Voyage d’instruction des écoles supérieures municipales (l’école Turgot au Havre pendant les vacances de 1877)

La bibliothèque libre.

VOYAGES D’INSTRUCTION
DES

ÉCOLES SUPÉRIEURES MUNICIPALES.


L’école Turgot au Havre pendant les vacances de 1877.


Depuis deux ans, les élèves les plus méritants des écoles supérieures municipales inaugurent leurs vacances par un voyage d’instruction, qu’ils exécutent sous la conduite de leurs directeurs et aux frais de la Ville de Paris. À M. Ferdinand Duval, préfet de la Seine, revient le mérite d’avoir conçu et réalisé cette excellente idée, et au Conseil municipal celui de l’avoir accueillie avec faveur. On ne saurait trop approuver l’initiative prise par M. le Préfet de la Seine. Les élèves laborieux des écoles y trouvent la satisfaction de voyager et de contempler de beaux pays, satisfaction interdite à la plupart d’entre eux par leurs modestes conditions de fortune. Le profit d’ailleurs n’est pas moindre que le plaisir. Après une année d’efforts intellectuels, quel repos que les stations à l’air vivifiant de l’Océan, les bains de mer et les promenades dans de riantes campagnes ! Et quel complément d’études que ces observations d’une variété infinie, où l’objet réel et pour ainsi dire vivant vient éclairer la description faite au cours des leçons, et ces visites d’usines où les applications viennent projeter leur lumière sur les théories !

Du reste, l’enseignement des écoles municipales prépare très-bien la jeunesse à ces voyages. En effet, leurs programmes font une large place aux sciences physiques et naturelles, qui y sont enseignées d’une manière plus pratique que théorique, plus concrète qu’abstraite. Aussi les élèves de ces écoles, dans leurs excursions et dans leurs visites à des établissements industriels, rencontrent-ils le plus souvent des objets ou déjà familiers, ou promptement accessibles à leur intelligence. Excellente disposition qui rend leur curiosité plus réfléchie et plus pénétrante ! On le voit bien dans les comptes rendus qu’ils rédigent à leur retour, et qui sont comme le paiement de leur plaisir.

Les sujets d’études varient nécessairement selon les localités. Tantôt c’est l’industrie avec l’extrême diversité de ses objets et de ses procédés ; tantôt c’est la mer, ses phénomènes naturels et les produits de l’activité humaine qu’elle suscite. Tantôt, c’est la terre, sa composition, son histoire, les végétaux et les animaux qu’elle porte et qu’elle nourrit, en un mot, la matière de l’histoire naturelle. Les directeurs, dans les projets qu’ils soumettent à M. le Préfet de la Seine, tiennent compte de ces différences.

La durée du voyage est de dix jours : il s’effectue entre le 13 et le 30 août, après la fermeture des classes. Chaque école envoie une cinquantaine d’élèves, choisis d’après leurs notes de travail et de conduite, plutôt qu’en raison de leurs succès. En effet, l’admission sur la liste étant une récompense très-désirée, on a Jugé que le zèle soutenu et les qualités du caractère y avaient au moins autant de droits que la seule facilité d’esprit. Le directeur de l’école est naturellement le chef responsable et le guide de l’expédition. Un ou deux maîtres l’accompagnent pour la surveillance de détail, ainsi qu’un professeur de sciences physiques pour la partie technique. Le rôle de ce dernier consiste en explications données sur les lieux, et en conférences dans lesquelles il prépare les visites ou en résume et en groupe les résultats. En ce qui regarde l’installation, le lycée ou le collége, selon la ville prise pour centre, offre l’hospitalité aux voyageurs. Il se charge en même temps, moyennant remboursement, de pourvoir à leurs besoins pendant la durée de leur séjour. Grâce à cette combinaison, et aux réductions de tarif que consentent les compagnies de chemins de fer ou de navigation, les sacrifices que la Ville de Paris s’impose pour ces voyages ne dépassent pas la juste mesure.

La première excursion à eu lieu en août 1876. Les écoles Turgot, Colbert, Lavoisier et J.-B. Say (ces deux dernières formant un seul groupe) sont allées successivement passer dix jours à Dieppe. L’expérience a montré qu’il y aurait des inconvénients à maintenir le système des excursions successives. Les voyageurs qui terminaient la série avaient à compter avec une saison déjà avancée, avec les journées plus courtes et les intempéries qui annoncent l’équinoxe d’automne. Aussi les voyages sont-ils maintenant simultanés. En 1871, tandis que Chaptal s’établissait à Dieppe, Colbert à Bayeux, Lavoisier et J.-B. Say à Compiègne, Turgot prenait ses quartiers au Havre. Quelques détails sur le voyage de l’école Turgot donneront une idée exacte du caractère et des résultats de cette institution.

