Voyage d’un solitaire/01

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VOYAGES
D’UN SOLITAIRE.

ITALIE.


i.

Oui, Albert, je suis parti sans prendre congé de toi, ni de personne, selon ma louable coutume. Pardonne-moi ; je me mourais sur la lisière de nos bois. Tu ne connais pas les affres de mélancolie que recèlent ces puissantes forêts, quand les ombres d’automne s’amassent sur les étangs. Les oiseaux voyageurs étaient arrivés des montagnes. Chaque matin ils passaient par bandes devant ma porte ; je me figurais par avance les contrées qu’ils allaient visiter, les lacs, les vallées, les mers. Une inexprimable angoisse me saisissait : j’avais besoin, comme eux, de secouer la rosée de mes songes, et d’un coup d’aile vigoureux pour fuir mon propre souvenir. À force d’errer dans les salles du vieux château de Montmort, j’ai retrouvé des ombres funestes qu’il faut quitter.

Tu ne sais pas ce que c’est que de n’entendre jamais d’autre écho que celui de sa pensée vagabonde. Ma jeunesse se consumait là dans un stérile amour de la création tout entière. J’étais noyé dans un océan sans forme et sans rivages. Si je n’eusse pris la résolution d’en sortir, c’était fait de moi ; car ce pays, tout sévère qu’il est, a bien des charmes. Il vous retient par d’invisibles lianes, comme ces fleurs des eaux qui n’ont point de racines, et qu’aucun orage ne peut arracher. Dans ce vide qui m’entourait, mes idées prenaient en moi un développement sans bornes, et tout me manquait pour les exprimer. Il y avait des jours où j’aurais juré que j’étais né pour écrire. J’aurais pu dire à mon tour : Et moi aussi je suis poète ! J’entendais des bruits que personne n’entendait ; je voyais des formes que personne ne voyait. Quand je faisais un pas le matin sur la rosée de la grande avenue, il me semblait que la terre et l’eau se lamentaient. Pendant des journées entières, sur le bord des prés, je suivais des fantômes qui n’ont point de corps ; et il y avait des idées sans noms, sans images possibles dans aucun monde, qui ne me quittaient pas. Mon ame était un véritable pandémonium où s’agitaient des larves qui n’ont jamais eu vie. Peut-être eussé-je été musicien, si j’eusse pu saisir cette harmonie sans souffle et ces soupirs sans voix qui passaient, comme des brises, dans mon cœur. Quand le vent soufflait dans les bouleaux, je rêvais d’ineffables mélodies au fond des bois ; mais ces chants célestes ne dépassaient pas mes lèvres, et je ne sais aucun son qui en puisse donner l’idée. D’autres jours, en m’éveillant, il y avait des heures où je me retraçais malgré moi des images que j’aurais voulu peindre et conserver toujours devant mes yeux. C’étaient des vallées, des paysages, des climats inconnus sur cette terre. Pour les retenir, je ne trouvais non plus ni couleurs, ni lignes, ni dessin. Je bâtissais aussi des architectures prodigieuses qui n’ont nulle part de modèle, des tours idéales dans lesquelles je montais et descendais sans m’arrêter jamais. Il y avait des balcons d’où l’on plongeait sur des horizons infinis, des balustrades où s’appuyaient des femmes et des figures d’une autre vie. Alors j’eusse pu croire être né architecte, si au moment de fixer tous ces rêves par des lignes, ils ne se fussent effacés comme le reste. De ces tours que je bâtissais dans mes songes, de ces images à demi peintes, de ces mélodies sans voix, il ne me restait rien qu’un vague enchantement ; mais aujourd’hui mes fantômes m’importunent, mon propre chaos m’obsède ; un aveugle instinct me pousse vers la lumière ; il n’y a que le soleil d’Italie qui puisse dissiper mes odieuses ténèbres.

En passant à Nantua, je suis monté sur les rochers qui bordent le lac. Le jour était très pur. Du milieu des herbes fauchées s’exhalaient de petites vapeurs capricieuses, telles que les songes des plantes. Les hautes Alpes étendaient au loin sur le ciel leurs cercles de neige. Ah ! les meilleurs souvenirs de ma jeunesse errent sur ces montagnes, comme des chamois poursuivis par le chasseur.

J’ai revu le lac de Genève. Les images de Rousseau, de Saint-Preux, de Mme de Staël, de Corinne, de Byron, de Manfred, se bercent sur ces flots pâles. Quand les ombres des montagnes descendent le soir au fond du lac, ces bords sont dangereux. Vous entendez des voix connues qui vous appellent. Vous vous penchez sur le flot dormant, et le fantôme adoré vous invite à descendre au fond des eaux. Alors du côté de Meilleraye, on entend les troupeaux qui mugissent sous les châtaigniers ; la cloche de Vevey sonne l’agonie de Julie ; la mondaine Corinne s’assied sur le seuil des chalets ; par les degrés des Alpes, Manfred descend à pas pesans, en s’appuyant sur son bâton ferré ; pendant qu’à l’extrémité du lac, le vieux château de Chillon blanchit comme la demeure commune à tous ces rêves des poètes. Alors aussi, celui qui a un cœur frémit ; il s’arrête pour écouter l’écho. Il respire l’air puissant des montagnes ; il pense à ce qui aurait pu être, à ce qui a été, et se souvient en soupirant des jours qui ne reviendront plus.

Si l’on traverse les Alpes en été, elles sont à peine un obstacle. La route du Simplon les a supprimées. Ce n’est que sur le versant de l’Italie que les vallées sont abruptes ; de ce côté, la route devient un vrai monument d’art, et vous assistez à une lutte obstinée de la nature et de l’homme. Il y a des endroits où l’industrie semble vaincue par l’obstacle ; mais c’est le moment où les ressources de l’art reparaissent avec le plus de puissance. Cette route s’élance sur les ravins, d’un bord à l’autre ; elle rampe, elle s’élève, elle bondit. Il y a un intérêt dramatique à suivre le combat de l’audace humaine et de ces cimes si long-temps invaincues. Ce monument de patience et de témérité est une sorte d’architecture héroïque.

Malgré cela, c’est à la sortie de l’hiver qu’il faut observer les Alpes. C’est là leur climat et leur saison naturelle. Les pics de glace brillent comme des rosaces gothiques. Un silence lourd pèse sur ces vallées de neige, où tous les bruits s’amortissent. À travers les frimas, on voit percer les toits aigus des chalets. Du haut des pics les plus rapides, les avalanches glissent comme des armées de géans, sous leurs manteaux blancs. Les Alpes semblent frissonner. Une puissance surhumaine vous oppresse, et la terrible renommée de ces montagnes se confirme à chaque pas. D’ailleurs, même dans cette saison, on peut se laisser glisser à la ramasse, sans presque aucun danger, depuis les sommets jusque dans les vallées habitées. La descente dure ainsi moins d’un quart d’heure. Dans cette course précipitée, les replis des montagnes s’affaissent et se nivellent sous vos regards ; la grandeur des objets, celle des distances parcourues, la rapidité de la chute, et ces neiges inviolées, tout vous jette dans un demi-vertige : il semble que vous soyez le premier qui preniez possession de cette nature de glace.

