Voyage d’exploration en Indo-Chine/De Xieng Hong à Yun-nan

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PONT SUR LA RIVIÈRE DE LIN-NGAN.

XIX

DE XIENG HONG À YUN-NAN. — XIENG NEUA. — MUONG PANG. — LES THAÏ YA. — ARRIVÉE EN CHINE : SE-MAO, COMMERCE DE CETTE VILLE. — SALINES. — POU-EUL. — TA-LAN. — GISEMENTS AURIFÈRES. — YUEN-KIANG. — LE FLEUVE DU TONG-KING ; SON IMPORTANCE COMME ROUTE COMMERCIALE. — LIN-NGAN. — CHEPIN. — TONG-HAY. — ARRIVÉE À YUN-NAN.

Nous partîmes de Xieng Hong, le 7 octobre.

Un peu en amont de la ville, des radeaux et des barques fonctionnent incessamment pour faire passer d’une rive à l’autre, les voyageurs, les bêtes de somme, les marchandises. Nos bagages, nos trois chevaux, nos porteurs et le personnel de la Commission furent transportés sur l’autre rive, moyennant une redevance de huit francs, payée à l’entreprise du bac. Ce bac est formé de deux grandes barques accolées l’une à l’autre ; elles supportent une plate-forme sur laquelle prennent place les voyageurs.

Nous passâmes la nuit dans la pagode du village, qui s’élève sur la rive gauche du fleuve vis-à-vis de Xieng Hong.

Le lendemain, nous gravîmes de bonne heure les hauteurs qui dominent le fleuve. La route se suspend bientôt en corniche le long des flancs d’une petite chaîne dont la direction générale est le nord-nord-ouest. Vers onze heures, nous franchîmes l’arête de cette chaîne pour en suivre le flanc opposé et nous aperçûmes dans une échappée, le Mékong et la grande plaine que le Nam Ha entoure de ses replis sinueux. Le brouillard pluvieux, qui avait plané jusque-là sur la montagne, venait de se dissiper et un chaud soleil inondait de lumière ce lointain paysage. Du côté de l’est et du nord, on n’apercevait que les interminables ondulations des montagnes, semblables aux vagues de houle d’une mer pétrifiée. Nous rencontrions sur notre route quelques sauvages à physionomie nouvelle, au type chinois, à la figure allongée. Dans l’après-midi, nous descendîmes le versant est de la chaîne que nous suivions, pour gagner la petite vallée de Muong Yang, village où nous devions nous arrêter le soir.


CAMPEMENT DANS LA MONTAGNE ENTRE MUONG YANG ET BAN KON HAN.

Les quelques villages qui s’élèvent sur les bords du Nam Yang sont tous peuplés par des Thaï, chassés par l’insurrection mahométane. Ils viennent de la vallée du Nam Thé, qu’ils appellent le Kiang Cha. Là, se trouvent le Muong Choung et le Muong Ya. Le Nam Thé est le nom laotien du fleuve du Tong-king, et Muong Choung est l’ancienne dénomination de la ville chinoise de Yuen-kiang. Les Thaï Ya sont appelés Pa-y par les Chinois. Ce furent des Thaï Ya que l’on nous donna à Muong Yang comme porteurs de bagages : la plupart paraissaient exténués de fatigue ; tous avaient l’air misérable. Le lendemain, 9 octobre, nous quittâmes la vallée du Nam Yang pour rentrer dans la montagne. Celle-ci, très-boisée et presque déserte, nous offrit les sites les plus pittoresques au prix de fatigues souvent excessives ; des montées et des descentes perpétuelles nous disposèrent admirablement au repos du soir. Nous couchâmes au milieu de grandes herbes, un peu au-dessous d’une crête de montagne à laquelle le baromètre assignait une élévation de plus de 1,300 mètres.

Pendant toute la journée du 10, nous suivîmes une ligne de faîte étroite, boisée et sinueuse, du haut de laquelle nous jouissions d’une vue très-étendue ; quelques sources surgissaient des flancs de la montagne, à quelques mètres au-dessous de nous, et, de cascade en cascade, allaient grossir les eaux de quelque torrent invisible. Nous arrivâmes le soir à un village de sauvages, Ban Kon han, dont la population mâle était employée presque tout entière aux travaux des champs. Pour trouver le nombre de porteurs qui nous était nécessaire, il fallut recruter les femmes et les enfants ; notre marche n’en fut pas ralentie ; jamais, au contraire, nous n’avions été menés aussi rondement. La cadence accélérée du pas était battue sur un tam-tam dont le porteur nous précédait. Nous rejoignîmes bientôt une rivière assez considérable, le Nam Yot, affluent du Mékong dont nous nous trouvions environ à une journée de marche. Depuis Muong Yang, nous remontions presque directement au nord, parallèlement à la vallée du fleuve.

Le Nam Yot serpente au fond d’une vallée très-cultivée ; il est grossi à chaque instant par de petites rivières, dont les confluents sont pittoresquement encadrés par les hauteurs. La journée de marche du 11 octobre fut une charmante promenade au travers de jardins et de nombreux villages. Au bout de six heures de marche, nous arrivâmes à Xieng Neua, le dernier centre laotien de quelque importance que nous devions visiter.

Xieng Neua dépend de Muong La thai, province laotienne dont le chef-lieu se trouve dans l’est. Depuis la guerre, le roi de Muong La thai habite à une demi-journée dans le nord-ouest de Xieng Neua. C’est par l’intermédiaire de ce roitelet, qui porte le titre de Sa mom, que Se-mao et Xieng Hong communiquent ensemble. Se-mao écrit en chinois, le Sa mom traduit en langue thaï, et réciproquement. Nous nous reposâmes un jour entier à Xieng Neua.

Muong Pang, où nous arrivâmes le lendemain, après une marche de trois heures, nous offrait une physionomie trop nouvelle pour que je n’aie pas à y insister quelques instants.

Ce petit village, situé au fond d’une gorge, élevée de 1,100 à 1,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, est habité par des Chinois et des Thai Ya, chassés par la guerre de la partie sud du Yun-nan. Ils ont apporté dans le Laos les mœurs et les procédés agricoles du Céleste-Empire : les hautes maisons laotiennes sont remplacées par de petites huttes basses et grossièrement construites avec de la boue pétrie, appliquée sur un clayonnage en bois. Mais, si l’aspect des demeures de ces pauvres réfugiés est misérable, leur industrie supérieure se révèle dans tous les détails. C’est avec un vif plaisir que nous retrouvâmes des tables, des bancs, des étagères, des seaux et ces mille ustensiles de la vie domestique que, chaque jour, il fallait nous ingénier à remplacer. Les jardinets soignés qui entouraient les demeures de nos hôtes, les charrues, les tarares que nous voyions autour de nous, nous annonçaient, d’une façon plus certaine encore que les quelques travaux de ponts ou de route que nous avions rencontrés jusque-là, le voisinage du célèbre pays où l’agriculture est le premier des arts. La récolte du riz venait d’être faite et l’on donnait déjà un premier labour aux champs récoltés. C’était la première fois que nous voyions pratiquer sur les montagnes un labourage sérieux.

Les Thai Ya que nous trouvions à Muong Pang sont habillés à peu près comme les Thai neua que nous avions rencontrés à Xieng Hong. Les costumes des femmes sont très-caractéristiques : elles portent une jupe et un corselet voyant sur lesquels elles mettent une petite veste et un tablier ; de grandes boucles d’oreilles rondes en fils d’argent et des boutons de même métal dans les cheveux, donnent un aspect riche et original à cette toilette qui n’est pas sans analogie avec certains costumes de la Suisse ou de la Bretagne[1].

Nous reçûmes l’accueil le plus avenant et le plus cordial chez les habitants de Muong Pang, où nous passâmes une journée presque entière. Nous en repartîmes le 14 avec vingt-quatre porteurs. Après une marche aussi courte que celle de la veille nous arrivâmes, à onze heures du matin, à Ban Nang Sang Ko ; nous avions aperçu de nouveau la vallée du Nam Yot et le village de Xieng Neua, du haut d’un des cols de la route. Sur les versants des collines à croupes arrondies qui ondulaient l’horizon, on apercevait des traces d’anciennes cultures, qui témoignaient que le pays avait été occupé autrefois par une population très-dense. Le paysage revêtait des teintes variées qui attestaient la diversité des cultures.

À Nang Sang Ko, nous nous trouvions sur le flanc d’une étroite vallée qu’arrose une petite rivière ; elle se dirige d’abord au nord, puis contourne, vers l’ouest, un massif calcaire d’une élévation considérable, dont les cimes dentelées nous séparaient du Cambodge. Chacun des mamelons qui s’étagent au-dessus de la rivière est couronné d’un village, et la couleur sombre des maisons, construites en terrasse, leur donne de loin un air de château fort. La transformation de la végétation et de l’agriculture devenait à chaque instant plus sensible ; le maïs avait, depuis quelque temps déjà, remplacé le riz dans les parties les plus élevées de la montagne ; le chanvre ou l’ortie de Chine fit son apparition à l’état spontané, et M. Thorel nous signala la culture d’une acanthacée qui fournit une teinture bleue analogue à l’indigo. Les légumes étaient cultivés sur une plus grande échelle : nous trouvâmes des champs de petits pois ; les arbres à fruits, pruniers, pêchers, poiriers, étaient réunis en vergers. La forêt avait disparu presque partout ; çà et là, quelques chênes et sur les crêtes quelques bouquets de pins accidentaient seuls le tableau. Ces paysages, si différents de ceux auxquels nous étions accoutumés, nous faisaient l’âme heureuse. L’activité qui régnait dans les villages, l’accueil cordial de la population, et jusqu’à la cherté toujours croissante des vivres nous rappelaient à chaque pas que nous rentrions dans des régions civilisées ; les mille détails des scènes champêtres auxquelles nous assistions, évoquaient plus d’une fois les souvenirs de la patrie ; nous ne songions pas à regretter l’aspect pittoresque et les mœurs étranges des pays que nous laissions derrière nous ; nous étions arrivés à ce point du voyage où le nouveau, pour nous, était ce qui ressemblait le plus à l’Europe et à la France.

Les habitants revêtaient de plus en plus un type intermédiaire entre le type chinois et le type de la race thaï. Ce type mixte représente fidèlement, sans doute, celui des anciennes populations du Yun-nan, ou, si l’on veut, le type des Thaï le plus anciennement conquis par les Chinois. Les animaux domestiques subissaient une transformation analogue à celle que nous remarquions dans la végétation et dans les habitants : les chevaux, les bœufs et les cochons étaient de plus haute taille ; quelques mulets faisaient leur apparition ; les basses-cours étaient peuplées d’une race de poules qui, améliorée par l’élevage, atteint des dimensions remarquables : on nous offrait des chapons de quatre kilogrammes ; c’est au poids que se vendaient toutes les volailles.

Le 16 octobre nous fîmes halte dans un village, nommé Tchou Tchiai, d’un aspect entièrement chinois. Des inscriptions sur papier rouge, écrites avec ces signes hiéroglyphiques qui impriment à la littérature et à la civilisation chinoise cette physionomie à la fois originale et stationnaire, qui a été si diversement appréciée par les philosophes de l’Occident, se lisaient au seuil des demeures. L’intérieur de celles-ci revêtait cet aspect monotone que l’on retrouve dans toutes les provinces de l’empire chinois, quel que soit le degré de confort ou d’aisance du propriétaire, à quelque classe qu’il appartienne. Nous reconnaissions déjà ce cachet uniforme qu’une civilisation, vieille de plusieurs milliers d’années, a su imprimer aux allures de quatre cents millions d’hommes.

À Tchou Tchiai[2], nous ne pûmes réunir immédiatement tous les porteurs qui nous étaient nécessaires pour continuer notre route. Je restai en arrière avec quelques hommes d’escorte et une partie des bagages pour attendre les chevaux et les bœufs porteurs qui nous étaient promis. J’attendis jusqu’à quatre heures du soir. La population du village s’était dispersée dans les champs, et, en compagnie des quelques femmes qui vaquaient tranquillement aux travaux du ménage, je m’efforçai de prendre patience.

Le laotien n’était plus compris. J’essayai de lier conversation à l’aide de ces caractères idéographiques qui sont lus d’une extrémité de la Chine à l’autre, quel que soit le dialecte que l’on parle. J’obtins ainsi des renseignements sur les hauts faits d’armes de ces Musulmans terribles, dont la révolte a bouleversé tout le Yun-nan, depuis une douzaine d’années. Le maître de la maison avait été criblé de blessures à l’intérieur même de sa demeure envahie par eux. Plus de cent mille personnes avaient été tuées dans le pays, après la prise de la ville chinoise de Se-mao, qui était restée, pendant près d’un an, au pouvoir des Koui-tse, — c’est le nom injurieux que les Chinois donnent aux Mahométans. Les prouesses de ces féroces soldats m’étaient sans doute exagérées. Leurs armes m’étaient dépeintes comme de dimensions prodigieuses ; ils avaient de petits canons à main que l’un d’eux portait sur l’épaule, pendant qu’un autre y mettait le feu. Ils se servaient de lances d’une dizaine de mètres de long, qu’il fallait deux hommes pour manier. C’était grâce à ces engins formidables, que deux mille d’entre eux, aidés d’un grand nombre de Thaï, étaient parvenus à soumettre momentanément la contrée. Le gouverneur actuel de Se-mao avait réussi à les chasser depuis peu de temps ; mais à la suite de la lutte, le choléra régnait dans cette ville, où il faisait quotidiennement cinquante victimes.

Je ne pus rejoindre l’expédition le même jour, et je dus coucher le soir dans un petit corps de garde, où tenaient garnison quelques soldats de Muong La thai.

Je me mis en route le lendemain de fort bonne heure. Nous ne tardâmes pas à déboucher sur un plateau où les dévastations des Mahométans, dont on nous avait si souvent entretenus, m’apparurent dans toute leur réalité. Un gros bourg, presque une petite ville, étalait, au milieu de champs bien cultivés, ses maisons en briques rouges. Les murs seuls étaient restés debout, et les flammes avaient laissé des sillons noirâtres sur leurs parois. Un silence solennel régnait dans ce village désert où nous trouvions, pour la première fois, la solidité et le confort des constructions chinoises. La population n’avait pas fui, comme l’attestaient les cultures soignées qui entouraient les maisons abandonnées ; elle s’était cachée dans les environs. Ce fut là que je retrouvai M. de Lagrée.

Après la halte nécessitée par le déjeuner, toute l’expédition se remit en marche. Nous redescendîmes le versant opposé du plateau pour traverser la vallée d’un torrent qui coule au sud. Par sa direction, ce cours d’eau appartient sans doute au bassin du Nam La qui se jette dans le Cambodge, entre Xieng Hong et Muong You, et qui sépare, sur une partie de son cours, le Yun-nan proprement dit de la principauté des Chip Song Panna. Nous gravîmes ensuite une chaîne élevée : la route en corniche que nous suivions était bordée de tombeaux couverts d’inscriptions chinoises, quelques-uns construits en marbre. En Chine les chemins, aux abords des grandes villes, se transforment en voies funéraires. L’animation soudaine de la route, les costumes plus recherchés, les allures moins familières des gens que nous rencontrions, nous préparaient petit à petit au spectacle qui nous attendait au prochain détour.

À quatre heures du soir, une plaine immense s’ouvrit au-dessous de nous : au centre s’élevait une ville fortifiée dont les maisons rouges et blanches débordaient l’enceinte de toutes parts et s’allongeaient en faubourgs irréguliers sur les bords de deux ruisseaux qui serpentaient dans la plaine. Les cultures maraîchères, les jardins, les villas rayonnaient à une grande distance, et, dans plusieurs directions, les rubans argentés de routes de pierres sillonnaient les hauteurs déboisées et grisâtres qui entouraient la plaine.

