Voyage d’exploration en Indo-Chine/Le Bouddhisme en Indo-Chine

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CONVOI FUNÈBRE D’UN LAOTIEN.

XVIII

LE BOUDDHISME EN INDO-CHINE. — USTENSILES DU CULTE. — CÉRÉMONIES. — FÊTES. — CALENDRIER.

Je n’ai nullement l’intention d’entrer ici dans la métaphysique ou l’histoire du bouddhisme. Ce sujet difficile a été traité par des auteurs plus compétents que moi ; le temps d’ailleurs n’est peut-être pas encore venu où il pourra être complètement élucidé. Je vais me contenter d’indiquer comment le bouddhisme est pratiqué en Indo-Chine, en renvoyant pour les dogmes eux-mêmes aux ouvrages spéciaux[1].

Au Laos, comme au Cambodge, le rite suivi est le rite singalais et la langue sacrée est le pâli. En outre du texte pâli, les livres saints contiennent des explications en langue vulgaire. Les caractères en sont gravés au poinçon sur des feuilles de palmier, découpées en étroites lanières appelées bay et réunies en cahiers (pouc) souvent dorés sur tranches. Aux doctrines bouddhiques, le Laotien, comme le Cambodgien, mélange d’anciennes croyances aux démons et aux esprits de toutes sortes, parmi lesquels les génies des lieux, ou les Neac ta et les mânes des ancêtres tiennent une large place.

Les prêtres ou bonzes forment en Indo-Chine la classe la plus instruite. Ils sont excessivement nombreux. Dans le Laos siamois, le plus petit village possède toujours au moins deux pagodes. À Bassac, il y en a seize. Plus au nord, chez les Kuns et les Lus, le nombre des religieux diminue sensiblement, à cause sans doute de l’état troublé du pays.


PROFIL DU BOUDDHA EN BRONZE DE LA PAGODE ROYALE DE BASSAC.

Chaque matin, vers huit heures, on voit passer dans le sentier du village les ministres de Bouddha, vêtus de robes jaunes et la tête complètement rasée, tenant sous le bras gauche le panier aux offrandes. Ils ne s’arrêtent ni ne demandent ; mais les habitants, surtout les femmes, les guettent au passage et déposent respectueusement dans leur panier le riz, destiné à leur nourriture. Ils ne peuvent manger qu’après le coucher du soleil.


TÊTES DE BOUDDHA EN GRÈS SCULPTÉ, TROUVÉES DANS UN SANCTUAIRE DE BASSAC.

Les bonzes sont chargés de l’éducation des enfants, dont un certain nombre vivent avec eux. Ces novices sont appelés néns. Ils sont vêtus de la robe jaune et formés de bonne heure aux cérémonies du culte. Les vœux des bonzes sont loin d’ailleurs d’être perpétuels, et la robe jaune peut se quitter aussi facilement qu’elle se prend. Il est même d’un bon effet de se faire ordonner prêtre et de se consacrer pendant quelque temps au service d’une pagode. Les princes eux-mêmes se conforment à cet usage, le plus souvent par politique, quelquefois par piété sincère.


STATUE DE BOUDDHA EN BOIS, À TÂT CHOM YONG.

L’ensemble des constructions qui composent une pagode s’appelle au Laos vat comme chez les Cambodgiens.

Dans le sud de l’Indo-Chine, le terrain d’une pagode est toujours une aire nivelée avec soin, de forme généralement rectangulaire. Au centre s’élève le temple appelé Vihan (vihara) dont les murailles sont ordinairement en briques jusqu’à hauteur d’appui.

Le toit est supporté par quatre rangées de colonnes qui forment trois nefs. Les colonnes extérieures sont beaucoup plus petites que les autres. Chez les Lus, leur nombre est fixé à sept ; elles laissent par conséquent entre elles six intervalles appelés loveng. C’est dans le second de ces intervalles que se trouve l’autel sur lequel repose la statue. Dans le Laos siamois, l’autel est souvent adossé au fond même de la pagode[2].

La statue est toujours de dimensions très-considérables. Elle est ordinairement en bois, quelquefois en briques recouvertes d’une épaisse couche de chaux, quelquefois en bronze. Elle est presque toujours dorée. En général, elle fait face à l’est. Les dessins ci-dessus représentent les différents types de Bouddha qui prévalent dans le Laos. Sur l’autel se trouvent de nombreux ex-voto, statuettes, figurines, etc.


CHAISE D’UNE PAGODE.

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Dans le nord du Laos, au pied de l’autel et des grandes colonnes, on pratique, dans le ciment qui forme le pavé de la pagode, des trous pour verser de l’eau ; à gauche de l’autel est placée une chaire (Ho theat ; chez les Lus, Tentammat). C’est là que le chef des bonzes vient lire les livres saints à l’assemblée des fidèles. Quelquefois la chaire est dans un édifice à part que l’on appelle Ho chec. À côté d’elle, se trouve un banc ou une plate-forme, élevée de 30 à 50 centimètres au-dessus du sol ; c’est la place des bonzes. On la nomme Tensang. À côté du temple, sont les habitations des bonzes. Il y a, en outre, presque toujours, dans l’intérieur de l’enceinte, une sorte de clocher en bois, supporté par quatre


GONGS ET TAM-TAM À L’INTÉRIEUR D’UNE PAGODE.

piquets, qui contient soit une cloche, soit un tambour, soit un instrument en bois creux, destinés à annoncer les cérémonies.