Les lacs qui sont au revers des Alpes, le lac Majeur, le lac de Côme, sont déjà de la même couleur que les mers du midi, peut-être un peu moins bleus. Les petites îles Borromées ressemblent à une création de l’Arioste. Elles ont la même grâce que les inventions de l’Orlando furioso, avec quelque chose de plus sauvage. Il y a en outre des pêcheurs, un village et une église, dans la plus grande de ces îles, qui ne semblent faites que pour la fantaisie des poètes. Le doux parfum de la langue milanaise commence là avec le myrte, l’olivier et le citronnier. L’enchanteresse des climats du midi habite en cet endroit, sur son seuil. Dans le château déshabité des Borromées, il y a des tableaux, des statues dormantes dans les salles souterraines, au bruit des flots dormans ; il y a de l’art et de l’amour, c’est-à-dire, toute l’Italie. Dans ces îles lilliputiennes, la nature s’est jouée d’elle-même ; assise au pied des Alpes, elle sourit comme une puissante Armide sur ces fantasques rivages.

Quand on aperçoit de loin la cathédrale de Milan, on dirait d’un édifice de glace, bâti là de toute éternité, à la descente des Alpes. C’est la vieille cathédrale gothique qui a servi de modèle à cette architecture ; mais combien le type austère de Cologne et de Strasbourg n’a-t-il pas été altéré sous le ciel énervant de l’Italie ! La voûte ténébreuse du nord s’est changée en un marbre blanc d’un éclat presque païen. Sur cette terre de Saturne, le mysticisme de l’architecture gothique est dépaysé ; le soleil ardent du midi pénètre, avec une curiosité profane, jusqu’au fond de la nef. Le trèfle et la rose chrétienne ont fait place, dans les ornemens, au laurier idolâtre. D’ailleurs il n’y a plus de flèche qui monte dans le ciel. Soit que l’esprit de l’Italie se plaise moins dans la nue, soit que cette témérité répugnât trop à la tradition romaine, il est certain que la flèche gothique a toujours été un embarras pour les peuples du midi. Ou ils l’ont séparée de l’église, et ils en ont fait un édifice distinct, comme à Venise, à Florence, à Pise, ou ils l’ont supprimée comme à Milan. La cathédrale, triste et rêveuse, des bords du Rhin s’est convertie, sous le ciel lombard, à une foi sensuelle. De ses fleurs de marbre s’exhale l’odeur des citronniers et des myrtes du polythéisme. Le Dies iræ ne retentit pas sous ses voûtes ; bien plutôt l’écho de Lombardie y redirait des sonnets d’amour. Ce n’est pas le Dieu crucifié qui a ici son symbole au milieu de cette nature prodigue, c’est la Madone souriante sur le chemin des pèlerins. Les statues innombrables qui habitent son église ressemblent aux onze mille vierges de Cologne, ressuscitées dans de pâles corps de marbre, que la mort païenne a ciselés.

De Milan, cette architecture, mêlée du génie du Nord et du génie du Midi, prend trois routes : elle va aboutir, sur l’Adriatique, dans les palais vénitiens ; sur la Méditerranée, dans le Campo-Santo de Pise ; par le chemin de la Toscane, à Orviète : elle a suivi principalement les traces de l’esprit gibelin.

Je passe des monumens étranges qui n’ont jamais été élevés, qui ne s’écrouleront jamais, qui s’appellent Castiglione, Lodi, Rivoli ; tout le chemin de Milan à Venise est semé de noms semblables : ce sont des marais couverts de joncs, des pâturages suspendus sur des lacs, des avenues de mûriers et de saules. Il y a quelquefois une maisonnette blanche qui porte à son toit la cicatrice d’un biscayen, comme un soldat laboureur. Sur le champ de bataille des environs de Vérone, les jeunes paysannes font la cueillette des mûres. L’oiseau de Roméo et de Juliette chante, caché sous les vernes d’Arcole. Quand la nuit arrive, des myriades de mouches luisantes s’envolent de terre : elles s’allument, elles s’éteignent, elles se raniment comme de petites lampes errantes pour éclairer les morts.

Il sonnait onze heures du soir au campanile de Saint-Marc, lorsque j’abordai à Venise. Il me sembla entrer dans le pays des rêves. La lune, en ce moment, sortait des nuages, sous l’incantation des esprits embaumés de l’Adriatique. Des gondoles, couvertes de voiles noirs, glissaient à côté de moi. Des deux côtés du grand canal, les ombres des palais s’abaissaient et se confondaient, au milieu des flots, dans une architecture fantastique, qui se bâtit là, le soir, pour les songes de la nuit. Cette impression, reçue en arrivant, ne s’est point affaiblie par la suite. Après avoir demeuré à Venise, après y avoir touché les pierres et les tableaux, je n’ai pu détruire l’effet de cette nuit enchantée.

Venise est asiatique et arabe ; elle est aussi bysantine, gothique, lombarde ; mais c’est le caractère oriental qui domine, et celui sans lequel elle reste incompréhensible. Ses vaisseaux ont rapporté chez elle les styles et les formes de tous les climats : la coupole de Bysance, le minaret du Bosphore, l’ogive de Mahomet, la citerne du désert. Rien ne lui ressemble sur le continent ; elle est née de la mer ; elle est fantasque comme les flots. Le Jupiter du Péloponèse, l’islamisme, le christianisme, se pressent à la fois en ce lieu de refuge.

Toutes les fois que je vis l’église Saint-Marc, des milliers de pigeons voletaient sur les combles : ils se posaient sur l’épaule des statues, sur leurs livres, sur leurs dais ; ils becquetaient dans leurs coupes et leurs calices : on aurait dit les oiseaux des légendes qui se penchaient à l’oreille des cénobites de pierre, pour leur apporter les messages du ciel. L’église Saint-Marc est elle-même semblable à une vieille légende de Bysance. C’est la Sainte-Sophie de Constantinople transportée en occident. Un peuple de statues agenouillées habite les niches extérieures de l’église, et semble de loin murmurer sur ses lèvres de marbre une langue sacrée. Au dedans, toute l’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament est peinte sur un fond d’or. Une litanie éternelle sort aussi de toutes ces bouches muettes. Vous habitez là au milieu de la cité sainte du xie siècle. Cette foule de bienheureux vous regarde, vous homme d’un autre âge, qui pénétrez dans ce paradis du vieux dogme. S’ils savaient les langues humaines, ils vous demanderaient comme au pèlerin de Florence :

D’où viens-tu, toi qui nous ressembles si peu ?