Ce ne fut pas sans une vive émotion que nous saluâmes cette première ville chinoise, qui dressait devant nous ses toits hospitaliers. Après dix-huit mois de fatigues, après avoir traversé des régions vierges encore de toute civilisation, nous nous trouvions devant une cité, représentation vivante de la plus vieille civilisation de l’Orient. Pour la première fois, des voyageurs européens pénétraient en Chine par la frontière indienne.

M. de Lagrée avait envoyé un messager prévenir de notre arrivée les autorités de Se-mao. À peine avions-nous mis le pied dans les faubourgs de la ville, que des officiers chinois escortés de quelques soldats, vinrent faire la génuflexion devant nous et nous précédèrent dans les rues de la ville. Une foule énorme s’était rassemblée sur notre passage et témoignait une curiosité, gênante à force d’empressement, mais au fond de laquelle on sentait de la bienveillance. À ce moment — et à ce moment seulement, — nous fîmes un retour sur nous-mêmes et nous nous attristâmes de notre pauvre équipage. À peine vêtus, sans souliers, n’ayant d’autres insignes qui fissent reconnaître en nous les représentants de l’une des premières nations du monde, que les galons ternis que portait encore M. de Lagrée, nous devions faire une mine bien piteuse aux yeux d’un peuple aussi formaliste que le peuple chinois. À coup sûr nous n’aurions pu traverser dans le même équipage une ville de France, sans rassembler les badauds et ameuter les gamins contre nous. Mais c’était moins notre costume que notre physionomie elle-même qui attirait la curiosité des habitants de Se-mao. On s’imagine difficilement quelles facultés singulières on attribue aux Européens dans ces provinces reculées de l’empire chinois. On ne les connaît qu’à travers les récits défigurés et grossis de bouche en bouche, qui des côtes se sont propagés dans l’intérieur. Les armes, les navires à vapeur, l’industrie étonnante de ces terribles barbares devant lesquels a succombé le prestige d’une civilisation de cinquante siècles, ont défrayé les récits les plus merveilleux et accrédité les préjugés les plus bizarres. Il arriva un jour qu’un mandarin militaire chinois s’efforça, contrairement à toutes les règles de l’étiquette, de passer derrière le commandant de Lagrée et de soulever son chapeau. Comme on lui demandait le motif de cette démarche singulière : « Je voulais m’assurer, dit-il, de l’existence de ce troisième œil que les Européens possèdent, dit-on, derrière la tête et à l’aide duquel ils découvrent les trésors cachés sous terre. »

On nous logea, à Se-mao, dans une pagode située en dehors de la ville. Ce ne fut qu’après une lutte de plusieurs heures que les policemans du lieu réussirent à nous délivrer de la foule qui avait envahi le sanctuaire. Nous étions de trop belle humeur pour nous formaliser en quoi que ce fût des importunités de nos nouveaux hôtes ; tout se transformait à nos yeux en félicitations sur notre succès. Après avoir si longtemps et si cruellement douté de notre réussite, nous étions enfin en Chine ! Ces mots magiques ne laissaient de place qu’à la joie. Tout ce qui nous prouvait la Chine était bien venu. Nous aurions voulu la sentir et la toucher plus encore. Les poussah qui trônaient sur les autels au pied desquels nous nous étions installés, nous paraissaient grimacer des sourires.

Peu d’instants après notre arrivée, un mandarin à bouton bleu vint offrir au commandant de Lagrée, de la part du gouverneur de la ville, des présents en nature : riz, sel, poules, viande de porc.

Le lendemain 19 octobre, parés avec autant de recherche que le permettaient des garde-robes successivement réduites par de nombreux sacrifices et suivis de toute notre escorte en armes, nous nous rendîmes chez le gouverneur. En traversant le faubourg qui nous séparait de la porte de la ville, nous pûmes constater les nombreux dégâts occasionnés par l’occupation musulmane : un grand nombre de maisons étaient abandonnées et à moitié détruites ; quelques-unes, réparées à la hâte, n’avaient en guise de toit qu’un abri de nattes ou de planches. Une grande animation régnait partout : les soldats allaient et venaient ; la plupart des pagodes étaient transformées en casernes : leurs autels servaient de mangeoires aux chevaux ; profanées déjà par les sectateurs de Mahomet, elles n’offraient partout que des dieux mutilés et des parvis en ruines. L’enceinte, construite en briques sur un soubassement en grès rouge, était éboulée en quelques endroits. On la réparait avec activité ; on agrandissait le fossé ; on plaçait, en avant des glacis, des chevaux de frise formidables. Nous entrâmes dans l’intérieur de la ville par une double porte voûtée et nous nous dirigeâmes vers le Yamen du gouverneur, On nous arrêta dans la seconde cour : le gouverneur n’était point encore arrivé. Quelques instants après, une chaise à huit porteurs fit son entrée au bruit des pétards : il en sortit un homme d’une soixantaine d’années, revêtu du costume officiel des mandarins chinois ; un camail de fourrures s’étalait sur sa robe de soie, et un globule de corail surmontait son chapeau ; nous avions affaire, nous le croyions du moins, à un fonctionnaire à bouton rouge, c’est-à-dire appartenant à l’une des quatre premières catégories de la hiérarchie chinoise. L’entrevue eut lieu dans un étroit tribunal qui dominait la cour. La conversation se borna à des généralités et à un échange de politesses. Le gouverneur nous dit que nous étions annoncés depuis plus de six mois et qu’il avait envoyé un messager au-devant de nous. Il faisait allusion à la lettre énigmatique dont on nous avait parlé à Xieng Hong. « Je croyais, ajouta-t-il, qu’en raison des longueurs et des dangers de la route, vous ne viendriez pas. Combien de temps comptez-vous rester avec nous ? — Une quinzaine de jours nous sont nécessaires pour nous reposer. — Si vous désirez poursuivre votre route, je dois vous prévenir que la contrée est dans un état bien misérable : vous aurez à craindre les maladies, les voleurs, des ennemis de toutes sortes. Avez-vous l’intention de continuer à vous diriger vers le nord ? — J’ai l’ordre de remonter le cours du Mékong, mais puisque vous m’annoncez d’aussi grandes difficultés, je vous demanderai conseil et nous discuterons ensemble le meilleur parti à prendre. — Si vous ne craignez rien, dit le gouverneur, je vous ferai conduire où vous voudrez. » M. de Lagrée lui donna un revolver ; une arme aussi perfectionnée ne pouvait être que bien accueillie par un homme dont le rôle était avant tout militaire et qui se préparait à livrer de nouveaux combats. Dès qu’on lui en eut expliqué le maniement, il se précipita vers le tribunal et, au risque de blesser quelqu’un de ses administrés, il tira plusieurs coups sur les murailles de la cour. Ce cadeau parut lui faire un plaisir excessivement vif.

Le gouverneur de Se-mao, que l’on désignait sous le nom de Li ta-jen[3], était originaire de Lin-ngan, ville où, sous la direction d’un chef énergique, le Leang ta-jen, s’était organisée dans le sud de la province la résistance contre les Mahométans. À la suite de quelques actions de guerre, Li ta-jen avait été nommé préfet de Ta-lan. De là, il avait marché sur Se-mao et en avait chassé les Koui-tse. Il y avait un an qu’il essayait de réorganiser le pays, dont les deux tiers des habitants s’étaient enfuis. Il ne restait à Se-mao que quelques boutiquiers, et, pour subvenir aux besoins des fonctionnaires et des troupes qui transformaient cette ville en un véritable camp, il fallait faire venir du sud et de l’est d’immenses convois. À chaque instant de longues caravanes de mulets et de chevaux arrivaient chargées de riz, d’armes, de munitions, de coton et de bois. Le gouverneur se montrait d’une activité peu commune chez les mandarins chinois ; on le voyait tour à tour dirigeant les exercices militaires, expédiant les courriers, surveillant la construction des palissades, choisissant dans la campagne l’emplacement d’ouvrages détachés, destinés à protéger la ville contre une surprise. Il avait acheté à Xieng Tong une certaine quantité de fusils à pierre de provenance anglaise ; ces armes, qui nous paraissent en Europe si démodées, constituent dans cette partie de la Chine, un progrès véritable. Le fusil à mèche forme encore le fond de l’armement des troupes chinoises du Yun-nan, et, à considérer l’appareil offensif et défensif étalé autour de nous, nous aurions pu nous croire ramenés à trois ou quatre siècles en arrière. Les longues coulevrines, les canons en bois cerclés de fer, les fusils appuyés sur une fourche, paraissaient dater du lendemain de l’invention de la poudre.

On se battait à trois ou quatre journées de marche de Se-mao, à Muong Ka et à Muong Pan. Il fallait prendre un parti sur la route qu’il convenait de suivre : remonter vers le nord et entrer dans le territoire possédé par les Mahométans était une résolution trop hardie qui nous exposait à nous faire suspecter à la fois par les deux partis, sans aucun résultat avantageux pour notre voyage ; nous risquions au contraire de tout perdre, jusqu’à nos notes, dans une de ces échauffourées d’avant-postes, auxquelles nous risquerions d’être mêlés.

Le gouverneur de Se-mao nous engageait, en riant, à rester auprès de lui, pour l’aider à combattre les terribles Koui-tse. Il nous reparla de la lettre qu’il nous avait envoyée à Xieng Hong pour nous prévenir de ne pas prendre la route de Ta-ly et de ne pas nous exposer ainsi à tomber entre les mains des rebelles, aux yeux desquels nos passe-ports de Chine ne pouvaient être qu’une recommandation négative. À cette lettre, qui émanait du vice-roi de la province, en était jointe une autre, écrite de Yun-nan par un Européen nommé Kosuto. Nous nous perdîmes en conjectures, sur ce que pouvait être ce Kosuto. Il était, disait-on, fort habile à fabriquer de la poudre et à préparer des mines destinées à faire sauter les Mahométans. Il avait auprès de lui plusieurs de ses compatriotes, qui l’aidaient dans ses travaux. Si les autorités de Xieng Hong nous avaient communiqué la missive de Kosuto, nous aurions su, sans doute, non-seulement à quoi nous en tenir sur ce singulier personnage, mais encore quelles étaient les dispositions réelles des autorités chinoises à notre égard ; mais la sotte méfiance du sena d’Alévy nous avait privés de ce précieux document, probablement parce qu’elles n’en pouvaient comprendre le contenu. La présence de cet Européen, peut-être même de ce compatriote à Yun-nan, était une bien forte raison pour nous diriger vers cette ville ; là seulement nous pourrions obtenir des premières autorités chinoises de la province, des renseignements positifs et décider la ligne de conduite définitive qu’il convenait d’adopter.

Une seule route restait libre pour nous rendre à Yun-nan : c’était celle de Ta-lan, Yuen-kiang et Che-pin ; encore nous faisait-elle passer à très-peu de distance des avant-postes musulmans.

Il était difficile de juger, au point de vue commercial, la valeur de la position de Se-mao ; la guerre avait trop profondément bouleversé les conditions ordinaires des échanges. Nous ne trouvâmes au marché, en dehors des comestibles et des denrées locales, que du fer venant de King-tong, ville chinoise située dans le nord et en ce moment au pouvoir des Mahométans ; les Laotiens l’appellent Muong Kou. Il faut aussi mentionner de la soie et des ouvrages de vannerie, chapeaux, paniers, etc., venant du Se-tchouen ; du cinabre, venant des environs de Ta-ly, du tabac fin pour les pipes à eau chinoises, du poivre et du papier de couleur venant du Kouang-si, des couvertures de laine et du cuivre venant de Yun-nan, et de la laque indigène. Le sel est également l’objet d’un commerce assez actif ; il vient de Pou-eul et de Muong Hou tai, qui se trouve dans le sud-est, et où l’on cultive le pavot et le thé. Le sel vaut quatre francs les soixante kilogrammes et est exporté vers Xieng Tong en échange du coton qu’expédie à Se-mao cette dernière localité.

Se-mao existe depuis près de trois siècles. La résidence du roi de Muong La, ancien nom de la principauté laotienne qui occupait jadis son territoire, se trouve alors à une lieue de la ville chinoise actuelle.

Se-mao ne fut fortifiée que vers 1811 ; l’enceinte est un carré à angles arrondis, qui a environ une lieue de tour et quatre portes. Tout auprès de la porte du sud, nous visitâmes les ruines d’une belle pagode détruite par les Mahométans.

La seule partie réellement artistique qui y fût restée intacte était une sorte d’arc de triomphe en pierre, d’un dessin très-correct, présentant sur les côtés deux ouvertures rondes, forme que les Chinois aiment souvent à donner à leurs portes[4]. Il y avait çà et là des sculptures d’une valeur réelle, auxquelles la pierre employée, beau grès à teinte rosée, donnait une couleur chaude qui en rehaussait l’effet. On peut dire que les sculpteurs chinois copient admirablement l’attitude et rendent très-bien le mouvement, mais qu’ils s’appliquent plus à reproduire le grotesque et la grimace qu’à copier la nature ; ce sont des artistes qui n’ont que des cauchemars : et jamais un rêve heureux.

Vers le 24 octobre, une vive agitation se fit remarquer dans la ville. On nous dit qu’un grand nombre d’habitants de Pou-eul venaient d’arriver fuyant l’invasion mahométane. Les Koui-tse n’étaient plus qu’à très-peu de distance de cette ville, et il fallait se hâter de partir si nous ne voulions pas trouver la route complètement fermée.

Le 27 octobre, notre interprète Alévy, qui ne pouvait plus nous être d’aucune utilité dans des pays dont il ignorait la langue, nous quitta définitivement emportant une lettre de M. de Lagrée pour le gouverneur de la Cochinchine. Il avait le projet de redescendre de nouveau le cours du Mékong et de revenir se fixer au Cambodge. Il arriva en effet à Pnom Penh quelque temps avant notre retour à Saïgon. Il fut remplacé auprès de M. de Lagrée par un jeune Laotien de la frontière qui parlait, assez imparfaitement, il est vrai, le dialecte du Yun-nan.

Le 29, M. de Lagrée alla prendre congé des autorités de la ville qui lui donnèrent les plus bienveillants avis sur les précautions à prendre en route, et qui lui fournirent une escorte de douze soldats commandés par un mandarin.

Nous partîmes le 30 et traversâmes, sur une chaussée pavée, la plaine de Se-mao, où s’éparpillent une trentaine de beaux villages : la plupart étaient à ce moment ruinés et déserts. Nous gravîmes les pentes qui limitent la plaine sur une route, dallée avec de gros blocs de marbre et solidement établie sur les flancs de la montagne. Le lendemain, nous suivîmes les bords d’un torrent qui coulait vers le nord en s’augmentant à chaque pas de l’apport de nombreux ruisseaux. Au bout de peu de temps, il devient une véritable rivière que la route franchit sur de magnifiques ponts en pierre. Nous déjeunâmes au village de Na-kou-li ; nous retrouvions ici un nom figurant déjà sur les cartes européennes. Le village actuel de Na-kou-li ne justifie guère cet honneur : il ne se compose que d’une dizaine de maisons en partie ruinées, comme tout ce que nous rencontrions sur cette route qu’avaient dévastée les Mahométans en venant à Se-mao.


INTÉRIEUR D’UN PUITS SALIN.

