Voyage d’exploration en Indo-Chine/Séjour à Luang Prabang
XIV
SÉJOUR À LUANG PRABANG. — IMPORTANCE POLITIQUE DE CETTE VILLE.
— RÉCEPTION DE LA COMMISSION FRANÇAISE. — TOMBEAU DE MOUHOT.
La situation de Luang Prabang, les montagnes qui l’environnent de tous côtés, l’énergie plus grande, que sa population doit au mélange des nombreuses tribus sauvages qui habitent son territoire, ont conservé à ce petit royaume une indépendance relative. De toutes les provinces laotiennes, c’est la seule à qui Siam n’osa pas demander un contingent lorsqu’il fallut, en 1827, dompter la rébellion de Vien Chan. D’autres puissances élèvent d’ailleurs des prétentions à la suzeraineté de Luang Prabang, et le gouvernement de cette ville est tenu d’envoyer tous les huit ans deux éléphants à l’empereur de Chine en signe d’hommage et de payer un tribut triennal à la cour de Hué. Mais la révolte des mahométans du Yun-nan a interrompu depuis dix ans toutes les communications avec le Céleste Empire, et le roi de Luang Prabang a profité des embarras des Annamites pour les repousser de ses frontières de l’est ; ses troupes ont été soutenues dans cette guerre d’escarmouches par des soldats siamois. D’après un document communiqué au lieutenant Mac Leod pendant son séjour à Xieng Mai, Luang Prabang comptait, en 1836, 700 maisons et 5 ou 6,000 habitants et la province entière 50,000. La ville n’a pas aujourd’hui les 80,000 âmes que lui attribuait Mgr Pallegoix ; mais elle a certainement plus que les 7 ou 8,000 que lui accordait Mouhot. J’estime sa population actuelle le double environ de ce dernier chiffre. Quant à celle de la province, elle ne peut guère être évaluée d’une façon précise ; mais, en la portant à 150,000 habitants, on resterait plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité.
En définitive, le royaume de Luang Prabang se trouve aujourd’hui le centre laotien le plus considérable de toute l’Indo-Chine, le lieu de refuge et le point d’appui naturel de toutes les populations de l’intérieur qui veulent fuir le despotisme des Siamois ou des Birmans : despotisme que l’affaiblissement de la domination chinoise, jadis régulatrice de toutes ces contrées, a laissé sans contre-poids.
Cette domination, bienveillante et sage, qui excitait la production au lieu de l’énerver et augmentait le bien-être et les forces vives des populations soumises, en les élevant dans l’échelle de la civilisation, lègue aujourd’hui aux puissances européennes un rôle qu’elle n’est plus capable de remplir. L’Angleterre se trouve actuellement appelée à lui succéder dans le nord de l’Indo-Chine, où les populations, en proie à des guerres incessantes, aspirent ardemment à un état de choses plus régulier et plus stable, et accueilleront avec une vive satisfaction l’immixtion étrangère qu’elles ont d’elles-mêmes souvent réclamée.
Mais c’est à Luang Prabang que doivent s’arrêter les progrès de l’influence anglaise, si nous voulons tenir la balance égale et occuper dans la péninsule le rang que les intérêts de notre politique et de notre commerce nous invitent à y prendre. La France ne peut pas abdiquer le rôle moral et civilisateur qui lui incombe dans cette émancipation graduelle des populations si intéressantes de l’intérieur de l’Indo-Chine ; elle ne doit pas oublier que cette émancipation est la condition expresse des libertés et des franchises commerciales nécessaires à l’établissement de relations fructueuses pour notre industrie. La suzeraineté d’un gouvernement asiatique signifie toujours monopole, transactions obligatoires, par conséquent immobilité ; l’intervention européenne au dix-neuvième siècle doit signifier liberté commerciale, progrès et richesse.
Il convenait donc de faire sentir au roi de Luang Prabang que nous pourrions un jour nous substituer aux droits exercés sur sa principauté par la cour de Hué, devenue aujourd’hui notre vassale, et qu’il devait dès à présent essayer de s’appuyer sur l’influence française pour résister aux prétentions des pays voisins et faire cesser cette fatigante recherche d’équilibre qu’il s’efforçait de maintenir entre elles. Il était facile de lui faire comprendre que, de notre côté seulement, son indépendance ne courait aucun danger et son rôle politique pouvait grandir. Trop éloigné de nous pour avoir jamais à craindre une sujétion directe qui n’était point nécessaire à la réalisation de nos vues, il pouvait refléter, pour ainsi dire, notre puissance et remplacer tant de gênantes tutelles par une protection efficace et sans exigences. Nous ne lui demanderions en effet que de favoriser le développement du commerce vers la partie méridionale de la péninsule, de faire disparaître les entraves fiscales, d’améliorer les routes dans cette direction.
