Voyage d’exploration en Indo-Chine/Mœurs, habitations, costumes, industrie des populations laotiennes

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CABANE DE LAOTIEN PAUVRE.


XV

MŒURS, HABITATIONS, COSTUMES, INDUSTRIE DES POPULATIONS LAOTIENNES. — ORGANISATION POLITIQUE ET ADMINISTRATIVE. — MONNAIES. — POIDS ET MESURES. — MUSIQUE LAOTIENNE.


Les principaux éléments de population de la vallée inférieure du Cambodge, sont : la race annamite, la race cambodgienne et la race laotienne[1]. Ces trois races ont refoulé dans les parties montagneuses ou dans les forêts, des tribus nombreuses que j’ai mentionnées à plusieurs reprises dans le cours de ce travail, et que je continuerai à décrire au fur et à mesure des nécessités du récit. La race annamite est aujourd’hui trop connue et sort trop de mon sujet immédiat pour que j’aie à m’en occuper ici. J’ai déjà parlé au point de vue ethnographique de la race khmer. (Voyez ci-dessus p. 108-112). Je vais m’occuper surtout de la race thai, qui est disséminée dans toute l’Indo-Chine, depuis l’Himalaya jusqu’à la presqu’île malaise et qui se présente sous un aspect très-uniforme dans toute la partie de la vallée du fleuve comprise entre le Cambodge et Luang Prabang.

Le rameau particulier qui habite cette dernière zone se désigne lui-même sous le nom de Lao ; le nom de Thai, qui répond au mot vir des Latins, est celui que se donnent presque toutes les autres branches de la même race. Les Siamois s’appellent Thai noi ou « petits Thai » ; les gens de Xieng Mai, les Thai niaï ou les « grands Thai ». Plus au nord, les Thai qui habitent la principauté de Xieng Tong ou de Muong Kun s’appellent Kun, alors que leurs voisins de Xieng Hong prennent le nom de Lu. Les Thai des provinces situées sur les bords de la Salouen se nomment Phong. Les Thai neua ou « Thai d’en dessus » se rencontrent à l’est du Yun-nan ; enfin, dans une foule de provinces, on ajoute au mot Thai le nom de la province elle-même pour en désigner les habitants. C’est ainsi qu’on dit les Thai Lem, les Thai Ya, etc.

Les détails qui vont suivre s’appliquent surtout aux Laotiens qui étaient, avant le voyage de la Commission française, le moins connu des rameaux de la race thai. J’indiquerai, soit dans ce chapitre, soit dans le cours du récit, les différences essentielles qui le séparent des rameaux voisins.

Dans toute la vallée du Cambodge, les grands centres de population comme les plus petits villages, se composent de longues séries de maisons parallèles au fleuve, très-distancées en général et entourées de jardins ; aussi n’est-il pas rare de les voir occuper plus d’une lieue, le long de la berge. Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la rive, le terrain s’affaisse peu à peu et les rizières apparaissent ; de nombreux canaux, dont la plupart ne sont que des crevasses naturelles du sol, les font communiquer avec le fleuve, dont ils répandent les eaux fort au loin dans l’intérieur.

Le bambou, le rotin et le bois, sont les seuls matériaux employés dans la construction des habitations[2] ; elles sont toutes élevées au-dessus du sol, d’une hauteur qui dépasse rarement 2 mètres, par deux ou trois rangées de colonnes en bois dur. Le cloisonnage intérieur et les murailles sont faits avec des bambous jeunes, écrasés, puis tressés. La plus grande longueur des maisons est ordinairement dans le sens du fleuve ; elle comporte quatre ou six rangs de colonnes, ce qui donne à l’intérieur trois ou cinq compartiments. Cette dernière règle paraît absolue. Les toits sont recouverts en paille, très-inclinés, et ils descendent très-bas, pour abriter l’intérieur de la case du soleil et de la pluie. En général, une habitation confortable se compose de deux maisons parallèles, séparées quelquefois par une petite terrasse. L’une des maisons sert au maître, l’autre aux esclaves ; la terrasse est une sorte de vestibule de communication : on y reçoit, on y traite les affaires. Le dessous de la maison sert de remise pour les chars, les instruments de travail et de pêche ; les femmes y établissent leurs métiers à tisser.

Les gens pauvres se réduisent à une seule maison à laquelle ils ajoutent une petite terrasse au-dessus de laquelle le toit vient se prolonger. Les demeures des gens riches ou des mandarins offrent souvent un degré remarquable de solidité et d’élégance. Leur charpente, faite en beau bois d’ébénisterie, est assemblée avec la plus grande précision. Les toits ne descendent plus aussi bas ; les murailles sont en planches et l’on y ménage de petites fenêtres en ogive à encadrement sculpté. L’ensemble de l’habitation forme souvent une longue enfilade de cases, réunies par des terrasses, où l’on trouve successivement la salle de réception et d’audience, l’appartement des femmes, le logement des esclaves, et enfin le sanctuaire, tenu hermétiquement fermé à l’abri des regards profanes, qui renferme les dieux et les trésors de la famille.