COFFRE SERVANT À RENFERMER LES LIVRES SACRÉS.

Enfin, à l’un des angles de l’enceinte, est un soubassement rectangulaire sur lequel s’élève une autre statue de Bouddha ; un toit supporté par quatre colonnes la recouvre, et à l’entour sont placées les huit sema ou pierres consacrées debout, qui, dans les pagodes importantes, portent des inscriptions. Ce sanctuaire isolé s’appelle le Bot.


GUÉRITE OÙ SE RETIRENT LES BONZES POUR FAIRE DES RETRAITES RELIGIEUSES.

Il faut signaler, parmi les principaux ustensiles du culte, la tablette qui sert à déposer les offrandes et que l’on nomme Hong khau, la guérite (Toup kam), dans laquelle se retirent les bonzes, à certaines époques, pour faire des retraites religieuses ; les gongs, tam-tams, parasols, dais, etc., placés à l’intérieur des temples, les coffres servant à renfermer les livres sacrés. Quelquefois, ces objets prennent des dimensions très-considérables ; les tablettes à offrandes se transforment en petits monuments appelés Ho ; les coffres, en bâtiments spéciaux construits à l’écart, et placés souvent au milieu d’une pièce d’eau, de


TABLETTE SERVANT À DÉPOSER LES OFFRANDES.

façon à préserver les manuscrits de l’atteinte des fourmis blanches. Plus souvent encore,

ces meubles se réduisent aux proportions les plus simples et les moins décoratives.

Les petits oratoires isolés, que l’on rencontre souvent aux environs des pagodes, s’appellent Ktoup.


BIBLIOTHÈQUE D’UNE PAGODE AU LAOS.

J’ai déjà eu l’occasion de parler des Tât ou pyramides qui sont, au Laos, les monuments religieux les plus importants et les plus célèbres. On les désigne aussi sous le nom de Chay dey (Chaitya[3]), et ils sont toujours supposés contenir une relique.

Les cérémonies quotidiennes du culte sont des plus simples et parfois des plus touchantes. Les fidèles viennent isolément au temple déposer sur l’autel un peu de riz, des fleurs, faire brûler des bougies ou quelques fils de coton imbibés d’huile, pour appeler la bénédiction de Bouddha sur leur famille ou sur leurs champs ; quelquefois on apporte une offrande de viande ou de fruits pour un parent ou un ami en voyage. Le bonze appelé récite une prière à l’intention qu’on lui indique, soit en langue vulgaire, soit en pâli ; cette dernière prière passe pour bien meilleure, mais ne se récite qu’autant que le cadeau est considérable. On verse un peu d’eau pendant l’oraison dans les trous pratiqués à cet effet. Cette sorte de libation est faite en l’honneur d’un génie femelle, nommé Nang Patoram, qui est préposé à la garde des eaux. Les néns enlèvent avant midi toutes les boulettes de riz déposées sur les plateaux à offrandes, et changent matin et soir l’eau de la gargoulette placée devant la statue.

Les bonzes se réunissent régulièrement pour prier : trois fois par jour ils récitent deux à deux devant l’autel une sorte de formule qui rappelle la confession : le plus jeune énumère ses fautes ; le plus âgé lui répond : « Je n’ai rien à te reprocher, mon frère, car moi aussi j’ai péché. » Aux premiers temps du bouddhisme, disent les vieillards, cette prière était d’or, aujourd’hui elle est de plomb.

Les autres prières qui se disent dans le courant du jour sont le plus souvent des extraits de légendes des vies antérieures de Bouddha. Chaque pagode a son histoire préférée. Une prière très-fréquente et très-longue est celle qui consiste à demander que la paix subsiste entre tous les animaux qui vivent sur la terre. Quelquefois on récite de longues litanies où l’on invoque tous les personnages sacrés, Pha En, Phya Nak, et surtout Pha Chom, à qui on demande la pitié (Som ou Meancoum). Les quatre Chatoulo, les trente-deux Yomarat, qui habitent le Noroc (Naraka, probablement un des enfers bouddhistes), les personnages qui président aux points cardinaux et aux jours de la semaine sont souvent nommés pendant les prières.

Les bonzes disent aussi un chapelet partagé en dizaines, que chaque bonze porte à la ceinture. Il se compose de petites prières, répétées chacune dix fois. En voici un exemple : « Aujourd’hui j’ai mangé du riz ; ce riz n’est pas le mien. Que ceux qui m’en ont fait l’aumône voient leurs vœux accomplis et soient heureux. » — Autre : « J’ai des habits ; ils ne m’appartiennent pas, etc. »

Dans leurs habitations, les bonzes s’exercent à la lecture et à la copie des livres sacrés Ces lectures, faites à haute voix et psalmodiées sur une espèce de rhythme monotone, se prolongent le soir assez tard, et, alors que tout autre bruit a cessé, se font entendre d’une extrémité du village à l’autre.

