seul itinéraire qui y fût indiqué était notre voyage de retour par Tong-tchouen, Tchao-tong, le fleuve Bleu et Shang-haï. Un petit mandarin chrétien, à globule de cuivre, fut chargé de nous accompagner jusqu’à Tong-tchouen.

Nous partîmes de Yun-nan le 8 janvier, accompagnés du P. Fenouil qui retournait à Kiu-tsing. Notre première étape sur la route dallée qui de Yun-nan se dirige vers le nord de la province, fut Ta-pan kiao, gros bourg situé sur un affluent du lac. Il est célèbre dans l’histoire locale. L’officier mongol qui commandait à Yun-nan vint y apporter, en 1381, au général de l’armée envoyée par le Ming, le sceau en or du roi du Yun-nan, prince de Leang et descendant de Khoubilai Khan (A. D. 1381).

Au delà de Ta-pan kiao, on traverse une plaine ondulée et inculte, sillonnée dans tous les sens de convois de bêtes de somme et de chariots étroits et bas qui apportent à la capitale le bois à brûler, que ses environs immédiats, complètement déboisés, ne peuvent plus lui fournir. Après avoir franchi le col peu élevé qui limite la plaine au nord, on arrive au village de Yang-lin. Il est situé sur les bords d’un étang, auprès duquel achève de mourir une chaîne de montagnes qui vient du nord. Les villes de Song-ming et Ma-long, par lesquelles on passe pour aller à Kiu-tsing, sont à l’est de cette chaîne. Nous devions en suivre au contraire le versant occidental. L’heure de notre séparation avec le P. Fenouil avait sonné. Ce prêtre, que nous connaissions depuis dix jours à peine, était devenu pour nous un ami ; de son côté, il quittait, pour ne jamais les revoir, des compatriotes avec lesquels, pour la première fois depuis vingt ans, il avait pu parler de la France et des siens. Ses yeux se mouillèrent de larmes et nous ne pûmes nous défendre d’une douloureuse émotion en échangeant avec lui une dernière poignée de main.

Nous cheminâmes le 10 janvier sur un vaste plateau, où s’étalaient de riches cultures, arrosées par de nombreux ruisseaux canalisés. Des rideaux de cyprès bordaient les routes aux abords des villages. De grandes fermes s’éparpillaient de tous côtés au milieu des champs. Les ustensiles d’agriculture, les meules, les bestiaux que l’on voyait auprès des habitations, l’aspect de la végétation, le givre qui scintillait aux branches donnaient à ce paysage des allures européennes qui nous faisaient tressaillir d’aise. Celui qui nous eût proposé d’échanger ce tableau monotone, dépourvu de pittoresque et de nouveauté, contre les plus belles et les plus vierges forêts du Laos eût été certainement très-mal accueilli.

Le lendemain la plaine se mamelonna ; quelques étangs apparurent dans les plis du terrain, des collines surgirent à notre gauche, et formèrent avec la chaîne de droite, de laquelle nous nous étions beaucoup rapprochés, un défilé étroit, réputé dangereux. Les villages se firent plus rares ; la plupart de ceux que nous traversions n’étaient que des monceaux de ruines. Les Mahométans avaient affreusement ravagé cette contrée où ils comptent de nombreux coreligionnaires ; ceux-ci, malgré leur départ, continuent à tenir en échec la population chinoise qui se montre tremblante et soumise devant eux. Les croupes rougeâtres et incultes qui s’élevaient des deux côtés de la route semblaient frappées d’une stérilité irrémédiable. Le 12, nous descendîmes le lit d’un ravin qui ne tarda pas à se transformer en ruisseau. Une vallée profonde s’ouvrit devant nous. C’était celle du Li-tang ho, rivière qui se jette dans le fleuve Bleu non loin de Tong-tchouen ; nous en suivîmes les bords, où se montrait subitement une belle et vigoureuse végétation, jusqu’au village de Kon-tchang, situé au confluent d’un affluent de la rive droite.


ENTRÉE DE LA PLAINE DE TONG-TCHOUEN.

Nous nous arrêtâmes à Kon-tchang une journée entière. M. de Lagrée était atteint d’une fièvre continue et d’un point de côté et avait besoin de repos. Cette localité est pauvre et sans ressources. Comme son nom le fait pressentir (tchang signifie mine en Chinois), y a dans le voisinage des gisements de cuivre. La petite rivière qui y passe creuse son lit sinueux et encombré de cailloux dans les flancs du plateau qui limite à l’est la vallée du Li-tang ho. Nous le remontâmes pendant quelque temps, puis nous nous élevâmes de nouveau sur le plateau dont l’altitude moyenne est de 2,600 mètres. La population de cette zone, assez clair-semée, perd sa physionomie chinoise et accuse une proportion considérable de sang étranger. Les maisons sont construites en boue. L’avoine et la pomme de terre poussent seules sur ces cimes que balaye sans cesse un vent glacial. C’est à peine si quelques arbustes rabougris réussissent à s’abriter dans les plis du terrain couvert çà et là de longues traînées de neige que ne peuvent fondre les rayons affaiblis du soleil.

Nous rencontrâmes le soir même un petit mandarin envoyé avec une escorte à notre rencontre par le commandant militaire de Tong-tchouen. Il procura un palanquin à M. de Lagrée dont le malaise persistait toujours. Nous franchîmes le lendemain un col élevé sur lequel le baromètre indiqua 533 millimètres. À très-peu de distance, sur notre gauche, s’élevait un pic couronné de neige dont l’altitude devait être peu inférieure à 4,000 mètres. Des crevasses larges et profondes, semblables à d’immenses tranchées, sillonnaient de tous côtés le plateau qui s’abaissait légèrement dans la direction du nord. Nous descendîmes au fond d’un de ces ravins à parois verticales, qui servent au printemps de canaux de drainage pour les eaux des pluies, et nous arrivâmes au bourg de Tay-phon, marché considérable, dont les boutiques étaient magnifiquement approvisionnées, en raison de l’approche du jour de l’an chinois. Une population de l’aspect le plus mélangé et le plus pittoresque était accourue des montagnes avoisinantes et s’empressait devant les étalages. L’auberge du lieu était pavoisée en notre honneur. Tay-phon est situé sur les bords d’un ruisseau qui devient un peu plus loin la rivière de Tong-tchouen. Le 18 janvier, après avoir fait encore quelques kilomètres à pied, nous pûmes monter dans deux grandes barques et descendre rapidement le courant, pendant que nos bagages cheminaient à dos d’homme, le long de la route en corniche qui se suspend aux flancs de la vallée. Les eaux étaient basses et les rapides fréquents ; nos embarcations à fond plat, dont l’équipage se mettait à l’eau, glissaient facilement sur les cailloux. Malgré l’absence de fatigue et la rapidité de notre marche, l’affreux paysage que nous avions sous les yeux nous fit trouver bien longues les huit heures de navigation qui nous séparaient de Tong-tchouen. Deux murailles de roches rougeâtres, stériles, ravinées par les pluies, sans un arbre, sans un brin d’herbe, limitaient de tous côtés nos regards. Pas un nuage ne venait tempérer l’éclat de la lumière ; le ciel était d’un bleu clair d’une uniformité désespérante. Un vent du sud-sud-ouest soufflait par rafales intermittentes et produisait en s’engageant dans les détours de la vallée un bruit strident et lugubre. Çà et là, quelques maisons de pêcheurs, dont des cailloux non cimentés, amoncelés les uns sur les autres, composaient les murs. C’est bien ainsi qu’on se représente un pays dans les veines duquel coule du cuivre et qui remplace les fruits de la terre par les produits métallurgiques.

Vers quatre heures, nous entrâmes dans un canal latéral qui dérive vers Tong-tchouen une partie des eaux de la rivière. Les montagnes aux croupes dénudées s’éloignèrent pour former un vaste cercle ; une grande plaine s’ouvrit devant nous ; les cultures reparurent et la ville de Tong-tchouen nous montra sa couronne rectangulaire de créneaux. Nous traversâmes un faubourg en partie ruiné où de nombreux ponts de pierre nous forçaient à chaque instant à baisser la tête. La nuit était déjà venue quand nous entrâmes dans la pagode où un logement nous était préparé. Elle était située à l’intérieur même de l’enceinte, mais des ordres sévères avaient été donnés pour que notre repos ne fût pas troublé ; de vastes cours et des portes solides nous séparaient de l’extérieur. L’existence que nous menions depuis deux ans, était de nature à nous faire apprécier le calme et le confort de cette retraite ; c’était là malheureusement que le plus méritant d’entre nous allait terminer sa pénible odyssée.

Le Yang ta-jen, mandarin à bouton rouge et commandant militaire de la partie est de la province, vint dès le lendemain rendre visite à M. de Lagrée. Il nous parut un homme d’une énergie égale à celle du Ma ta-jen, mais d’une volonté plus réfléchie et moins capricieuse. Les dehors n’avaient rien de la brutalité du soldat et son accueil fut des plus courtois et des plus empressés. Nous trouvâmes chez lui une collection d’armes européennes qui ne le cédait en rien à celle du Ma ta-jen. Son but n’était pas d’en faire parade, mais de se renseigner sur les prix réels et les mérites respectifs de chaque système. Il sentait que dans la lutte où se jouaient les destinées de la province la victoire appartiendrait incontestablement au chef dont les troupes seraient armées de fusils à tir rapide. La confiance que ces nouvelles armes inspireraient, bien plus encore que leur supériorité sur le fusil à mèche, ferait faire des prodiges de valeur aux soldats. À partir de ce moment, tous ses efforts tendirent à obtenir que l’un de nous se chargeât de transmettre en France une commande d’armes pour son compte. L’arrivée de ces armes lui aurait permis de peser dans la balance d’un poids décisif et d’assurer à son ambition le rôle prépondérant qu’il rêvait. Mais de quel côté songeait-il à faire pencher définitivement le sort de la guerre ? Le gouvernement chinois a eu sans doute des raisons de croire que ce n’était pas de son côté, car il a, depuis notre passage, destitué ce fonctionnaire.

Cependant, M. de Lagrée, dont le malaise avait paru se dissiper pendant les premiers jours de notre résidence à Tong-tchouen, ne tarda pas à tomber sérieusement malade. De graves symptômes hépatiques se manifestèrent. Il dut s’aliter complètement. Le pénible voyage de Yun-nan à Tong-tchouen, qu’il avait accompli au milieu de vives souffrances, avait épuisé ses forces. L’étude ininterrompue de la langue et des usages, la crainte des malentendus qui pouvaient résulter du manque d’interprète et les conséquences graves qu’une erreur pouvait avoir pour nous, avaient surexcité son moral et allumé dans ses veines une fièvre ardente. Sa vaillante et robuste nature lutta quelques jours contre l’inévitable décision que lui dictait son état. Ce fut avec une douleur profonde qu’il dut se reconnaître vaincu par le mal et incapable de supporter de nouvelles fatigues.

Il me chargea de le remplacer pour dégager la parole que nous nous étions donnée à Yun-nan d’essayer de pénétrer jusqu’à Ta-ly.

Les autorités de Tong-tchouen, le Yang ta-jen, et le Kong ta-lao-ye ou préfet de la ville, prévenus de cette intention, firent tous leurs efforts pour nous en détourner. Ils nous représentaient les dangers que nous allions courir, l’ignorance où nous étions des dispositions du gouvernement de Ta-ly à notre égard, les routes infestées par les bandes, les épidémies et la famine qui régnaient dans une partie de la contrée que nous avions à traverser. Voyant qu’ils ne réussissaient pas à nous convaincre et attribuant leur insuccès à notre connaissance insuffisante de la langue, ils écrivirent au père Fenouil de se joindre à eux pour nous dissuader de notre voyage. Voici la lettre que je reçus du provicaire la veille même de notre départ :

Kiu tsing fou, 26 janvier 1868.
Monsieur,

Il serait fâcheux que M. le Commandant devînt sérieusement malade aux dernières courses d’un aussi long voyage que le vôtre. J’aime à me persuader que quelques jours de repos et les soins intelligents de M. le docteur Joubert auront suffi pour rendre à M. de Lagrée ses premières forces.

Yang ta-jen et Kong ta-lao-ye qui vous hébergent à Tong-tchouen viennent de m’écrire une lettre commune. Ces deux personnages regrettent vivement de ne pouvoir s’entendre avec vous sans le secours d’interprètes toujours maladroits. Car, disent-ils, il leur serait bien plus facile de traiter vos nobles personnes avec toute la distinction qui leur est due. De plus, ces messieurs me prient de vous dissuader de continuer votre voyage par Houey-li tcheou. Ils désirent vous voir descendre directement à Sin-tcheou fou. Je vous engage de TOUT MON POUVOIR à ne pas aller dans l’ouest et vous dis ou SOUS-ENTENDS tout ce que vous pouvez imaginer de plus persuasif.