Les habitations un peu grandes sont toujours précédées d’une cour et une forte palissade en enclôt les dépendances. Parmi ces dernières, il faut citer le magasin à riz, petite construction de 3 mètres de long sur 2 mètres de large, dont les murailles sont lutées avec de l’argile ; il contient environ 8 à 10 mètres cubes de riz : c’est l’approvisionnement de la famille, d’une récolte à l’autre.

Le terrain qui entoure l’habitation est planté de manguiers, de cocotiers, d’aréquiers, de tamariniers, etc. Le jardinage est fort borné ; quelques potirons, du piment, des aubergines, quelques pieds de bétel et quelques fleurs d’ornement en font tous les frais. Le terrain de chaque famille a 40 ou 50 mètres dans le sens du fleuve, sur 60 à 80 mètres en profondeur.

L’ameublement est des plus simples ; le plancher est recouvert de nattes sur lesquelles on s’accroupit auprès d’un coussin. Dans la salle de réception des mandarins, il y a souvent une plate-forme, élevée de 30 à 40 centimètres au-dessus du plancher. Des lances ou des fusils à pierre, rangés le long de la muraille dans des râteliers en bois, quelques tentures, masquant une porte ou un couloir, des filets de chasse ou de pêche, parfois une ou deux cages d’éléphant, complètent le mobilier des plus riches seigneurs de la contrée.

Les ustensiles domestiques sont nombreux : il en est d’un usage général que l’on trouve dans la maison du plus pauvre comme dans celle du plus riche. Tel est le plateau à bétel qui contient les feuilles fraîches de cette plante, les noix d’arec, l’étui à chaux et le tabac, ensemble des condiments indispensables à la formation de la chique, qui est en usage chez tous les peuples de l’Indo-Chine, et qui leur fait ces dents noires et ces lèvres sanguinolentes, dont le premier aspect est si repoussant. Un petit bâton sert à étendre la chaux sur la feuille de bétel ; des ciseaux à ressort toujours bien aiguisés, aident à découper l’arec en rondelles minces ; parfois on met dans un tube en bronze tous ces divers ingrédients, et une fille respectueuse les broie longuement avec un pilon en fer, avant de les présenter au vieillard, chef de la famille, dont les dents branlantes se refusent à ce service. Sur un autre plateau en métal s’étalent les cigarettes, qui jouent le rôle le plus important dans l’hospitalité laotienne. Un crachoir est toujours mis à la portée des chiqueurs et des fumeurs. Les gens aisés offrent après la cigarette une tasse de thé, et les théières, les crachoirs, les boites diverses sont en argent, en or même, chez les grands personnages.

Les ustensiles de table sont presque tous empruntés aux Chinois. On range sur un grand plateau en cuivre ou en bois, tous les bols en faïence ou en porcelaine, qui contiennent le poisson, les viandes et les condiments. Des bols un peu plus grands ou de petits paniers en bambou, de formes souvent élégantes, sont placés, remplis de riz, à côté de chacun des convives. Ceux-ci puisent tour à tour avec leurs baguettes dans les différents bols du plateau et composent avec toutes les sauces un savant mélange, auquel une boulette de riz vient servir de lien. On ne boit guère en mangeant : ce n’est qu’après le repas que chacun va puiser un bol d’eau dans la jarre voisine et que se succèdent — si la réunion est nombreuse et l’hôte généreux — les libations d’eau-de-vie de riz et de thé. Les femmes mangent à part. Le chef de la famille mange ordinairement seul.


USTENSILES DOMESTIQUES.

1-2. Plateau à fruit ou à offrandes et son couvercle en bambou tressé. — 3. Peigne en bois. — 4, 5, 6. Paniers à riz en bambou. — 7. Cuillère en bois pour puiser l’eau. — 8. Lanterne en bambou.

Le costume se compose, pour les gens du commun, d’une simple pièce de cotonnade passée entre les jambes et autour de la ceinture ; c’est ce que nous sommes convenus d’appeler un langouti : les Laotiens l’appellent pha nong. Pour les gens d’un certain rang, le langouti est en soie, et on y ajoute souvent une petite veste boutonnée droit sur la poitrine, à manches étroites et une autre pièce d’étoffe, également en soie, que l’on porte soit en guise de ceinture, soit en écharpe autour du cou. Les Laotiens ont la tête rasée et ne conservent qu’un rond de cheveux longs de trois ou quatre centimètres sur le sommet de la tête. La coiffure et la chaussure sont choses presque hors d’usage au Laos ; seuls les gens de peine et les bateliers, quand ils travaillent ou quand ils rament sous un soleil ardent, se couvrent la tête d’un immense chapeau de paille presque plat qui ressemble à un parasol. Les personnages d’un rang élevé portent, quand ils sont en grande toilette, des espèces de pantoufles ou de mules qui paraissent les gêner beaucoup et qu’ils quittent dès qu’ils en trouvent l’occasion.