Un peu au delà de ce point, la route se bifurque ; un bras se dirige vers Pou-eul, l’autre vers des salines situées à peu de distance. Un poste de douaniers est placé à l’embranchement. Des gisements de houille exploités se trouvent à peu de distance. M. Joubert alla les visiter. Les galeries ont une vingtaine de mètres de profondeur ; elles sont soutenues par des cadres en bois. Le combustible extrait sert à l’évaporation des eaux salines du village voisin de Ho-boung. Nous arrivâmes le soir à ce dernier village. Il compte au moins deux cents maisons et son aspect est des plus animés. Dix-huit puits d’extraction sont en pleine activité. Celui que j’examinai avec soin, avait 80 mètres de profondeur. Des pompes à main étaient échelonnées le long d’une galerie en bois inclinée à 45 degrés, qui rachetait environ la moitié de cette profondeur. Une pompe à air renouvelle l’atmosphère que respirent les ouvriers employés aux pompes. L’eau est amenée par des conduits en bambou, dans vingt auges de marbre qui correspondent chacune à une bassine en fer placée sur un fourneau et dans laquelle on concentre l’eau salée. Le combustible employé est de l’anthracite, dont nous venions de voir le lieu d’exploitation, mélangé à du bois de pin. Il faut deux jours de chauffe pour que l’eau, sans cesse renouvelée dans les bassines, ait moulé dans celles-ci un bloc de sel très-dur et très-blanc. Pendant toute la cuisson, on a écumé avec soin les eaux mères. Le bloc retiré des bassines pèse environ un picul ou soixante kilogrammes.

Ce grand village avec sa fumée, ses maisons noires, le bruit sourd qui s’échappe des usines, nous ramène soudain en pleine civilisation, et nous pouvons nous croire dans une petite ville industrielle d’Europe. De nombreux convois d’ânes, de mulets, de bœufs et de chevaux montent et descendent la longue rue en pente, le long de laquelle s’échelonnent les puits ; ils apportent du bois, du charbon, des cordages et remportent le sel.


CHAUDIÈRES D’ÉVAPORATION.

Peu de races sont douées d’un aussi grand ressort que la race chinoise. Les Mahométans ont occupé pendant quatre ans les salines et ont presque entièrement détruit le matériel d’exploitation. Ils en ont été chassés il y a un an, et déjà cette industrie est redevenue aussi florissante que jamais.

Au sommet du village s’élève une pagode qui le domine complètement, et au pied de laquelle viennent mourir ses dernières rumeurs. Nous y fûmes logés par le mandarin de la localité qui s’empressa de nous envoyer du riz, des poules et des œufs. Quels que fussent les malheurs des temps, l’hospitalité chinoise s’est toujours exercée envers nous d’une façon très-courtoise, et nous n’avons jamais eu, comme dans le Laos, en arrivant à une étape, à nous préoccuper du repas du soir.

Le 1er  novembre, nous nous remîmes en route et nous traversâmes successivement plusieurs petites vallées. Les chaînes de collines qui les séparaient étaient couronnées de forêts de pins, dans lesquelles la hache faisait chaque jour de rapides ravages. En raison du voisinage des salines, on peut prévoir le prochain et entier déboisement de cette jolie contrée. À onze heures du matin, nous aperçûmes la ville de Pou-eul ; elle occupe le centre d’une petite plaine ; comme les jours précédents, nous n’avions rencontré sur notre route que des villages détruits, des rizières abandonnées, des scènes de désolation de tous genres. Ce pays était habité par une population excessivement dense, et avait atteint un degré de prospérité remarquable quand il a été ruiné par l’invasion des Mahométans. La destruction sauvage et implacable à laquelle se sont livrés ces farouches sectateurs du Coran nous navrait de tristesse, et aucun de nous n’avait cru jusque-là que la guerre, même faite par des barbares, pût occasionner de pareils ravages. Qui nous eût dit alors que nous retrouverions dans notre patrie le même spectacle et les mêmes ruines, et qu’en pleine civilisation, nous assisterions aux mêmes crimes que ceux dont nous étions témoins dans le Yun-nan ?


POMPES SUPÉRIEURES.

Nous fûmes logés à Pou-eul dans une pagode située à l’extrémité nord de la ville. Celle-ci est triste et presque entièrement déserte. Les maisons sont loin de remplir l’intérieur de l’enceinte, et il n’y a qu’un très-petit faubourg en avant de la porte du sud. Pou-eul est le siège d’un fou ou préfet chinois, qui étend sa juridiction sur tout l’angle sud-ouest de la province. Cette ville doit son rang administratif à sa position centrale et non à son importance propre. Les villes principales placées sous sa juridiction sont Ouei-yuen, Se-mao et Ta-lan.

Le lettré à bouton bleu qui remplissait à Pou-eul les fonctions de préfet nous pressa de quitter au plus vite une ville qu’il s’attendait à voir retomber sous peu entre les mains des Mahométans. Lui-même ne paraissait y rester que fort à contre-cœur, et il ne prenait d’autres précautions contre l’ennemi que celle de tout disposer pour sa fuite. Il n’y avait dans la ville qu’un très-petit nombre de soldats, et les remparts étaient complètement désarmés. Seules, deux pièces de canon, l’une en bronze et l’autre en fonte, allongeaient leur long cou à l’une des portes. Les remparts sont construits en briques sur un soubassement en marbre ; ils ont 5 à 6 mètres de hauteur sur une épaisseur de 3 mètres ; ils sont crénelés, et de 50 en 50 mètres, il y a sur la banquette un abri en pierre pour les sentinelles. Sur la banquette sont entassées des pierres destinées à être jetées à la tête des assiégeants ; comme à Se-mao, on réparait le fossé. Les portes est et ouest ont un bastion extérieur avec porte sur le côté. La forme générale de l’enceinte est rectangulaire ; elle offre un développement total d’environ deux kilomètres[5].


FOURNEAUX DES SALINES.

Pou-eul n’a aucune importance au point de vue commercial. Cette ville a donné son nom à un thé très-estimé que l’on récolte dans la partie supérieure de la vallée du Nam-Hou et sur les frontières sud du Yun-nan. Il est roulé en cercles que l’on superpose de façon à en former des cylindres. Ce thé passait avant la guerre par cette ville pour aller à dos d’homme, par la route de Ta-ly, gagner la partie navigable du fleuve Bleu. D’après le Périple d’Arrien, ce commerce existait déjà il y a seize siècles, et il était fait par une tribu particulière, appelé les Sesatæ ou les Basadæ[6]. Autour de la plaine de Pou-eul, surgissent des montagnes calcaires, bizarrement déchiquetées ; quelques tombeaux, quelques tourelles, couronnent les sommets les plus voisins de la ville. Tout est en marbre, jusqu’aux ponts des routes, mais tout est en ruines. Il y a un petit lac dans le nord-est de la ville.

Le préfet de Pou-eul remit à M. de Lagrée un passe-port indiquant l’itinéraire qu’il devait suivre, itinéraire dans lequel celui-ci eut assez de peine à faire comprendre la ville de Lin-ngan. Nous ne nous expliquâmes que plus tard la répugnance bien naturelle qu’éprouvait ce fonctionnaire de Pékin à nous faire passer par une ville où le pouvoir central était ouvertement mis de côté et sur laquelle le vice-roi de la province n’avait plus aucune action.

Nous partîmes de Pou-eul le 4 novembre, et traversâmes d’abord une série de mamelons, qui s’élevaient de plus en plus et qui nous amenèrent bientôt sur les flancs d’une haute chaîne. Le temps était pluvieux et les sentiers glissants ; nous eûmes quelque peine à en gagner le sommet. La ligne de faîte que nous franchîmes avait une hauteur de 1,800 mètres ; nous nous trouvions à l’un des points les plus bas d’une grande chaîne qui venait du nord et paraissait se diriger ensuite vers l’est. La ligne sombre et fortement accusée qu’elle traçait au milieu de la région montagneuse que nous traversions, avait quelque chose de si caractéristique que j’eus la conviction, à partir de ce moment, que nous changions de bassin et que les eaux que nous allions rencontrer cessaient de se diriger vers le Cambodge. Après une descente excessivement rapide, que la pluie rendit dangereuse, nous arrivâmes à la nuit close au village de Mo-he, qui, comme Ho-boung, est le siège d’une exploitation saline. Une rivière coule au pied, se dirigeant vers le nord ; nous en suivîmes les bords pendant quelque temps, puis nous abandonnâmes la vallée pour gravir les hauteurs qui la limitent à l’est.

Le pays devenait plus sauvage, les pentes plus raides, le sol plus rocailleux ; les cultures se faisaient rares et la chaussée empierrée que nous avions suivie depuis Se-mao, disparaissait pendant de longs intervalles. Cependant la route ne laissait pas que d’être assez animée. À chaque instant de longues files de soldats, des mandarins à cheval ou en palanquin, se dirigeaient vers Pou-eul où Li ta-jen leur avait donné rendez-vous. Il avait, dit-on, l’intention de prendre l’offensive et d’arrêter la marche des Mahométans sur Pou-eul.

Après une longue journée de marche, nous redescendîmes dans une vallée assez large, dont les pentes dénudées étaient affreusement ravinées par les pluies. Une rivière presque à sec se perdait au milieu des cailloux qui en formaient le sol ; nous ne tardâmes pas à entendre gronder, à peu de distance, les eaux d’un fleuve large et rapide qui venait du nord. Arrivés au confluent des deux cours d’eau, nous suivîmes la rive droite du fleuve : une végétation luxuriante reposa nos regards. Le fleuve que nous avions rejoint là, est appelé par les Chinois, le Pa-pien kiang. Ses eaux boueuses étaient rougeâtres et assez profondes. Nous étions arrivés à la branche la plus occidentale du fleuve du Tong-king.

Nous couchâmes le soir à Pa-pien, pauvre village situé sur la rive gauche de la rivière que l’on traverse en bateau.

Le lendemain nous descendîmes pendant quelque temps la rive gauche du Pa-pien kiang, puis nous gravîmes de nouveau les hauteurs au pied desquelles il coule, pour remonter sur le plateau du Yun-nan, qui s’élève de plus en plus à mesure que l’on s’avance vers le nord et que ravinent si profondément les grands cours d’eau qui le sillonnent.

Nous passâmes la journée du 7 novembre à Tong-kouan. Il y avait grande agglomération de troupes dans cette localité, mais notre mandarin d’escorte sut nous faire faire une large place.

Tong-kouan, dont le nom signifie « forteresse de l’est », occupe une position dominante au milieu d’une vaste plaine, admirablement cultivée, où s’élèvent de nombreux villages ; c’est le point culminant du massif qui sépare la vallée du Pa-pien kiang de celle du Pou-kou kiang. Les troupes qui y étaient réunies, partirent le lendemain de notre arrivée au bruit habituel de nombreux pétards. C’était un spectacle fort pittoresque que la vue de cette longue file de soldats aux costumes voyants, déroulant au loin ses innombrables bannières et faisant étinceler au soleil ses armes, aux formes variées et étranges. Chaque officier marchait précédé de grands et de petits tam-tam, que des domestiques battaient à intervalles inégaux, de guitaristes et de porteurs de guidons. Aucun ordre ne présidait à la marche et chaque soldat ne se préoccupait que de choisir la route la plus commode ou le compagnon de voyage le plus agréable. À chaque détour, des groupes nombreux s’arrêtaient pour causer, fumer ou boire, et la colonne s’allongeait démesurément sans qu’aucune surveillance fût exercée par les chefs. Cent hommes déterminés auraient mis en déroute tout ce corps d’armée. Son commandant, mandarin militaire à bouton bleu, avait tenu, pour nous faire honneur, à rester à Tong-kouan jusqu’à notre départ. Il escorta M. de Lagrée à cheval pendant près d’un kilomètre et nous sortîmes du village entre deux haies de soldats et de banderoles et au bruit de la mousqueterie.

Le 8 novembre, nous franchîmes en barque le Pou-kou kiang, rivière presque aussi considérable que la précédente. Nous remontâmes la vallée d’un de ses affluents, jusqu’au village de Tchang-lou-pin où nous trouvâmes un petit mandarin envoyé de Ta-lan à notre rencontre. Nous arrivâmes dans cette ville le lendemain à deux heures. Le premier mandarin de Ta-lan, qui était bouton rouge, et se nommait Tin ta-jen, s’empressa d’aller rendre visite à M. de Lagrée dans la pagode hors murs où nous étions installés. Ta-lan est située dans la vallée d’un affluent du Pou-kou kiang ; la ville est moins considérable que Pou-eul : elle n’a pour toute fortification qu’une simple muraille en terre. Quoiqu’elle ait été occupée pendant quelque temps par les Mahométans, elle a beaucoup moins souffert que Se-mao et Pou-eul, et il y règne une animation considérable. Toutes les pentes des montagnes avoisinantes sont admirablement cultivées, et aux fruits des tropiques viennent s’ajouter les fruits et les céréales de l’Europe. Ce fut à Ta-lan que nous retrouvâmes pour la première fois la pomme de terre : les noix et les châtaignes se mélangeaient, sur le marché, aux goyaves, aux mangues, aux coings, aux cédrats, aux oranges, aux pêches, aux poires, aux pommes. Avec un peu plus de tranquillité et quelques perfectionnements agricoles, ce pays, qui est l’un des plus favorisés de la nature, deviendrait aussi l’un des plus riches du globe.

La population de Ta-lan se mélange dans une proportion très-considérable de sauvages, auxquels les Chinois donnent le nom de Ho-nhi. Ils ressemblent comme costume aux Khas Khos, mais ils sont plus beaux et plus forts : ce sont les têtes qui se rapprochent le plus de notre type occidental : le front est étroit, la face rectangulaire, les sourcils horizontaux, l’œil noir, le teint cuivré. Les femmes sont excessivement vigoureuses et l’œil se repose avec plaisir sur ces filles à l’allure vive et franche, qui passent agiles et dédaigneuses à côté de la pauvre Chinoise mutilée, qui marche par saccades sur ses moignons, et que ne console pas le luxe des babouches et des bandelettes qui recouvrent soigneusement sa blessure. Les Ho-nhi se sont joints aux Chinois pour repousser l’invasion mahométane. Ils sont très-habiles au tir de l’arc et se servent de flèches empoisonnées. Il semble que cette race, qui paraît indigène dans les montagnes du Yun-nan, soit celle dont dérivent les Laotiens, de même que les sauvages qui habitent la grande chaîne de Cochinchine sont, peut-être, le tronc d’où sont sortis les Annamites[7].


LA VILLE DE TA-LAN.

Le temps était couvert et pluvieux et le froid commençait à se faire sentir. Les habitants paraissaient très-frileux et portaient de vrais matelas sur les épaules. Grande fut notre surprise quand nous découvrîmes sous la longue robe de chacun d’eux une véritable chaufferette suspendue devant leur poitrine. Nous-mêmes, quoique le thermomètre indiquât encore douze à treize degrés, nous nous serions volontiers rapprochés du feu, en gens habitués aux caresses du soleil des tropiques. Nous étions encore cependant dans la zone torride, à deux ou trois kilomètres du tropique du nord. L’altitude de Ta-lan est de 1,500 mètres environ. Nous allâmes visiter des gisements aurifères situés à quelque distance au nord de la ville, à la limite du territoire de Ta-lan et de Yuen-kiang. Dans les gorges d’une montagne dénudée, d’une couleur verdâtre, coulent plusieurs petits torrents sur les rives desquels a lieu l’exploitation. L’or paraît provenir de quartz infiltré dans les couches de schiste qui forment le sol. Il y a vingt ans que l’on a commencé à laver les sables des torrents et à creuser des galeries dans les flancs de la montagne ; mais les résultats n’ont jamais été bien considérables : ils n’ont jamais dépassé mille taels d’or par mois, c’est-à-dire une production annuelle de quatorze cent mille francs. Il y avait alors dix mille travailleurs. La production n’est plus aujourd’hui que de cinquante à soixante onces par mois, et un millier d’hommes seulement travaillent à ces mines, pauvres, misérables et sans chefs. L’exploitation est libre et le gouvernement ne prélève aucun impôt ; quelques puits appartiennent à des mandarins, qui les font exploiter à leurs frais ; le lavage des sables des torrents est encore ce qui paraît donner les meilleurs résultats ; mais l’espérance de trouver un filon quartzeux riche en pépites et de s’enrichir en un jour fait creuser dans tous les sens de longues et profondes galeries ; la roche qui en est extraite est concassée et tamisée, puis traitée comme les sables. On trouve quelquefois aussi de l’argent, mais en très-petite quantité.