Après avoir fait ma commission, j’ajoute — et ceci est bien de moi — : vu le mauvais vouloir de l’autorité, vous allez rencontrer des difficultés peu ordinaires, pour ne pas dire insurmontables.

Mon intention n’est assurément pas de me rendre désagréable par des exhortations importunes ; mais si l’on pouvait trouver le moyen de satisfaire à vos désirs, sans mécontenter les mandarins, tout en vous évitant beaucoup de peine et des dangers faciles à prévoir, n’en seriez-vous pas bien aise ? Le Kin-cha kiang passe à Mong-kou, c’est-à-dire à 13 ou 14 lieues de Tong-tchouen. Allez jusqu’à Mong-kou, sans traverser le fleuve, parcourez sur ses rives en amont et en aval une ligne de 3 ou 400 li, plus ou moins, à volonté ; puis revenez prendre à Tong-tchouen la route de Siu-tcheou fou, où vous retrouverez encore ce même Kin-cha kiang. Voir ce fleuve à Mong-kou, ou bien aller l’examiner à 15 journées plus haut vers les frontières du Tibet, c’est à peu près la même chose. Et puis ne faut-il pas compter avec votre santé passablement compromise, sans que cela paraisse encore d’une manière bien sensible ?

Vous m’obligerez, s’il vous plaît, de me faire connaître le parti que vous aurez pris.

Je salue avec respect M. le Commandant de Lagrée ainsi que ses intrépides compagnons de voyage et vous souhaite à tous l’entier accomplissement de tous vos bons désirs.

J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

J. FENOUIL, provicaire.


L’opposition des autorités chinoises n’était-elle inspirée que par l’intérêt qu’elles nous portaient et les dangers que nous allions courir ? N’y avait-il en jeu aucune défiance, aucune susceptibilité politique ? Les difficultés que nous allions rencontrer étaient-elles réellement insurmontables comme l’affirmait avec tant d’insistance le P. Fenouil ? Je ne le pensais pas. Aujourd’hui que je possède toutes les inconnues de la question que je devais alors apprécier un peu à l’aveugle, et quoique notre voyage à Ta-ly n’ait point donné tous les résultats que nous en avions espérés tout d’abord, je ne regrette qu’une chose : c’est de n’avoir point suffisamment osé. Avec le prestige que possèdent encore les Européens dans ces régions lointaines, une volonté énergique et prudente doit tout entreprendre et peut tout faire réussir.

Je communiquai la lettre du P. Fenouil au Commandant de Lagrée : « Persistez-vous à partir ?» me demanda-t-il ; et sur ma réponse affirmative : « Vous avez raison, mais soyez prudent et revenez aux premières difficultés sérieuses. Il vous faut compter avec la fatigue que nous éprouvons tous et le peu d’efforts physiques dont nous restons capables. » Voici le résumé des instructions écrites qu’il m’avait chargé de rédiger et qu’il approuva avant mon départ :

« M. Garnier partira le 30 janvier, accompagné de MM. Delaporte, Thorel et De Carné et de cinq hommes de l’escorte. Il se dirigera vers le confluent du King-cha kiang et du Pe-chouy kiang, où il recueillera en même temps que les renseignements commerciaux et géographiques, toutes les indications de nature à l’éclairer sur la situation du pays musulman de l’Ouest. Suivant la nature de ces indications, M. Garnier se décidera à avancer sur Ta-ly ou sur Li-kiang après en avoir demandé l’autorisation par lettre. Le but de cette partie du voyage serait de préciser le plus possible tout ce qui est relatif au Lan-tsang kiang (Cambodge), à ses origines, à sa navigabilité. Dans tous les cas, M. Garnier devra être de retour à Siu-tcheou fou à la fin d’avril au plus tard. »

« Si à un moment quelconque du voyage, M. Garnier pensait pouvoir atteindre seulement un point quel qu’il fût du Mékong, il le ferait seul et de la manière la plus prompte possible. »

Je ne me doutais pas que la signature que M. de Lagrée apposa le 28 janvier au bas de ces instructions, était son dernier acte comme chef de l’expédition. Le docteur Joubert, le matelot Morello et trois Annamites restaient auprès de lui. En échangeant avec nous une dernière poignée de main, il nous donna rendez-vous à Siu-tcheou fou où il devait s’acheminer, dès son rétablissement, pour aller faire préparer les barques nécessaires à notre retour.

Le jour de l’an chinois était arrivé le 25 janvier. On sait avec quelle solennité se célèbre en Chine cette fête annuelle. La vie commerciale reste interrompue pendant plusieurs jours ; et les autels domestiques, richement décorés, voient se réunir devant eux en d’intimes festins les membres de chaque famille ; les jeux publics, les feux d’artifice, les réjouissances bruyantes succèdent plus ou moins longtemps à ce recueillement intérieur. Dans de telles circonstances, nous eûmes quelque peine à trouver des porteurs : nos bagages, réduits au strict nécessaire, ne nécessitaient heureusement que peu de monde ; neuf hommes nous suffisaient au lieu de vingt-cinq ou trente. Nous finîmes par les trouver, grâce à l’intervention du Yang ta-jen et à la promesse d’une bonne récompense. Nous étions en nombre égal : quatre officiers, deux tagals et trois Annamites, tous bien armés, assez bien portants et résolus. Nous nous mîmes en route le 30 janvier, profondément attristés de l’état où nous laissions M. de Lagrée, mais ayant encore bon espoir en son rétablissement.

En sortant de la vallée de Tong-tchouen, on traverse une petite plaine bien cultivée, où le lit d’un torrent puissamment endigué forme une sorte de chaussée élevée de deux ou trois mètres au-dessus du sol. Des flancs de cette chaussée partent de nombreux canaux qui distribuent l’eau dans les champs. La patiente industrie du laboureur a transformé ici, encore une fois, une force stérilisante et dévastatrice en une cause de fécondité et de richesse. L’aspect de cette plaine repose agréablement la vue. Les colzas y mêlent leurs grappes jaunes aux corolles solitaires, blanches ou pourpres, des pavots. Du col qui la ferme, on aperçoit un profond sillon dans la mer de montagnes qui ondule à l’horizon. C’est la vallée du fleuve Bleu qui s’appelle ici le Kin-cha kiang ou « Fleuve au sable d’or ». Nous descendîmes sur les flancs de montagnes schisteuses inclinées à 45° degrés. Des coulées calcaires subitement refroidies recouvrent leurs pentes. L’effritement continu de ces roches sous l’action alternative du soleil et de la pluie oblige à entourer chaque champ, chaque maison, chaque sentier d’un mur préservateur : nulle part l’homme n’a eu à lutter contre une nature plus ingrate.

Au bout de deux heures de descente en zigzag, nous nous trouvâmes au fond d’une gorge étroite : les eaux d’un torrent bouillonnaient au-dessous de nous et la route se continuait en corniche le long de la muraille verticale qui soutenait les flancs ravinés du plateau. Cette route avait coûté des efforts prodigieux : en maints endroits, le pic avait été insuffisant pour entamer la roche et il avait fallu recourir à la mine. L’aptitude colonisatrice et commerciale du peuple chinois se révèle dans ces gigantesques travaux. Sans aucun secours gouvernemental, quelques communes, quelques compagnies de marchands, réussissent à triompher des plus grands obstacles, à établir des voies de communication et à attirer à eux les produits des régions les plus inaccessibles.

Le 31 janvier, à l’un des coudes de cette route en corniche, nous aperçûmes pour la première fois le Kin-cha kiang, roulant à 600 mètres au-dessous de nous, ses eaux claires et profondes. Le torrent dont nous avons descendu les bords se jetait à nos pieds dans une rivière, qui n’était autre que le Li-tang ho, dont nous avions un instant suivi la vallée en allant à Tong-tchouen. Le grand fleuve venait du sud-ouest, puis se redressait vers le nord en décrivant une longue courbe. Au sommet de cette courbe, le Li-tang ho mélangeait ses eaux boueuses et rougeâtres à l’onde bleue du Kin-cha kiang, qu’elles salissaient pendant plus d’un mille. Nous couchâmes le soir même à Mong-kou, gros bourg situé sur un petit plateau, à 200 mètres au-dessus du fleuve ; nous y retrouvions les bananiers, les cannes à sucre, une végétation et une température tropicales.

À Mong-kou, commencèrent les ennuis que m’avait prédits le P. Fenouil. Les autorités locales restèrent invisibles et je ne pus me procurer les porteurs dont j’avais besoin. Il fallut engager à un prix très-élevé jusqu’à Houey-li tcheou, ville importante située à cinq jours de marche sur l’autre rive du fleuve, les porteurs venus avec nous de Tong-tchouen.

Le 1er  février, nous traversâmes le Kin-cha kiang. Un bac pouvant porter un chargement de 15 à 20 tonneaux fait à Mong-kou un va-et-vient continuel. Le fleuve a en ce point plus de 200 mètres de large. La vitesse du courant est environ de deux nœuds à l’heure et, au milieu, je ne trouvai pas fond à 20 mètres. Le marnage est de 10 mètres. Malgré ces belles apparences de navigabilité, des rapides arrêtent la circulation des barques à peu de distance en amont et en aval de Mong-kou.

En mettant le pied sur la rive gauche du fleuve, nous entrions dans la grande province du Se-tchouen. Au bout de quatre heures et demie d’une marche pénible dans les sentiers pierreux tracés en zigzag sur les flancs de la montagne, nous nous étions à peine éloignés horizontalement d’un jet de pierre de la rive du fleuve ; mais nous avions gravi une hauteur de plus de 1,200 mètres et nous n’apercevions plus le Kin-cha kiang que comme un étroit ruban bleu. De longues files de piétons et de bêtes de somme s’échelonnaient du bord du fleuve à la crête du plateau. Le froid se faisait sentir de nouveau.

Le lendemain, nous continuâmes notre voyage au travers d’une région profondément ravinée, dont toutes les routes ne sont que des successions interminables de montées et de descentes, et dont toutes les lignes de faîte vont en s’élevant graduellement dans la direction du nord et de l’ouest.


ROUTE EN CORNICHE AUX ABORDS DE LA VALLÉE DU FLEUVE BLEU.


Deux journées de neige vinrent encore augmenter les fatigues du trajet, en rendant horriblement difficiles ces pentes abruptes et ces sentiers glissants, tracés dans le roc, ou au milieu de terres rouges détrempées et gluantes. La lenteur et les souffrances de notre marche, ces jours-là, me convainquirent qu’il ne fallait nous laisser surprendre à aucun prix, au milieu de ces montagnes, par les pluies du printemps.

Le 3 février, nous franchîmes le point le plus élevé que nous ayons atteint pendant tout le voyage. Le baromètre indiqua une altitude de plus de 3,000 mètres. Nous arrivâmes le soir au village de Tsang-hi-pa, situé dans le repli d’un vallon au confluent de deux rivières. Un linceul de neige recouvrait tout le paysage qui, malgré le mauvais temps, était fort animé ; de longues caravanes de bêtes de somme se disputaient les hôtelleries. À Tsang-hi-pa quelques chrétiens vinrent à nous et se firent connaître par le signe de la croix.

À partir de l’étape suivante, nommée Tchang-tcheou, le pays offrit un aspect moins sauvage, les pentes devinrent moins abruptes et plus cultivables. La large et belle vallée où s’élève la ville d’Houey-li tcheou s’ouvrit devant nous. La circulation devenait excessivement active : nous croisions à chaque instant des convois de sel, de charbon, de pelleteries, de cuivre, de matières tinctoriales et médicinales ; dans le même sens que nous cheminaient des caravanes chargées de coton et de cotonnades. Houey-li tcheou nous apparut de loin alignant ses toits rouges sur les bords admirablement cultivés d’une jolie rivière qui coule au sud. Du côté du nord, une haute montagne étalait au soleil sa croupe de neige sur laquelle se détachait la silhouette des créneaux et des clochetons de la ville. Deux hommes à chapeaux rouges envoyés par le mandarin du lieu se présentèrent à nous à notre arrivée dans les faubourgs. Ils nous firent traverser la ville du sud au nord et nous conduisirent dans une grande hôtellerie située dans le faubourg opposé. Les réjouissances du jour de l’an duraient encore, mais grâce au va-et-vient des caravanes de marchands, la ville conservait les apparences d’un marché de premier ordre. C’est à la fois un entrepôt considérable de marchandises, et un lieu de fabrication pour les objets de sellerie, de harnachement de voyage et les ustensiles de cuivre. Il y a des mines de cuivre dans les environs.