JEUNE FILLE LAOTIENNE (BASSAC).

Les femmes laotiennes ne sont guère plus vêtues que leurs maris. Le langouti, au lieu d’être relevé entre les deux jambes, est simplement serré à la ceinture et tombe un peu au-dessus des genoux de manière à former comme une sorte de jupon court et collant que l’on appelle sin. En général, une seconde pièce d’étoffe se drape sur la poitrine et se rejette sur l’une ou l’autre épaule sans grand souci de cacher les seins. Les cheveux, qui sont toujours d’un noir magnifique, sont portés dans toute leur intégrité et relevés en chignon sur le sommet de la tête. Une bandelette en étoffe ou en paille tressée, large de deux travers de doigt, les retient et les entoure, sorte de petit diadème orné souvent de quelques fleurs. Toutes les femmes portent, au cou, aux bras et aux jambes, des cercles d’or, d’argent ou de cuivre, entassés quelquefois en assez grand nombre les uns au-dessus des autres. Les plus pauvres se contentent de cordons de coton ou de soie auxquels sont suspendues, surtout chez les enfants, de petites amulettes données par les prêtres comme talismans contre les sortilèges ou comme remèdes contre les maladies. Les hommes faits dédaignent ces ornements et n’estiment que les bagues à pierres brillantes, que l’on achète fort cher aux colporteurs qui viennent de Bankok, et dont les gens riches ont souvent les doigts chargés. Les boucles d’oreilles sont aussi d’un usage assez répandu. Il faut mentionner parmi les accessoires du costume l’invariable cigarette, roulée en forme de tronc de cône dans un fragment séché de feuille de bananier et posée sur l’oreille comme la plume d’un scribe.


USTENSILES DE PÊCHE.

La plupart des Laotiens sont tatoués sur le ventre ou sur les jambes : cette habitude est loin d’être générale, dans la partie sud de la vallée du fleuve, et c’est ce qui a valu aux Laotiens des anciens royaumes de Vien Chan et de Bassac, le nom de Laotiens à ventre blanc, que l’on trouve dans certaines relations, par opposition aux Laotiens à ventre noir ou Laotiens du nord, chez lesquels le tatouage prend des proportions beaucoup plus considérables. Il semble que c’est surtout le voisinage et la domination des Birmans qui ont introduit ou maintenu cette coutume chez les Thai du nord. Dès que l’on dépasse la partie du Laos, qui dépend de la Birmanie, pour arriver aux populations thai de la frontière chinoise, chez les Thai neua, par exemple, le tatouage disparaît.

Pour pratiquer le tatouage, on prend du fiel de porc ou de poisson que l’on mélange à de la suie. On fait sécher cette mixture, qu’on délaye avec de l’eau au moment de s’en servir. L’opération s’effectue avec une aiguille, longue de 60 centimètres, large d’un centimètre à l’une de ses extrémités, et allant en s’effilant vers la pointe, où elle est fendue, comme un bec de plume, sur une longueur de 4 à 5 centimètres. Ce travail sur la peau occasionne ordinairement deux ou trois jours de fièvre, sans préjudice des plaies ou des ulcères qui surviennent à la moindre écorchure, lorsque le sujet est trop âgé ou d’un tempérament lymphatique.


ARMES ET OUTILS LAOTIENS.


1. Lance dont on se sert à la chasse de l’éléphant ; longueur : 4m,20. — 2. Lance de fantassin. — 3. Hache servant à abattre les arbres ; longueur : 1m,20 ; la partie ƒ est mobile et peut se placer perpendiculairement. On s’en sert alors comme d’une herminette. — 4. Rasoir et son étui ; longueur : 0m,20. — 5. Tourne vis et marteau pour les fusils. — 6. Boîte à balles en bambou tressé. — 7. Poire à poudre en bois. Le couvercle a sert à mesurer les charges. — 8. Couteau ordinaire ; longueur : 0m,40. — 9. Couteau-poignard ; longueur : 0m,25. — 10. Ciseaux ; longueur : 0m,30. — 11. Petite hache ; longueur : 0m,30. — 12. Ciseaux servant à découper la noix d’arec ; longueur : 0m,17. — 13. Couperet servant à couper les herbes ou à se frayer un chemin dans les broussailles ; longueur : 0m,40. — 14. Sabre et son fourreau. — 15. Arc et flèche en bambou.