Les pourparlers pour notre réception durèrent tout un grand jour. Le sentiment qui paraissait dominer chez les autorités était une extrême froideur, marque d’une défiance et d’une inquiétude réelles. J’ai déjà eu l’occasion de rapporter le bruit, qui courait dans le
de ces derniers pour s’assurer l’exploitation exclusive du haut de la vallée du Menam devaient porter ombrage aux pays voisins et exciter les populations contre les Européens. Notre nationalité était inconnue : peut-être étions-nous des Anglais nous-mêmes. Notre mission, dont le but scientifique échappait aux indigènes, avait une apparence mystérieuse qui donnait matière aux soupçons. Enfin, le gouvernement de Luang Prabang tenait sans doute à témoigner une certaine indépendance vis-à-vis de Siam, en affectant une sorte de dédain pour les lettres de Bankok dont nous étions porteurs.
Le langage digne et ferme du commandant de Lagrée, l’intérêt qu’il y avait à ménager des inconnus qui se présentaient avec tous les dehors de l’amitié et de la paix, que leur petit nombre rendait inoffensifs, et qui représentaient peut-être une nation puissante, ne permirent cependant pas au roi de décliner nos demandes, et le cérémonial de notre visite fut réglé à la satisfaction du chef de l’expédition. Il fut convenu que le roi se lèverait à notre arrivée, que notre escorte armée entrerait à l’intérieur du palais, et que les membres de la Commission resteraient assis pendant l’audience.
Le programme s’accomplit de point en point ; mais le roi se retrancha dans la réserve la plus absolue. À tous les compliments du commandant de Lagrée, aux quelques questions qu’il adressa sur notre compatriote Mouhot, qui avait été reçu dans la même salle par Sa Majesté, six ans auparavant, celle-ci ne répondit que par des monosyllabes, qu’un mandarin traduisait ensuite par de longues phrases à peu près vides de sens. La séance fut bientôt levée ; il fallait compter sur le temps pour arriver à établir des rapports moins cérémonieux.
Le lendemain, 2 mai, nous choisîmes, sur le versant sud de la colline qui domine la ville, un terrain entouré de plusieurs pagodes et planté de quelques beaux arbres, pour y faire construire notre logement. En quarante-huit heures, les gens du roi y eurent élevé trois cases : une pour le chef de l’expédition, l’autre pour les officiers, la troisième pour l’escorte. Une cuisine, une salle à manger sous une tonnelle, complétèrent cette installation, l’une des plus confortables dont nous eussions encore joui. Chacun de nous s’occupa d’organiser de son mieux ses travaux et ses courses, pour utiliser un séjour dont la durée était encore incertaine, mais qui en aucun cas ne pouvait être moindre que plusieurs semaines.
En arrière de notre campement s’étendait une grande plaine, où se trouvent disséminées de nombreuses pagodes ; quelques-unes sont délaissées et l’objet d’une frayeur superstitieuse. Des tombeaux, des pyramides, achèvent de peupler ce vaste espace, sorte de champ sacré, tout couvert de hautes herbes, où paissent çà et là des troupeaux de bœufs et de buffles. De la plate-forme de l’une des pyramides les plus hautes, on découvre un magnifique horizon de montagnes, et je fis de ce point le centre d’une station d’observation, pendant que M. Delaporte faisait aux pagodes voisines des pèlerinages qui enrichissaient son album. La plupart d’entre elles sont très-richement décorées, et nous rappelaient les temples ruinés que nous avions visités à Vien Chan[1]. L’une d’elles attire les regards par son extérieur singulier : elle est construite dans cette forme évasée que les Orientaux donnent aux cercueils, et les bois qui en composent les murailles sont sculptés avec une délicatesse que nous avions eu souvent l’occasion d’admirer depuis que nous étions dans le Laos. À l’intérieur se trouvent des ex-voto d’une très-grande valeur : parasols, bannières brodées, statuettes en bronze ; les plus curieux et les plus riches de ces objets sont deux défenses d’éléphant d’une grandeur peu commune, couvertes de haut en bas de sculptures originales, et dorées avec une habileté remarquable. Elles mesurent, la plus grande, un mètre quatre-vingt-cinq centimètres, la plus petite, un mètre soixante-cinq de longueur rectiligne ; en d’autres termes, ces dimensions sont celles de la corde de leur courbe naturelle.