Le mandarin de Houey-li tcheou nous envoya quelques présents et je lui fis le lendemain une visite. La difficulté de se comprendre abrégea notre entretien. Je laissai entrevoir mon intention de pénétrer sur le territoire mahométan. Mon hôte essaya de m’en dissuader en me faisant le tableau le plus sombre des dangers auxquels je m’exposerais. Il était impossible de s’engager définitivement dans un pays inconnu et peut-être ennemi sans avoir des renseignements sérieux et précis sur l’état de la contrée et la situation respective des parties belligérantes. Mon inexpérience de la langue m’empêchait de les obtenir ; dans tous les cas je devais me défier des informations que me donnaient les autorités chinoises. Le P. Fenouil m’avait signalé la présence à Ma-chang, petite localité située près du confluent du Kin-cha kiang et de la grande rivière qui sur nos cartes porte le nom de Ya-long kiang, d’un prêtre catholique chinois nommé Lu. Je lui expédiai un courrier pour le prier, au nom de son évêque, de vouloir bien s’aboucher avec nous à Hong-pou-so, point vers lequel j’allais me diriger. La langue latine était entre lui et moi un moyen de communication plus à ma portée que le chinois. Je renvoyai en même temps les porteurs qui nous avaient accompagnés depuis Tong-tchouen et je remis à l’un d’entre eux une lettre pour le commandant de Lagrée.

Nous quittâmes Houey-li tcheou le 7 février, accompagnés de deux ou trois petits officiers subalternes, chargés par le mandarin du lieu de faire transporter nos bagages et de veiller à nos besoins jusqu’à Hong-pou-so. Nous remontâmes la vallée d’un petit affluent de la rivière d’Houey-li tcheou. Des excavations bizarrement découpées dans les flancs des collines calcaires, offraient de charmants paysages en miniature ; à de grandes hauteurs au-dessus du sentier en corniche le long duquel nous cheminions, s’ouvraient de grandes grottes, desquelles suintait un mince filet d’eau ; de petits jardins, quelques maisons, une pagode apparaissaient sur le seuil de quelques-unes d’entre elles et s’encadraient, dans leur ouverture dentelée de stalactites, comme un gracieux médaillon.


HOUEY-LI TCHEOU.

En sortant de cette vallée, nous suivîmes une crête du haut de laquelle la vallée du fleuve Bleu nous apparut de nouveau, ouvrant au pied de hautes montagnes couronnées de neige, un large et lumineux sillon[2]. Nous traversâmes un col fortifié qui domine la plaine de Hong-pou-so, et qui était jadis fermé par une porte. Celle-ci est par terre et la fortification est démantelée. Des auberges neuves se construisent à tous les coins de la route. On dirait que la vie renaît après la longue interruption d’une guerre. Le chef d’un village où nous nous arrêtâmes pour changer de porteurs, avait préparé en grande hâte une collation, à laquelle il vint nous convier à plusieurs li de distance. En voyage, on a toujours faim. Nous fîmes donc honneur à la table du tsong-ye et nous reconnûmes son attention par le don d’un couvert en ruolz.

L’exposition méridionale des coteaux que nous descendions, la diminution de l’altitude, produisaient un changement sensible dans la flore du pays où M. Thorel retrouvait les principales plantes qui croissent à Xieng Hong sur les bords du Mékong. À Hong-pou-so, où nous arrivâmes le lendemain de notre départ de Houey-li tcheou, nous étions à 7 ou 800 mètres plus bas que le plateau et le voisinage du fleuve élevait notablement la température. Ce fut pour moi une heureuse circonstance : depuis Houey-li tcheou j’étais atteint d’une pleurodynie qui me causait des douleurs presque intolérables ; j’avais été obligé de me faire soutenir, pendant la marche, par deux Annamites et j’avais craint un instant d’être obligé d’interrompre le voyage. Un repos de trois jours à Hong-pou-so et la chaude atmosphère que j’y respirai me remirent complètement.

Hong-pou-so est un très-gros bourg situé sur les bords d’une petite rivière, à 10 kilomètres environ du fleuve Bleu. Un détachement de troupes assez considérable y tenait garnison. Les Blancs ou Mahométans venaient de faire une pointe sur le Se-tchouen et ils avaient été repoussés avec perte ; tous les bords du fleuve qui sert ici de frontière entre cette province et le Yun-nan étaient couverts de postes fortifiés, construits de 2 li en 2 li et gardés par les troupes impériales.

Les petits officiers qui nous escortaient depuis Houey-li tcheou, eurent toutes les peines du monde à nous faire faire un peu de place dans le tribunal du village. Les fêtes du jour de l’an se prolongeaient encore et, à la tombée de la nuit, les musiciens du bourg vinrent nous donner, dans la cour de notre logis, une sérénade aux flambeaux et une représentation travestie.

Nous allâmes, le 10 février, visiter à cheval le confluent du Kin-cha kiang et du Ya-long kiang, l’un des points géographiques les plus intéressants et les plus importants de notre voyage. Il se trouve à 14 kilomètres dans l’ouest-nord-ouest de Hong-pou-so. Le Kin-cha kiang est loin d’être encaissé comme à Mong-kou, et on y arrive par une pente peu sensible. De petites collines dénudées chevauchent sur ses bords. Le fleuve vient du sud-ouest, puis décrit une courbe qui incline son cours au sud 10° est. C’est au sommet de cette courbe qu’il reçoit le Ya-long kiang ; celui-ci vient du nord et est encaissé entre deux murailles de roches complètement à pic, qui rendent toute circulation impossible sur ses rives. Sa largeur est à peu près égale à celle du fleuve Bleu ; son courant, au moment où nous l’avons vu, était un peu plus fort. Je ne pus mesurer la profondeur des deux fleuves ; elle paraît considérable. Comme à Mong-kou, la crue est de 10 mètres. Je m’aperçus avec étonnement que les gens du pays donnaient le nom de King-cha kiang au Ya-long kiang, c’est-à-dire à l’affluent, et celui de Pe-chouy kiang, « Fleuve à eau blanche », au fleuve principal. Si comme volume d’eau on peut hésiter à première vue entre les deux fleuves, l’aspect des deux vallées révèle immédiatement quelle est celle qui doit conserver le nom du Kin-cha kiang. L’embouchure du Ya-long kiang est une sorte d’hiatus accidentel, dans la ceinture de collines qui borde le fleuve Bleu et la configuration orographique de la contrée indique nettement que ce fleuve vient de l’ouest et non du nord. Les habitants du confluent savent d’ailleurs que ce qu’ils appellent le Pe-chouy kiang est le plus important des deux fleuves par le développement de son cours antérieur. Cette anomalie dans leur appellation paraîtra moins singulière, si l’on se rappelle qu’en Chine les noms de fleuve sont toujours locaux et changent toutes les vingt lieues. Aux environs de Li-kiang, le Kin-cha kiang a repris son nom et c’est le Ya-long kiang auquel on donne le nom de Pe-chouy kiang.

Un bac fonctionne à l’embouchure même du Ya-long kiang. Il constitue l’un des revenus du mandarin d’Houey-li tcheou : un cheval paye 200 sapèques (un peu plus d’un franc d’après le change des sapèques au moment de notre passage), et un simple voyageur 60 sapèques.

Au retour de cette excursion, je reçus un petit billet latin du père Lu, qui m’annonçait son arrivée à Hong-pou-so et sa visite pour le lendemain après sa messe.


CONFLUENT DU PE-CHOUY KIANG ET DU KIN-CHA KIANG.

Il fut exact au rendez-vous : nous vîmes un jeune homme d’une figure douce, distinguée et timide. Il y avait sept ans qu’il était revenu du collège de Poulo Pinang et qu’il était en possession de sa double cure de Ma-chang et de Hong-pou-so. Son langage affectueux nous inspira bien vite la plus entière confiance. Les détails qu’il nous donna sur l’état du pays étaient peu satisfaisants et confirmaient en certains points le dire des autorités chinoises. La route directe vers Ta-ly n’avait jamais été fermée pour les marchands ; mais les Mahométans renvoyaient impitoyablement tous les voyageurs qui se présentaient les mains vides. On rencontrait leurs premiers postes à une centaine de lieues de l’autre côté du fleuve. En ce moment, cette route était tellement infestée par les voleurs, que les marchands se réunissaient en caravane de quatre-vingts ou de cent personnes pour voyager. Le chef musulman le plus voisin était celui de Yun-pe ; mais le pays entre cette ville et le Se-tchouen était dans un état pitoyable de dévastation ; des bandes de cinq cents hommes appartenant à tous les partis, achevaient de saccager ce que les belligérants avaient épargné. La route de Yun-pe à Ta-ly était fermée et le mandarin de Yun-pe ne pouvait autoriser les étrangers à circuler sur son propre territoire. Il était probable que si nous obtenions de lui la permission d’aller à Yun-pe, il nous retiendrait dans cette ville jusqu’à l’arrivée d’ordres de Ta-ly. J’avais espéré un instant pouvoir me diriger vers le nord, en évitant tout contact avec les autorités mahométanes, et réussir à atteindre un point du Mékong situé dans le Tibet. De là, j’aurais effectué mon retour à Siu-tcheou fou par Ta-tsien fou et la vallée du Min kiang.

Ce voyage, qui nous eût fait reconnaître le cours du Cambodge et le fleuve Bleu jusqu’au 30e degré de latitude nord, pouvait s’exécuter à la rigueur dans le laps de temps que m’avait fixé M. de Lagrée, en évitant tout séjour et en faisant de longues étapes. Je reconnus qu’il fallait renoncer à ce beau projet : il était impossible dans cette direction d’éviter Yun-pe. Plus au nord, dans tout l’espace compris entre Ning-yuen fou et Li-kiang, le pays appartenait complètement, nous dit-on, aux sauvages man-tse ou lissous qui ne souffraient l’entrée d’aucun étranger dans leurs montagnes. Les communications directes entre Ta-tsien lin et Houey-li tcheou étaient interrompues depuis plusieurs années.

Puisqu’il était indispensable d’obtenir une autorisation des autorités mahométanes pour parvenir jusqu’au Mékong, il valait mieux aller la chercher directement à Ta-ly. La mauvaise volonté d’un intermédiaire pouvait nous causer un irrémédiable échec ; sa bienveillance pouvait être mise à un trop haut prix ; dans les deux cas, son intervention était une perte de temps et nos jours étaient comptés. Je résolus donc d’aller à Ma-chang visiter les gisements houillers qu’on nous avait signalés dans le voisinage et de me diriger ensuite sur Tou-touy-tse, petit village où se trouvait un missionnaire français, le P. Leguilcher, et qui est situé à quelques lieues au nord de Ta-ly. Les renseignements que le P. Leguilcher était en situation de me donner, devaient déterminer ma conduite ultérieure.

Le P. Lu nous avait quittés un instant pour aller conférer dans la salle voisine avec les mandarins de la localité. J’entendis quelques vociférations auxquelles je ne pris pas garde. Depuis que duraient les fêtes du jour de l’an, nous étions habitués à voir les fonctionnaires d’ordre inférieur manquer souvent aux règles de la tempérance. Le P. Lu sortit peu après, la figure bouleversée ; il m’affirma cependant qu’il ne s’était rien passé qui dût m’alarmer : une querelle de gens ivres, me dit-il. Il me demanda la permission de nous quitter pour vaquer aux soins de sa chrétienté. Nous nous donnâmes rendez-vous au repas du soir pour arrêter définitivement tous nos plans. Quelques heures plus tard, je reçus de lui un petit billet dans lequel il m’apprenait « qu’un ordre du chef chinois de Kieou-ya-pin, poste frontière dont dépendait Ma-chang, rappelait immédiatement tous les chrétiens qui l’avaient accompagné, une attaque des Mahométans paraissant imminente. Dans cette occurrence, ajoutait le P. Lu, je n’ose rester dans le pays et je pars pour Ming-yuen fou, en regrettant de ne plus pouvoir vous être d’aucun secours. »

Ce brusque adieu me stupéfia, et je ne pus tout d’abord en deviner la cause. Je me fis conduire chez le jeune prêtre que je trouvai tout en larmes. L’invasion prochaine de sa chrétienté était, me dit-il, le seul sujet de ses frayeurs et de son chagrin. Je m’efforçai de le ramener et de le décider à nous accompagner à Ma-chang. Il m’objecta que le temps était venu de faire sa tournée pastorale et que, s’il la différait encore, le mauvais temps viendrait qui la rendrait impossible. Je lui promis d’écrire à son évêque ; mais je m’aperçus bientôt que la raison qu’il donnait pour se séparer de nous n’était pas la véritable : il finit par m’avouer que, la veille, il avait eu une altercation très-vive avec le chef du village : celui-ci lui avait vivement reproché de se faire l’interprète d’étrangers que tout bon Chinois devait haïr, et le jeune prêtre n’osait plus s’exposer à une pareille scène. Je lui représentai que nous étions les hôtes officiels de la Chine, que nous avions des passe-ports dont mieux que personne il pouvait apprécier la valeur, et que si on se permettait devant nous une pareille incartade, je saurais en faire punir les auteurs. À ce moment arriva une lettre du P. Leguilcher, confirmant le projet d’attaque attribué aux Mahométans de Yun-pe, mais conseillant au P. Lu de rester à son poste. Ce conseil et le désir de nous être utile triomphèrent de ses frayeurs. Nous partîmes tous ensemble pour Ma-chang.