C’est entre douze et dix-huit ans que l’on se fait tatouer, et l’artiste qui exécute les arabesques, les animaux, les dessins de fantaisie plus ou moins variés dont se compose le tatouage, se fait payer de 5 à 8 francs[3]. Les différences de costume entre les Laotiens du sud et ceux du nord tiennent au changement de climat et de domination. L’une des plus caractéristiques consiste dans la coiffure ; les cheveux longs et le turban birman remplacent partout au nord de Luang Prabang le toupet siamois et la tête nue. La veste devient aussi d’un usage beaucoup plus général.

La polygamie n’existe pas, à proprement parler, dans les mœurs. Les gens riches seuls ont plusieurs femmes, et encore en est-il toujours une parmi elles qualifiée de légitime. La pureté des alliances est une condition indispensable pour établir la succession aux diverses charges. Ainsi, une femme qui ne serait pas noble et princesse ne saurait au Laos donner à un roi un fils apte à lui succéder.

Quant au régime civil de la famille, il semble être réglé à peu de nuances près par la loi chinoise qui domine dans toute la péninsule, à Siam comme au Tong-king. Les mœurs sont assez libres et la fidélité conjugale tient souvent à bien peu de chose. L’adultère se punit d’une simple amende et l’opinion est pleine d’indulgence pour les faiblesses amoureuses de l’humaine nature. Le divorce peut avoir lieu d’un commun accord.

Comme à Siam et au Cambodge, l’esclavage existe au Laos : on devient esclave pour dettes, pour vol, par confiscation judiciaire, pour éviter la mendicité ; mais cette catégorie d’esclaves est excessivement restreinte. L’immense majorité de ces malheureux se recrute, comme je l’ai déjà dit, chez les tribus sauvages de l’est. Ils sont employés à la culture et aux travaux domestiques, et sont traités avec la plus grande douceur. Ils vivent même souvent si intimement et si familièrement avec leurs maîtres que sans leurs cheveux qu’ils conservent longs et leur physionomie particulière, on aurait de la peine à les reconnaître au milieu d’un intérieur laotien.

Les prisonniers de guerre forment une catégorie d’esclaves à part ; ils appartiennent au roi, et leurs enfants naissent esclaves. Le roi les distribue d’ordinaire à ses mandarins.

Les Laotiens sont fort paresseux, et quand ils ne sont pas assez riches pour posséder des esclaves, ils laissent volontiers aux femmes la plus grande partie de la besogne journalière ; en outre des travaux intérieurs de la maison, celles-ci pilent le riz, travaillent aux champs, pagayent dans les pirogues. La chasse et la pêche sont à peu près les seules occupations réservées exclusivement au sexe fort.

Il serait oiseux de décrire ici tous les engins dont on se sert pour attraper le poisson, principal aliment, après le riz, de toutes les populations riveraines du Mékong et que le fleuve fournit en quantités presque inépuisables. Ce sont, en général, de vastes tubes en bambou et en rotin, ayant un ou plusieurs cols en entonnoir dont les pointes repoussent le poisson une fois qu’il est entré. On fixe solidement ces appareils à un arbre de la rive, en présentant leur ouverture au courant, ou bien on les immerge complètement à l’aide de grosses pierres. On va les visiter ou les relever tous les deux ou trois jours. On se sert encore d’un ingénieux petit système de flotteurs qui supporte une rangée d’hameçons et qui réalise la pêche à la ligne en supprimant le pêcheur. Il est aussi des genres de pêche plus actifs que ceux-là : la pêche au trémail, au filet, au harpon, à l’épervier ; tous exercices dans lesquels les Laotiens, sont dès leur enfance d’une adresse remarquable.

La chasse est plutôt le partage des sauvages que des Laotiens, et ceux-ci sont loin de tirer parti des ressources giboyeuses de la contrée. Quelquefois, on se réunit en troupe nombreuse pour une battue dans la forêt et l’on réussit à abattre un cerf ou deux ; mais ces sortes de divertissements sont plus bruyants qu’utiles, et les filets dont se servent les Laotiens sont d’une efficacité plus grande que leurs fusils à pierre et leurs chasses à courre.

Le tigre est la terreur de toutes les populations indo-chinoises ; les grandes forêts et les cerfs innombrables de cette région favorisent sa multiplication et rendront sa destruction difficile. Les Siamois accordent la liberté à l’esclave qui réussit à tuer un de ces animaux ; un homme libre est exempt d’impôt et de service militaire ; un soldat acquiert un grade. Ces sortes d’exploits sont très-rares.