Avec cela, cette architecture est bien loin d’avoir la grandeur de l’architecture du nord : elle ne porte pas dans les nues la pensée religieuse d’une race nouvelle ; elle est plutôt opprimée sous le poids de la théologie bysantine. Une décrépitude précoce s’y laisse apercevoir à travers ses dorures : elle a les graces ornées des pères de l’église grecque, non la sublimité sauvage du catholicisme d’Occident. Vous pensez à saint Chrysostome, à saint Basile, non pas à Tertullien, ni à saint Jérôme. Avant tout, Saint-Marc est l’église d’un peuple de matelots. Lorsque avec ses petits dômes, qui s’arrondissent l’un sur l’autre, on la voit du côté de la mer, elle donne l’idée d’une nef bénie qui entre à pleines voiles dans le port, chargée des chappes, des reliques, et des vases ciselés de Bysance. Près d’elle s’élève la tour de son clocher à ogives. Cette tour isolée porte les cloches et sonne les heures de la journée. Quant à la vieille église, elle est muette ; aucun bruit n’en sort pour marquer la succession du temps, ni le changement des heures ; elle ne connaît ni soir, ni matin, ni deuil, ni joie, ni glas, ni aubade : la cité sacrée du dogme ne connaît rien qu’une heure, celle de l’éternité.

À côté de Saint-Marc, le palais des doges est tout oriental ; ses galeries sont celles d’un palais arabe. Dans les ornemens des chapiteaux sont sculptés des plantes marines, des joueurs de mandoline et de viole, double emblème de l’histoire et du génie national de la ville aux cent îles. Les deux citernes qui sont creusées dans la cour font penser au désert. Venise n’a pas une seule source. À l’entrée des flots, elle est comme Palmyre au milieu des sables. D’ailleurs son palais des mille et une nuits se termine par une prison d’état. Le sénat habitait entre deux tortures continuelles : il avait sous ses pieds les cachots souterrains, et les plombs sur sa tête. Quand vous voyez pour la première fois, dans la salle du grand conseil de l’inquisition, rayonner autour des murailles les tableaux de Véronèse et de Tintoret, ces fêtes de la peinture, dans ces enceintes lugubres, vous émeuvent malgré vous ; car c’est au milieu de toute la splendeur d’une architecture à demi mauresque, au milieu des tableaux et des couleurs palpitantes de ces peintres, que cette aristocratie enfouissait ses mystères. Son gouvernement, qui fut une sorte de terreur nationale mêlée de volupté, était parfaitement à l’aise dans ce palais, geôle et musée tout ensemble. Les supplices y touchaient à des plaisirs choisis. Le petit pont par lequel les condamnés sortaient, pour être poignardés ou noyés, est ciselé avec une élégance pleine de recherche. J’ai vu un grand casque de fer dans lequel on broyait la tête des suspects. Ce casque est lui-même d’une beauté étudiée. Venise poussa le génie des arts plastiques jusque dans la torture.

La vie de Venise était un prodige de chaque jour ; en guerre perpétuelle avec la nature et avec le monde, sa victoire ne pouvait se prolonger que par une tension extrême de tous les ressorts de l’état. Sa force la plus réelle consistait dans les combinaisons de son génie. De là, le secret sur tout ce qui la touchait était pour elle la première condition de durée. Dans un état ainsi établi sur le silence, ce n’est pas le lieu de chercher des poètes, des orateurs, des historiens, des philosophes. Venise ne devait pas avoir, comme Florence, son Dante, son Boccace, son Machiavel. La parole écrite était l’opposé de son génie taciturne. Au contraire, la peinture, cet art muet, devait être celui d’une société muette. Venise s’y précipita.

Ce qui me frappe, c’est que la sombre sévérité du régime politique de Venise ne s’est jamais communiqué à sa peinture. Si vous ne considérez que le gouvernement, vous vous figurez que toute cette société a été conduite par une terreur continue, et que les imaginations ont dû se couvrir d’un voile lugubre. Si, au contraire, vous examinez l’art, vous supposez que ces hommes ont vécu dans une fête perpétuelle, et que des imaginations aussi fougueuses appartiennent à un régime de liberté excessive. Titien et Paul Véronèse ont quelque chose de sénatorial, comme l’aristocratie des cent îles. Ils ont la sensualité somptueuse, mais non pas la sévérité ni la profondeur redoutable du conseil des Dix. Loin d’être attristé par le gouvernement, l’art exprima avec splendeur la splendeur de l’état ; d’ailleurs un rayon détourné du Levant luit sur ces ardens tableaux. Ces imaginations de matelots se sont en partie formées au milieu des bazars de Chypre et de Bysance. La peinture de Venise est à demi orientale, comme son architecture.

Et véritablement, ces figures créées par l’art semblent aujourd’hui les seuls et légitimes habitans de ces balcons et de ces galeries levantines. Au fond des palais, elles demeurent comme une aristocratie idéale et taciturne. Sous les ogives humides des voûtes, le ver file sa soie ; la gondole passe en effleurant le seuil ; la foule se disperse sans bruit sur les ponts. Quand le soir arrive, des bandes de mouettes et de procellarias s’abattent sur la ville. Malgré cela, au fond de ces tristes palais, il y a une fête qui ne finit jamais. Ces cadres suspendus aux murailles conservent l’éclat des jours qui ne sont plus. Lorsque vous entrez dans la salle du conseil, vous trouvez encore la Venise patricienne toute parée, comme Inès de Castro dans son sépulcre.

Souvent des nuages violets, tels que ceux qui flottent sur les toiles de Tintoret, s’amassent sur la ville ; leurs lignes droites sont comme tracées à l’équerre. La lumière se concentre alors dans une étroite bande à l’horizon. C’est avec une netteté incroyable que les objets se détachent sur cette zone ; mâts, cordages, vergues, avirons, tout est gravé au burin dans un ciel de cuivre. Du fond des vagues bronzées sortent le palais des doges, le campanile de Saint-Marc avec son ange d’or, puis, dans les îles, les dômes de Saint-George, du Redemptor et des Citelle. La ville tout entière surgit de cette mer empourprée, comme la création de l’un de ses peintres. Au milieu de cet éclat, on éprouve une impression de détresse qui ne se retrouve qu’à Rome ; mais cette impression est beaucoup plus extraordinaire à Venise, car là il n’y a point encore de ruines. Les palais, quoi qu’on en dise, sont entiers. À cette magnificence seigneuriale qui faisait, dans Venise, une fête éternelle, le temps n’a rien ôté encore. C’est au milieu de cette fête que la ville a été frappée ; elle est morte debout.