Une autre production des environs de Ta-lan est digne d’attention ; c’est le fil que l’on retire de la toile d’une araignée particulière que l’on trouve dans les broussailles et dans les bois taillis. Ce fil est très-résistant et on l’envoie à Yun-nan pour fabriquer des étoffes ; il se vend environ 3 francs la livre.

Nous quittâmes Ta-lan le 16 novembre. Nous longeâmes l’enceinte de la ville et nous gravîmes immédiatement les hauteurs qui bordent à l’est, la vallée du Laï-phong ho. C’est le nom de la rivière de Ta-lan. Sur le bord de la route, une tête fraîchement coupée et placée dans une petite cage en bois, témoignait aux voyageurs que les entreprises des bandits étaient, sinon prévenues, du moins punies par les autorités locales. Nous rencontrâmes près du sommet de la chaîne que nous gravissions, les premiers champs de pavots que nous eussions encore vus. Comme pour nous prémunir contre la dangereuse plante, un de nos porteurs, ivre d’opium, laissa échapper le paquet qu’il portait et se coucha sur le bord du chemin, incapable de faire un pas de plus ; il fallut le remplacer par un des soldats de l’escorte. Nous redescendîmes bientôt dans une petite plaine, couverte de villages, à laquelle une série de gorges profondes donnaient la forme d’une étoile. Les talus des rizières étagées en amphithéâtre sur les pentes, dessinaient tout à l’entour comme une série de courbes de niveau aux formes ondoyantes et capricieuses. La pluie battante et le froid nous décidèrent à chercher un asile dans le premier village que nous traversâmes. Nous y fûmes claquemurés par le mauvais temps pendant toute la journée du 17, et la température, qui s’était abaissée jusqu’à 4 degrés, nous obligea à faire du feu.

La physionomie des habitants est assez profondément altérée par le mélange avec les races sauvages des environs, surtout avec les Ho-nhi, pour perdre presque complètement son caractère chinois. Les femmes Ho-nhi se reconnaissent facilement à la ceinture qu’elles portent sur les reins et à la pièce d’étoffe bleue qui leur entoure la tête. Nous repartîmes le 18 et nous admirâmes de plus en plus la remarquable science agricole des habitants. Si le pays continuait à offrir de nombreuses traces de dévastation, si çà et là nous rencontrions toujours des maisons ruinées et des villages abandonnés, les cultures témoignaient du moins d’une coquetterie de soins, d’une recherche de précautions qui charmaient les regards.

Malgré les pentes abruptes, l’étroitesse des gorges, les empiétements des torrents, pas un coin du sol n’est perdu. Chaque mamelon s’entoure, de la base au sommet, de gradins circulaires qui retiennent, comme autant de bassins, les eaux distribuées avec art ; la variété de teintes que produisent les diverses cultures, les contrastes, fortement accusés, de lumière et d’ombre que forment les brusques ondulations du terrain, composent un tableau qui séduirait un coloriste. Nous avions quitté le bassin du Pou-kou kiang, et nous suivions les bords d’un torrent qui se jetait dans le Ho-ti kiang, branche principale du fleuve du Tong-king. La route en corniche surplombait à une grande hauteur les eaux bouillonnantes qui écumaient au fond du vallon ; de temps en temps un rocher noirâtre, précipité des hauteurs, était venu interrompre leur cours, et de blanches taches d’écume diapraient çà et là le miroir troublé de l’onde. Au-dessus de nos têtes, une ligne transparente de pins dessinait le sommet des chaînes comme une couronne légère, et rendait au paysage l’aspect sauvage que le travail de l’homme avait presque réussi à lui faire perdre.

La circulation continuait à être très-active ; des convois nombreux d’ânes et de mulets chargés de sel se dirigeaient comme nous vers Yuen-kiang. Dans le sens opposé, nous rencontrions des convois d’huile, d’eau-de-vie de riz, de papier, de faïence, de noix d’arec. Ce dernier produit nous indiquait que nous approchions d’une contrée plus chaude ou d’une vallée plus profonde. La plupart de ces caravanes étaient escortées de soldats.

À chaque détour de la route, on nous racontait une histoire de brigands. Cela n’avait rien que de naturel, vu la quantité de déclassés qu’ont faits les Koui-tse. Un grand nombre d’habitants de cette région se sont réfugiés sur les terres de Luang Prabang, au moment de l’invasion musulmane. Après l’expulsion des Koui-tse, les mandarins chinois ont vainement réclamé du roi de Luang Prabang le retour de leurs administrés. De Ta-lan il y a, dit-on, une route directe conduisant à la vallée du Nam Hou.

Nous traversâmes le torrent sur un pont magnifique, produit de la souscription des villes voisines. Au delà se dressait une pente rapide et rocailleuse, du sommet de laquelle il eût suffi de faire rouler quelques pierres pour nous précipiter tous dans le torrent. Ce lieu, favorable aux embuscades, avait été le théâtre de l’attaque d’un convoi appartenant à Li ta-jen et à Tin ta-jen ; ceux-ci avaient perdu trois cents chevaux ou mulets, et n’avaient eu pour toute compensation que le plaisir de faire pendre cinq des brigands. Au récit de cette aventure, et sur le conseil de notre mandarin d’escorte, nous crûmes devoir charger nos fusils. Au bout d’une heure et demie de l’une des montées les plus rapides que nous ayons eu à gravir, nous jouîmes d’une vue magnifique. À l’ouest, sur une immense étendue, une mer de montagnes accumulait en flots pressés ses croupes sauvages et arides ; à l’est, une haute chaîne dentelait l’horizon. Au pied de ses mornes jaunes et dénudés s’étendaient, tout inondés de lumières, le fleuve et la ville de Yuen kiang, dont on apercevait les eaux bleues et les terrasses blanches, à travers une brume qui reflétait la teinte chaude des montagnes[8]. Rien de plus saisissant que le paysage oriental qu’offrent ces montagnes aux teintes fauves et brûlées, et cette ville qui mire dans l’onde d’un beau fleuve sa couronne de créneaux. La teinte grise de ses maisons, ses toits plats, les jardins qui bordent intérieurement ses remparts, lui donnent l’aspect d’une ville turque ou arabe. La plaine est nue et jaunâtre ; le riz est moissonné et ses gerbes d’or restent encore entassées çà et là. Seuls, quelques champs de cannes à sucre, des bois d’aréquiers et d’orangers verdissent par places le paysage. Pendant que la ville semble reposer dans une sieste nonchalante, sur la rive opposée du fleuve, une vaste nécropole émaille les pentes de la montagne de hautes plaques de marbre blanc couvertes d’inscriptions. Les morts semblent contempler le sommeil des vivants. Une marche de trois quarts d’heure, pendant laquelle nous descendîmes de 1,200 mètres, nous amena dans la plaine. Nous y retrouvâmes le ciel bleu et le climat des tropiques, succédant aux pluies et au froid des jours précédents.

Une magnifique réception nous était préparée à Yuen-kiang : les mandarins étaient aux portes de la ville en grande tenue ; deux cents soldats ou porteurs de bannières de toutes couleurs formaient la haie sur notre passage ; l’artillerie tonna, la musique se fit entendre. Nous traversâmes une rue interminable où la population s’entassait à flots pressés ; devant nous cheminaient de nombreux gamins portant sur le dos d’énormes écriteaux sur lesquels était inscrit un compliment de bienvenue. On nous logea dans une belle pagode bâtie sous Khang-hi, et située à l’extrémité nord de la ville. Yuen-kiang, quoique ville de second ordre, forme une circonscription indépendante qui relève directement de Yun-nan. Il y a dans les environs un grand nombre de Thai, que les Chinois appellent Pa-y : ce sont les anciens habitants du Muong Choung, nom que portait le territoire de Yuen-kiang, avant la conquête chinoise. Les Pa-y deviennent de plus en plus nombreux et presque indépendants quand on se rapproche de la frontière du Tong-king. Les Chinois les citent toujours les premiers quand ils énumèrent les sauvages de la contrée ; après les Pa-y, viennent les Ho-nhi, les Ka-to, les Chauzou, les Pou-la, les Lope, les Lolos. Les dialectes de ces dernières tribus diffèrent peu et dérivent d’une même langue. Les Lolos sont peut-être ceux dont le langage s’éloigne le plus des autres : il paraît se rapprocher de celui des Kouys de la rive droite du fleuve[9].

Les femmes Pa-y portent autour du cou une sorte de collier haut de trois doigts environ et composé d’une étoffe rouge ou noire sur laquelle de petits clous d’argent forment des dessins. On croirait voir de loin le collier hérissé de pointes d’un bouledogue. Une sorte de plastron, agrémenté de la même manière, s’étale sur la poitrine. Des boucles d’oreilles, d’un travail fort délicat, figurent tantôt des cercles, le plus souvent un anneau supportant un petit plateau carré auquel sont attachées une foule de pendeloques ; de longues épingles de tête, aux extrémités desquelles pendent avec profusion ces mêmes pendeloques, complètent les ornements du costume qui sont exclusivement en argent, et d’où les pierres, le verre, les perles sont exclus. Rien de plus élégant en somme que les jeunes filles Pa-y avec leur toute petite veste, leurs jupons bordés d’une large bande de couleur et leur corset serré. Quelques-unes sont jolies. Les hommes portent un petit turban aplati ; leur fine moustache et leur maigre physionomie les font ressembler beaucoup aux Annamites.

Au dire des Chinois, les Laotiens qui habitent cette zone n’ont plus de pagodes. À l’inverse de ce qui se passe chez les Does, ils semblent sur le point de redevenir sauvages ; les conquérants rendent justice à leur bonne nature et les considèrent comme beaucoup plus doux que les sauvages lolos.

La vie est moins chère à Yuen-kiang que dans les villes que nous venions de traverser ; la pomme de terre ne coûte qu’un sou la livre. Les oies, les canards, les cochons, abondent dans les basses-cours. Les oranges sont délicieuses et se donnent pour rien. La plaine produit beaucoup de sucre et de coton. Nous retrouvons ici la petite machine à égrener des Annamites ; on tisse le coton sur les lieux mêmes en étoffes grossières teintes de couleurs éclatantes. Dans les montagnes qui avoisinent Yuen-kiang se trouve le chevrotin porte-musc.

M. Joubert alla visiter, à quelques kilomètres au nord de la ville, la mine de cuivre de Tsin-long ; c’est un des gisements les moins considérables de toute cette province qui en possède de si nombreux et de si riches.

Le Ho-ti kiang a, vis-à-vis de Yuen-kiang, de 150 à 200 mètres de large, ses eaux sont calmes et peu profondes, et de nombreux bancs de sable apparaissent sur ses bords. L’altitude de la vallée du fleuve est de 500 mètres.

Nous descendîmes le fleuve en barque, le 26 novembre. Les autorités de la ville assistaient à notre départ. Nous allions rejoindre la route de Che-pin qui part de la rive gauche à quelque distance en aval. Au-dessous de Yuen-kiang, la vallée se rétrécit, et des murailles arides et rocheuses, d’un aspect peu pittoresque, se dressent sur les bords de la rivière dont le cours devient plus sinueux et les eaux plus rapides. Après trois heures de navigation, nous arrivâmes à Pou-pio, village Pa-y, à toits plats et à doubles terrasses. Il est situé sur la rive gauche du fleuve auprès d’un rapide infranchissable pour les barques.

Comme tous les villages de cette région, Pou-pio est entouré d’une muraille en terre. Ces montagnes sont peu sûres : un pauvre sauvage qui était venu le matin nous vendre des comestibles, nous était revenu le soir, sanglant et dépouillé ; on lui avait enlevé sa pauvre bourse et désarticulé le bras. La construction en terrasse donne aux maisons un aspect arabe que leur teinte grise contribue à accentuer ; cette forme de toit, adoptée, soit par économie, soit en raison de la difficulté de cuire des briques, a l’avantage dans les pays montagneux de donner plus de place aux habitants que la rapidité des pentes force à se rapprocher les uns des autres. La seconde terrasse, qui s’étage au-dessus de la première comme une haute marche d’escalier, est abritée d’un toit léger sous lequel on fait sécher la noix d’arec. Les portes du village sont fermées le soir et l’on y monte la garde pendant toute la nuit.

Au-dessus de Pou-pio, on remarque, le long des flancs de la montagne, une ligne de verdure presque horizontale qui ressort vivement sur le rocher nu : c’est la trace d’un canal d’irrigation qui va prendre l’eau à une grande hauteur dans l’un des torrents à grande pente qui se déversent dans le fleuve. Ce canal distribue l’eau aux divers villages de la vallée ; la fraîcheur et la végétation renaissent sur son parcours. Il est solidement empierré, muni d’un chemin de ronde et il a dû exiger un énorme travail. On croirait volontiers qu’il eût été moins pénible d’élever l’eau du fleuve qu’on avait à ses pieds. Mais les Chinois préfèrent au travail continu que demandent les machines élévatoires, l’effort plus considérable, mais fait une fois pour toutes, que nécessite la construction d’un canal irrigatoire. On retrouve ces travaux d’irrigation, exécutés quelquefois sur une échelle vraiment grandiose, dans toutes les parties montagneuses de la Chine.

À partir de Pou-pio, l’expédition reprit la route de terre pour se diriger sur Che-pin et Lin-ngan ; je continuai seul à redescendre en barque le Ho-ti kiang. M. de Lagrée ne limitait nullement ma reconnaissance du fleuve ; il se contentait de me donner rendez-vous à Lin-ngan, où le premier arrivé devait attendre l’autre.

Je m’embarquai dans un léger canot au-dessous du rapide de Pou-pio et je me laissai aller au courant de la rivière en compagnie de quelques barques de marchands. Le Ho-ti kiang s’encaisse de plus en plus ; les hauteurs qui l’enserrent atteignent bientôt de 800 à 1,000 mètres. Des schistes, des calcaires, des pouddingues, forment les parois de ces immenses murailles, où ils alternent en couches très-inclinées. Chaque torrent qui vient déchirer ces flancs rocheux en détache une immense quantité de galets et de cailloux qui viennent obstruer le lit du fleuve et y former un rapide. À cette époque de l’année, presque tous ces torrents sont sans eau et la stérilité des pentes rougeâtres qui entourent le voyageur est complète. L’œil, pour trouver un arbre, un buisson, une touffe d’herbe, est obligé de remonter jusqu’aux plus hauts sommets des falaises entre lesquelles il est emprisonné ; encore ne réussit-il à découvrir que quelques pins, que la distance rend microscopiques. Quelquefois cependant un filet d’eau, sur le point de tarir, murmure encore à travers les pierres, puis, parvenu sur le bord des rochers à pic qui forment la berge immédiate du fleuve, se répand en pluie irisée dans les airs. Cette humidité a suffi ; les arbres surgissent sous cette pluie bienfaisante, un rideau de mousse s’étend sur leur feuillage et pend sous la cascade en festons étincelants. À quelque distance d’une de ces petites oasis de verdure, s’ouvre la vallée du Siao Ho-ti, l’affluent le plus considérable de la rive gauche du fleuve. Cette vallée est aussi sombre, aussi encaissée que celle que je descends : on dirait deux immenses corridors qui se croisent à angle droit et dont la voûte s’est écroulée.