CHASSE AU CERF AU LAOS.

Il est peu ou point de professions au Laos. Chacun crée autour de soi de quoi subvenir à tous ses besoins, et, tour à tour agriculteur, pêcheur, charpentier, tisserand, teinturier, tailleur, se nourrit, se loge, s’habille et se transporte sans l’aide ou le secours de personne. Il y a quelques individus assez habiles dans l’art de ciseler les métaux ; ce sont eux qui fabriquent les bijoux, les vases et les boîtes en or et en argent qui figurent dans le mobilier des riches Laotiens. On fournit toujours la matière première aux ouvriers. Leur outillage, pour façonner le bois ou les métaux, est plus qu’insuffisant et relève certainement leur mérite. Pour sculpter le bois, ils n’ont que la pointe du gros couteau à large lame, qu’ils portent toujours à leur ceinture et qui leur sert à se frayer un passage dans la forêt, à couper le bois de leur cuisine, à construire leur maison, sans lequel, en un mot, ils ne pourraient rien faire. Ils fabriquent du fil de fer à l’enclume, et la patience de ces pauvres gens n’a d’égale que leur peu d’ingéniosité à se construire des outils plus commodes.

Le système de gouvernement et d’administration des provinces laotiennes est à peu près le même que celui qui est en vigueur à Bankok. Le gouverneur de la province, quand il a le titre de roi, prend le nom de Chao Muong, « maître du Muong ». Au-dessous de ce titre viennent, suivant l’importance des provinces ou la dignité des titulaires, les qualifications de Phya, Phra, Luong. Les gouverneurs ont sous eux trois grands dignitaires, l’Oparat[4], le Ratsvong et le Ratsbout ; comme au Cambodge, ces fonctions ne sont qu’honorifiques ; c’est Bankok qui en désigne les titulaires, et il les choisit, comme à l’époque de l’indépendance du Laos, parmi les princes de sang royal. Tout en fractionnant autant que possible le territoire du Laos, les Siamois ont conservé aux plus petites provinces les titres correspondant aux anciens royaumes.

Le gouverneur nomme directement aux charges administratives de la province ; les trois principales sont celles du Muong Sen, du Muong Chau et du Muong Khang. Ces trois fonctionnaires sont appelés aussi : mandarin de droite, mandarin de gauche et mandarin du milieu. C’est devant leur tribunal que se portent toutes les affaires ; on peut toujours appeler de leur décision au gouverneur, et le jugement de celui-ci peut, à son tour, être réformé par Bankok. Le Muong Sen, le Muong Chau et le Muong Khang ont, chacun, sous leurs ordres sept autres mandarins auxquels ils délèguent les affaires peu importantes. Ceux-ci commandent à leur tour à des mandarins d’ordre inférieur. La réunion de tous les fonctionnaires d’une province, à partir du Muong Sen et au-dessous, porte le nom de Thau phya Kromakan ; le nom de Sena est réservé au conseil formé par les premiers d’entre eux. C’est le Sena qui décide de toutes les affaires importantes.

Le gouverneur a en outre des mandarins particuliers composant sa maison. Lorsqu’il porte le titre de roi, leur nombre est considérable : il y a les chefs des gardes, les gardiens du parasol, les gardiens des femmes, les chefs des ouvriers, les bourreaux, les secrétaires. Si l’on satisfait la vanité des dignitaires laotiens en leur donnant les titres qui leur donnent droit à ce nombreux personnel, on augmente grandement les charges des populations qui sont forcées de subvenir aux dépenses et au luxe de tous ces fonctionnaires parasites.

Comme en Chine et en Cochinchine, les pénalités corporelles sont échelonnées en une série ingénieusement croissante, et le bâton figure à chaque page du code laotien. Les plus hauts mandarins comme les plus humbles travailleurs sont journellement exposés à en recevoir, et le supplice du rotin est l’accompagnement obligé de l’interrogatoire des criminels. La partie frappée est le haut des reins ; en Cochinchine et au Cambodge, on frappe au contraire sur la partie charnue qui les termine ; le sang jaillit d’ordinaire dès les premiers coups, et il peut arriver que le coupable succombe à ce supplice, si la colère du juge le prolonge trop longtemps. La cangue, les fers, la prison, l’exposition publique, les amendes, l’exil, l’esclavage, la mort, complètent la série des peines en usage. Le supplice capital est fort rare, et la plupart des gouverneurs ne peuvent y condamner sans en référer à Bankok.


LE SUPPLICE DU ROTIN AU LAOS.