Après avoir traversé en bac le Ya-long kiang, nous suivîmes la rive gauche du fleuve Bleu, dont le cours sinueux s’encaisse peu à peu à partir de ce point. Il conserve cependant de belles apparences de navigabilité : d’après les renseignements que je recueillis de Ma-chang à Hong-pou-so et même un peu au-dessous, la circulation par barques serait très-facile. Au delà, on est arrêté par un rapide très-considérable, presque une chute. En définitive, le fleuve Bleu n’est utilisé entre Li-kiang et Mong-kou qu’au transport des pièces de bois coupées dans les forêts des environs de la première de ces deux villes ; encore faut-il défaire les radeaux pour leur faire franchir les passages dangereux où les pièces de bois se brisent quelquefois.

Un peu avant d’arriver à Ma-chang, nous visitâmes sur les bords mêmes du fleuve des galeries pratiquées pour l’extraction du charbon. Elles sont creusées dans des couches de grès schisteux, à quelques mètres au-dessus du niveau de l’eau, et les infiltrations qui s’y produisent exigent un travail d’épuisement continu. Le charbon extrait est d’un aspect huileux et brillant, mais il est tellement friable et donne une proportion de poussier si considérable, qu’on est obligé de le transformer en coke. On se sert pour cela d’un fourneau à deux orifices : au centre, on place du charbon en gros morceaux ; on garnit le pourtour de poussier, on mouille le tout, puis on met le feu en dessous. La transformation en coke est complète quand le fourneau cesse d’émettre de la fumée. Le coke s’appelle toan tan en chinois ; il se paye, sur les lieux, un franc environ les cent kilogrammes ; le charbon naturel vaut moitié moins. Il y a dans la montagne, à peu de distance de Ma-chang, d’autres galeries d’extraction que M. Thorel alla visiter. Elles ont une étendue très-considérable ; le charbon est de meilleure qualité et il n’y a pas d’infiltration. Nulle part nous n’avons entendu parler d’accidents occasionnés par le feu grisou.

Les chrétiens de Ma-chang vinrent à cheval à notre rencontre, et notre nombreuse cavalcade entra en caracolant dans la longue et unique rue qui forme le village. Celui-ci avait été brûlé en partie, il y avait quelque temps, par une bande de voleurs, et il n’était pas encore complètement relevé de ses ruines. Le combustible minéral dont on se sert exige l’emploi de cheminées. C’était la première fois depuis bien longtemps que nous revoyions des toits munis de ce disgracieux appendice.

Le lendemain était jour de marché ; les sauvages des montagnes avoisinantes descendirent en foule vendre leurs denrées, et nous pûmes étudier de nouveaux types et de nouveaux costumes. Cette région est très-riche en populations d’origine mixte.

Les environs de Ma-chang sont peuplés de loups, qui deviennent fort audacieux pendant l’hiver et qui sont le fléau des basses-cours ; aussi les fusils à pierre et à piston sont-ils fort appréciés dans ce pays : les loups, nous dit-on, n’ont rien à craindre du fusil à mèche dont leur odorat reconnaît immédiatement le voisinage.

Le P. Lu nous procura facilement les porteurs dont nous avions besoin pour notre voyage à Tou-touy-tse. Il engagea en même temps à notre service, comme pourvoyeur et comme majordome, un ancien domestique chinois de monseigneur Chauveau, vicaire apostolique du Tibet. Il se nommait Tching-eul-yé ; il avait l’habitude des prétoires et savait comment on parle aux mandarins. Son dévouement à notre cause devait être à toute épreuve, nous dit le père Lu, si nous savions mettre ses intérêts d’accord avec la sympathie qu’il ressentait déjà pour nous. Nous lui fîmes une avance de 10 taels, en lui promettant une gratification mensuelle en rapport avec ses services.

J’expédiai un courrier à M. de Lagrée pour l’informer de la résolution que j’avais prise d’aller directement à Ta-ly et des raisons qui la motivaient, et le 10 février, nous franchîmes encore une fois le fleuve Bleu. Une longue et pénible ascension nous fit passer de l’altitude de 1300, mètres, qui est celle du fleuve à Ma-chang, à celle de 2,000, qui est l’altitude moyenne du plateau supérieur. Nous eûmes quelque peine à trouver un abri pour la nuit dans une ferme isolée située au sommet des hauteurs qui dominent la rive droite du fleuve. À notre vue, les habitants s’enfuirent et ne laissèrent pour nous recevoir qu’une vieille femme, que Tching-eul-yé rassura sur nos intentions. Elle rappela les fugitifs. Cette première émotion était à peine calmée, que M. de Carné, qui s’était chargé du soin de notre cavalerie, faillit occasionner un nouveau scandale. On trouve presque toujours, dans les demeures chinoises, des cercueils vides destinés d’avance aux maîtres de la maison. On tient à faire de bonne heure l’acquisition de ce dernier logis et on ne saurait donner à quelqu’un une plus grande preuve d’affection qu’en lui faisant ce cadeau funèbre. En l’absence de crèches, M. de Carné voulut se servir, pour faire manger ses chevaux, d’un cercueil négligemment posé dans le coin d’un hangar. Il s’acharnait après le couvercle qui résistait à ses efforts, quand la maîtresse de maison vint tout en larmes me supplier d’empêcher l’effraction : le propriétaire du cercueil était couché dedans.

Le lendemain nous suivîmes quelque temps une crête toute couverte de forêts de pins, et nous entrâmes le soir sur le territoire mahométan. Le pays était très-peu peuplé, mais son aspect devenait plus pittoresque et moins désolé. Les pentes étaient boisées ; des buissons de rhododendrons en fleur, des touffes de camélias se penchaient sur le bord des torrents, notre voyage n’était qu’une succession de montées et de descentes presque à pic ; mais nos fatigues trouvaient toujours le soir un asile confortable, et notre appétit un repas substantiel. Notre nouveau majordome faisait merveilles et transformait en autant de domestiques les habitants craintifs des pauvres hameaux où nous logions. Dès notre arrivée à une étape, tous les bancs, les tables et les coussins du village étaient mis en réquisition pour faire nos lits : Tching-eul-yé se précipitait vers la cuisine qui lui paraissait la plus confortable et faisait immédiatement préparer du thé qu’il offrait lui-même « aux grands hommes ». Je ne me le représente qu’une tasse de thé à la main.

Le 19 février nous rejoignîmes la route qui de Hong-pou-so va directement à Ta-ly et que notre visite à Ma-chang nous avait fait abandonner. La circulation était active : après un isolement de quelques jours, nous nous retrouvions subitement en nombreuse compagnie. Nous cheminâmes sur les bords du Pe-ma ho, rivière assez considérable qui vient de Yao-tcheou ; c’est là que nous vîmes flotter pour la première fois le pavillon mahométan. Un poste de douaniers établi sur la rive gauche de la rivière faisait acquitter les droits aux convois de marchandises qui se dirigeaient vers Ta-ly : des caisses de faïences, de papier et de soieries étaient ouvertes à une sorte de bureau en plein vent construit en feuillage ; des parapluies, du tabac, des objets de vannerie, venant de Hong-pou-so, complétaient cet apport commercial. Des caravanes de chevaux chargés de sel se dirigeaient en sens opposé et venaient des salines de Pe-yen-tsin, les plus considérables de la province. Les soldats préposés à la douane nous regardèrent passer avec curiosité, mais ils ne nous adressèrent aucune question. Le soir même, nous arrivâmes au village de Nga-da-ti, où un officier mahométan affublé d’une double veste couverte de passementeries se présenta à nous au bruit de nombreux pétards, escorté de quelques porteurs de bannières. Il me demanda nos passe-ports. Je lui demandai à mon tour par l’intermédiaire de Tching-eul-yé, s’il avait une autorité suffisante pour me garantir la libre circulation jusqu’à Ta-ly, dans le cas où leur contenu lui paraîtrait satisfaisant. Il m’apprit qu’il y avait à Pe-you-ti, notre prochaine étape, et à la ville de Pin-tchouen, où nous devions arriver dans quatre jours, des chefs plus importants que lui, à la décision desquels je devais me soumettre. « C’est à eux alors, lui répondis-je, que je montrerai les lettres dont je suis porteur. » Il insista avec force pour les voir. Je me déclarai trop grand mandarin et lui trop petit officier pour consentir à cette marque de déférence. Il menaça de s’opposer à mon départ. Je me mis à éclater de rire et je m’amusai à lui montrer nos armes, nos revolvers surtout. Sa stupéfaction fut grande, et il me dit qu’à Ta-ly même on ne possédait rien de pareil. Après une longue séance prolongée fort avant dans la nuit, et pendant laquelle dormaient tous mes compagnons de voyage, mon interlocuteur se retira indécis, mécontent de n’avoir pu me faire céder, mais un peu intimidé. Il revint avec quelques soldats le lendemain matin au moment où nous faisions nos préparatifs de départ et il renouvela sa demande. Il me dit que le chef de Pe-you-ti recevrait de lui l’avis de m’arrêter, si je ne m’exécutais pas ; Tching-eul-yé se joignit à ses prières. Je n’y répondis qu’en donnant d’un ton très-ferme l’ordre du départ ; ses soldats se rangèrent respectueusement sur notre passage.

La neige nous prit en route. Nous quittâmes les bords du Pe-ma ho pour suivre une petite vallée qui s’élevait rapidement au milieu de petites chaînes de collines à sommets arrondis. Aux carrefours de la route, s’élevaient parfois de hautes poternes où se balançait tristement un cadavre, pendant que, vis-à-vis, quelques têtes humaines se dressaient à l’extrémité d’un bambou. Quelques sauvages lissous, vêtus de peaux de mouton, erraient çà et là sur les pentes leur arc à la main, à la recherche du chevrotin musqué. Après une très-longue et très-pénible marche, nous arrivâmes à Pe-you-ti, misérable village construit sur les hauteurs qui bordaient le vallon. Ses maisons basses et mal construites étaient couvertes, en guise de tuiles, de planches disjointes, assujetties par de grosses pierres, qui laissaient filtrer la neige fondue. Il nous fut difficile de trouver une place sèche pour dormir. Quant au chef mahométan dont la présence m’avait été annoncée, il ne parut pas : il se contenta de nous envoyer une chèvre et des œufs ; je lui fis tenir en échange deux piastres, un couteau et des aiguilles.

Nous continuâmes le lendemain à remonter la vallée qui devenait de plus en plus étroite : ce n’était plus qu’une sorte de berceau creusé sur les flancs de la chaîne au sommet de laquelle nous arrivions. Au point où nous la franchîmes, elle avait près de 3,000 mètres d’altitude. Le versant opposé appartenait au bassin de la rivière de Pe-yen-tsin, que nous traversâmes le lendemain ; ses eaux rougeâtres étaient assez profondes pour permettre une navigation facile. Nous quittâmes presque immédiatement cette vallée pour prendre celle d’un affluent de la rive gauche, au fond de laquelle coulait un torrent aux eaux claires qui étageait ses cascades à perte de vue dans la direction du sud-ouest. Nous remontâmes son cours par une route en corniche des plus pittoresques, et nous ne tardâmes pas à arriver au point où il se bifurquait en une infinité de petits ruisseaux qui sourdaient de terre dans toutes les directions. Des faisans, hôtes tranquilles de ces vallées solitaires, se promenaient gravement sur la neige. M. Delaporte abattit l’un d’eux d’un coup de fusil et nous restâmes émerveillés de ses riches couleurs. Il appartenait à l’espèce connue des zoologistes sous le nom de Poule du Yun-nan ou faisan de lady Amherst ; elle est très-commune dans cette région. À quelque distance de là, nous franchîmes une nouvelle ligne de partage des eaux. Un petit poste de soldats était placé au col même, et nous nous réchauffâmes quelque temps à leur foyer. La plaine de Pin-tchouen, qui s’ouvrait à nos pieds, offrait les traces de dévastation les plus affligeantes. Au pied de chacun des contre-forts qui en dessinent les contours, s’élevaient jadis de nombreux villages qui miraient coquettement leurs maisons blanches dans les rizières du centre de la plaine. Ces villages n’étaient plus que des monceaux de ruines, où, çà et là, quelque charpente neuve commençait à s’échafauder sur des pans de murs noircis. De la paille étendue à la hâte remplaçait les tuiles des toits effondrés. La route était jonchée de débris. Les habitants se fortifiaient au milieu des ruines de leurs demeures et construisaient autour de chaque hameau des enceintes en terre, défendues par des chevaux de frise faits avec de jeunes pins appointés et non ébranchés. La ville de Pin-tchouen, qui est construite à l’extrémité de cette plaine, sur les bords du Ta-lanho, s’étend, non moins dévastée, au milieu de riantes cultures. Une citadelle récemment réparée, deux hautes murailles percées de meurtrières et entourées d’un fossé plein d’eau, s’élèvent au nord de la ville et présentent des dispositions défensives bien entendues, pour un pays où les armées assiégeantes ne disposent en général que de grosse mousqueterie.