Nous franchîmes plusieurs rapides qui exigèrent que nous quittassions nos barques. Un seul batelier y restait ; les autres, debout sur la rive, retenaient la barque vide avec une corde, puis, quand le pilote avait jugé le moment convenable et la barque bien présentée dans le sens du courant, ils ouvraient les mains et le léger esquif franchissait comme une flèche le passage dangereux ; l’homme qui le dirigeait abordait en aval pour reprendre son chargement et son équipage. Les tribus sauvages des environs fournissent un certain nombre d’hommes dont le métier consiste à transporter les marchandises entre l’amont et l’aval du rapide. Ces transbordements ne sont nécessaires qu’à la saison sèche ; ils seraient d’ailleurs impossibles à l’époque des hautes eaux ; le fleuve remplit alors complètement son lit et ne laisse aucun passage pour circuler à pied sec au fond de l’immense fossé dans lequel il coule.

Je m’arrêtais le soir à une douane chinoise placée au point d’intersection du fleuve et d’une route qui relie Lin-ngan à quelques centres de population Pa-y, situés plus au sud. Un bac servait à passer les voyageurs et les marchandises ; sur les deux rives, un sentier en zigzag gravissait les pentes moins abruptes qui formaient en ce point comme les flancs d’un vaste entonnoir dont le fleuve occupait le fond. La circulation paraissait assez active.

À quelque distance en aval de la douane, je rencontrai un nouveau rapide que mes bateliers se refusèrent énergiquement à affronter. Le fleuve était là plus profondément encaissé qu’il ne l’avait jamais été : des murailles presque verticales, de 1,800 mètres de hauteur, se dressaient des deux côtés des eaux écumantes, au milieu desquelles d’énormes blocs de rochers avaient roulé du haut de ces gigantesques falaises. En amont du rapide, au pied d’une gorge, sorte d’étroite fissure qui lézardait la falaise, un banc, formé des galets et des cailloux que chaque année les pluies en détachent, offrait sur le bord de l’eau une petite plate-forme, sur laquelle s’élevait un village de pêcheurs. Ce fut là qu’abordèrent mes canotiers ; ni offres d’argent ni menaces ne purent les décider à aller plus loin. Je ne pouvais apprécier si le rapide était réellement infranchissable ; du dernier des rochers sur lequel je pus m’avancer au milieu du fleuve, je ne découvris qu’une ligne d’écume ; le vent me renvoyait à la figure l’eau pulvérisée en pluie fine par son choc contre les rochers. Après d’infructueux efforts pour faire revenir mes bateliers sur leur décision ou pour trouver dans le village des gens qui consentissent à les remplacer, il fallut me résigner à reprendre plus tôt que je ne le voulais la route de Lin-ngan. Je commençai à midi l’escalade des hauteurs presque perpendiculaires qui se dressaient au-dessus de ma tête. Après trois heures et demie d’une ascension très-fatigante, par des sentiers en zigzag dont les cailloux fuyaient sous les pieds pour aller, après mille chutes, rebondir dans les eaux du fleuve, j’arrivai au sommet de la falaise ; je pus embrasser de là tout un vaste panorama. Au sud, une haute chaîne calcaire s’élevait comme une barrière entre le Tong-king et la Chine et découpait l’horizon de ses sommets aigus qui atteignaient au moins 4,000 mètres de hauteur. Près de moi, le Ho-ti kiang traçait son énorme sillon ; ses eaux jaunâtres apparaissaient et disparaissaient tour à tour, à une profondeur de près de 2,000 mètres, coulant avec impétuosité vers le sud-est. À l’est, une petite vallée, moins abrupte et moins profonde, montrait ses rizières étagées et ses nombreux villages suspendus au-dessus des eaux limpides d’un affluent du fleuve. Dans le nord, s’étendait un vaste plateau dont les longues ondulations, tantôt stériles et hérissées de roches calcaires et de brèches rosées qui les font ressembler à des vagues de marbre, tantôt recouvertes d’une couche profonde de terre rouge, sur laquelle ondoient des champs de maïs et de sorgho, se propageaient irrégulières dans la direction du nord-est.

Je pris ma route dans cette direction ; le plateau s’inclinait légèrement : son arête la plus haute est celle qui borde le cours du fleuve. Les villages que je traversais étaient tous habités par des Lolos et des Pa-y. Les femmes lolos se reconnaissent facilement à leurs cheveux roulés sur la tête, à leur turban orné de clous d’argent, à leurs pantalons et à leurs larges tuniques. On commençait partout à rentrer la moisson que l’on réunissait en meules sur les terrasses des maisons ; ces meules donnaient, de loin, aux villages le singulier aspect d’immenses ruches d’abeilles. Peu à peu les cultures se multiplièrent et les villages, construits presque tous sur les bords des étangs qui remplissent les dépressions du terrain, s’agrandirent. Le type chinois reparut de nouveau. Des routes de chars sillonnaient de tous côtés la plaine. Le 30 novembre, du haut d’une éminence, j’aperçus à une vingtaine de kilomètres, la ville de Lin-ngan, bâtie sur le flanc d’une belle plaine qu’arrose une rivière sinueuse et qu’enserrent deux rangées de collines de marbre, dont les croupes stériles offrent un contraste saisissant avec ses riantes cultures.

J’arrivais à Lin-ngan le lendemain au soir ; ma petite escorte me conduisit dans une belle pagode ; je trouvai aisément à me loger dans un bâtiment latéral, formant l’un des côtés de la cour au fond de laquelle s’élève le sanctuaire. Ma venue n’était pas annoncée ; dans une ville aussi populeuse, le petit nombre d’hommes qui m’accompagnaient ne pouvait éveiller l’attention. Ma figure étrangère fit à peine tourner la tête sur mon passage à une vingtaine de personnes. Aussi, après m’être installé dans la pagode, je crus pouvoir, sans inconvénients, visiter la ville. Son enceinte est très-forte et de forme rectangulaire, elle a deux kilomètres environ de longueur sur un kilomètre de largeur. Au centre se trouvent des Yamens, des jardins, des pagodes, décorés avec goût ; beaucoup ont été incendiés par les Mahométans et n’ont pas encore été relevés de leurs ruines ; on y retrouve d’admirables échantillons de ces marbres à couleurs si variées et si belles qui affleurent partout le sol du plateau de Lin-ngan. En avant des portes nord et sud de la ville, s’étendent de longs faubourgs où s’agite une population affairée et nombreuse. Un marché très-important et d’une animation très-pittoresque se tient sous de vastes hangars appropriés à cet effet.

Pendant que j’examinais les étalages des boutiques, la foule s’amassait derrière moi ; j’entendais le mot de koula circuler dans les groupes. Depuis notre entrée en Chine, nous avions pu nous habituer déjà à l’importune curiosité de la population, mais ici j’étais seul à en supporter le poids. Je crus prudent de battre en retraite et je revins à mon logement. Je ne tardai pas à y être littéralement assiégé ; il fallut céder à la furie publique et renoncer à lutter contre l’envahissement des curieux. La chambre que j’occupais était trop étroite pour le nombre de mes visiteurs. Quelques Chinois vêtus avec recherche, à la parole grave et à la physionomie vénérable, vinrent me conseiller de satisfaire la foule une fois pour toutes, et de me montrer au dehors, dans la cour de la pagode, où se pressaient des milliers de personnes. Si j’y consentais, me dirent-ils, ils me garantissaient qu’il ne me serait fait aucun mal ; mais, dans le cas contraire, ils ne pouvaient répondre des exigences de la foule. Je me résignai donc à descendre et à me promener de long en large entre deux haies de personnes qui me respiraient au passage. Cette concession ne satisfit point la population ; de tous les coins de la cour, s’éleva un cri, répété en vingt langues différentes : « Qu’il mange, nous voulons qu’il mange. » Outré de cette nouvelle exigence, je déclarai que je ne mangerais pas, et je rentrai dans mon logis sans qu’autour de moi on osât s’y opposer.

Le lendemain, je fis une longue excursion dans la campagne environnante. De belles cultures maraîchères coupées de rizières, de champs de cannes à sucre et de plantations d’arachides s’étendent sur les bords de la rivière de Lin-ngan. Elle sort du lac de Che-pin et se perd, dit-on, à peu de distance, sans qu’il soit possible de savoir si elle appartient au bassin du fleuve de Canton ou à celui du fleuve du Tong-king. Des ponts d’une grande longueur et d’une construction romaine la traversent à des intervalles très-rapprochés. Au coucher du soleil, je m’acheminai de nouveau vers la ville. Le bruit de mon arrivée, qui la veille encore était restée ignorée de la plus grande partie de la population, s’était répandu comme une traînée de poudre. J’amassai en rentrant en ville une énorme suite de curieux ; ce n’était rien à côté de ce qui m’attendait à la pagode même. Le premier étage, les combles, les toits, tout avait été escaladé et ne présentait plus qu’une fourmilière continue de têtes humaines. À mon arrivée, la foule s’écarta sur mon passage, me ménageant au centre un étroit espace dans lequel elle comptait bien me retenir. J’essayai de me retirer dans mon logement et de fermer derrière moi la porte à claire-voie qui donnait sur la cour. Cette porte, peu solide, ne tarda pas à céder à la pression de la populace. Avec l’aide de ma petite escorte de Yuen-kiang, je refoulai les curieux et je m’efforçai de consolider cette insuffisante barrière. Mais la déception de la foule ne tarda pas à se manifester par des reproches adressés à ceux qui, près de la porte, avaient la faiblesse de reculer devant moi. Une pierre fut lancée, vint ricocher entre les barreaux de la porte, et m’atteignit en pleine figure ; d’autres ne tardèrent pas à la suivre ; je fus obligé, pour éviter une lapidation complète, de faire feu avec mon revolver. Je tirai en l’air, me rendant très-bien compte qu’à la vue du sang, cette foule encore indécise se ruerait sur moi et me mettrait en pièces. Dans un pays où existent encore les fusils à mèche, les armes à coup double sont des merveilles à peine connues. Après que l’émoi de cette première détonation fut calmé, on me crut complètement désarmé, et la grêle de pierres recommença de plus belle. Je fis feu une seconde, puis une troisième fois. Ces détonations successives et inexplicables terrifièrent la foule qui voyait mon pistolet rester toujours immobile au-dessus de la porte ; cette arme, qui tirait sans qu’on la chargeât, produisit une immense panique. Il n’y eut bientôt plus dans la cour qu’un groupe peu nombreux de personnes qui, soit crainte, soit compassion, me supplièrent de me calmer, me ramenèrent dans ma chambre et me soignèrent avec intérêt. Peu après, se présenta un mandarin en grand costume qui me fit des excuses au nom du gouverneur, m’annonça que des soldats allaient être placés à toutes les avenues de la pagode et me promit la visite de tous les apothicaires de Lin-ngan. Il m’apprit en même temps que l’expédition venait d’arriver, qu’on l’avait logée en dehors de la ville, mais qu’en raison de l’excitation de la foule, il n’était pas prudent de me ramener en ce moment auprès de mes compagnons.

Le lendemain matin, au point du jour, on me fit franchir un mur de la pagode qui donnait du côté du rempart, et par des chemins détournés et déserts, on me reconduisit auprès de M. de Lagrée.

Celui-ci avait éprouvé quelques difficultés à continuer sa route. Il était arrivé à Che-pin le 29 novembre. Au moment où il allait partir pour Lin-ngan, Leang ta-jen, gouverneur de cette ville, avait expédié une lettre dans laquelle il invitait la commission française à rester à Che-pin et à poursuivre directement sa route sur Yun-nan. Il n’était pas possible, disait cette lettre, d’aller de Lin-ngan à la capitale de la province ; les chemins étaient interceptés de ce côté par les Koui-tse et les voleurs. M. de Lagrée avait insisté pour aller jusqu’à Lin-ngan faire connaissance avec le Leang ta-jen, sauf à revenir à Che-pin, reprendre la route qu’on lui indiquait. À son arrivée à Lin-ngan, de nombreux cadeaux lui avaient été apportés de la part des autorités locales, mais on lui avait fait dire que tous les principaux mandarins de la ville, Leang ta-jen en tête, étaient absents et occupés à combattre les Koui-tse qui s’étaient retranchés à soixante-dix li dans le nord-est de la ville, dans deux fortes positions, appelées Po-si et Kouang-si. M. de Lagrée ne crut pas à cette prétendue absence et exigea que le Leang ta-jen fit des excuses officielles au sujet des insultes dont j’avais été l’objet. Une foule de mandarins subalternes vinrent lui rendre visite et essayèrent de l’adoucir par des présents. M. de Lagrée reçut froidement les visites et repoussa les cadeaux.

De l’intérieur de la vaste pagode où nous étions logés, nous entendions la foule vociférer et se plaindre de ne pouvoir parvenir jusqu’à nous ; de temps en temps quelques pierres lancées par-dessus les murs nous témoignaient de son impatience et de sa brutalité. Le sergent annamite accompagné d’un de ses camarades parvint à saisir l’un des agresseurs. Nous le remîmes aux autorités locales, en demandant une punition sévère. Il fut immédiatement mis à la cangue. Dans l’intervalle j’avais fait écrire à mon Annamite Tei, sur la prière de M. de Lagrée, une lettre chinoise dans laquelle celui-ci exposait ses griefs et demandait une réponse positive et des communications plus directes avec la première autorité de Lin-ngan. Quelques heures après, nous reçûmes une réponse dans laquelle Leang ta-jen faisait des excuses et annonçait sa venue pour le lendemain. Il arriva à l’heure dite. Son air humble et embarrassé contrastait singulièrement avec son encolure de géant ; c’était bien là le fameux personnage que nous représentaient les récits populaires. Homme du peuple sans instruction et sans grade, sa valeur et son énergie l’avaient désigné, dès les premiers combats contre les Mahométans, au commandement militaire du sud de la province. Il s’était décerné lui-même le bouton rouge et avait remplacé les mandarins de Che-pin, de Tong-hay, et de plusieurs villes voisines par des créatures à lui ; il avait délivré l’année précédente la ville de Lin-ngan un instant occupée par les rebelles. Par le fait, il ne reconnaissait plus les ordres venus de Pékin, et agissait en souverain indépendant. L’ascendant moral exercé par M. de Lagrée sur un homme dont l’énergique volonté avait tout soumis autour de lui, n’en était que plus extraordinaire. L’entrevue fut très-courte : le Leang ta-jen prévint le chef de la Mission française, qu’il allait immédiatement retourner aux avant-postes et le dispensa ainsi de lui rendre sa visite. Des affiches furent posées par ses soins, sur les murs d’enceinte de notre pagode et menaçaient de mort tous ceux qui oseraient importuner les étrangers. Il tint à se montrer envers nous d’une munificence orientale. Tous les indigènes qui nous approchaient de près ou de loin, reçurent des marques de sa générosité. Les soldats d’escorte qui étaient venus de Yuen-kiang eurent de l’argent et des habits. On distribua à tout le personnel de l’expédition de grandes plaques d’argent, sorte de récompense que le gouverneur de Lin-ngan avait coutume de distribuer à ses soldats, et sur lesquelles étaient inscrits son nom et le mot récompense ; elles étaient destinées, nous fit-il dire, à nous préserver des mauvais sorts. Nous eûmes toutes les peines du monde à refuser, le jour de notre départ, vingt habillements complets, quelques-uns fort riches, qu’il offrait à nous et à notre suite.