Tout en affectant des formes cérémonieuses aussi exagérées que celles que l’on trouve à Siam et en Chine, l’étiquette laotienne est au fond très-paternelle. En présence du gouverneur, qu’il ait ou non le titre de roi, les assistants accroupis contre le sol, tout en se prosternant très-bas chaque fois qu’ils lui adressent la parole, ne se gênent nullement pour rire, fumer, causer bruyamment et troubler l’audience. Le dernier venu prend la parole avec autant de hardiesse que le premier mandarin. C’est là sans doute l’un des vestiges de l’ancienne organisation de la race laotienne en tribus ou en clans à chefs électifs, et le plus ou moins de popularité des gouverneurs est un indice consulté avec soin par Bankok, lorsqu’il y a lieu de pourvoir à une place vacante. Malgré cette simplicité d’allures, les distinctions de rang et de naissance sont scrupuleusement observées au Laos. Il y a des lois somptuaires qui interdisent le port de certaines étoffes ou de certains bijoux aux gens du commun. Le nombre des personnes de la suite des princes, les ustensiles d’or ou d’argent que l’on porte derrière eux, la forme même du parasol qui les abrite, sont fixés avec soin et en rapport avec les titres ou les fonctions dont ils sont revêtus.

Au point de vue de l’impôt, la population peut se décomposer en quatre catégories distinctes :

1o Les mandarins, leur famille, leurs esclaves. Cette catégorie, qui ne paye aucun tribut et qui est dispensée de toute corvée, forme dans les petites provinces le cinquième de la population totale ; dans les grandes provinces, elle en est à peine le dixième.

2o Les inscrits, c’est-à-dire, les personnes payant l’impôt. Il en est fait un dénombrement exact, dont on transmet le résultat à Bankok. La confection des listes est surveillée par des mandarins siamois ; les inscrits sont marqués au bras d’un tatouage portant le nom de leur province. On est inscrit à partir de dix-huit ans, on cesse de l’être à soixante-dix. L’impôt est ordinairement de 4 ticaux et demi par homme, c’est-à-dire environ 15 francs de notre monnaie, mais il varie avec les provinces ; il n’y a pas d’impôt territorial ; les inscrits doivent subvenir aux corvées locales et fournir deux piculs de riz par an au gouverneur de la province.

3o Les Chinois, Pégouans et autres étrangers, ne payent pas d’impôt et ne fournissent qu’un picul de riz, mais ils sont soumis à certaines charges laissées à l’arbitraire des gouverneurs. L’usage veut qu’ils subviennent aux frais de passage des mandarins siamois et aux dépenses que nécessitent les fêtes locales.

4o Les sauvages soumis, dont le nombre est souvent inconnu des gouverneurs eux-mêmes. Ils payent par village un impôt variable, qui consiste tantôt en esclaves, tantôt en denrées, tantôt en argent. Dans ce dernier cas, il est fixé à un tical par homme. Les villages les plus rapprochés sont soumis aux corvées.

L’impôt prélevé par les Birmans dans le nord du Laos varie de 4 à 7 ticaux par maison. L’impôt chinois est plus faible.

J’ai déjà indiqué (Voy. ci-dessus p. 171) quelles étaient les monnaies divisionnaires employées dans la partie inférieure du Laos. La monnaie de fer de Stung Treng n’a cours que dans cette province et dans les provinces limitrophes ; les petits saumons de cuivre de Bassac se retrouvent avec des dimensions et des cours variables dans toute la partie de la vallée du fleuve comprise entre Bassac et Nong Kay. À Luang Prabang, on se sert de ces coquilles appelées cauris (Cyprea moneta), jadis en usage en Chine, dans l’Inde, dans le grand archipel d’Asie et jusque dans le Soudan.

Les géographes arabes en mentionnent l’emploi dès le dixième siècle. « La reine des îles Dabihat, situées dans la mer de Herkend (Laquedives), dit Massoudi[5], n’a pas d’autre monnaie que les cauris. Lorsqu’elle voit son trésor diminuer, elle ordonne aux insulaires de couper des rameaux de cocotier avec leurs feuilles et de les jeter sur la surface de l’eau. Les animaux y montent ; on les ramasse et on les étend sur le sable du rivage, où le soleil les consume et ne laisse que les coquilles vides que l’on porte au trésor. » On trouve ce genre de monnaie indiqué déjà comme étant en usage dans l’Inde par le voyageur chinois Fa-hien, qui visita cette contrée à la fin du quatrième siècle[6], et il faut sans doute reconnaître les cauris dans les coquilles appelées pei, qui servaient de monnaie en Chine avant la création des sapèques par l’empereur Thsin-Chi-Hoang-ti (iie siècle avant notre ère). Ibn Batouta, qui écrivait au milieu du quatorzième siècle, dit que de son temps les habitants des îles Andaman donnaient quatre cent mille de ces coquilles pour un dinar d’or, et quelquefois davantage ; du temps de La Loubère (fin du dix-septième siècle), on donnait, à Siam, 6400 cauris pour un tical d’argent ; c’était aux îles Maldives, à Bornéo et aux Philippines que se pêchaient ces petits coquillages, que certains navires prenaient comme lest. Il y a vingt ans, les cauris s’échangeaient, à Bankok, à raison de 9600 pour un tical. Aujourd’hui, les coquilles ont presque disparu du marché de Bankok. À Luang Prabang, on ne trouve plus sans doute que le reliquat d’un stock, jadis considérable en Indo-Chine, de cette singulière monnaie. Chassée des côtes de la péninsule par le commerce européen et le renchérissement du prix des denrées, elle s’est réfugiée à l’intérieur du continent, où elle augmente de valeur au fur et à mesure qu’elle devient plus rare, et où elle ne tardera pas à disparaître complètement. Les chapelets usités à Luang Prabang se composent de cent coquilles, et l’on donne de vingt-deux à vingt-six de ces chapelets pour un tical, ce qui donne à chaque coquille une valeur d’un huitième de centime environ. Les transactions se discutent en chapelets et en fractions de chapelet.