Pin-tchouen était le premier point où nous allions trouver des chefs mahométans d’une certaine importance, et où nous pouvions rencontrer des obstacles sérieux à la continuation de notre roule. Immédiatement après notre installation dans l’hôtellerie la plus confortable de la ville, nous reçûmes la visite du commandant de la citadelle et de quelques-uns de ses officiers. Je leur communiquai la lettre du Lao-papa, elle parut leur inspirer pour nous une grande estime ; quelques petits cadeaux achevèrent leur conquête et je fus assuré dès lors de parvenir sans entrave jusqu’au P. Leguilcher.

Nous sortîmes du bassin de la rivière de Pin-tchouen, comme de tous ceux que nous n’avions fait que traverser depuis Nga-da-ti, par la vallée d’un affluent latéral que nous remontâmes jusqu’à la ligne de partage des eaux. Nous découvrîmes de là un fort bel horizon[3] : à nos pieds s’étendait la vallée mamelonnée et irrégulière de Pien-kio ; au-dessus des croupes irrégulières et ravinées qui la limitent à l’ouest, s’élevaient les cimes lointaines et neigeuses des montagnes de Li-kiang au nord et de la chaîne qui borde le lac de Ta-ly au sud. Nous étions loin encore de Pien-kio, grand marché et centre d’une région riche et florissante avant la guerre. L’impatience de faire connaissance avec un prêtre catholique chinois, le P. Fang, que nous savions devoir y rencontrer, nous fit doubler l’étape. Nous arrivâmes le soir chez lui après une marche de dix heures. Sa maison était la seule habitable du village, qui avait été brûlé à plusieurs reprises. Un hangar assez vaste et assez confortable servait de chapelle à la petite chrétienté. Le P. Fang était absent, mais notre majordorme, Tching-eul-yé, lui fit savoir l’arrivée des « grands hommes français », et il arriva tout à la hâte. Sorti depuis plus longtemps que le P. Lu du collège de Poulo Pinang, le latin avait un peu fui de sa mémoire et il eut quelque peine à converser avec nous dans cette langue. Nous ne nous trouvions plus qu’à une journée de marche de la résidence du P. Leguilcher : j’écrivis à celui-ci une courte lettre pour lui annoncer l’arrivée de la Commission française, et le P. Fang la lui expédia le soir même. Celui-ci nous peignit en quelques paroles simples et attristées la désolation de ce malheureux pays qui était exposé aux incursions des Blancs de Ta-ly, des Rouges de Kieou-ya-pin et de Ma-chang, des sauvages de la montagne. C’était la quatrième fois, ajouta-t-il, qu’il reconstruisait sa demeure.

Le lendemain, après la messe de notre hôte, nous nous mîmes en route, non sans avoir laissé, comme nous l’avions fait à Ma-chang, quelque souvenir de notre passage à la petite église. Nous traversâmes sur un beau pont de pierre la rivière, assez considérable, qui coupe du nord au sud la plaine de Pien-kio : la moitié des rizières jadis établies sur ses bords étaient abandonnées. Çà et là, des ossements blanchis marquaient le lieu d’un combat ou d’un assassinat ; sur les pentes opposées, quelques champs de canne à sucre que nous ne tardâmes pas à dépasser pour regagner des régions plus froides. Dans l’après-midi, nous commençâmes à redescendre : un de nos porteurs m’indiqua, à quelques centaines de mètres au-dessous de nous, un petit plateau suspendu à mi-hauteur sur les flancs de la montagne : on y voyait quelques arbres régulièrement alignés et un groupe de maisons surmonté d’une croix. C’était la mission de Tou-touy-tse. Je m’engageai en courant dans le sentier en casse-cou qui descendait en tournoyant, et j’aperçus bientôt un homme à longue barbe, debout sur les bords du plateau, qui m’examinait avec attention. Quelques minutes après j’étais auprès de lui : « Vous êtes le P. Leguilcher ? lui dis-je. — Oui, monsieur, me répondit-il après quelque hésitation, et vous m’annoncez sans doute le lieutenant de vaisseau Garnier dont je viens de recevoir une lettre ? » — Mon costume, ma physionomie inculte, ma carabine et mon revolver me donnaient aux yeux du père l’air d’un forban : ce n’était point ainsi, évidemment, qu’il s’était figuré un officier de marine. — « Je suis, mon père, l’auteur de la lettre, lui répondis-je en riant, et je vois que vous me prenez pour mon domestique. Mais que voulez-vous ? nous venons de loin, et il y a longtemps que nous n’avons pu renouveler notre garde-robe. Ce n’est pas vous, n’est-ce pas, qui nous reprocherez nos pauvres allures ? » — Nous échangeâmes une poignée de main émue et je lui présentai les membres de la Commission qui arrivaient successivement.

Il y avait onze jours que nous marchions sans interruption, nous n’avions jamais accompli un trajet aussi long et aussi fatigant. Nos porteurs étaient exténués et M. Delaporte était pris par la fièvre. Nous trouvâmes dans la demeure du P. Leguilcher le confortable relatif, la tranquillité et le repos dont nous avions si grand besoin. Il nous mit en peu de mots au courant de la situation : depuis la révolte, il n’avait plus osé aller à Ta-ly et cachait le plus possible sa présence dans le pays. Les atrocités et les exactions des Mahométans soulevaient partout contre eux un sentiment unanime de haine ; mais la terreur qu’ils inspiraient était trop grande pour qu’on osât secouer le joug. Quelques chefs de tribus sauvages résistaient seuls dans les montagnes, et c’était auprès d’eux que le père et ses chrétiens avaient dû parfois chercher un refuge. Je lui exposai le but de notre voyage. La lettre de recommandation du Lao-papa de Yun-nan lui parut un passe-port suffisant. Le prestige des Européens aidant, le Yuen-choai, ou sultan de Ta-ly, ne verrait sans doute pas d’un mauvais œil des étrangers dont la mission scientifique et commerciale ne pouvait lui porter ombrage. Après mûre réflexion, le père Leguilcher se décida à nous accompagner lui-même à Ta-ly et à courir avec nous les chances d’une réception favorable, qui ne manquerait certainement pas d’avoir d’heureux résultats pour sa chrétienté et pour lui.

Au pied de la montagne qu’habite le père Leguilcher, est située la petite ville de Kouang-tia-pin : une citadelle musulmane la défend. Son commandant nous fit savoir que ce serait le mandarin de Hiang kouan, ville fortifiée, située à 32 kilomètres de Ta-ly, sur les bords du lac, qui se chargerait de transmettre au sultan notre demande d’audience. J’envoyai un exprès la porter et j’y joignis la lettre de recommandation du Lao-papa. Après un repos de vingt-quatre heures à Tou-touy-tse, nous nous mîmes en route. Le 29 février, du haut du col qui forme la petite vallée de Kouang-tia-pin, nous découvrîmes le lac de Ta-ly, l’un des plus beaux et des plus grandioses paysages qu’il nous ait été donné d’admirer pendant le voyage[4]. Une haute chaîne de montagnes couvertes de neige forme le fond du tableau. À ses pieds, les eaux bleues du lac découpent la plaine en une foule de pointes basses couvertes de jardins et de villages. Une courte descente nous amena sur les bords mêmes du lac, que nous contournâmes par le nord pour passer sur la rive orientale. Les nombreux villages que nous rencontrions portaient les traces les plus cruelles de dévastation. Les cultures seules paraissaient n’avoir nullement souffert et présentaient le plus florissant aspect. À deux heures, nous nous présentions aux portes de la forteresse de Hiang kouan, qui, bâtie sur les bords du lac, au pied même de la montagne, ferme complètement le passage. Le mandarin du lieu nous fit savoir qu’il ne pouvait nous laisser aller plus loin avant l’arrivée de la réponse du sultan.

Nous dûmes nous installer, en attendant, dans une petite auberge située en dehors de la ville. La curiosité de la foule était plus continue et moins importune qu’elle ne l’avait été dans la partie chinoise du Yun-nan déjà traversée. Les quelques chrétiens qui avaient suivi le père Leguilcher, tout tremblants des périls auxquels ce dernier s’exposait de gaieté de cœur en notre compagnie, le tenaient au courant des propos du peuple et tâchaient d’en conclure l’accueil qui nous serait fait. Des rumeurs singulières me parvenaient ainsi à chaque instant, et habitué aux inventions ridicules dont nous avions été souvent le prétexte ou l’objet, je n’y attachais que peu d’importance. On disait qu’il était venu, il y avait peu de temps, à Ta-ly même, seize Européens et quatre Malais qui s’étaient chargés de fabriques des bombes pour le sultan. N’ayant pu réussir à tenir leur promesse, les seize Européens avaient été mis à mort, et les quatre Malais étaient détenus aux fers en attendant un sort pareil. On ajoutait, en nous montrant : « Ceux-là seront sans doute plus habiles. » M. Delaporte, qui avait été se mettre sur une pointe de rocher pour dessiner le panorama du lac, donna lieu à mille commentaires. « Pourquoi prendre, disait-on, l’image de notre pays et de ses montagnes, si ce n’est pour en faire plus facilement la conquête ? »

Pour ne pas aggraver ces soupçons naissants, je dus mettre une sourdine à mes questions et prendre les précautions les plus grandes pour obtenir les renseignements géographiques et politiques qui m’étaient indispensables.

Le lendemain, à quatre heures du soir, la réponse de Ta-ly arriva enfin : elle était favorable. Le mandarin de Hiang kouan s’excusa, en nous la remettant, de nous avoir retenus. Cette politesse nous parut de bon augure.

Le 2 mars au matin, nous nous remîmes en route. Nous traversâmes Hiang kouan, dont les murs baignent d’un côté dans les eaux du lac et vont de l’autre escalader les flancs de la montagne, qui sont à pic et rendent cet étroit défilé excessivement facile à défendre. Au delà, la rive du lac s’épanouit de nouveau en une magnifique plaine au milieu de laquelle est située la ville de Ta-ly. À la pointe sud du lac, la montagne revient rejoindre le bord de l’eau et y ménage un second défilé, défendu également par une forteresse, celle de Hia kouan. Hia kouan et Hiang kouan sont les deux véritables portes de Ta-ly. Ces deux passages, bien défendus, seraient imprenables et ne laisseraient d’autre route que celle du lac pour arriver à la ville.

Une grande chaussée dallée traverse directement la plaine de Hiang kouan à Ta-ly. Le mandarin de Hiang kouan nous avait donné une escorte de dix soldats, commandée par un jeune officier d’une figure douce et agréable, avec qui mes premières relations furent excellentes. Cette escorte nous devança, en raison de la marche trop lente de nos porteurs de bagages. Pendant la route, des bruits inquiétants me parvinrent de nouveau. Tous les chrétiens du père s’esquivèrent un à un. Nos porteurs eux-mêmes ne semblaient pas fort rassurés. Je dus recommander la plus grande surveillance à leur égard.

À trois heures et demie du soir, nous arrivâmes à la porte nord de la ville. Nous y retrouvâmes notre escorte mahométane et nous fîmes immédiatement notre entrée avec elle. En peu d’instants une foule immense s’amassa à notre suite dans la grande rue qui traverse Ta-ly du nord au sud. Au centre de la ville, et devant la demeure du sultan, construction crénelée d’un aspect sombre et sévère, nous dûmes nous arrêter quelque temps pour parlementer avec deux mandarins envoyés à notre rencontre. Pendant cette halte, nous fûmes entourés et pressés par la foule, et un soldat arracha violemment la coiffure de l’un de nous, sans doute pour que le sultan, qui nous regardait du haut du balcon de son palais, pût mieux voir sa figure. Cette insolence fut punie aussitôt d’un soufflet qui ensanglanta le visage de l’agresseur, occasionna un tumulte indescriptible et faillit amener une bataille. L’intervention des deux mandarins, l’attitude résolue de nos Annamites qui s’étaient groupés autour de nous et avaient dégainé leurs sabres-baïonnettes, arrêtèrent les démonstrations hostiles de la foule, et nous parvînmes sans autre accident au yamen qu’on nous assignait pour logement à l’extrémité sud de la ville, et en dehors de l’enceinte.