On peut dire, en effet, que lorsque Venise acheva de tomber, elle était morte depuis long-temps ; mais son gouvernement mit, à garder ce cadavre, la même vigilance qu’il avait mise à veiller sur elle dans la bonne fortune. Depuis la fin du xviie siècle elle gisait sur son lit de parade ; pour cacher ce grand secret d’état, ce n’était pas trop de l’inquisition et de la torture des plombs. Le premier qui franchit hardiment cette enceinte ne trouva sous ce mystère qu’un fantôme.

C’é da piangere, signor ! Il y a de quoi pleurer, monsieur, me disait le vieux gondolier qui me ramena sur la terre ferme ; car le peuple ne laisse pas que d’être frappé de ces ruines, et il est fort attaché au lion de Saint-Marc ; ce qui n’empêche pas que Venise ne soit, par intervalles, la ville la plus gaie et la plus folle de l’Italie ; seulement cette gaieté exaltée est quelquefois fort triste. Le carnaval de Venise ressemble toujours un peu à la danse des morts.

Le canon des Autrichiens en batterie sur la Piazzetta, le grand drapeau de Vienne arboré nuit et jour en face de Saint-Marc, puis, en perspective, l’hospitalité paterne du Spielberg, ce sont là, après tout, de tristes sujets de fête. Les petits théâtres forains sont les seuls endroits où la haine du joug tudesque puisse se montrer encore avec quelque liberté. Dans ces pièces jouées en plein air, il y a toujours un caporal allemand qui estropie, de la manière la plus burlesque, quelques mots d’italien. Ainsi voilà Polichinelle vengeur des Dandolo, des Foscari et des Barbanegro. En général, quel temps faut-il pour que la petite comédie remplace la comédie divine ? c’est là, pour tout le monde, la vraie question.

ii.

Après Venise, je n’ai séjourné qu’à Ferrare. Pour arriver à la prison du Tasse, j’ai traversé une longue file de lits de malades dans l’hôpital Sainte-Anne. La prison est au fond d’une petite cour avec laquelle elle est de plain-pied. Une grêle épaisse était tombée dans l’intérieur, car une heure auparavant il avait fait un violent orage. La voûte de cette geôle est si basse, que, dans certains endroits, on a peine à s’y tenir debout. C’est là que le poète fut gardé sept ans comme une bête fauve de la ménagerie de la maison d’Est. Pendant ce temps-là, Eléonore, dans le château de Ferrare, écoutait les joueurs de luth ; elle souriait sous les orangers des villas, et pas une fois ses lèvres adorées ne s’ouvrirent pour demander la grâce de celui que l’amour rendait à moitié fou. Le dernier des ménestrels, il expia le long bonheur de ceux qui l’avaient précédé. Il avait été l’amusement des heureuses princesses de Ferrare ; mais quand il voulut prendre la vie au sérieux et que le baladin se souvint qu’il était immortel, il fut réputé fou de la meilleure foi du monde. L’insensé, en effet, qui livrait les trésors de son cœur au divertissement de ces jeunes femmes couronnées, et qui cherchait dans les fêtes de la renaissance la dévotion d’amour et la passion profonde des temps passés ! Il avait dans son cœur la passion de son Tancrède, et il croyait, lui seul, pouvoir réchauffer de son souffle cette société défunte. Il embrassait des fantômes sur son sein de poète, et il ne vit pas que le cœur des reines s’était glacé. Épris du moyen-âge, il apporta le cœur brûlant d’un ancien troubadour dans le tombeau orné de la féodalité. Il fut le Roméo d’une autre Juliette ; mais cette Juliette ne se ranima pas pour lui dans le sépulcre. Parce que les chevaux piaffaient dans la cour, parce que les jeunes filles souriaient comme avaient fait les châtelaines au temps des croisades, il crut que l’ancien amour vivait encore, et qu’un grand cœur battait au sein de cette société, sous la soie et les dorures. Le jour où il sentit qu’il se trompait, sa tête se brisa ; il essaya de rompre le charme d’une main tremblante, con una mano tremante : oh ! ce fut là une divine folie dont quelques-uns ont hérité même de nos jours ; mais ce fut une folie.

Après la prison du Tasse, je vis la maison d’Arioste. Un soleil brillant rayonnait dans la chambre de messir Lodovico. Un chat lustré ronflait sur le seuil. Des pigeons battaient de l’aile contre le vitrail de la fenêtre à ogive. À travers les portes des appartemens, j’entendis le vent qui soufflait et soupirait comme les fantômes émus de la fantaisie du poète. Son écritoire était sur une table. Je descendis dans le jardin. Il était alors tout en fleurs. J’y cueillis des œillets et des narcisses. Des papillons diaprés se posaient sur les gazons d’Espagne ; des poules gloussaient dans la cour. Tout annonçait la demeure d’un hôte heureux. Arioste n’était point tombé dans le piége où Tasse se laissa prendre. De bonne heure, il avait estimé ce qu’il valait, le simulacre qui l’entourait. Il n’aima pas ce qui ne pouvait aimer. Il prisa le moyen-âge juste autant que le cheval de Roland qui n’avait qu’un défaut, à savoir d’être mort. Il ne demanda pas aux reines des larmes qu’elles ne pouvaient pleurer, ni aux vivans un enthousiasme que les morts seuls possédaient. À la vieille cour de Charlemagne et d’Artus, il donna la frivole beauté de la cour de Ferrare. Il se fit des images pour s’en jouer ; et le premier, il sortit du sanctuaire de la foi antique avec un éclat de rire. À ce prix si cher, ses œillets fleurirent ; ses colombes légères vinrent boire sur le bord de sa coupe. Chaque année, le rossignol nicha dans les rosiers de son jardin, pendant que l’araignée suspendit sa toile à la prison du Tasse.

Il semble que dans toutes les époques qui ont été complètes, le rire et les larmes aient été ainsi mêlés, et que chaque siècle apporte avec lui deux grands masques, l’un comique, l’autre tragique. Chez les anciens Horace, Virgile ; au moyen-âge, Boccace, Dante ; après eux, Arioste, Tasse ; plus tard encore, Voltaire, Rousseau.

iii.

À Bologne, les Autrichiens bivouaquaient sur la place. Les canons étaient en batterie, les chevaux sellés. Des patrouilles gardaient les principaux débouchés de la ville. Cette image d’asservissement, qui me poursuivait depuis mon entrée en Lombardie, me fit horreur ; et vraiment, rien n’est plus laid que ces blonds lansknechts sous le soleil du midi. À Milan, j’avais déjà rencontré leurs sentinelles à tous les coins de rues. À Venise, j’avais entendu leurs canons dans la nuit, et j’avais vu leur drapeau sur Saint-Marc. En ce moment, je sentis que je haïssais l’Allemagne pour tout le mal qu’elle avait fait à l’Italie.

Oui, Albert, je connus alors la vieille haine accumulée par Dante, par Pétrarque, par Machiavel, et je désirai avec ardeur de voir un jour l’Italie marcher sur le cou de ces blêmes tudesques.