Il était regrettable que l’état de la contrée ne nous permît pas de pousser notre reconnaissance plus à l’est : on nous signalait à Mong-tse, ville située à trois jours de marche de Lin-ngan, des mines d’argent et de plomb. De ce point, on se trouve à deux cents li de Mang-ko, grand marché situé sur les bords du Ho-ti kiang, et où ce fleuve, d’après les renseignements que j’avais recueillis pendant mon excursion, commence à devenir navigable. En aval de Mang-ko on trouve sur les bords du fleuve la ville de Lao-kay, qui est en plein pays annamite, à deux jours de la capitale du Tong-king. De nombreuses mines d’or, d’argent et de cuivre se trouvent dans le département chinois de Kai-hoa que traverse le Nan-si ho, affluent du Song Coi, ou fleuve du Tong-king. Mang-ko paraît être le centre d’un commerce très-actif. Les gens de Canton, qui s’y rendent en traversant le Kouang-si et la partie nord du Tong-king, y apportent des laines, des cotonnades, des soieries et remportent en échange le coton et le thé que produisent les Pa-y des environs et de la vallée du Nam Hou. La plupart des soies que consomme le sud du Yun-nan viennent par cette voie, et le courant commercial du fleuve Bleu et du Se-tchouen ne commence à l’emporter sur l’exportation cantonnaise que beaucoup plus au nord. Les Chinois de Lin-ngan portent à Mang-ko des thés venus par la route de Pou-eul. Avant la guerre des Mahométans, les mandarins chinois du Yun-nan faisaient apporter de Tong-tchouen à Sin Kay, marché annamite qui se trouve sur le Song Coi en aval et à peu de distance de Mang-ko, de l’étain et du zinc, dont on se sert en An-nam pour la fabrication de la monnaie nationale ; on échangeait là ces métaux contre de l’argent, au titre de huit dixièmes, que l’on achevait de purifier dans le Yun-nan.

Il n’était point permis aux Annamites d’entrer sur le territoire chinois, et nous ne pûmes découvrir, pendant tout notre séjour le long des frontières, aucun sujet de Tu-duc. Une large bande de terrain habitée par des tribus Pa-y ou Lolos, paraît s’interposer de ce côté entre la Chine et l’An-nam. Les troubles et les révoltes, qui ont accumulé la misère et les ruines dans les provinces méridionales du Céleste Empire, sont venus compliquer encore la situation politique de la contrée. Les Cantonnais, en possession depuis longtemps du commerce de Mang-ko, n’ont pas tardé à s’y porter en masse pour échapper aux bouleversements incessants dont leur province est le théâtre. Depuis quelques années, un chef cantonnais s’est établi avec une nombreuse colonie de ses compatriotes, à Lao-kay, s’est proclamé indépendant et vit des revenus considérables de la douane qu’il a installée sur le fleuve.

Il y avait à étudier là une question commerciale d’un grand avenir et d’un intérêt exclusivement français, puisque le Tong-king, par suite des traités qui nous lient à la cour de Hué, se trouve placé sous notre influence politique.

La pacification du Yun-nan rendra au vaste bassin du Song Coi la vie commerciale et la richesse que lui assurent ses produits si variés et si précieux. La proximité de l’embouchure du fleuve et du port français de Saïgon leur offre un débouché facile et économique. Une politique jalouse a su détourner jusqu’à présent de leur voie naturelle les denrées annamites : elles vont chercher à Canton ou à Shang-hai un marché éloigné et onéreux. Il nous appartient d’user de notre influence auprès des cours de Pékin et de Hué pour faire cesser cet état de choses. Notre colonie de Cochinchine est légitimement appelée, par la force même des choses, à recueillir l’héritage de Canton, et Saïgon offrira aux produits du Yun-nan et de l’Indo-Chine septentrionale, un point de chargement mieux situé pour leur échange contre des marchandises européennes.

Malheureusement le manque d’interprètes et par suite la difficulté de recueillir des renseignements précis et sérieux, empêchèrent M. de Lagrée de pousser ses investigations de ce côté aussi loin qu’il eût été nécessaire.

Nous visitâmes aux environs immédiats de Lin-ngan, un gisement de lignite, dont l’exploitation est assez active. Ce combustible est d’un emploi général ; la plaine de Lin-ngan est entièrement déboisée, et le peu de bois que l’on brûle est apporté de fort loin par les sauvages. L’extraction du lignite se fait par deux puits verticaux d’une profondeur de 16 à 17 mètres ; ils donnent accès à des galeries horizontales d’un grand développement, pratiquées à l’intérieur de la couche combustible qui paraît avoir une épaisseur variant d’un mètre à cinquante centimètres. L’exploitation est monopolisée par l’administration chinoise ; de nombreuses voitures se pressent autour des puits et attendent leur tour de chargement. On paye sur les lieux mêmes. Ces voitures, les premières que nous eussions rencontrées depuis bien longtemps, sont de petits chariots fort bas, portés sur deux roues pleines et traînés par un bœuf ou un buffle. On fabrique également à Lin-ngan ce papier commun dont on fait en Chine une si grande consommation en guise d’allumettes.

Nous partîmes de Lin-ngan le 9 décembre. La plaine que nous traversâmes, en remontant la rivière, présente une énorme étendue, toute mamelonnée de collines et couverte de tombeaux. Les ponts, les portiques de marbre, les quelques bouquets d’arbres qui s’élèvent auprès des pagodes évoquent un vague souvenir de la campagne de Rome. On reste frappé des gigantesques travaux exécutés par les habitants pour préserver leurs champs des cailloux que charrient les torrents ; ceux-ci ont été endigués, sur tout leur parcours dans la plaine, entre deux énormes murailles de pierres sèches. Chaque génération élève ces murailles à son tour, afin de suivre l’exhaussement progressif que subit le lit du torrent après chaque saison pluvieuse ; les galets qu’il entraîne à cette époque, se trouvant retenus dans d’étroites limites, s’accumulent rapidement. Aujourd’hui tous ces cours d’eau sont comme suspendus au-dessus de la plaine et leur élévation facilite l’irrigation des rizières avoisinantes. En quelques endroits, les talus des rizières sont eux-mêmes construits en pierre. On ne saurait s’empêcher d’admirer tant d’ingéniosité et de prévoyance, et l’on regrette de ne pas les retrouver à un degré égal dans les pays plus civilisés. L’immense quantité de terrain que stérilisent les cailloux arrachés des pentes des Alpes ou des Cévennes par les affluents du Rhône et la plaine de la Crau sont un attristant exemple de notre impuissance à égaler l’agriculture chinoise. Si, comme les Chinois, nous savions endiguer nos rivières, nous ne verrions pas leur lit occuper un espace centuple de celui qui lui est nécessaire, et des inondations de cailloux détruire les moissons, comme il arrive parfois dans le Gard ou l’Ardèche.

Le lac de Che-pin, sur les bords duquel nous arrivâmes dans l’après-midi a environ 14 kilomètres de longueur et sa direction générale est l’est-sud-est. Nous nous embarquâmes dans une grande chaloupe, pendant qu’une partie de nos porteurs continuaient leur route par terre et suivaient la rive nord du lac, que nous côtoyions à peu de distance. Une ligne continue de montagnes entoure le lac de toutes parts et forme dans le sud une série de golfes où la nappe d’azur se prolonge en lointaines perspectives. Des routes nombreuses serpentent sur les croupes nues et rougeâtres des promontoires qui découpent la rive méridionale. Au bout de trois heures de navigation, nous arrivâmes à Che-pin. C’était jour de grand marché[10]. Une quantité innombrable de barques sillonnaient dans tous les sens les eaux du lac, et ramenaient à leurs villages les sauvages des environs venus à la ville pour vendre leurs denrées. De ce côté les rives du lac sont cultivées en rizières. L’industrie des agriculteurs a conquis sur les eaux un espace considérable et la surface inondée des rizières, encadrée de minces talus, vient se marier et se confondre avec le calme miroir des eaux. De longues chaussées s’avancent perpendiculairement aux rives, et offrent un point de débarquement commode aux marchandises et aux voyageurs. Deux petites îles couvertes de verdure surgissent de l’eau où elles mirent les toits courbes et les clochetons élancés des pagodes qui les couronnent. Coquettement assise sur les bords de l’eau, Che-pin arrondit autour de ses maisons pressées sa blanche enceinte de pierre. Derrière la ville, s’étend une vaste plaine admirablement cultivée. L’intérieur de Che-pin présente un plus confortable aspect que les villes que nous avions visitées jusqu’à présent ; on n’y trouve ni ruines, ni maisons abandonnées, et les pittoresques costumes des populations mixtes qui habitent son voisinage donnent à ses rues, entièrement pavées en marbre, une physionomie vivante et originale. Aux races Lolo et Pa-y que j’ai déjà décrites se joignaient quelques sauvages petits et noirs appelés Poula que l’on ne retrouve en grand nombre que sur le territoire de Yuen-kiang.

Je remarquai au marché de Che-pin du fer qui venait de mines situées à peu de distance dans le nord et qui se vendait environ trois sous la livre ; des poteries venant de Ning-tcheou et qui remplissaient d’immenses magasins ; du soufre venant d’Ho-mitcheou, ville située à l’est de Lin-ngan ; du thé, venant de Pou-eul, qui se vend par paquets de six cercles d’un poids de trois livres et demie, et d’une valeur de quatre à cinq francs. Le sel vaut 80 centimes les dix livres et vient, parait-il, en partie de Mang-ko ; le coton est apporté par les sauvages et se vend de 200 à 280 francs le picul. Le riz est bon marché et ne vaut guère que deux sous la livre. Je ne puis m’empêcher de comparer encore les solides campagnardes qui passent dans les rues à ces pauvres Chinoises à la figure enfarinée, à la coiffure haute et roide qui, malgré leurs parures de fête, ressemblent à des invalides à jambes de bois. Dire que tout un sexe est ainsi dans une nation de quatre cents millions d’âmes !

À quelque distance de la pagode que nous habitons, est une source qui dégage de l’acide carbonique. Les habitants, qui n’en font aucun usage, l’ont enfermée dans une pagode, au milieu de laquelle on a fait à l’eau mystérieuse un beau bassin de marbre. Du haut du petit pont, jeté sur le bassin, on voit bouillonner les bulles de gaz au milieu de la mousse qui recouvre les eaux croupissantes.

Nous quittâmes Che-pin le 11 décembre. Nous nous dirigeâmes droit au nord, dans la direction de Yun-nan, et nous ne tardâmes pas à quitter la plaine pour chevaucher au milieu de hauteurs inégales et de gorges étroites inondées de cailloux. Les schistes calcaires dont se composent toutes ces montagnes se brisent avec une facilité extraordinaire et sont entraînés par les pluies le long des pentes sur lesquelles ne les retient aucune végétation. On marche au milieu d’un océan de pierres. Le 12, nous fîmes halte dans un petit vallon qu’arrose un mince filet d’eau ; nous trouvâmes là deux ou trois forges qui traitent un minerai de fer très-riche que l’on extrait à peu de distance. Le mode de traitement est assez primitif. Je n’ai à signaler qu’un soufflet hydraulique que fait mouvoir une roue horizontale frappée par une chute d’eau. On trouve le même moteur employé avec des dimensions plus considérables pour le décorticage du riz. Sur toute notre route nous trouvions des détachements des troupes du Leang ta-jen qui, prévenues de notre passage, venaient à notre rencontre le soir ou nous escortaient le matin.

La végétation avait perdu tout caractère tropical, et de grands cyprès donnaient au paysage une physionomie alpestre. Le 13, nous visitâmes, à Lou-nang, une fabrication de ces chaudières en fonte que l’on trouve dans toutes les cuisines du Céleste-Empire, et de ces bassines en fer qui servent spécialement à la fabrication du sel. On les coule dans des moules en terre composés de deux parties, qui laissent entre elles l’épaisseur de métal que doit avoir la paroi de la chaudière. La pièce est renversée et la coulée se fait par un orifice qui correspond au fond de la bassine. Le moule supérieur est percé de trous, et les deux surfaces intérieures sont enduites d’une espèce d’huile bitumineuse, destinée à empêcher l’adhérence du métal. Nous couchâmes le soir à Nga-pout-chiong, grand village situé sur les bords d’une rivière qui appartient au bassin du fleuve de Canton. La population revêt, à partir de ce point, une physionomie plus nettement chinoise. Les villages lolo disparaissent, et les maisons à terrasses font place aux toits courbes et aigus.

Le 14, après avoir cheminé quelque temps sur des hauteurs arides couvertes de tombeaux, nous aperçûmes à nos pieds la ville de Tong-hay, coquettement assise sur les bords d’un lac, plus grand mais moins pittoresque que celui de Che-pin, qui s’étendait


ville mac de tong-hay.

à perte de vue dans la direction du nord-nord-est. De riches cultures, parmi lesquelles

dominent celles du pavot et du tabac, couvrent ses rives et s’avancent souvent fort loin dans ses eaux. Ces conquêtes de l’agriculture sur le terrain du lac le font ressembler en certains points à une mare ; mais les cultures sont si soignées et d’un si riant aspect, qu’on ne regrette point ces petits accrocs faits à l’ensemble du paysage.

Les autorités et une partie de la garnison de la ville nous attendaient aux portes, au milieu d’un immense concours de peuple. On nous conduisit en grande pompe dans une pagode située à l’intérieur de l’enceinte ; la foule ne tarda pas à se ruer à nos portes ; personne ne put entrer ou sortir sans qu’un flot de curieux se précipitât dans les cours et vint nous rendre tout travail impossible. Sur nos réclamations, une garde nombreuse fut installée devant notre logement ; les curieux ne purent s’aventurer à regarder par nos portes, quand elles s’entre-bâillaient, sans recevoir des volées de coups de bâton. La foule alors s’exaspéra et tenta l’escalade des murs. Les maisons voisines furent prises d’assaut, et leurs toits servirent d’ouvrages avancés pour parvenir jusqu’à nous. Il fallut recourir aux grands moyens. Des soldats montèrent sur nos toits et repoussèrent les envahisseurs à coups de lance ; dans les cours, les fusils furent chargés et les mèches allumées. Je doute cependant que ces menaçants préparatifs eussent produit l’effet désirable si on n’eût vu, derrière notre garde chinoise, nos Annamites et nos Tagals mettre au bout de leurs carabines leurs sabres-baïonnettes. La forme étrange de cette arme inconnue fit une vive et salutaire impression, et, à la nuit tombante, les habitants de Tong-hay nous laissèrent goûter le repos dont nous avions si grand besoin.

Nous quittâmes Tong-hay le 16 décembre, par un temps de neige qui dura toute la journée. Malgré le piquant et la nouveauté de ce paysage, nous étions trop brusquement surpris par le froid et trop peu vêtus pour ne pas trouver l’épreuve un peu dure. Nos pauvres Annamites, qui assistaient pour la première fois à ce phénomène, le trouvèrent charmant pendant le premier quart d’heure, et s’extasièrent devant ces légers flocons blancs qui, lentement et sans bruit, venaient se poser comme à regret sur leurs épaules. Mais leurs pieds nus et leurs mains bleuies par le froid ne tardèrent pas à refuser tout service. Cette journée de marche fut pour eux et pour nous-mêmes une des plus pénibles du voyage.


Nous longions la rive orientale du lac ; la route, bien empierrée, desservait de nombreux villages, tous chinois, dont les habitants paraissaient fort mal disposés pour notre escorte et nos porteurs. Les soldats du Leang ta-jen semblaient rabattre un peu ici de leurs allures insolentes, et nous disaient tout bas que les gens du pays aimaient les Koui-tse plus que de raison. Nous trouvâmes à mi-route une rivière d’un aspect régulier comme celui d’un canal et d’un courant assez rapide, par laquelle se déchargeaient les eaux du lac. Nous arrivâmes le soir à un village situé dans une gorge étroite, près du col de la petite chaîne qui ferme au nord le bassin du lac. Nous eûmes toutes les peines du monde à nous procurer le bois nécessaire pour réchauffer nos membres roidis. L’escorte de soldats du Leang ta-jen était évidemment mal vue des habitants et nous rendait impopulaires ; aussi nous empressâmes-nous de la congédier.