Aussitôt après notre installation, un mandarin plus élevé en grade que tous ceux que nous avions vus jusque-là, se présenta à nous comme l’envoyé officiel du sultan et me demanda de sa part qui nous étions, d’où nous venions et quel était le but de notre visite.

Je répondis par l’intermédiaire du père Leguilcher, que nous étions envoyés par le gouvernement français pour explorer le pays qu’arrose le Lan-tsang kiang ; qu’arrivés dans le Yun-nan depuis quelques mois, nous avions appris qu’un nouveau royaume se constituait à Ta-ly et que nous avions désiré venir en saluer le chef, afin de préparer, s’il y avait lieu, des relations de commerce et d’amitié entre la France et lui. Je donnai quelques explications sur le but scientifique et le caractère absolument pacifique de nos travaux. Je m’excusai, enfin, de n’avoir que des présents de peu de valeur à offrir au sultan et de ne pouvoir me présenter à lui avec les officiers de la Mission en costume convenable, la longueur et les difficultés de notre voyage nous ayant forcés de nous démunir de presque tous nos bagages. Il me fut répondu très-gracieusement de n’avoir rien à craindre à ce sujet, et que tels que nous étions, nous serions les bienvenus. Pour éviter toute surprise et tout malentendu, je demandai alors à régler le cérémonial de la visite. Il est d’usage, me répondit-on, de faire trois génuflexions devant le sultan. Sur mon objection que les Français ignoraient ce mode de saluer, et que, même devant leur souverain, le salut consistait en une simple inclination, on consentit à admettre notre manière de faire ; mais on exigea la promesse qu’aucun de nous ne portât d’arme sur lui. Je me plaignis ensuite de l’insulte dont un soldat s’était rendu coupable envers l’un des membres de la mission, en insistant sur notre caractère d’envoyés et sur la gravité de cet outrage. Le sultan a déjà, me dit-on, sévèrement puni l’auteur de cette insolence, et pareil fait ne se reproduira plus.

Après quelques autres paroles échangées, l’envoyé du sultan nous quitta nous laissant enchantés de sa cordialité et de sa rondeur.

Il revint peu après, accompagné d’un ta-se, c’est-à-dire de l’un des huit grands dignitaires qui composent le conseil suprême du sultan. Tous deux demandèrent que je répétasse les explications que j’avais déjà données sur l’objet de notre mission. Je le fis aussi nettement que possible : « Vous n’avez donc point été envoyés expressément par votre souverain à Ta-ly ? — Comment cela pourrait-il être, répondis-je, puisqu’à notre départ on ignorait en France qu’il y eût un roi dans cette ville ? » Ils me prièrent alors de leur confier, pour les montrer au sultan, les lettres chinoises dont j’étais porteur ; j’y consentis, ils se retirèrent paraissant tout aussi satisfaits que la première fois.

Nous passâmes fort tranquillement cette première nuit. Mon intention était de laisser mes compagnons de voyage se reposer à Ta-ly pendant quelques jours et de me rendre seul avec le père Leguilcher sur les bords du Lan-tsang kiang, dont nous n’étions qu’à quatre journées de marche. J’aurais ensuite remonté ce fleuve jusqu’à la hauteur de Li-kiang fou, où le reste de la mission, après s’être remis des fatigues de la marche précipitée que nous venions de faire depuis Tong-tchouen, serait venu me rejoindre.

Le lendemain matin, vers neuf heures, au moment où j’essayais de réunir tous les renseignements nécessaires à l’accomplissement de ce projet, on vint chercher le père Leguilcher de la part du sultan. On me faisait dire en même temps que ce dernier ne me recevrait peut-être pas le jour même. Le père ne revint qu’à midi ; sa figure était bouleversée. Le sultan refusait de nous voir, et nous intimait l’ordre de repartir. « Annonce à ces étrangers, avait-il dit, qu’ils peuvent s’emparer de tous les pays qui bordent le Lan-tsang kiang, mais qu’ils seront obligés de s’arrêter aux frontières de mon royaume. Ils pourront soumettre les dix-huit provinces de la Chine ; mais celle que je gouverne leur donnera plus de mal que tout le reste de l’empire. — Ne sais-tu pas, avait-il ajouté, qu’il y a quelques jours à peine j’ai fait mettre à mort trois Malais ? Si je fais grâce de la vie à ceux que tu accompagnes, c’est par égard à leur qualité d’étrangers et aux lettres de recommandation dont ils sont porteurs. Mais qu’ils se hâtent de s’en retourner. Ils ont pu dessiner mes montagnes et mesurer la profondeur de mes eaux ; ils ne réussiront pas à les conquérir. — Pour toi, avait terminé le sultan en se radoucissant, je connais ta religion, j’ai lu ses livres : mahométans et chrétiens sont frères. Retourne dans ta demeure, et je t’investirai du mandarinat afin que tu puisses gouverner ton peuple. »

Pendant toute cette entrevue, le père était resté debout sans pouvoir rien dire, accablé de questions dont on n’attendait même pas la réponse, interpellé et hué par la foule. Il demanda en vain que l’on renvoyât les assistants, afin qu’il pût parler plus librement.

Il y avait parti pris de ne rien écouter. Il démentit plusieurs fois le nom « d’Anglais » qu’il entendait nous être donné autour de lui et qui semblait être une des causes de la méfiance que nous inspirions[5].

À quoi fallait-il attribuer un aussi brusque changement ? Sans doute à l’entourage militaire du sultan qu’un mobile scientifique et désintéressé devait trouver profondément incrédule. Un pouvoir né d’une révolte, objet de la répulsion des masses qu’il accablait d’impôts, ne vivant que par la terreur et le crime, devait être soupçonneux, cruel. Nos relations officielles avec les autorités chinoises nous plaçaient vis-à-vis de lui dans une position délicate qui autorisait ses soupçons.

Cette réaction si brusque pouvait s’accentuer davantage. La fermeté de notre attitude, nos armes dont on s’exagérait la puissance, et sur le compte desquelles on racontait des prodiges, le prestige enfin du nom européen, empêchaient, malgré notre petit nombre, que l’on se portât envers nous aux dernières extrémités. Mais la passion pouvait l’emporter sur la prudence, et, d’un moment à l’autre, nous pouvions avoir tout à craindre. Je résolus cependant, malgré l’avis contraire du père Leguilcher, de ne pas précipiter notre départ et d’attendre les événements.

Pendant toute l’après-midi, un grand nombre de fonctionnaires mahométans vinrent nous voir, guidés par la curiosité, ou le désir d’épier notre conduite. Nous dûmes, par prudence, nous abstenir d’observer, de dessiner et d’écrire. Nous apprîmes que le sultan s’était approprié deux éléphants que le roi de Birmanie envoyait en signe d’hommage à l’empereur de Chine. Je fis témoigner au sultan nos regrets de la méprise grossière qu’il commettait à notre égard, et je fis renfermer les cadeaux que je lui destinais, malgré la convoitise qu’ils avaient pu exciter.

Vers cinq heures le sultan fit appeler le chef de notre escorte ; celui-ci revint peu après et m’apprit qu’il avait l’ordre de nous reconduire à Hiang kouan dès le lendemain matin. Il me montra en même temps un pli cacheté qu’il devait remettre au mandarin de cette ville. Je mis cet excellent jeune homme dans nos intérêts par des cadeaux, et je convins avec lui de partir au point du jour et d’éviter de traverser la ville. Je craignais que les mauvaises dispositions du sultan étant connues, la foule ne se montrât hostile et que quelques soldats trop zélés n’essayassent d’en profiter pour satisfaire, sans le compromettre, les désirs cachés de leur chef.

Le soir venu, je fis charger les armes, que j’amorçai moi-même avec le plus grand soin. J’indiquai à mes hommes ce qu’ils devaient faire en cas d’alerte ; je m’assurai par des promesses de la fidélité de nos porteurs de bagages.

La nuit se passa dans une attente pénible ; on avait placé une garde à notre porte et l’on nous suivait quand nous sortions. Je redoutais à chaque instant l’arrivée d’un ordre qui contremandât notre départ et transformât notre réclusion momentanée en captivité définitive. Vers onze heures du soir, un des grands mandarins du sultan nous envoya demander quelle route nous comptions prendre pour nous en retourner ; je fis répondre simplement que je l’ignorais. La nuit se passa sans autre accident.

Le lendemain, à cinq heures du matin, nous nous mîmes en route, groupés et bien armés ; nous contournâmes la ville de Ta-ly par le sud et par l’est, et nous franchîmes presque sans arrêt les 32 kilomètres qui nous séparaient de Hiang kouan. Il me tardait d’être en deçà de cette forteresse qui, si on se le rappelle, nous barrait complètement l’issue de la plaine. Au moment où nous allions nous engager sous la première porte de la ville, le chef de notre escorte nous arrêta et nous dit qu’il avait l’ordre, jusqu’à nouvelles instructions du sultan, de nous loger en dedans de ce passage, dans un petit yamen qu’il nous indiqua.

Je fis semblant de prendre pour une offre courtoise ce qui n’était sans doute qu’une séquestration déguisée, et je répondis qu’après l’accueil fait à Ta-ly, il m’était impossible d’accepter l’hospitalité du sultan. Ne voulant pas cependant que cette retraite trop précipitée ressemblât à une fuite, j’ajoutai que si le mandarin de Hiang kouan avait des communications à me faire, j’irais les attendre dans la petite auberge où nous avions logé en venant.

L’officier mahométan objecta la responsabilité grave qu’il assumait en laissant modifier un ordre reçu ; mais j’étais résolu à forcer au besoin le passage avant qu’il eût pu donner l’éveil à la garnison de Hiang kouan et je coupai court à l’entretien en ordonnant à nos porteurs de se remettre en marche. Pendant que mon interlocuteur mettait son cheval au galop pour aller prévenir le gouverneur de la ville du conflit qui venait de s’élever, je fis vivement engager ma petite colonne sous les portes de la forteresse qu’elle franchit sans nouvel obstacle, et quelques minutes après, nous nous trouvions, suivant ma promesse, campés à l’auberge désignée, ayant cette fois la campagne ouverte et libre devant nous.

À peine étions-nous là que le gouverneur de Hiang kouan fit appeler le père Leguilcher ; il lui demanda, de la part du sultan, à acheter un de nos revolvers et il en offrit un prix énorme ; il l’informa également, qu’il avait l’ordre de nous fournir une nouvelle escorte. Deux officiers devaient nous accompagner jusqu’à la frontière et régler les étapes de notre route ; nous devions coucher à Hiang kouan et attendre jusqu’au lendemain l’arrivée de ces officiers et de cette escorte. Je fis répondre que je pouvais donner des armes, mais que je n’en vendais pas ; que, dans mon voyage, j’entendais conserver toute ma liberté d’action et que je ne tiendrais aucun compte de l’escorte et des mandarins qu’on voulait m’envoyer ; j’en donnai une première preuve en partant le soir même pour Ma-cha, village situé à la pointe du nord du lac.

Le 5 mars, nous continuâmes notre route ; la fatigue de nos porteurs nous empêcha de doubler notre étape et d’arriver le soir même au presbytère de Tou-touy-tse, dont la situation isolée et facile à défendre et l’entourage de chrétiens nous mettaient à l’abri d’une poursuite immédiate. Nous dûmes nous arrêter, à la tombée de la nuit, dans une auberge du marché de Kouang-tia-pin. Notre arrivée fut aussitôt signalée au commandant de la citadelle voisine qui fit dire au père Leguilcher de venir le trouver. Celui-ci me témoigna les craintes les plus vives sur le résultat de cette entrevue. Le commandant de Kouang-tia-pin pouvait avoir reçu des ordres pour séparer de leur interprète la petite troupe d’étrangers : ceux-ci, livrés à eux-mêmes, ignorants de la langue et des usages du pays, pouvaient plus facilement être attirés dans une embûche. D’un autre côté, nous étions obligés de passer sous les murs de la citadelle pour regagner la montagne et reprendre la route du Se-tchouen. Il était imprudent de rompre ouvertement avec celui qui la commandait. Nous nous contentâmes de lui faire répondre que la soirée était trop avancée pour une visite, mais que dès le lendemain matin, le père Leguilcher se rendrait à son invitation. Cette réponse ne le satisfit point : trois soldats revinrent peu après et intimèrent au père l’ordre de les suivre. Le pauvre missionnaire, éperdu de frayeur, crut son dernier moment arrivé. Il considérait comme tout aussi dangereux de résister que d’obéir. Il s’était compromis pour nous : j’avais le désir de prendre une résolution pour lui ; je répétai aux messagers du fort la réponse que nous avions déjà faite, et je les priai de s’en contenter. Ils insistèrent avec tout l’étonnement et toute l’insolence que leur inspirait une résistance à laquelle ils n’étaient point accoutumés. Épouvanté de leurs menaces qu’il comprenait mieux que nous, le père Leguilcher voulut les suivre ; je le retins de force pendant que nos tajals et le sergent annamite éconduisaient les soldats. Ceux-ci se retirèrent en jurant qu’ils allaient revenir en force et que nos têtes sécheraient bientôt sur les poteaux du marché. Nous commencions à nous habituer à ces intempérances de langage : elles ne firent sur nous que peu d’impression. Nous n’en prîmes pas moins les précautions indispensables : chaque homme reçut un revolver en sus de sa carabine et le père Leguilcher lui-même consentit à s’armer. Je fis garder toutes les avenues de l’auberge et nous passâmes la nuit sur le qui-vive. Nous n’étions que dix, mais nous avions soixante-dix coups à tirer avant de recharger nos armes ; cela aurait suffi pour tenir à distance respectueuse un régiment de Mahométans ; personne ne se présenta.