Autrefois, je te vantais leur génie ; tu te le rappelles ? Je voulais plonger jusqu’au fond dans le chaos de ces esprits de ténèbres, parce que je croyais qu’un enthousiasme durable les poussait aux nobles entreprises ; mais leur essor n’a duré qu’un moment. Une muse flétrie a déjà pris chez eux la place des extases passées. Trop souvent ils couvrent sous des paroles savantes des sentimens vulgaires. Va, crois-moi, ne cherche plus dans les cieux le cygne allemand ; il se noie aujourd’hui dans son cloaque.

J’ai aimé le ciel pâle de leurs pâles vallées. Dans ce temps-là mon cœur ne voyait, ne sentait partout que les images qu’il créait ; je n’avais pas cueilli de myrte dans l’Isola-Bella, ni passé une nuit d’été au bord du lac Bolsène. Tous les horizons étaient pour moi également beaux, pourvu qu’il y eût place pour un rêve. Je ne faisais point de différence entre un lourd ciel d’Autriche et un ciel vénitien. Mais, depuis que j’ai passé les Alpes, mes yeux, Dieu merci ! sont las de la lèpre tudesque. La perfidie bavaroise, l’inganno bavarico, m’est connue ; et si pour un si grand mal toute parole n’était vaine, je m’expliquerais davantage.

Depuis que les empereurs se réchauffent au soleil lombard, qu’ont-ils rendu à l’Italie en échange de ce qu’ils lui ont ravi ? Ne voient-ils pas que leur sang est trop froid pour cette ardente contrée ? Leur génie qu’use une heure d’exaltation n’est pas fait pour le soleil dévorant des enfans du midi ; le myrte est trop parfumé pour ces insipides vainqueurs ; et l’orange de la Brenta ne mûrit pas pour les lèvres épaisses des serfs de Habsbourg.

Non ! non ! cela ne peut durer. Il faut que les manteaux blancs disparaissent, et que les cavaliers frileux repassent les monts. Ne sentent-ils pas que leur langue hennissante rompt l’accord de la mélodie toscane, et que leurs membres grossiers n’ont jamais été formés de Dieu pour habiter, à l’ombre des villas, le jardin de l’Italie ? Qu’ils consultent leurs mains rudes et calleuses, et leurs sens hébétés. Ils apprendront d’eux-mêmes que cette terre de volupté n’est pas la leur, et qu’il reste encore au-delà des monts, sous leur ciel blêmissant, mainte glèbe qui reste privée de leur sueur servile : qu’ils retournent dans leurs vallées du Danube, de l’Elbe et de la Sprée, s’atteler à leur charrue féodale ; et alors, nous louerons tant qu’on voudra les vertus de ces honnêtes Germains.

Mais aujourd’hui, de cette terre d’amour ils ont fait une terre de haine. L’enfant qui commence à balbutier, la jeune fille sous son voile, l’ermite dans sa chapelle, tout ce qui a un cœur pour aimer ou pour haïr, les maudit en même temps. La vertu de l’Italie est de les détester ; c’est par là qu’elle réunit ses peuples qu’aucune autre puissance n’avait pu rallier. Eh bien ! qu’elle la nourrisse cette haine sacrée, son seul et dernier refuge. Qu’elle adore la madone de la colère, puisque la madone de la pitié n’a pu la sauver !

iv.

Florence est toujours le commentaire vivant de Dante. L’architecture, la sculpture, la peinture du xive siècle et la Comédie divine ont entre elles d’intimes ressemblances. Dans le silence des églises moitié gothiques, moitié lombardes, les fresques de Giotto, de Luppi, de Thaddeo Gaddi, donnent une certaine réalité aux visions du vieil Alighieri ; et sous l’archet peint des archanges s’exhale encore la mélodie de ses tercets. Dans les loges d’Orcagna, au bord de l’Arno, dans le fond des chapelles et des cloîtres, sur le seuil des palais guelfes ou gibelins, partout le poète pélerin vous apparaît au milieu du paradis de l’art florentin.

Dans les temps chrétiens, Florence a été le vrai pays des formes. Tout ce qui dans nos tristes contrées n’est que rêve, désir, espérance, regret, a pris là un corps et une figure déterminée. Un contour achevé a circonscrit toutes les images rapides qui passent aujourd’hui dans nos cœurs. Jamais les peuples d’artistes et de ciseleurs n’ont connu les vains fantômes qui s’élèvent dans le souvenir, et retombent sans laisser de traces. Tout ce qu’ils ont aimé, tout ce qu’ils ont haï, ils l’ont touché au doigt ; ils ont immortalisé le moindre de leurs songes ; et ces cieux d’amour ou de colère que l’homme fait et défait sans cesse à chaque instant, ils les ont fixés comme l’ombre sur la muraille.

Il est impossible de vivre à Florence sans s’y préoccuper de l’histoire de l’art, car on peut en suivre là les moindres phases comme au cœur même de l’Italie. C’est dans ce grand atelier que la tradition de l’antiquité s’est rencontrée avec l’idéalisme chrétien, et que leur mélange a produit ces formes sévères qui restèrent toujours inconnues à l’école de Venise. Même au milieu du moyen-âge, on y garda la tradition des arts païens. Dante y conversa avec Virgile. Les sculpteurs de Pise donnèrent aux cénobites du Nouveau-Testament quelque chose de la beauté des dieux antiques, et les peintres abreuvèrent de nectar olympien les lèvres des archanges. Comme l’église romaine avait absorbé dans ses rites les meilleurs souvenirs du paganisme, de même l’art florentin, qui fut aussi une sorte d’église, conserva quelques-uns des linéamens de l’art antique. De là naquit un genre de beauté qui, sans ressembler à aucune époque, avait pourtant des rapports avec toutes. Il semble que l’histoire de Florence soit comme la cité emblématique de Dante, et que l’on y monte de cercles en cercles, avec chaque siècle, jusqu’à la suprême beauté. Peu à peu une Grèce ressuscitée, sous les traits d’un ange mystique, s’y est assise dans le ciel de l’art. Une Italie nouvelle, plus belle que l’Italie ancienne, est sortie du tombeau de l’Étrurie. Ce fut une Madeleine pénitente qui gardait encore, à travers les pleurs et malgré les macérations de l’Évangile, les traits et la beauté de la Madeleine pécheresse.