Le lendemain nous continuâmes notre roule par un beau soleil, impuissant à fondre la couche de neige qui recouvrait le sol, les maisons et les arbres. En voyant les têtes sveltes de quelques palmiers et la verdure persistante des grands arbres diaprer ce blanc linceul, on eût pu croire à une erreur de la nature. Le feuillage rouge des sumacs, et çà et là les taches noires que formaient les rochers à pic sur le flanc des montagnes, donnaient au paysage un aspect bariolé vraiment original. Le thermomètre marquait au lever du soleil un degré au-dessous de zéro, et de légères plaques de glace nageaient à la surface des ruisseaux et des étangs. À dix heures du matin nous apparut le lac de Kiang-tchouen, encadrant sa nappe d’azur de montagnes couvertes de neige. Ses bords ne sont ni moins peuplés ni moins cultivés que ceux du lac de Tong-hay. Les pentes rougeâtres qui viennent mourir sur les bords de l’eau sont couvertes de plantations de fèves. Mais les hauteurs qui le dominent sont arides et désertes, et l’on n’y trouve guère que des rhododendrons. Une bonne route longe la rive de ce nouveau lac ; elle est souvent en corniche et taillée dans le roc des collines qui viennent baigner dans l’eau leurs pieds abrupts ; elle est défendue contre l’action de la houle du lac par des jetées en pierre. À peu de distance de l’extrémité nord du lac, un bras de rivière, très-court, large et profond, traverse la petite chaîne qui longe la rive orientale et en déverse les eaux dans un second lac d’une dimension beaucoup plus considérable. C’est le lac de Fou-hien, dont les bords ont un aspect grandiose et sauvage ; l’œil ne peut en distinguer le rivage septentrional où s’élève l’importante ville de Tchin-kiang. En passant du bassin du lac de Tong-hay à celui du lac de Kiang-tchouen, nous avions laissé sur notre droite, à peu de distance, la ville de Ning-tcheou, célèbre par ses poteries et les mines de cuivre de ses environs.


EN ROUTE DE TONG-HAY À KIANG-TCHOUEN.

Kiang-tchouen est une ville petite et sale, que les Koui-tse ont brûlée il y a trois ans, mais qui s’est relevée de ses ruines avec cette patiente persévérance et cette indomptable énergie, qui sont les plus précieuses qualités de la race chinoise. Nous y reçûmes un accueil moins bruyant, moins solennel, mais plus confortable et plus cordial qu’à Tong-hay. Le sous-préfet de la ville nous logea dans un yamen attenant à sa résidence, et nous pûmes, pendant deux jours, nous chauffer tout à notre aise, sans avoir rien à craindre des importuns. Ce fut de ce point que M. de Lagrée adressa à la première autorité civile de Yun-nan, Song ta-jen, et au premier mandarin militaire de la province, Ma ta-jen, deux lettres destinées à leur annoncer notre arrivée.

Le Song ta-jen était un mandarin à bouton bleu qui avait remplacé l’année précédente le vice-roi Lao, mort le 22 février 1867. Il attendait qu’un titulaire fût officiellement désigné par Pékin à la dignité vacante : cette nomination avait eu lieu, disait-on ; mais le nouvel élu, peu soucieux de prendre la direction des affaires dans une situation aussi critique, restait dans le Se-tchouen sous divers prétextes. Le Ma ta-jen était un soldat de fortune, dont le vrai nom était Ma-hien ; il vendait du sucre d’orge lorsqu’éclata en 1856 la révolte des Mahométans. Il convient de donner rapidement ici un aperçu des causes et des principales phases de cette guerre.

Les révoltes qui pendant les trente dernières années sont venues ébranler la puissance de la dynastie tartare n’ont pas tardé à avoir leur contre-coup dans le Yun-nan, où les Mahométans sont influents et nombreux. Encouragés par l’exemple de leurs coreligionnaires de Chen-si, ils voulurent prendre un rôle prépondérant et affichèrent des exigences intolérables. En 1856 ils provoquèrent à Yun-nan une sédition à la faveur de laquelle ils pillèrent la ville. Les hauts fonctionnaires chinois, après en avoir référé à Pékin, résolurent de s’en débarrasser par un massacre général. Le gouverneur de Ho-kin, ville située entre Li-kiang et Ta-ly, s’était acquis une certaine réputation en combattant les Taï-ping dans le Kouang-si ; il fut chargé de donner le signal de cette sanglante exécution. Il réunit tous les vagabonds et les gens sans aveu du pays, leur fournit des armes, et au jour fixé les précipita sur les Mahométans, dont un millier environ furent exterminés. D’autres massacres eurent lieu en même temps sur différents points de la province. Les Koui-tse, qui depuis longtemps s’organisaient pour la résistance, se soulevèrent aussitôt à la voix d’un simple bachelier de Mong-hoa nommé Tou-uen-sie, orphelin chinois qui avait été adopté en bas âge par un mahométan. Sa petite armée, qui ne se composait d’abord que de quarante sectaires, s’accrut bien vite des Musulmans échappés au massacre de Ho-kin et de ceux que la crainte d’un sort semblable faisait fuir de Yong-pe et des autres villes du voisinage. Il alla attaquer avec six cents hommes Ta-ly, la seconde ville de la province du Yun-nan, que son admirable position stratégique et commerciale désignait au choix des révoltés. La ville, gardée par une garnison de quatre mille hommes, composée en partie de Mahométans, se laissa prendre sans résistance (avril 1857). Le gouverneur de Ho-kin vint immédiatement en faire le siège ; mais ses troupes, qui comptaient plus de pillards et d’assassins que de soldats, furent mises en déroute. Les Mahométans marchèrent aussitôt sur la capitale de la province, dont ils s’emparèrent ; le vice-roi chinois, nommé Pang, ne tarda pas cependant à les en chasser ; mais un ardent sectaire qui avait fait autrefois le voyage de la Mecque et qui avait reçu de ses coreligionnaires le titre de Lao-papa, fomenta peu après de nouveaux troubles à la faveur desquels le vice-roi fut assassiné et le Laopapa proclamé empereur. Ce fut alors que Ma-hien, qui s’était distingué à plusieurs reprises dans les combats contre les Mahométans, prit le commandement des troupes chinoises, pénétra dans le Yun-nan où il installa le Lao ta-jen, nommé vice-roi en remplacement de Pang, et fit rentrer dans l’ombre ce souverain d’un jour (1861). Nommé titai, c’est-à-dire général en chef de toutes les troupes de la province, le Ma ta-jen a essayé de rétablir partout l’autorité de Pékin ; mais dans le sud de la province, le Leang ta-jen s’est toujours refusé à obéir à ses ordres, et les troupes de ces deux rivaux en sont venues aux mains près de Kouang-si-tcheou. Le Ma ta-jen avait même été un instant retenu prisonnier dans Lin-ngan, où il était venu pour faire reconnaître un commandant militaire nommé par Pékin, et il avait dû recourir à la prière pour obtenir sa liberté. C’est à ce moment qu’il était allé chasser les Mahométans de Yun-nan. Profitant de ces discordes, les Mahométans ont repris leur œuvre de conquête, et, après s’être solidement fortifiés dans Ta-ly devenue leur capitale, ils ont avancé lentement, mais sûrement, consolidant leur autorité dans les pays annexés avant de faire de nouvelles entreprises, enrôlant de gré ou de force les populations dans leurs armées, et ayant la précaution de faire combattre toujours loin de leur pays d’origine les soldats ainsi levés. Aussi la partie chinoise de l’armée mahométane, de beaucoup la plus nombreuse, pille, vole, brûle et ravage sans scrupule. Tou-uen-sie avait pris le titre de roi le premier jour de l’année chinoise (5 février 1867).

Au moment où nous étions à Kiang-tchouen, la ville de Tchou-hiong était investie par eux. Sin-king, située à l’ouest et à peu de distance de Kiang-tchouen, était entre leurs mains. Nous apprenions à chaque instant les progrès que faisaient leurs armées. Elles n’étaient plus qu’à onze lieues au nord et à neuf lieues à l’ouest de Yun-nan. Le gouvernement de Pékin ne paraissait guère se préoccuper d’une province qui depuis dix ans ne lui avait fait parvenir aucun impôt, et il s’en remettait à l’énergie du Ma ti-tai et à l’habileté du Tsen fan-tai, grand trésorier de la province, qui résidait à Kiu-tsing et à qui l’on devait de nombreux et intelligents efforts de réorganisation des troupes chinoises.

Nous quittâmes Kiang-tchouen le 20 décembre. À peu de distance de la ville s’offrait un lugubre spectacle. Sur toute l’étendue d’une plaine inculte qui allait mourir en pente douce sur les bords du lac, de nombreux cercueils, posés sur le sol, attendaient une sépulture que les bras des vivants semblaient impuissants à leur donner. Là, comme dans le sud de la province, une épidémie de choléra s’était abattue sur la contrée avec un degré d’intensité qui avait frappé la population d’épouvante. D’après les superstitions locales, il fallait attendre des jours plus favorables pour ensevelir les victimes. Les bières chinoises sont heureusement mieux closes que les nôtres, et, c’est à peine si de cet amoncellement de cadavres, s’échappaient de temps à autre quelques miasmes putrides. Ce fut avec un véritable soulagement que nous quittâmes ce champ funèbre ; nous franchîmes peu après un col élevé de 2,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, et de 400 à 500 mètres au-dessus du niveau des lacs. On découvrait de là un panorama magnifique : dans l’est la vaste étendue du lac de Tchin-kiang ; au sud, la plaine et la ville de Kiang-tchouen, et au nord, à l’extrémité des vallées étroites et bien cultivées qui descendaient du col où nous nous trouvions pour aller se perdre dans une immense plaine, on avait une échappée large et profonde sur le lac de Yun-nan ; ce lac nous apparut comme une véritable mer, dissimulant partout ses rivages sous les brumes d’un lointain horizon. Le lendemain nous atteignîmes la plaine qui l’entoure et à l’entrée de laquelle s’élevait la ville de Tsin-ning tcheou. Elle nous apparut comme le plus terrifiant exemple de la désolation que les musulmans excellent, d’une extrémité du monde à l’autre, à répandre sur leur passage. Des pans de murs noircis, en guise de maisons, des ombres hâves et déguenillées en guise d’habitants. Les autorités vinrent à notre rencontre dans une pompe qui nous parut plus triste encore que grotesque au milieu de ces ruines, ou plutôt de cette implacable destruction. On nous logea dans une maison à laquelle on avait fait à la hâte un toit en paille. C’était « la seule » qui offrît un tel confort ! Des troupes chinoises occupaient militairement les environs et campaient sous la tente ou dans des gourbis. Quelque échoppes, élevées à la hâte au centre de la ville, avec des planches tirées des ruines, servaient de marché, et l’on retrouvait là, non sans stupéfaction, cette animation particulière aux villes chinoises, cette âpreté au gain que ne lassent ni l’incendie ni le carnage, que n’effrayent ni la famine ni l’épidémie.


EN ROUTE PENDANT L’ÉPIDÉMIE.

Nous nous hâtâmes de quitter ce triste séjour. Une route bien pavée et bien entretenue suivait à une assez grande distance les bords du lac et traversait tous les kilomètres un grand village. Peu à peu les traces de dévastation disparurent ; l’animation de la route, la beauté des cultures, l’élégance des constructions témoignaient à la fois et du voisinage d’une grande capitale, et de la richesse que cette fertile et admirable plaine départit à ses habitants. Le 22 au soir nous couchâmes à Tchen-kong, jolie ville située sur un petit mamelon dominant le lac et la plaine, et qui est aussi peuplée et aussi riante que sa voisine est déserte et lugubre. La curiosité chinoise n’eût pas manqué de renouveler là ses assauts contre la Commission française, si nous étions arrivés moins tard et repartis de moins bonne heure. Nous n’en fûmes pas moins escortés à notre départ par une nombreuse population. La route ne tarda pas à devenir une rue presque ininterrompue, où de nombreuses caravanes de bêtes de somme se croisaient dans tous les sens. À chaque instant des canaux admirablement entretenus répandaient la fertilité dans les champs environnants. Des rivières canalisées, aux berges régulièrement plantées de grands arbres, fournissaient de distance en distance le motif d’un de ces ponts en pierre dont le premier spécimen avait si vivement excité notre admiration et notre surprise à Muong Long. Jamais la puissante civilisation dont nous étions devenus les hôtes ne s’était révélée à nous avec autant d’enchantements et de riches apparences. La nouveauté de ce spectacle, marqué dans tous ses détails de ce caractère étrange qui est spécial au Céleste-Empire, le souvenir des forêts et de la barbarie au milieu desquels nous avions si longtemps vécu, nous faisaient croire à un rêve ; nous nous surprenions à rougir de nos costumes informes et souillés, en croisant un palanquin ou en frôlant les robes de soie des bourgeois qui se pressaient sur le seuil de leurs maisons pour voir passer les étrangers.

Vers midi, on apercevait déjà les créneaux de la ville de Yun-nan se découper dans l’azur du ciel, quand un petit mandarin à cheval, accouru à notre rencontre, remit une lettre à M. de Lagrée. Elle était en français ! M. de Lagrée la parcourut, puis me la tendit. Ce fut avec un véritable battement de cœur que j’en dévorai le contenu. Elle était signée du P. Protteau, missionnaire apostolique français, et contenait un court souhait de bienvenue, un « à bientôt » qui nous fit tressaillir d’aise. Nous savions vaguement que nous allions trouver des missionnaires à Yun-nan : nous ignorions leur nationalité ; rencontrer des compatriotes était pour nous une double joie et ce moment effaça le souvenir de bien des souffrances. Pour comprendre la valeur de ces jouissances, il faut avoir connu le poids de l’isolement, avoir été séquestré pendant de longs mois du monde civilisé. Il n’y a que ceux qui ont subi un long exil qui apprécient les joies du retour.

Nous entrâmes dans Yun-nan au milieu d’un immense concours de peuple. L’enceinte de la ville est plus haute, plus épaisse et construite avec plus de soin que celles que nous avions déjà rencontrées. Nous éprouvâmes une sensation nouvelle en parcourant la longue rue marchande qui aboutit à la porte sud de la ville : ces magasins régulièrement alignés, ces étalages propres, coquets, souvent riches, cette animation tumultueuse, ces mille enseignes aux lettres d’or qui pendaient aux frontons des boutiques, cette sourde clameur qui s’élevait de la foule nous donnèrent une haute idée de la capitale du Yun-nan. On nous logea dans un immense yamen, dévasté en partie, et dont un ou deux bâtiments seulement étaient en état de nous recevoir. Ce yamen est situé sur un monticule d’où la vue est fort étendue et très-pittoresque[11]. C’était le palais où avaient lieu les examens pour le baccalauréat.

Dès notre arrivée, le P. Protteau vint se mettre à la disposition du commandant de Lagrée. Il ne pouvait nous donner aucune nouvelle d’Europe plus récente que celles que nous possédions déjà ; mais il nous mit au courant de la situation de la province, et nous fit comprendre tout ce que le manque d’interprètes nous avait empêchés de bien saisir jusque-là. Nous apprîmes ainsi que le fameux Kosuto, dont on nous avait si souvent entretenus à Se-mao et à Pou-eul, n’était autre que le P. Fenouil, le provicaire apostolique de la mission du Yun-nan ; il résidait à Kiu-tsing depuis l’explosion de la maison où il fabriquait des poudres pour le vice-roi Lao, dont il était le confident et l’ami. Naturellement son active intervention dans la lutte contre les Mahométans le désignait à leur animadversion, et il attribuait à leur malveillance l’accident qui lui était arrivé et dont il avait failli être victime. Le Song ta-jen lui avait dépêché un courrier pour qu’il vînt nous servir d’interprète officiel dans nos relations avec les autorités chinoises. Nous n’allions donc pas tarder à faire sa connaissance.