Disons tout d’abord que le Havre offre des avantages incomparables, et par lui-même et par ses environs : spectacles variés et grandioses de la nature, activité maritime et commerciale d’une importance exceptionnelle, buts charmants de promenade, tout s’y rencontre. La ville possède, en outre, un lycée très-vaste et parfaitement aménagé, où ses hôtes de passage peuvent trouver largement l’espace dont ils ont besoin sans gêner les pensionnaires qui ne quittent pas l’établissement pendant les vacances. M. le Ministre de l’Instruction publique avait accordé l’autorisation nécessaire, et l’école Turgot n’a eu qu’à se louer de l’accueil qu’elle a reçu de la direction du lycée.

On rencontre au Havre un bon nombre de fabriques et d’usines, notamment des raffineries de sucre. Mais on trouve à Paris et aux environs des établissements similaires et d’une importance supérieure. Le Havre est, avant tout, le premier port de commerce de la France. Le grand intérêt qu’il présente et les ressources spéciales qu’il offre à l’étude sont donc fournis, non par l’industrie, mais par la mer et ce qui s’y rapporte, les navires, les constructions navales, etc.

Par conséquent, c’est de ce côté que devait se tourner l’attention des voyageurs.

Les souvenirs du cours de cosmographie, rafraîchis par une conférence du professeur, facilitaient aux élèves l’intelligence du phénomène des marées ; ils ont pu en constater l’action à distance en remontant la Seine et l’Orne. L’époque du voyage était favorable ; elle permettait d’apprécier la force de la marée aux quadratures et aux syzygies, et de bien se rendre compte de ce qui constitue la barre d’un fleuve. Sous le rapport zoologique, la plage du Havre est pauvre. Mais l’aquarium contient quelques spécimens intéressants des espèces qui vivent dans l’Océan.

La géographie a été plus favorisée. Nombre de définitions ont été rendues vivantes et claires par la vue des accidents naturels qu’elles expriment. Embouchure, estuaire, golfe, baie, cap, port, autant de termes dont le sens est désormais parfaitement précis dans la mémoire des jeunes voyageurs. Ils n’ont pas manqué de noter la ligne de démarcation entre la Seine et la mer, ligne tracée par la différence de couleur des eaux.

Si des faits naturels on passe aux travaux de l’homme, quel vaste champ d’observations ! le port et l’avant-port, les bassins et leur installation, les écluses, les cales à sec pour les réparations, la conduite des navires pour l’entrée et la sortie à la jetée, le service des sémaphores, devenu si important depuis que l’organisation des observatoires météorologiques permet de suivre, avec l’aide du télégraphe, les mouvements de l’atmosphère et de signaler l’approche des tempêtes. On n’a pas négligé de faire remarquer que les flots enregistrent automatiquement leur hauteur.

Mais il n’aurait pas suffi aux élèves de contempler à distance de grands navires ; en étudier un au moins de plus près entrait dans leur désir et dans le programme de l’excursion. La visite de la France, un des plus beaux paquebots transatlantiques, leur à montré l’aménagement d’un navire destiné aux longues traversées. Ils l’ont visité dans toutes ses parties, et en ont admiré les dimensions et l’installation. Les puissantes machines qui lui impriment le mouvement ont fourni matière à une révision de physique et de mécanique. M. Mazurier, maire du Havre, qui compte parmi ses principaux employés un ancien élève de Turgot, avait bien voulu envoyer au directeur de l’école l’autorisation de visiter un des vapeurs de la compagnie des Déchargeurs réunis, la Ville-de-Bahia. Ce navire, affecté au transport des marchandises et des émigrants dans l’Amérique du Sud, n’a pas la grandeur ni le luxe de la France ; mais, par sa destination toute différente, il a offert un utile sujet de comparaison avec ce paquebot.

La visite des chantiers de M. Normand a permis de saisir sur le vif l’œuvre si considérable de la construction d’un navire : on achevait à ce moment un aviso cuirassé. Cette même visite a été l’occasion d’une bonne leçon de mécanique industrielle. En effet, l’atelier de sciage renferme une grande variété de scies, dont une, particulièrement remarquable et inventée par M. Jacques Normand, débite immédiatement le bois dans la courbe qu’il doit conserver sur la coque du navire. On l’a très-obligeamment manœuvrée à l’intention des élèves. Plus loin venait la série des machines qui accomplissent sur le métal les Opérations successives qu’il doit subir.

À l’usine de La Société anonyme des constructions navales, les jeunes voyageurs ont pu se faire une idée de la fabrication des pièces qui constituent l’organisme des navires.

Ils ont assisté au spectacle imposant de la fusion de la fonte et de sa coulée dans des moules de roues. Ils ont vu en fonction de puissants marteaux de forge mus par la vapeur. Dans un vaste atelier marchaient bruyamment les tours, les machines à raboter, à percer, etc., qui concourent à la confection des roues et des hélices. Parmi les travaux qui ont été le plus remarqués, il faut citer le forage d’un gigantesque canon de siége. L’opération empruntait un intérêt particulier à cette circonstance, que les élèves avaient été témoins, quelques jours auparavant, d’essais de pièces de marine tirant sur un but placé en mer.