Quelque trace du génie étrusque s’est perpétuée là, à travers tous les changemens des temps, des langues et des institutions. Dès le xive siècle, quand Rome chrétienne était seulement la ville du dogme, Florence était déjà la ville de l’art. C’est chez elle ou près d’elle que le développement épique de la tradition s’est accompli dans la poésie par Dante, dans l’architecture par Giotto et Brunelleschi, dans la statuaire par l’école de Pise, dans la peinture par Orcagna et Michel-Ange. Il faut remarquer que Rome, qui a donné son nom à la plus grande école, n’a produit elle-même ni poète, ni sculpteur, ni peintre. Elle n’a eu long-temps qu’un art, à savoir, le culte et le rite catholique. Ses poètes, ses statuaires, ses architectes furent ses papes. Lorsque le travail et la constitution de l’église furent achevés, alors seulement les arts séculiers arrivèrent de toutes parts, pour recevoir là, par Michel-Ange et par Raphaël, le droit de bourgeoisie dans la cité du dogme.

On répète souvent de nos jours que les époques les plus religieuses sont aussi les plus favorables à l’art : cette idée est démentie par tout ce que j’ai vu en Italie, et surtout à Florence. Tant que la foi fut profonde, les peintres, aveuglément soumis à la tradition de l’Église, laissèrent leurs œuvres dans une sorte de divine enfance. Assurément le génie religieux ne manque pas aux mosaïques byzantines ni aux peintures sur bois des vieilles écoles. Que leur manque-t-il donc ? l’art ; il ne s’émancipa qu’aux dépens de la foi. Les grands maîtres des écoles de Venise, de Florence, de Parme, de Mantoue, furent contemporains de la réforme et de la confession d’Augsbourg. Chacun d’eux soumit la tradition religieuse à l’autorité de l’imagination, comme Luther la soumit à l’autorité de la raison. À quelle distance Michel-Ange, Léonard de Vinci, Corrège, ne sont-ils pas de la croyance et de l’orthodoxie de leurs pères ! Ils changent à leur gré les types et les expressions consacrées ; ils abolissent à leur manière l’ancien rite. Ni Raphaël, ni Titien, n’approchent de leurs pinceaux avec le tremblement de cœur et la dévotion de Fra Angelico ou de Masaccio. C’est au sortir d’un banquet avec la Fornarina ou avec l’Arioste qu’ils substituent au catholicisme rigide de la tradition un catholicisme vénitien, florentin, romain, qui n’a plus rien de l’unité des vieilles fresques liturgiques. À la madone impassible des Bysantins ils prêtent les passions et les airs de tête des femmes des lagunes, de Parme ou d’Albano. Les différences, les caprices innombrables de la fantaisie humaine pénètrent pendant cet intervalle du xve et du xvie siècle, comme autant de sectes privées, dans le ciel du vieux dogme. Chacun se fait, sur la toile, son évangile à son image ; l’unité du vieux symbole est perdue sans retour. C’est le temps de la poésie, de l’art, de la beauté ; ce n’est plus le temps de la foi.

Au commencement, les grands crucifix de Cimabuë, encore sanglans, représentaient la passion et l’ascétisme du moyen-âge sur son Calvaire. On dirait que les apôtres, encore frappés de terreur, ont peint eux-mêmes, de leurs mains incultes, les fresques colossales du xe siècle. Le dessin en est grossier ; mais le Dieu nouveau est là. À travers ces traits barbares ressort une grandeur apocalyptique. La Vierge byzantine est assise sur son trône ; un repos éternel illumine son front. Sa robe, où sont brodés de secrets symboles, participe de cette immobilité céleste. Les douze apôtres, partout inséparables, remplissent les coupoles des basiliques. Il semble que ces personnages soient conçus hors du temps, au-dessus des mondes détruits. Dans leur ciel théologique, ni joie ni tristesse ; tous ils sont investis d’une seule pensée, qui est la pensée divine. Ils ne prient pas, ils n’enseignent pas, ils adorent. Nous sommes au xiie siècle.

Dans l’âge suivant, jusqu’au quinzième, la foi n’est pas moins grande. Pourtant ces personnages sont sortis de leur contemplation. Ils commencent à errer dans l’Eden de l’imagination, et à quitter leur sainte oisiveté. Sur les fresques de Gaddi, les soldats endormis autour du sépulcre vide ouvrent leurs paupières ; ils s’éveillent au jour nouveau. Le Christ s’élève du milieu d’eux, emportant l’étendard de la mort. Le long des murailles du cimetière des Pisans, les vierges pâles de Giotto se glissent à travers les tombes comme des ressuscités. Le temps est venu où les anges de Gozzoli, de Buffalmacco, de Fiesole, ont embouché leurs trompes d’or. Sur leurs violes ils ont pressé leurs archets recourbés ; au milieu de ce silencieux concert, la madone sourit pour la première fois de ce sourire dont l’Italie tout entière se sent encore émue. Sous ce ciel de mélodies elle promène çà et là, dans ses bras, le Christ enfant. Ce fut là sans doute le temps le plus adorable de l’art, s’il faut appeler de ce nom ce qui était une prière, un acte de foi, ou plutôt un ex-voto de l’humanité naufragée et sauvée. Toutes les espérances, toutes les croyances avaient l’âge de ce divin enfant que berçait sur ses genoux la madone de l’Italie. Les artistes, réunis en confréries, connaissaient dans les moindres détours les secrets de l’éternité. Il n’y a que les choses de la terre qu’ils ignoraient. D’ailleurs leurs conceptions avaient dépouillé la barbarie des temps du christianisme primitif. Ils étaient sur le seuil de l’église et de l’art séculier, appartenant cependant à l’une plutôt encore qu’à l’autre. Ce furent là les derniers songes du genre humain dans le berceau du dogme catholique : ah ! que vont-ils devenir ; ces songes vêtus de pourpre et d’or ?

Vers la fin du XVe siècle, tout a changé. L’époque de perfection de l’art est arrivée. Ce que les figures ont gagné en beauté, elles l’ont perdu du côté de l’austérité et de la croyance. Ce n’est plus le temps où le dogme était revêtu de ses formes consacrées ; c’est plutôt l’apothéose d’un paganisme chrétien, ou, comme on parle aujourd’hui, la réhabilitation de la matière divinisée. La madone est descendue de son siége sacerdotal ; elle est sortie du sanctuaire des basiliques. À l’ombre d’un pin, au milieu d’un paysage de Raphaël, elle s’assied parmi les mauves de la campagne sous la figure d’une jeune fille d’Urbino. Au loin blanchissent les toits de son village de la Romagne, et le sentier terrestre par lequel elle a passé résonne sous les pas des cigales. Ou elle habite près d’Andrea Sarto, sous les traits d’une Florentine de la Via Grande ; ou elle se penche dans l’atelier du Corrége et respire sur ses lèvres l’odeur des myrtes de Parme et de Crémone. Le Christ lui-même est devenu, sous le pinceau de Michel-Ange, un autre Jules II, un pape irrité et militant. Ce n’est plus le Dieu enseveli dans les limbes de son ascétique passion. Les prophètes de Juda, les sibylles de Cumes et d’Éphèse se rencontrent ensemble dans la chapelle Sixtine. Sur leurs livres obscurs sont mêlés le judaïsme, le paganisme, l’Évangile, tout, hors la vieille orthodoxie. Ils épèlent ensemble le mot sibyllin de l’avenir ; dans un siècle réformateur, ils sont eux-mêmes le symbole d’un monde nouveau. À l’extrémité de l’Italie, le sensualisme se déclare ouvertement dans l’école de Venise. Sur les toiles de Paul Véronèse, le vin de Lombardie coule à flots éternels dans la cruche des noces de Cana. La cène des douze apôtres se prolonge nuit et jour, avec la magnificence propre aux époux de la mer. La pauvreté évangélique se recouvre de la pourpre du Titien, et le manteau des doges est jeté sur les épaules des pêcheurs de Galilée. C’en est fait, la chair est ressuscitée ; du fond des grottes mystiques, les saints, les patriarches, les pères de l’Église, les innombrables élus du moyen-âge arrivent et se pressent dans le paradis sensuel de Tintoret.