Monnaies laotiennes : 1. Monnaie de fer de forme losangique, en usage à Stung Treng. — 2. Tical d’argent siamois et ses subdivisions. — 3. Lats de cuivre, usités à Bassac et à Ouboa. — 4. Chapelets de coquilles de Luang Prabang. — 5. Lingots d’argent usités dans le Laos birman.

Au nord de Luang Prabang, il n’y a plus d’autre monnaie indigène que des lingots d’argent que l’on découpe en morceaux de grandeur variable et que l’on pèse. La roupie anglaise fait son apparition à Luang Prabang, où elle est reçue pour la valeur du tical ; la piastre mexicaine s’échange à Luang Prabang pour cinquante chapelets. Elle est plutôt au Laos un objet de curiosité qu’une monnaie courante.

Les Laotiens avaient autrefois une monnaie d’argent, portant le même nom que le tical siamois qui s’appelle bat[7]. Elle se subdivisait en 3 selung, et le selung en 4 lats. Trois bats formaient un tomlong ; 20 tomlongs faisaient un angchin. Aujourd’hui, la seule monnaie officielle est le bat siamois. Il se subdivise en 4 selungs ; 2 fuongs font un selung ; 4 bat font un tomlong, et 20 tomlongs un angchin.

Poids. 10 li valent 1 houn.
10 houn 1 chi.
10 chi 1 tomlong.
16 tomlong. 1 nan.
100 nan 1 hap.

Le tomlong n’est autre chose que l’once chinoise. On sait qu’elle équivaut à 37gr,79. Le hap est l’unité de poids connue dans le commerce européo-chinois sous le nom de picul ; sa valeur exacte est de 60kil,464. Le tical laotien pesait 3 chi 6 houn, c’est-à-dire 13gr,6. Le tical siamois pèse 4 chi, c’est-à-dire 15gr. On compte très-souvent dans le Laos par mun ou poids de vingt nan. Dix mun valent un sen. À Luang Prabang on compte par pan, poids de deux nan, qui se subdivise en 10 hoy.

Longueurs. 12 niou valent 1 khoup qui est l’empan.
2 khoup. 1 sac. — la coudée.
4 sac. 1 oua. — la brasse.
20 oua 1 sen.
400 sen 1 yoch[8].

La brasse étalon du roi de Bassaca 1m,968 et la coudée 0m,492.

Le sen a par conséquent une longueur de 39m,360 et le yochvaut 15,744m. On emploie aussi dans la conversation, mais dans un sens assez vague, le lan qui représente 100 000 sen. Les surfaces s’évaluent par sen carrés. Mais les Laotiens sont loin d’apporter dans leurs évaluations la précision qui est dans les habitudes européennes, et il est rare que l’on mesure les coudées ou les brasses avec des instruments ad hoc. La brasse ou oua porte aussi en laotien le nom de Dam.

Les mesures de capacité varient avec les produits ; On mesure le riz avec un panier contenant 20 livres ou un mun.

Toutes ces mesures se retrouvent au Cambodge, souvent avec les mêmes noms[9]. On emploie dans ce dernier pays une unité monétaire qu’il faut connaître ; c’est la barre d’argent appelée nen, dont le poids est de 10 tomlongs 2 chi.


POIDS BIRMANS.