C’était le P. Fenouil qui, d’accord avec le vice-roi, nous avait expédié, en même temps que la lettre chinoise qui avait tant causé d’émoi à Xieng Hong, cette lettre en caractères européens qu’on n’avait pas voulu nous montrer et qui nous eût expliqué tout cet imbroglio. Le vice-roi Lao, prévenu par Pékin de notre arrivée prochaine, avait cru devoir nous informer de l’état troublé de la province, des dangers que l’on courait en traversant des routes infestées par les brigands, et il nous engageait à différer notre entrée en Chine jusqu’au moment où, averti de notre présence à la frontière, il pourrait nous envoyer une escorte suffisante. Le P. Fenouil nous confirmait en français tous ces renseignements, en même temps que le bon vouloir des autorités chinoises et le vif désir qu’elles avaient de nous voir arriver sains et saufs à Yun-nan. La lettre chinoise, mal traduite par des gens inexpérimentés dans l’art de déchiffrer des hiéroglyphes, avait été prise pour une défense d’entrer en Chine ; de là les difficultés que nous avions rencontrées et qu’avait seule pu lever la lecture de nos passe-ports. L’ignorance, et non les ruses birmanes, ou la mauvaise foi chinoise, avait causé les difficultés que nous avions eu à vaincre à Muong Long et à Xieng Hong.

Le lendemain de la Noël, M. de Lagrée alla faire une visite officielle au Song ta-jen. Celui-ci, beau vieillard à barbe blanche et à figure distinguée, le reçut avec une affabilité et une courtoisie qui nous donnèrent une haute idée de la politesse chinoise. Il vint à la rencontre du chef de la Mission française jusqu’à la deuxième porte de son yamen, entouré de tous ses mandarins en tenue. Il rendit dès le lendemain la visite de M. de Lagrée.

En sortant de chez le Song ta-jen, nous nous rendîmes chez le Ma ta-jen. Il habite en dehors de la ville une villa plaisamment située sur les bords du lac. C’est un homme de trente-six ans, d’assez puissantes mais d’assez grossières allures. On comprend en le voyant qu’il soit parvenu à dominer le faible cénacle chinois que Pékin envoie pour gouverner cette province lointaine. Il est criblé de blessures, et il montre avec fierté ces preuves de sa bravoure qui, mieux que des diplômes, l’ont conduit au pouvoir. Son appartement est un véritable arsenal où l’on trouve avec surprise une collection formidable d’armes européennes de toutes sortes : carabines, tromblons, armes à répétition, fusils Lefaucheux, révolvers. Il s’exerce toute la journée à l’usage de ces différents engins, et il est peu de meubles chez lui qui ne soient littéralement criblés de balles. Autour de lui vit un état-major mahométan dont le costume et la physionomie tranchent vivement sur les allures habituelles des Chinois. On voit que ces gens-là sont habitués à être craints, et se sentent revêtus aux yeux de la foule du prestige qui entoure leur terrible maître.


Le Ma ta-jen ne nous rendit pas notre visite, mais toutes les autorités de la ville, où se trouvent les six grands tribunaux de la province, défilèrent successivement dans notre yamen. Le Ma ta-jen nous invita à un grand dîner avec toute notre escorte, le 30 décembre. Ce qu’il y eut de plus singulier, ce ne fut pas le festin, précédé de graines de pastèques et d’oranges exquises, et composé suivant l’usage de nids d’hirondelles, de queues et d’entrailles de poissons, de canards laqués et autres mets connus des touristes, mais l’abstention complète de notre hôte et de ses officiers, qui observaient alors le jeûne du Ramadan. Nous dînâmes seuls, avec un ou deux mandarins chinois et environnés d’une galerie de spectateurs.

Le 31 décembre, arriva à notre yamen un néophyte chrétien qui avait été porter à Pékin une lettre écrite par le P. Fenouil, en faveur du Ma ta-jen, cette lettre désignait le général mahométan comme le seul homme capable de pacifier le Yun-nan. Le P. Fenouil priait en conséquence la légation de France de recommander chaudement le Ma ta-jen au gouvernement chinois. Le P. Protteau nous communiqua la réponse de notre ambassadeur à Pékin, M. de Lallemand. Il annonçait qu’il avait fait une démarche en faveur du Ma ta-jen et que le gouvernement chinois allait lui expédier des armes, de l’argent et des vivres pour l’aider dans sa lutte contre les révoltés.

La population de la ville de Yun-nan ne peut guère être évaluée à plus d’une cinquantaine de mille habitants. Les immenses faubourgs, en partie détruits, qui se prolongent pendant une lieue en dehors de l’enceinte, devaient, avant la guerre, quadrupler ce chiffre.

L’enceinte a une forme rectangulaire et mesure environ trois kilomètres dans le sens nord et sud, et deux kilomètres dans le sens perpendiculaire. Elle a six portes bastionnées : deux sur le côté est ; deux sur le côté sud et une sur chacune des deux autres faces. Le fossé est alimenté d’eau, par une rivière canalisée, qui longe la face orientale de l’enceinte. Le terrain sur lequel la ville est construite descend en pente vers le lac, et quelques monticules en accidentent la partie nord. Entre deux de ces monticules, dans une dépression du sol, s’étendent des jardins et des rizières qui occupent presque complètement l’angle nord-ouest de l’enceinte. Là se trouvent quelques restaurants, quelques maisons de plaisance, et ces maisons à thé, qui remplacent en Chine nos cafés chantants.

La partie commerçante de la ville a, malgré la guerre, une physionomie très-remarquable, qui dénote un centre riche, populeux, vers lequel convergent les produits de toute une région exceptionnellement favorisée. La principale richesse de la province consiste en métaux, dont le plus important est le cuivre. Il y a une quarantaine de mines de cuivre dans le Yun-nan, et la plus grande partie des minerais provenant des mines du sud vient se faire traiter à Yun-nan, ou y subir un dernier affinage. Pour donner une idée de l’importance de cette production, il suffit de dire qu’en 1850, l’impôt annuel payé à Pékin par la province était de six millions de kilogrammes. Le prix de cent livres de cuivre (60 kilogrammes), sur les lieux, est de 55 francs environ. À cette production, il faut ajouter celle de l’argent qui ne dépasse pas annuellement 40,000 kilogrammes. Les plus importantes mines d’argent sont celles de Lo-ma, Mien-hoa-ti, situées entre Tong-tchouen et Tchao-tong, celles de Houy-long et de Ngan-nan, situées, la première sur les bords du Cambodge à l’ouest de Li-kiang et la seconde sur les bords du fleuve Bleu, au nord de la même ville. Les mines d’or sont encore moins importantes. J’ai déjà parlé des gisements qui se trouvent au nord de Ta-lan. Je citerai encore la mine de Ma-kang, située dans le voisinage de Ngan-nan, et celle de Ma-kou, qui est sur la frontière du territoire de Lin-ngan et du Tong-king. L’impôt que perçoit le gouvernement sur l’exploitation de ce métal, n’est que de 1,140 grammes d’or par an.

Il n’y a, à ma connaissance, qu’une mine d’étain dans le Yun-nan : c’est celle de Ko-kieou, située sur le territoire de Mong-tse, à l’est de Lin-ngan. Les mines de plomb et de zinc sont plus nombreuses et se trouvent surtout dans le nord de la province, aux environs de Tong-tchouen et de Ping-y-hien. Elles fournissent à l’État, de 300 à 400,000 kilogrammes de zinc et une centaine de mille kilogrammes de plomb par an. Il y a enfin quatorze mines de fer groupées pour la plupart dans la région lacustre dont Yun-nan est le centre ; elles ne payent, par an, que 2 ou 3,000 mille francs de droits à l’État.

L’exploitation des mines de cuivre est une sorte de commandite, dont l’État fournit les capitaux, en se réservant le droit d’acheter, dans chaque mine, à un prix déterminé, une quantité de métal fixée à l’avance. Le même droit est concédé aux provinces limitrophes, et le transport de cette redevance en nature, donnait lieu, avant la guerre civile, à d’immenses convois de barques, qui descendaient le fleuve Bleu et allaient transporter jusqu’à Pékin les millions de kilogrammes de cuivre, nécessaires à la fabrication des sapèques du Céleste Empire. En 1850, la somme qui était avancée par l’État pour l’exploitation des mines de cuivre de Yun-nan, s’élevait annuellement à un million de taels ; mais les mineurs se plaignaient vivement de ce que le prix officiel du cuivre fût beaucoup trop faible et la quantité de métal exigée beaucoup trop forte. Il en résultait une diminution sensible dans le nombre des travailleurs venus de tous les points de l’empire afin de prendre part à l’exploitation des richesses métallurgiques du Yun-nan. Après les prélèvements opérés dans les mines, par l’État et par les provinces, le commerce ne trouvait plus une quantité suffisante de cuivre pour alimenter ses achats.

La rébellion mahométane est venue aggraver cet état de choses, et la plupart des exploitations sont aujourd’hui abandonnées. Mais l’on sent combien facilement on pourra, quand le calme sera revenu dans cette belle contrée, raviver la production et lui donner un essor plus considérable. Une législation plus libérale, des moyens d’exploitation plus perfectionnés, un débouché commercial permettant de faire arriver sans intermédiaire tous ces métaux dans un port européen, feraient de Yun-nan le marché métallurgique le plus important du globe. À ce point de vue, il est inutile d’insister sur les conséquences que pourrait avoir l’ouverture du fleuve du Tong-king, dérivant immédiatement vers le port de Saïgon les produits du Yun-nan.

En même temps que Yun-nan est, en temps ordinaire, l’entrepôt de grandes quantités de cuivre qui donnent lieu à d’actives transactions et à une fabrication importante d’ustensiles, cette ville possède aussi une fabrique de monnaie, créée en 1661, où l’on frappe une énorme quantité de sapèques. L’alliage dont est formée cette monnaie divisionnaire, se compose, sur 100 parties, de 54 de cuivre, 42,75 de zinc et 3,25 de plomb. On produisait annuellement à Yun-nan, avant la guerre, plus de 101 millions de sapèques, représentant au taux légal de 1,200 sapèques, pour un tael ou une once d’argent, une valeur de 650,000 francs environ. Le sapèque pèse à peu près quatre grammes et demi. Depuis la guerre, cette production a beaucoup diminué ; les nécessités du moment ont amené à modifier l’alliage et à augmenter la quantité de zinc. La valeur de cette monnaie ainsi altérée, est devenue sujette à de nombreuses fluctuations : des fabrications clandestines se sont produites de tous côtés. Au moment de notre passage à Yun-nan, le change du tael était de 1,800 sapèques, et nous devions trouver des taux encore plus bas.

Ce n’est pas là la seule industrie de Yun-nan. On y tisse une étoffe particulière appelée tong hay touan tse, ou « satin de la mer orientale ». Cette étoffe, faite de fils de soie, que je soupçonne provenir en grande partie de l’araignée particulière dont j’ai signalé la présence à Ta-lan, est très-solide, nullement lustrée et en général d’une couleur noire, quoiqu’on puisse la teindre de toutes les nuances. Elle est très-renommée dans toute la Chine. On fait aussi à Yun-nan de beaux tapis, des couvertures et des feutres.

Les principaux produits indigènes que l’on trouve sur le marché sont : le thé, le cinabre, le musc, la soie, des préparations médicinales, du tabac et de l’opium, qui vaut environ un tael et demi le demi-kilogramme. Il est apporté surtout par les Lawas et les Kongs qui habitent la rive droite du Cambodge vis-à-vis de Pou-eul. Il contient une quantité d’opium pur égale à celle que l’on peut extraire de l’opium de Catna, mais il est moins parfumé. Le sel se vendait, au moment de notre passage, près de deux francs le kilogramme, à cause de l’occupation, par les Mahométans, des puits situés à une vingtaine de lieues dans le nord-ouest de la ville. Des draps et des fourrures russes, des cotonnades anglaises venues de Canton, du coton brut importé de Birmanie, sont les principaux produits étrangers.

La plaine de Yun-nan est riche en céréales, en arbres à fruits, en pâturages. On y cultive le blé, le sorgho, le maïs, l’avoine, le tabac, le lin ; la prune, la cerise, la pêche, la fraise, la noix, la châtaigne, la poire, sont les principaux fruits qu’on y rencontre. Çà et là, des troupeaux de moutons, de chèvres, de bœufs et de buffles, paissent sur le flanc des collines. Celles-ci contiennent des carrières de marbre et de cette pierre particulière que les Chinois appellent « pierre d’azur ».

La culture du pavot a amené la disparition, sur le marché de Yun-nan, d’une denrée très-importante, la cire. Au dire des indigènes, les abeilles, autrefois très-nombreuses dans cette partie de la Chine, ont éprouvé pour la fleur du pavot, la même attraction malsaine que le Chinois éprouve pour le suc qu’on retire de son fruit. À l’époque où fleurissent les champs de pavots, ces insectes accouraient en foule y butiner, mais ils ne pouvaient ensuite reprendre goût à une autre nourriture et ils succombaient dans l’intervalle de deux saisons.

On nous cita un autre exemple de ce singulier attrait que le pavot exerce sur les animaux aussi bien que sur l’homme. Dans une bouillerie d’opium de la ville, on avait remarqué que des rats venaient en grand nombre, le soir, humer les vapeurs qui s’échappaient des fourneaux. À la suite de l’occupation momentanée de Yun-nan par les Mahométans, la bouillerie cessa de fonctionner et fut abandonnée pendant quelque temps. Quand un nouveau propriétaire vint s’y installer, il trouva sur le clayonnage resté en place, plusieurs cadavres de rats : ils étaient morts de faim en attendant la jouissance qu’ils avaient coutume d’éprouver en respirant les vapeurs de l’opium !

Le lac de Yun-nan, qui est le plus considérable de toute la province, se déverse dans le Yang-tse kiang, par une rivière qui sort de l’extrémité sud-ouest du lac, près de la ville de Kouen-yang tcheou. Il porte le nom de « mer de Tien ». Le royaume de ce nom occupait jadis une grande partie de la province de Yun-nan.

Il convient d’interrompre un instant ce récit, pour donner quelques indications historiques sur la contrée que nous venons de parcourir.



  1. Voy. les costumes Pa-y, donnés Atlas, 2e  partie, pl. XXXV.
  2. Voy. pour la suite du récit la carte itinéraire no 8, Atlas 1re  partie, pl. XI.
  3. Ta-jen «grand homme» est un qualificatif honorifique qui suit toujours, en Chine, le nom des hauts fonctionnaires. Ta-lao-ye, «vieux grand père», suit celui des fonctionnaires d’ordre inférieur.
  4. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XXXIII, le dessin de ce portique.
  5. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XXXIV, la vue de Pou-eul.
  6. Voy. Wilford, Asiatic Researches, t. IX, p. 60, et t. VII, p. 466.
  7. Voy. les types de la planche XXXV de la 2e partie de l’Atlas.
  8. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XXXVI, le panorama du fleuve et de la ville de Yuen-kiang.
  9. Voy. les vocabulaires donnés à la fin du second volume.
  10. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XXXVII.
  11. Voy. Atlas, 2e part., pl. XXXVIII.