Au milieu des monumens de Florence, il en est un que je ne puis effacer de mon souvenir, qui me tient lieu de tous les autres, et dont l’image funeste a fini par m’obséder : il est dans l’église de Saint-Laurent. Ce monument terrible représente pour moi le caractère de l’Italie moderne, telle que je l’ai comprise ; il résume tout ce qu’il me serait permis d’affirmer sur ce pays. Je parle de la chapelle sépulcrale des Médicis, par Michel-Ange. On pourrait dire tout aussi bien que c’est le caveau sépulcral de l’Italie elle-même, et que c’est elle qui rêve sur ce tombeau. Le mort est ceint encore de la cuirasse du moyen-âge : il appuie sur son coude sa tête chargée d’un casque. Il pense, et c’est de cette contemplation qu’il a tiré son nom : Il Pensoso ! Cette méditation du tombeau est si profonde, que vous croyez voir passer sur ce front de pierre les songes frissonnans du sépulcre. Il pense aux temps oubliés de la gloire italienne, aux gonfaloniers des Guelfes, à la bataille de Campaldino ; il pense aux flottes de la Chiozza, aux murailles pavoisées, à l’empereur tudesque qui fuit devant la couleuvre milanaise ; et la mélancolie du doux pays qu’enferment les Alpes et que baigne la mer, est tout entière scellée sur ses lèvres. Au pied de ce trône de mort, le Jour, la Nuit, le Crépuscule, l’Aurore, languissent couchés sur le flanc. Ces personnages ont la solennité rêveuse qui se retrouve partout en Italie, au lever et au coucher du soleil. Les rayons funestes qui attristent les marécages et la campagne de Rome pèsent au front de cette famille des Heures géantes. Qu’attend-il ce Jour gigantesque pour se lever debout ? La Nuit, son épouse funèbre, qu’attend-elle pour sortir de sa couche ? Jamais des yeux humains n’ont vu un si étrange couple. Sont-ce des jours passés qui se reposent d’avoir été ? Sont-ce des jours futurs qui se préparent à la fatigue d’être ? L’un peut être comme l’autre. Levez-vous donc, Jour éternel ! Aurore immense ! famille sans parens et sans postérité ! Pour que les morts ressuscitent, ôtez la pierre de ce tombeau. C’est le tombeau de l’Italie.

v.

Au moment d’entrer dans la campagne de Rome, je quittai mon vetturino. Pour voir de loin la ville à découvert, je montai un de ces chevaux à demi sauvages qui errent aux environs. Comme j’allais passer le Ponte-Felice, une jeune fille sortit d’une masure voisine : elle s’approcha de moi en m’apportant des pêches et des raisins de la montagne. Ses yeux noirs brillaient au soleil sous la toile blanche dont sa tête était couverte ; de longs pendans d’oreilles tombaient sur ses épaules ; elle avait le teint des beaux marbres quand le soleil les a dorés ; et, avec cela, la taille d’Agrippine dans un corset écarlate et or, tel que jamais sainte dans sa châsse n’en posséda de plus brillant ni de plus chamarré. J’arrêtai mon cheval, et je la contemplai quelque temps avec étonnement et ravissement, comme une madone rustique descendue de sa niche.

Après la Storta, tout vous dit que vous approchez de Rome, quand même rien ne vous la montre encore : une inquiétude indéfinissable vous saisit. Au-delà de chaque tumulus, vous vous attendez à la trouver ; car, de ce côté, le Monte-Mario vous la dérobe jusqu’au dernier moment, et vous ne la voyez en plein qu’à l’instant où vous la touchez. On ne sait de quel mot se servir pour décrire cette campagne. Sans villages, sans fermes, sans habitans, elle est aussi sans ombrages et sans forêts. Il est plus facile de dire ce qui lui manque que ce qu’elle renferme ; point de murailles, point de haies pour diviser les champs ; rien de ce qui fait ailleurs la vie champêtre ; point de chariots roulans, ni d’instrumens de labour ; point de prairies, point de sillons ; ni plaines, ni montagnes. La figure de ce terrain, rompu en terrasses et en ligne droite, a une sorte d’analogie avec la majesté des formes romaines ; et la grandeur de ces plateaux semble taillée sur le même plan que l’architecture et que l’ordre rustiques. Du côté de la Sabine, les redans de Tivoli, de Frascati, ouvrent sur la plaine de larges voûtes d’ombre ; l’horizon est fermé par la corniche du Monte-Cavo. Ce qu’il y a d’étonnant ; c’est que dans cet espace, circonscrit de toutes parts, il y a encore plusieurs places que la géographie n’a point explorées[1], et qui restent en blanc sur ses cartes, comme si elles étaient au centre de l’Asie. À l’endroit où le sol se brise, des ruisseaux encaissés roulent sous des arches de plantes grimpantes et de vignes sauvages, où s’abritent toujours une foule d’oiseaux de marais. Le Tibre seul coule à fleur de terre dans son lit volcanique, où il se recourbe et se replie sans cesse. En remorquant un bateau, des buffles bruns laissent tomber dans ses flots, comme un fardeau, leur ombre velue. Du haut des plateaux, vous voyez surgir une des tours féodales des Colonna ou des Orsini, ou bien des aqueducs qui traversent la campagne dans tous les sens, comme des escadrons rompus, ou, dans un ravin, quelque petit pont recouvert de créneaux pour défendre le péage, ou une misérable locande, d’un blanc mat, exhaussée sur des tas de débris, et quelquefois sur un tombeau. Par delà de minces barrières qui, à de grands intervalles, divisent cette campagne déserte, passent de noirs troupeaux de cavales effarées : un seul berger les suit à cheval et armé de son grand bois de lance. Plus on approche, plus la solitude augmente. Enfin, à la descente d’un mamelon, vous apercevez à la fois, là-bas dans la plaine, un coin de la ville et une échappée du golfe d’Ostie : Rome et la mer, ces deux infinis ensemble.