Dans le Laos du nord, on emploie à la fois la manière de compter des Chinois et celle des Birmans. On connaît les subdivisions du taël ou de l’once chinoise ; elles sont décimales et leurs noms chinois sont dans l’ordre décroissant : le tsien, dont le poids est de 3gr,78 ; le fen, le li et le hao. Les Laotiens du nord donnent à l’once le nom de hong ; au tsien, celui de thé, et ils conservent le mot fen. Ils ne paraissent pas faire usage des subdivisions inférieures. Les poids birmans usités au Laos sont les suivants :

2 phé valent 1 mou[10].
2 mou 1 mat.
2 mat 1 kouai.
2 kouai 1 tchap (en birman, kyat).
10 tchaps 1 kan.
10 kan 1 tchoi.

Dans le langage ordinaire et les transactions de détail, le mat est considéré comme l’équivalent du thé, quoiqu’il soit un peu plus fort. Ainsi un kan, qui devrait représenter 40 thés, en pèse en réalité 44 ; il en résulte que le poids exact du mat est de 4gr,16 ; le phé est par suite presque égal à notre gramme (lgr,04).

On se sert dans le Laos birman comme en Chine d’une petite romaine à trois leviers, et par suite à trois graduations différentes, dont la première descend jusqu’aux fens et s’arrête à 5 hongs ; la seconde va de 5 à 20 hongs en donnant les thés ; la troisième va de 20 à 64 hongs en donnant les hongs. Ces petites balances peuvent donc peser plus de deux kilogrammes d’argent. Le titre de l’argent en circulation est très-variable : les titres élevés sont très-recherchés, et les marchands savent en général les reconnaître avec une très-grande précision[11].


DUO POUR CLUÏ ET KHÈN.

En terminant ce chapitre, je crois devoir dire quelques mots de la musique laotienne. De tous les rameaux de la race mongole, les Thai paraissent un des mieux doués au point de vue musical. Ils ont presque tous les instruments que l’on trouve en usage en Birmanie et au Cambodge. Il en est un qui leur est spécial, c’est le Khen, déjà décrit par Mouhot sous le nom d’orgue laotien. Il se compose de dix à seize bambous de grandeur croissante, accouplés par paires, et réunis transversalement par un bambou plus gros. Celui-ci est muni d’une embouchure par laquelle on souffle et il communique avec tous les autres par des trous que l’on peut boucher avec les doigts. On peut, par suite, faire sortir autant de notes qu’il y a de trous bouchés. Il y a des Khens de toutes dimensions, depuis un mètre jusqu’à quatre mètres. Un autre instrument familier aux Laotiens est une sorte de fifre ou de hautbois nommé cluï qui se marie assez bien à l’instrument précédent.

La musique laotienne est surtout une musique d’improvisation. Sur un premier thème toujours fort simple, le musicien brode une interminable série de variations. Je donne ici un duo pour Cluï et Khen qui a été noté par M. Delaporte. On y trouve un essai de dessin mélodique d’une grande douceur, soutenu d’un accompagnement presque toujours à la tierce de l’octave inférieur, et quelquefois à l’unisson. La différence de timbre des deux instruments donne un caractère original à cette ébauche de parties concordantes.

Les airs de Cluï ressemblent beaucoup aux appels monotones de flageolet, si chers aux bergers de certaines campagnes françaises, et sur lesquels, malgré le petit nombre de notes dont ils disposent, ils réussissent à greffer des variations où le trille joue le principal rôle.



  1. Consultez les types des planches I et II de la 2e partie de l’Atlas, et pour les costumes, les planches chromo-lithographiées X et XXIX.
  2. Voyez Atlas, 2e partie, pl. XVII, une habitation laotienne.
  3. Voyez Atlas, 2e partie, pl. XXIX, des spécimens de tatouage.
  4. Titre équivalant à celui d’Obbarach au Cambodge, et d’Oupa raja dans l’Inde.
  5. Les Prairies d’or, traduction Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, t. I, p. 337.
  6. Foe Koue Ki ou Relation des royaumes bouddhiques, traduction A. Rémusat, p. 100 et 106.
  7. Il est difficile de savoir quelle est l’étymologie du mot tical. Il est employé aussi par le commerce européen pour désigner la monnaie birmane appelée kyat, qui est à peu près équivalente au bat siamois. Voyez la note du Col. Yule, Mission to the court of Ava, p. 144.
  8. C’est la mesure appelée yojana dans l’Inde. D’après le dictionnaire sanskrit de Wilson, le yojana vaut comme le yoch laotien 32 000 coudées. Voy. Hardy, A manual of budhism, p. 11, note
  9. Voy. Janneau, Manuel pratique de la langue cambodgienne, p. 73-78.
  10. Il y a une unité encore plus faible que le phé ; c’est le yowe dont 160 forment le poids du kyat ou tical. Voy. Yule, Mission to the court of Ava, p. 259.
  11. Voy. à la fin du volume le tableau donnant le prix des principaux produits indigènes sur les différents marchés du Laos.