Le lendemain, au point du jour, après avoir fait passer devant nous tous nos porteurs et leur avoir donné rendez-vous à Tou-touy-tse, nous escortâmes, à cheval, le père Leguilcher jusqu’à la porte de la citadelle. Je fis prévenir le commandant du fort que le père venait lui faire la visite qu’il avait réclamée, mais que l’entrevue ne devrait pas durer plus de dix minutes et que nous irions nous-mêmes chercher le père, si au bout de ce temps il n’était pas de retour. Ce langage était une effrayante nouveauté pour des gens habitués à tout voir trembler devant eux. Le commandant du fort se hâta de communiquer au père Leguilcher l’ordre qu’il avait reçu de Ta-ly de nous faire escorter jusqu’à la frontière. Le père fit à cette communication la réponse que nous avions déjà faite au gouverneur de Hiang kouan. Son interlocuteur n’insista plus ; il le pria même d’abréger l’entrevue, de peur, ajouta-t-il, qu’elle ne dépasse le temps fixé et que les « grands hommes » ne s’impatientent. Nous arrivâmes, une heure après, à la résidence du père, où nous prîmes deux jours de repos, nécessités par les fatigues et les émotions précédentes.

Le 7 mars, un nouveau messager du fort pria le père Leguilcher de venir « seul » régler avec le commandant mahométan les étapes de notre route. Nous considérâmes naturellement cette communication comme non avenue ; elle n’avait d’autre but, sans doute, que de s’informer de nos mouvements.

Malgré la rapidité avec laquelle nous avions dû faire le trajet de Ta-ly, je n’en avais pas moins recueilli sur la géographie, le commerce et l’ethnographie de la contrée, quelques renseignements intéressants que je vais résumer ici.

Le lac de Ta-ly, situé à une altitude de plus de 2,000 mètres, mesure environ 36 kilomètres du nord au sud, sur une largeur moyenne de 9 à 10. Sa profondeur est très-considérable : elle dépasse 100 mètres en quelques points. Il paraît y avoir quelques îles dans la partie sud-est. Le lac est à un niveau supérieur à celui des vallées avoisinantes. Il se déverse à son extrémité sud par une rivière qui va se jeter dans le Cambodge. La forteresse de Hia kouan est construite près de l’embouchure de cette rivière qui n’est pas navigable ; son marnage est de 5 mètres, peu après sa sortie du lac, elle se divise en deux bras qui se rejoignent à une certaine distance. La chaîne des monts Tien-tsang, qui borde la rive ouest du lac, produit à sa surface des rafales violentes qui rendent la navigation difficile en hiver. Cette chaîne, dont j’estime l’altitude à 5,000 mètres, est couverte de neige pendant neuf mois de l’année. Sur la rive opposée, s’élèvent des collines irrégulièrement enchevêtrées qui appartiennent à un soulèvement beaucoup moins important.

La profondeur et la limpidité des eaux du lac les rendent propices à la conservation et à la reproduction d’un nombre infini de poissons. Volant çà et là en bandes nombreuses, plongeant à tout instant et se réfugiant avec leur proie dans les îles ou sur les rives, d’innombrables palmipèdes poursuivent sans relâche les habitants des eaux. Ceux-ci sont familiarisés depuis longtemps avec la présence de l’homme. La hardiesse d’allures des poissons et des oiseaux a fait imaginer aux riverains un procédé de pêche bien supérieur à celui que l’on connaît en Europe sous le nom de pêche au cormoran. Les pêcheurs partent de grand matin, et avec quelque tumulte, pour éveiller l’attention des nombreuses bandes d’oiseaux qui sommeillent autour d’eux : ils se jettent dans des barques plates munies d’un réservoir et se laissent aller à la dérive pendant que l’un d’eux, placé à l’avant, émiette sur l’eau d’énormes boulettes de riz. Les poissons accourent en foule et les oiseaux pêcheurs, groupés en bandes pressées autour de la barque, plongent et reparaissent incessamment avec un poisson au bec. Au fur et à mesure que leur poche se remplit les bateliers la vident à l’intérieur de la barque laissant à peine à chacun de ces pêcheurs ailés de quoi ne pas décourager sa gloutonnerie. Au bout d’une demi-heure la barque est pleine et les bateliers vont vendre leur pêche au marché.

La plaine de Ta-ly contenait jadis plus de cent cinquante villages que le sultan a essayé de repeupler avec des Mahométans. La rive orientale est habitée par des Min-kia et des Pen-ti. On appelle ainsi les descendants des premiers colons chinois que la dynastie mongole envoya dans le Yun-nan, après la conquête de l’ouest de la province par les généraux de Khoubilai Khan (Voy. ci-dessus, p. 478-479). Les Min-kia disent être venus des environs de Nankin. Leurs femmes ne se mutilent pas les pieds et les jeunes gens des deux sexes portent une sorte de bonnet orné de perles d’argent, d’une forme très-originale[6]. Leur costume et leur langage indiquent un mélange très-intime avec les anciennes populations laotiennes et sauvages de la contrée. Ils paraissent cependant avoir conservé une plus forte proportion de sang chinois que les Pen-ti. Ceux-ci sont groupés surtout dans la plaine de Teng-tchouen, au nord de Ta-ly, et dans le district de Pe-yen-hin. Leurs femmes ont conservé un costume particulier. Chez les Pen-ti, le père change de nom à la naissance de son fils aîné. À partir de ce jour, on ne le désigne plus que par le nom de celui-ci. On dit le père d’un tel, la mère d’un tel. Cet usage tend à se répandre chez les Chinois eux-mêmes.

On trouve également à Lang-kiang une population particulière qui porte le nom de Tchong-kia et qui prétend être venue du Kouy-tcheou. Ces premiers émigrants chinois, qui n’ont guère conservé de leur origine qu’un certain degré de civilisation, sont tenus en grand mépris par les Chinois purs. Ceux-ci semblent pousser aussi loin que les créoles de nos Antilles la susceptibilité en matière d’alliance et sont d’une extrême habileté à reconnaître sous le costume chinois un métis de sauvage. Il n’y a guère que les Chinois venus récemment du Se-tchouen qui puissent prétendre dans le Yun-nan à cette pureté de race ; aussi forment-ils presque partout des colonies à part. Une partie de la vallée de Pien-kio a pris le nom de « petit Se-tchouen », à cause du grand nombre d’habitants de cette province qui s’y sont fixés.

Cet antagonisme entre les anciens et les nouveaux Chinois a singulièrement favorisé la révolte des Mahométans. Les Min-kia de la plaine de Ta-ly ont gardé d’abord la neutralité entre les rebelles et les Impériaux. Le concours de cette virile et nombreuse population eût suffi alors pour étouffer le mouvement à son origine. Plus tard, le despotisme et les violences des maîtres de Ta-ly ont exaspéré les Min-kia et ils ont pris les armes sous un chef énergique nommé Tong. Celui-ci a tenu pendant quelque temps la campagne avec succès. Mais son action resta trop isolée et trop locale. Il fut tué en 1865 dans une rencontre. Les vainqueurs poursuivirent sa famille avec une rage dont il y a peu d’exemples.

Le mélange des Chinois, des Laotiens, des Tibétains et des races sauvages qui habitent les montagnes du Se-tchouen et du nord du Yun-nan, a produit dans cette région une variété infinie de types dont il était très-difficile, dans un voyage aussi rapide que le nôtre, de déterminer la valeur ethnographique. Je vais indiquer sommairement les plus importants de ceux que nous avons rencontrés.

Les Y-kia ou Pe Lolos, « Lolos blancs »[7], portent la queue et sont, de toutes ces populations mixtes, celle qui a été le plus complètement assouplie par la civilisation chinoise. Les femmes ont les cheveux divisés en deux tresses, portent un petit turban sur la tête et le costume des campagnardes chinoises, moins la chaussure. Elles vont pieds nus. Les Y-kia habitent le territoire compris entre Ma-chang et Nga-da-ti. Ils sont bons agriculteurs, d’un naturel superstitieux et craintif et paraissent honteux de leur origine. Dès qu’ils le peuvent, ils se travestissent en Pen-ti.

Les He Lolos ou « Lolos noirs » portent tous leurs cheveux et se considèrent comme supérieurs aux précédents. Je crois que l’on peut comprendre sous cette appellation générale les tribus qui, sous les différents noms de Man-tse, de Lissous, de Si-fan, sont disséminées depuis les frontières occidentales du Se-tchouen jusqu’aux rives de la Salouen. De ces tribus, quelques-unes paraissent appartenir au rameau noir de la race caucasique ; les autres sont probablement un mélange de ce rameau et de la race tibétaine.

La langue des Man-tse où l’on remarque de nombreux emprunts faits au chinois et au birman, est très-voisine de celle que parlent les Lolos et les Ka-to des environs de Yuen-kiang ; ces tribus ont évidemment entre elles une étroite parenté. Les quelques mots rapportés par Brown[8] de la langue des A-ka et des Abors, peuplades des versants de l’Himalaya et de la vallée supérieure du Brahmapoutre, offrent quelque ressemblance avec les mots Lolos et Ka-to correspondants. Tous ces dialectes sont parlés recto tono. Je n’ai pu me procurer aucun spécimen du langage des Lissous et des Si-fan. Je n’ai aucune hésitation cependant à ranger ces derniers dans la même famille ethnographique que les Lolos et les Ka-to, d’après le court vocabulaire donné par le P. Amyot[9]. Les Lissous, qui de toutes ces populations sont les plus sauvages et les plus indomptables, paraissent se rapprocher des tribus de langue melam qui habitent les parties tibétaines de la vallée de la Salouen et du Mékong. Leur type semble leur attribuer une forte proportion de sang caucasique ; leur costume et leurs mœurs les rattachent aux populations précédentes.

Nous avons trouvé des Man-tse dans les environs d’Houey-li tcheou, sur les contre-forts de la haute chaîne que l’on franchit en venant de Mong-kou. Elle n’est qu’une ramification des monts Leang, situés plus au nord, qui offrent à ces populations indomptées des retraites inaccessibles. Les Man-tse des environs d’Houey-li tcheou ont commencé depuis quelques années à se raser le front. Leurs cheveux sont réunis en chignon sur le sommet de la tête ; une pièce d’étoffe entoure ce chignon et se noue par derrière. Les femmes se suspendent à l’oreille un petit panier plein de coton, auquel est attaché leur fuseau qu’elles font tourner avec la main gauche[10]. La religion des Man-tse n’est pas le bouddhisme. Ils ont des prêtres et des livres particuliers. Les Si-fan habitent à l’est des monts Leang et descendent au sud du Kin-cha kiang jusqu’aux environs de Ta-yao ; ils ont toujours les mœurs dissolues qui, au treizième siècle, avaient excité l’indignation de Marco Polo. Les Lissous, dont nous avons vu quelques familles à Ma-chang et à Nga-da-ti, se retrouvent beaucoup plus à l’ouest sur la rive droite du Lan-tsang kiang. Ils sont renommés pour leurs brigandages. Certains villages des environs de Pien-kio payent à une de leurs tribus nommée Tcha-su, une rente annuelle, sorte d’assurance contre l’enlèvement des bestiaux. Cet impôt ne préserve pourtant pas de tout dommage ; quand leurs troupeaux leur sont volés, les assurés ne recouvrent que la moitié de leur valeur. Les Lissous sont grands chasseurs de chevrotins musqués.