Le docteur Thorel avait repris sa boîte de naturaliste et son bâton des grandes excursions : les montagnes voisines allaient lui offrir une riche et nouvelle moisson de plantes. Le docteur Joubert s’efforçait d’obtenir, sur les gisements et les industries métallurgiques de la contrée, des renseignements qui trop souvent, hélas ! étaient négatifs. Un jour cependant on vint lui signaler, sur l’autre rive du fleuve, un gisement de pierres précieuses. Il se hâta de s’y rendre ; mais, une fois sur les lieux, fidèles à leurs habitudes de défiance, les indigènes prétendirent ignorer ce qu’il voulait dire, et refusèrent même de lui vendre du riz. Notre géologue ne découvrit autre chose que des veines de quartz traversant des schistes et contenant des cristaux d’une grande limpidité, qui avaient pu jadis être employés par les habitants comme objets de parure et d’ornementation.
Mouhot avait laissé à Luang Prabang les meilleurs souvenirs. Croyant sans doute que nos travaux étaient de même nature que les siens, les indigènes nous apportaient souvent des insectes, en échange desquels le malheureux naturaliste donnait toujours quelques aiguilles ou d’autres objets européens de peu de valeur. Malheureusement, il n’y avait pas d’entomologiste parmi nous, et nous l’avons souvent regretté en admirant les curieuses particularités et les brillantes couleurs des insectes et des papillons de cette région.
Nous avions un pieux devoir à remplir envers le Français qui le premier avait pénétré dans cette partie du Laos et avait su y faire estimer et aimer le nom de son pays. Il avait été enseveli sur les bords du Nam Kan, près de Ban Naphao, village situé à huit kilomètres environ à l’est de la ville, et le commandant de Lagrée résolut de consacrer, par un petit monument, la mémoire de cet homme de bien. Le roi, à qui ce projet fut soumis, se hâta d’entrer dans les vues du chef de la mission française : le culte pour les morts, si fidèlement pratiqué en Indo-Chine, justifiait trop hautement notre demande pour qu’elle ne fût pas accueillie avec empressement et déférence. Sa Majesté voulut fournir les matériaux nécessaires à l’érection du monument, et M. Delaporte, qui, de concert avec M. de Lagrée, en avait arrêté le dessin, se transporta sur les lieux pour en diriger la construction. Le 10 mai, le travail de maçonnerie était terminé, et la Commission tout entière se rendit à Ban Naphao pour assister à l’inauguration du modeste tombeau. Une plaque de grès, polie avec soin, fut encastrée dans l’une des faces ; elle porte cette simple indication : H. Mouhot. — Mai 1867. — Le paysage qui encadre le mausolée est gracieux et triste à la fois : quelques arbres au feuillage sombre l’abritent, et le bruissement de leurs cimes se mêle au grondement des eaux du Nam Kan qui coule à leurs pieds. En face s’élève un mur de roches noirâtres qui forme l’autre rive du torrent : nulle habitation, nulle trace humaine aux alentours de la dernière demeure de ce Français aventureux, qui a préféré l’agitation des voyages et l’étude directe de la nature au calme du foyer et à la science des livres. Seule parfois une pirogue légère passera devant ce lieu de repos, et le batelier laotien regardera avec respect, peut-être avec effroi, ce souvenir à la fois triste et touchant du passage d’étrangers dans son pays.
Nos relations avec les autorités locales ne tardèrent pas à s’améliorer et à devenir plus intimes ; un cousin du roi, homme actif et influent, s’était nettement prononcé en notre faveur et avait mis de notre côté presque tous les membres de la famille royale. Grâce à la bonne conduite des Annamites de notre escorte, à la bienveillance et à la patience de tous les officiers à l’égard de la population, les défiances disparurent peu à peu, et nous en profitâmes pour nous mêler aux fêtes que l’on célébrait à ce moment, en l’honneur du printemps et des fleurs. Le jour, des courses de pirogues avaient lieu sur le fleuve. Le soir, des groupes de jeunes gens, couronnés de fleurs, se promenaient en chantant dans les rues. Les mandarins réunissaient chez eux leurs amis. Ils nous invitèrent à leurs divertissements intimes. Ce devaient être les derniers jours du voyage exempts de préoccupations et de fatigues.
Tous les indices que nous recueillions nous indiquaient qu’en même temps qu’une faune et qu’une flore nouvelles, nous allions rencontrer au delà de Luang Prabang des races, des mœurs et un état politique absolument différents. Nous étions arrivés à une frontière, nous avions parcouru l’étendue totale du terrain conquis sur les bords du fleuve par le plus ancien rameau de la race thai, le rameau laotien. Il est sans doute nécessaire, avant d’aller plus loin, de donner un aperçu général de l’organisation, des mœurs et de l’industrie de cette intéressante contrée.
- ↑ Voy. Atlas, 2e partie, pl. XXVII, le dessin de la pagode royale de Luang Prabang.