Chez les Lus, quand on commence à prier, on fait en saluant l’autel une foule de gestes de la main comme pour écarter des génies malfaisants.

Les fêtes ont toujours lieu à la nouvelle et à la pleine lune. Les mois sont partagés en deux parties : la première est appelée khang khun, « période de la lune croissante » ; la seconde, khang lem, « période de la lune décroissante » ; le jour de la pleine lune s’appelle duon ping. Le premier mois de l’année s’appelle duon chieng ; les autres se numérotent de 2 à 12. On dit : duon song, « deuxième mois » ; duon sam, « troisième mois », etc. Dans le nord du Laos, le commencement de l’année n’est pas réglé, comme dans le sud, par le calendrier chinois. Le 16 juillet correspondait en 1867 au premier jour décroissant du neuvième mois, et par suite le premier mois de l’année des Kuns et des Lus coïncidait avec le mois de novembre et devançait de trois mois le premier mois chinois.


TOMBEAU LAOTIEN.

Les fêtes à époque fixe sont celles de l’année nouvelle (boun pi mai), celle des fleurs (boun nam doc mai) qui se célèbre le 16, ou le 1er décroissant, du quatrième ou du septième mois (mai), selon que l’on compte d’après le calendrier du nord ou celui du sud[4], celles de l’entrée (boun khau pha Vasa) et de la sortie (boun pha Vet[5]) des trois mois pluvieux, qui se célèbre le 16 du cinquième et du huitième mois (juin), et le 16 du huitième ou du onzième (septembre). Pendant cette saison qui s’appelle Pha Vasa, les bonzes ne peuvent pas découcher, et il y a fête dans les pagodes à chaque quartier de la lune. Il y a également, au commencement du neuvième ou du douzième mois (octobre), une fête pour l’offrande des habits nouveaux aux bonzes. Nous avons été témoins de cette cérémonie à Bassac et à Xieng Hong ; dans le sud, elle s’appelle boun kon then ; dans le nord, boun khau salac. Dans le sud, la fin de l’inondation est marquée par la fête des bateaux ou heua song dont j’ai déjà parlé (voy. ci-dessus p. 202). L’érection d’une statue nouvelle, la prise d’habit d’un bonze, la copie des soutras, la consécration d’une nouvelle pagode, et enfin les funérailles donnent lieu à de nouvelles cérémonies[6].

La crémation des grands personnages (boun sop) est une des grandes solennités des populations indo-chinoises, et quand il s’agit d’un souverain, elle prend des proportions extraordinaires. Tous les fonctionnaires du royaume sont convoqués plusieurs mois à l’avance, et les édifices, construits pour recevoir le cercueil jusqu’au jour, souvent très-éloigné, où on le livrera aux flammes, sont d’une grande magnificence. Je ne reviendrai pas ici sur des détails souvent donnés. À la cérémonie des funérailles, que les bonzes président toujours en grand appareil, succèdent des fêtes, qui se prolongent pendant plusieurs jours et dégénèrent souvent en orgies.

Les cendres des morts sont recueillies, placées dans une urne et ensevelies soit dans l’enceinte des pagodes, s’il s’agit d’un bonze ou d’un grand personnage, soit à l’écart, dans la campagne. Ces sépultures sont indiquées par de véritables monuments, s’il s’agit d’un saint ou d’un prince, et plus ordinairement par de petites pyramides, des colonnes en bois sculpté et doré, ou de simples poteaux.

Si le bouddhisme cambodgien est intolérant, les mœurs religieuses sont au Laos d’une grande indulgence[7]. L’hospitalité que nous avons reçue pendant tout notre voyage dans les pagodes laotiennes, ne nous a jamais imposé d’autre obligation que d’aller tuer en dehors du territoire consacré, les animaux destinés à notre nourriture, et nous avons trouvé chez les ministres du culte un accueil partout bienveillant, presque toujours désintéressé.



  1. Voy. surtout Hardy’s Eastern monachism et A manual of Budhism.
  2. Voy. les dessins, p. 197 et 205, représentant l’intérieur et l’extérieur d’une pagode à Bassac.
  3. Le mot Chaitya semble réservé dans l’Inde aux pyramides élevées sur les lieux consacrés par quelque fait religieux, tandis que le mot Dagoba implique l’existence d’une relique de Bouddha à l’intérieur du monument. Cette distinction n’existe plus en Indo-Chine, où le mot Chay dey a été détourné de son premier sens et désigne presque toujours un monument contenant une relique.
  4. Nous avons assisté à cette fête à Luang Prabang. Voy. ci-dessus, p. 328.
  5. Pha Vet désigne au Laos l’avant-dernière incarnation de Bouddha.
  6. Voyez Atlas, 2e partie, les planches XII et XXIII.
  7. La comparaison qu’a faite Wusthof au xviie siècle de la religion des deux pays est encore vraie aujourd’hui. Voy. Bulletin de la Société de Géographie, sept.-octobre 1871, p. 277.