Les docks ont été l’objet d’une longue promenade. La variété des marchandises, catés, sucre, poivre, alcools, huiles, pétrole, etc., et l’indication de leur provenance, constituaient une révision de la géographie agricole et commerciale. L’industrie était là également, avec ses moyens perfectionnés. Trois choses ont surtout attiré l’attention : une machine ingénieuse pour pulvériser le sucre, un procédé simple et rapide de mesurage des spiritueux et un système hydraulique, mu par la vapeur, pour le chargement et le déchargement des navires.

Enfin les connaissances des élèves de Turgot en physique les ont mis à même de faire une visite très-fructueuse aux phares de la Hève. On les a conduits tout d’abord au sommet d’une des tours, jusqu’à la cage où sont placés les prismes réflecteurs, dont leur professeur a expliqué sur place le mode d’action. Ensuite, on les a introduits dans la chambre des machines. C’était une bonne occasion, et on ne l’a pas négligée, d’étudier la question des phares à huile et des phares électriques, des phares à feux tournants ou à feux fixes, et la question de l’éclairage des navires par l’électricité.

Le voyage du Havre a bien été, comme on le voit, un voyage d’instruction. Mais pour qu’il conservât le caractère d’une récompense, il fallait que l’agréable y fût mêlé à l’utile. Cette condition a été remplie par un ensemble de promenades quotidiennes. Les environs immédiats où rapprochés du Havre en présentent de très-belles : Sainte-Adresse, la côte d’Ingouville, Harfleur, Montivilliers au nord, Ja route de Trouville à Honfleur au sud. Elles ont été goûtées comme elles le méritent. Mais le vœu unaninfe appelait les promenades en bateau. Bien peu de ces jeunes gens connaissaiont d’autre navigation que celle de la Seine entre Paris et Saint-Cloud. Et d’ailleurs, comment séjourner dans un port sans aller sur mer ? Les traversées du Havre à Rouen, à Trouville, à Caen, et de Honfleur au Havre, ont pleinement satisfait un désir si légitime. Dans ce dernier trajet on a même rencontré, sans courir de danser, une occasion de sentir de près les colères de l’Océan, que les plus grands élèves avaient jusque-là trouvé trop calme.

Mais il ne faudrait pas croire que ces excursions aient été de simples parties de plaisir, stériles pour l’intelligence de nos touristes. Que de notions d’histoire, d’archéologie, d’architecture, recueillies, avec laide des guides ou au hasard d’une conversation, en passant devant des endroits célèbres, comme Jumiéges, ou en visitant les monuments de Rouen ! On dessine beaucoup dans les écoles municipales : elles préparent des artistes industriels et des architectes. C’est dire qu’une promenade à travers une des villes de France les plus riches en édifices anciens et admirables, ne peut pas ne pas laisser des traces durables dans l’esprit des élèves de ces établissements. Quant à l’effet moral produit sur eux par les beautés de la nature, leur âge nous défend d’y insister. Mais ce serait une erreur de penser qu’il a été nul. On a beau être écolier : pour peu qu’on ait l’esprit attentif et l’âme ouverte, on ne contemple pas sans éprouver des impressions fortes et élevées des paysages tels qu’en présentent les bords de la Seine entre Rouen et Quillebœuf, et la côte du Calvados entre Honfleur et Trouville. Les maîtres ont entendu plus d’une parole qui atteste que nous ne faisons pas ici une pure hypothèse.

Nous en avons dit assez pour montrer les avantages des voyages d’instruction, comment ils précisent et étendent les connaissances déjà acquises, et quels horizons nouveaux ils ouvrent à l’intelligence des élèves appelés à y prendre part. Plus heureux que les laboureurs dont parle Virgile, ces jeunes gens connaissent leur bonheur et le manifestent franchement. Aussi l’attrait d’une si belle récompense n’est-il pas sans action sur le travail général dans les écoles : bon nombre d’enfants redoublent de vigilance sur eux-mêmes et d’ardeur dans l’accomplissement de leur tâche pour se voir classés parmi les élus à la fin de l’année scolaire. M. le Préfet de la Seine a donc trouvé un nouveau moyen d’émulation des plus efficaces, et qui a le mérite de n’être pas fondé sur les satisfactions passagères de l’amour-propre. De bons esprits ont pu, avant que la mesure fut mise à exécution, éprouver quelques doutes sur sa portée pratique, et se demander si elle serait beaucoup plus qu’un témoignage de satisfaction accordé à quelques élèves. L’expérience leur à répondu, et ils sont maintenant les premiers à souhaiter que l’institution des voyages de vacances s’établisse définitivement dans le régime des écoles supérieures de la Ville de Paris.

Porcher,
Directeur de l’école municipale Turgot.