Au confluent du Kin-cha kiang et du Pe-chouy kiang, on retrouve des populations laotiennes, qui portent là comme dans le sud de la province, le nom de Pa-y. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, ce rameau de la branche thai paraît avoir reçu du Tibet son écriture et sa civilisation. Quelques vagues indications sembleraient devoir faire rapprocher des Pa-y les tribus de mœurs douces et paisibles qui, sous le nom de Lou-tse, Telons, Didjous, Arrous, habitent les bords de l’Iraouady, de la Salouen et du Cambodge entre le 27e et le 30e parallèle[11].

À la même latitude, entre le Cambodge et le fleuve Bleu, la masse de la population appartient à la race mosso. Elle a formé autrefois un royaume, d’abord indépendant, puis tributaire de la Chine, dont la capitale était Li-kiang. Entre A-ten-tse et Oué-si, tous les chefs indigènes sont mossos et relèvent du mandarin chinois de Oué-si[12]. On doit sans doute rattacher les Mossos au rameau tibétain[13]. Il en est de même de la tribu des Lamajen qui habite la rive droite du Lan-tsang kiang, à cinq jours de Ta-ly, et peut-être de celle des Pa-sou qui peuple les environs de Li-kiang.

Toutes ces tribus sont administrées directement par des chefs indigènes nommés Tou-se. Les mandarins chinois s’adressent à eux pour les corvées et les impôts que la tribu doit fournir.

Les Tibétains conservent de nombreuses relations avec une contrée dont une partie reconnaissait jadis leur domination. Au neuvième siècle, le royaume de Ta-ly ou de Nan-tchao a été quelque temps tributaire de l’empire tibétain des Tou-fan. Parmi ces relations, quelques-unes se rapportent à des souvenirs religieux. À quatre lieues dans le sud-est de Kouang-tia-pin est une grotte à stalactites, nommée en chinois : Che-tong, « caverne de pierre », où viennent à certaines époques de l’année de nombreux pèlerins tibétains qui font le voyage en mendiant. C’est un des lieux les plus vénérés de la contrée. L’entrée en est imposante : sa hauteur intérieure la rend, dit-on, comparable à une nef de basilique ; sa longueur atteint deux kilomètres. Plus de cent familles y ont trouvé un refuge pendant la guerre des Mahométans. On en retire du salpêtre.

Le commerce de l’ouest de la province avait, avant la guerre, deux écoulements principaux, l’un vers la Birmanie par Teng-yue tcheou ; l’autre vers le Tibet. On exportait en Birmanie de la rhubarbe, du cuivre, des pierres à fusil, du musc et de l’or en échange de coton. Les caravanes se réunissaient à Hia kouan, à l’extrémité sud du lac de Ta-ly. Elles arrivaient en deux jours à Yun-tchang, quatre jours après à Teng-yue tcheou ; trois jours après, à Mo-fou. Il y avait en ce point une douane laotienne dépendante de la Chine. On allait de Mo-fou à Bamo en sept jours. Les douanes birmanes percevaient la dîme des produits importés. On pouvait acquitter les droits en argent ou en nature. Les douanes chinoises prélevaient à Mo-fou trois dixièmes de tael par charge de coton. Malgré les efforts du gouvernement de Ta-ly pour maintenir ouverte cette route commerciale, l’incertitude et l’arbitraire de la domination mahométane, les brigandages des tribus Kakhyens avaient, au moment de notre passage, arrêté le mouvement des échanges dans cette direction. Le coton nécessaire à la consommation locale était alors demandé en grande partie aux provinces centrales de la Chine et des essais de culture de ce textile étaient tentés dans les parties les plus chaudes du Yun-nan. Il s’était établi un courant commercial se dirigeant de Ta-ly vers le Se-tchouen. L’âpreté au gain et la persévérance chinoises n’ont été rebutées ni par la guerre ni par les difficultés de la région montagneuse qu’il fallait traverser.

L’état de guerre, qui amène toujours en Europe la suppression des relations commerciales, n’a nullement les mêmes conséquences en Chine où l’on trafique à côté des armées belligérantes.

La population ne suit point le gouvernement dans les conflits politiques ; elle s’en désintéresse le plus possible, et les rébellions réussissent ainsi à s’éterniser. La révolte de Ta-ly n’aurait eu aucun avenir devant elle si toute communication lui eût été interdite avec le reste de l’empire. Le gouvernement mahométan a senti qu’il devait à tout prix rester en relations avec le Se-tchouen et il s’est départi à l’égard des caravanes de marchands de ses habitudes d’exaction et de violence. Si, pour faire acte d’indépendance vis-à-vis de Pékin, il a ordonné à tous ses sujets de laisser pousser leurs cheveux, et s’il a défendu l’émigration, il a permis au contraire aux négociants et aux porteurs chinois venus du dehors de conserver la queue signe distinctif de leur provenance. Les barbiers du village de Nioung-poung-tse, situé près de la douane établie à l’entrée du territoire mahométan, ont fort à faire pour raser tous ceux qui entrent dans le royaume de Ta-ly ou tous ceux qui parviennent à en sortir. Les premiers tiennent à conserver le signe distinctif qui leur permettra de retourner chez eux, les seconds agissent en haine de leurs oppresseurs. Le mandarin de Pin-tchouen, de qui dépend la douane de Nioung-poung-tse, a les ordres les plus sévères pour protéger les marchands. Si ceux-ci sont dévalisés par les Lolos ou les bandes de soldats sans aveu qui battent la campagne, les villages les plus voisins du théâtre du crime doivent payer le dommage causé. Inutile d’ajouter que la taxe qui leur est imposée est toujours plus forte que la perte subie et que les autorités tirent ainsi double profit de la protection qu’elles accordent au commerce. On exporte dans le Se-tchouen, par la route de Nioung-poung-tse, du thé qui vient de Pou-eul, et du sel provenant des puits du sud et de l’ouest de la province. On importe des cotonnades, de la mercerie, des porcelaines et des faïences grossières, des parapluies, des chapeaux et autres objets de vannerie et de boissellerie.

Les échanges entre le Tibet et le royaume de Ta-ly consistent en houang-lien et en pe-mou, matières végétales fort usitées dans la médecine chinoise, en raisins secs, en rhubarbe, en musc, en étoffes de laine, cornes de cerf, fourrures d’ours et de renard, en or, cire, gommes-résines, huile de noix. Ces marchandises payent à Oue-si, un droit d’un dixième de tael par charge de bête de somme. Les produits importés du Yun-nan entrent en franchise dans le Tibet ; ils consistent en argent, en thé, en cotonnades, en vin de riz, en sucre et divers objets de mercerie et de quincaillerie.

La petite ville d’A-ten-tse, située au nord d’Oue-si, est le point d’arrivée d’un autre courant commercial qui de Tchong-kin fou, dans le Se-tchouen, se dirige par Ya-tcheou et Ta-tsien-lou vers le Tibet. Les produits échangés dans cette direction sont les mêmes que ceux que nous venons de citer.

La production industrielle du royaume de Ta-ly a beaucoup diminué depuis la guerre. Elle était importante au point de vue métallurgique. Les mines de cuivre de Long-pao, de Ta-kong, de Pe-iang sont les plus importantes de cette région où se trouvent aussi des gisements d’or, d’argent, de mercure, de fer, de plomb et de zinc. À Ho-kin, on fabrique du papier de bambou ; à Ta-ly, l’or et l’argent s’échangent dans le rapport de 1 à 12. La chair d’âne est très-estimée et il s’en débite des quantités considérables. Le musc se vend sur les lieux mêmes au poids de l’argent. Dans la vallée de Pien-kio, il y a de nombreux moulins à sucre. À Ho-tchang, au nord de Kouang-tia-pin, se trouvent des fabriques de chaudrons et de bassines enfer. Il y aurait, dit-on, du platine dans le pays.



  1. Voy. pour tout ce chapitre la carte itinéraire no 9, Atlas, 1re  partie, pl. XII.
  2. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XLI. Le titre de cette planche doit être rétabli comme il suit : Panorama pris entre Houey-li tcheou et Che-lang-ko.
  3. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XL. Le titre de cette planche doit être rétabli comme il suit : Panorama pris des hauteurs qui bordent la vallée de Pien-kio.
  4. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XLII.
  5. Cette assertion semble recevoir un démenti de l’excellent accueil que la mission anglaise dirigée par le major Sladen a reçu quelques mois après des autorités mahométanes de Teng-yue tcheou.

    Il est très-possible que cet accueil soit dû en entier au désir de réparer la mauvaise impression qu’avait pu causer la réception de la Commission française. La distinction des nations occidentales ne se fait dans le Yun-nan que d’une façon très-confuse et on admet entre elles la plus grande solidarité. Leur prestige, je l’ai dit souvent, reste considérable. Une lettre du P. Leguilcher datée de Ma-chang, le 24 mars 1869, m’a informé qu’après notre départ de Ta-ly, le sultan avait paru effrayé des conséquences de son mauvais accueil. Il avait fait surélever de trois pieds les murailles de Hiang kouan et celles de Hia kouan et fait étudier la construction de batteries sur les bords du lac. La bonzerie aux trois tours située au pied de la montagne et au nord de Ta-ly ayant attiré l’attention de M. Delaporte qui l’avait dessinée, on avait bâti de ce côté deux ou trois petits fortins.

    D’un autre côté, il me paraît invraisemblable que le gouverneur de Teng-yue, agent officiel du gouvernement mahométan, ait pu ignorer, à la date du 30 juin, la présence au mois de mars précédent, de la Commission française à Ta-ly, et qu’il ait été sincère en affirmant à plusieurs reprises au major Sladen que cette commission avait été attaquée aux environs de Xieng Hong par des tribus hostiles et que la plupart de ceux qui la composaient avaient péri. (Voy. Major Sladen’s Report dans les Parliamentary Papers de 1871, p. 96). Peut-être n’avait-il pour but que de détourner, en cas de réussite, la responsabilité d’un attentat qui a été prémédité peut-être par les Mahométans.

    Enfin, je ferai remarquer que toutes les instances du major Sladen pour continuer sa route jusqu’à Ta-ly sont restées inutiles, et que malgré la courtoisie de la réception qui lui a été faite à Momein, on ne lui a pas laissé dépasser cette ville frontière.

  6. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XLIII.
  7. Les noms de toutes ces tribus sont loin d’avoir une signification ethnique. Ce ne sont que des désignations chinoises qui varient souvent avec les localités. Le mot Lolo paraît avoir dans le Yun-nan la signification vague et générale du mot Kha en laotien. Aussi, différents auteurs, écrivant d’après les sources ou les renseignements chinois, ont appliqué le nom de « Lolos » aux Laotiens et en général à toutes les populations limitrophes de la Chine au sud-ouest. Kia, qui entre souvent en composition dans les noms de tribus, signifie en chinois « race, famille ». Y signifie : étranger. Y-kia veut dire par conséquent : « race étrangère ». La plupart de ces appellations sont considérées par ceux auxquels elles s’appliquent comme de sanglantes injures. Les Lolos se désignent eux-mêmes sous le nom de tou-kia, « race autochthone, indigène », ou de tchin-si, « parents ».

    Consulter pour les types et les costumes de toutes ces populations, les planches II et XXXIX de la 2e partie de l’Atlas. Le titre de la planche XXXIX doit être rétabli comme il suit : Populations mixtes du nord du Yun-nan.

  8. F. A. S. B., t. IV, p. 1032.
  9. Manuscrit n°936 à la Bibliothèque nationale.
  10. Voy. t. II, p. 326, la figure représentant des Man-tse de Li-tse-chou, village situé à l’est de Houey-li tcheou.
  11. Voy. les détails donnés sur ces tribus par M. l’abbé Desgodins (la Mission du Tibet, p. 321 et suiv.). La description qu’il fait des habitations des Lou-tse est identique à celle que j’ai donnée moi-même des maisons pa-y du sud du Yun-nan. M. Cooper, dans son livre intitulé Travels of a pioneer of commerce, confond (p. 310) les Lou-tse et les Lissous et prend souvent les titres des chefs de tribu pour des noms de peuplade. C’est ainsi (p. 312) qu’il parle des Ya-tsu et des Mooquors. Ya-tsu est l’orthographe anglaise de Ye-tche, petite localité où réside le chef mosso de qui dépendent les tribus Lou-tse et Lissous du voisinage. Mooquor, en langue mosso, signifie simplement chef, mandarin. L’ouvrage de M. Cooper, en dehors des renseignements qui lui ont été fournis par les missionnaires, est rempli de méprises de ce genre.
  12. Abbé Desgodins, op. cit., p. 332.
  13. Les seuls mots de la langue mosso que j’ai pu me procurer sont les suivants : hantse, « manger » ; khépa khé tche ma seu, « je ne sais pas parler le chinois », littéralement : « chinois, je ne connais pas la langue. »