Si au lieu d’entrer, selon l’usage, par la porte du Peuple, vous entrez par celle qui touche au Monte-Mario, vous aurez un spectacle affreux, mais analogue à celui que vous venez de quitter. Au-dessus de la muraille, vous verrez, pour inscriptions, des têtes de morts entassées dans des cages de fer. Pour ma part, une des premières choses qui me frappèrent en arrivant, ce furent ces crânes de morts qui ricanaient, comme dans le préambule de la tragédie d’Hamlet, sur la porte de la ville éternelle.

Il y a trois Romes, celle de l’antiquité, celle du moyen-âge, celle de la renaissance.

La première a usurpé toutes les ruines de l’Italie ancienne, comme toutes ses grandeurs : elle a quelque chose de monstrueux dans ses débris, qui convient bien à l’empire que ces débris rappellent. Par exemple, les Thermes de Caracalla, dans leurs masses informes, témoigneraient, eux seuls, de l’espèce de délire qui possédait le monde sous les Césars. Dans cette Babel écroulée, on ne peut reconnaître aucun plan ; ce qui n’arrive jamais avec le génie grec, lequel conserve sa noblesse et sa correction jusque dans ses derniers débris. Malgré cela, une beauté sauvage ressort de cette architecture orgiaque. À travers les lézardes, on a pratiqué un petit escalier en bois, qui conduit sur la cime de ce chaos de murailles. De là, on domine toute la ville antique ; vue de ce côté, elle a le caractère babylonien des prophéties ; car le vrai caractère de la Rome païenne est d’être comme frappée d’une éternelle condamnation. Je n’ai jamais passé sur le Forum sans remarquer l’inscription de l’arc de triomphe de Constantin : Au fondateur du repos (fundatori quietis). Étrange moment de repos que le temps qui touchait aux invasions des Goths, des Alains, des Huns, des Vandales, des Lombards. La vieille ville était lasse, et demandait merci. Parce qu’elle avait sommeillé une nuit, elle se croyait sauvée ; mais ce qu’elle appelait le repos n’était que le commencement de ses misères ; et cette inscription est une ironie de Jehovah jeté sur le Jupiter abattu du Campo-Vaccino. Le culte catholique, qui surgit partout sur les ruines du paganisme, en fait autant de monumens de la Providence. On dirait que l’archange du christianisme les frappe incessamment, et qu’il disperse de sa verge les dieux attardés dans cette Josaphat de briques et de marbre. D’ailleurs, ces monumens ne sont point défendus, comme ceux de la Grèce, par leur beauté olympienne ; ils n’ont point été non plus oubliés sur la cime des monts : au contraire, ils sont foulés et heurtés sans cesse, sur le grand chemin du monde, par la vengeance du dieu jaloux. Jour et nuit, dans le Colysée, au pied de la croix de bois qui s’élève au milieu du cirque, l’orgueil de la Rome patricienne et ses espérances superbes sont livrés à la dent des lions invisibles.

Tout cela fait que Rome n’est jamais si belle qu’à la lumière d’un grand orage, tel que chaque été en amène plusieurs dans son puissant climat. De bonne heure, le sirocco s’abat sur la campagne ; tout se tait comme à l’approche d’un oiseau de proie. Dans l’atmosphère, nage une vapeur brûlante. La tête des hauts pins de la villa Pamphili se balance à l’horizon. Des bandes de goélands et d’oiseaux de mer remontent d’Ostie ; ils s’abattent sous les voûtes des ponts déserts. Le Tibre change de couleur ; il roule comme un fleuve infernal à travers sa campagne maudite. On entend des soupirs qui sortent par bouffée des rocailles de Roma-Vecchia. Quand les éclairs plus fréquens jaillissent, ils entourent d’une auréole de colère la cime du Colysée, la tour de Néron, les créneaux du môle d’Adrien, et les hauts obélisques des places. On dirait que le sépulcre du vieux monde s’ouvre et se ferme sous une main invisible. Alors les ruines, que dorait auparavant un brillant soleil, sont plus blêmes que des spectres. Une odeur fade s’exhale des orties en fleur des Thermes. À mesure que les nuages entassent leur architecture flamboyante, ils deviennent couleur de sang. À la fin, leur cité vagabonde crève sur le front de la cité condamnée. C’est l’heure où les chiens égarés s’abritent dans le tombeau de Cecilia Metella. La petite porte de bois qui ferme le jardin des Césars, sur le mont Palatin, s’agite en criant sous les pieds des bouquetins et des chèvres errantes. Si en ce moment l’angelus tinte à la cloche de Saint-Onuphre, ce faible son est bientôt répété par mille autres ; à peine ce dernier bruit se meurt, qu’un immense murmure s’exhale de terre. Les confréries des morts élèvent leurs chants lamentables sur le penchant de l’Aventin. La Rome chrétienne s’agenouille sur le sépulcre de la Rome païenne ; tout redit au loin dans la nuit : Miserere ! miserere !

À la Rome du moyen-âge appartiennent les cloîtres bysantins, les basiliques, les peintures en mosaïque. Ces dernières surtout, quoique peu remarquées, sont certainement les monumens qui sont le plus empreints de l’esprit des premiers temps du christianisme. L’époque qu’elles reproduisent est celle où l’art, tout sacerdotal, n’était qu’une dépendance de la liturgie. D’ailleurs, dans ces peintures se retrouve la même barbarie que dans la langue des pères de l’Église, avec le même genre de sublimité quand elles s’élèvent jusque-là. Leurs rapports naturels, dans Rome, sont avec les catacombes, avec les coupoles lombardes, avec le chant grégorien, avec le vieil orgue de Bysance, avec la poésie des litanies et du Dies iræ. Je me souviendrai long-temps de celle de Saint-Paul hors des murs. On sait que cette basilique du IVe ou du Ve siècle a été brûlée de fond en comble en 1822. Quand je la vis, il ne restait que l’apside du chœur ; mais cette partie, la seule qui ait été sauvée, était aussi la plus précieuse ; car elle est remplie, du haut en bas, par la peinture la plus gigantesque qui existe assurément. Le Christ qui en fait le sujet est debout ; il est grand de toute la hauteur de l’église. Ses pieds touchent le pavé, sa tête soutient la voûte. Quoique ce colosse soit certes d’une forme barbare, la religion qui règne dans ses traits, dans sa pose, dans son geste, est si profonde, que j’en fus saisi comme de la vue d’un portrait liturgique, esquissé par la main d’un martyr. Le Christ des premiers âges était là pensif sur les ruines de son église. Sous ses pieds croissaient les ronces de la campagne. Les cigales altérées criaient autour de lui ; et mon cœur, plus altéré mille fois que les cigales, s’élevait par bonds jusqu’à l’impression de cette foi perdue dont ces pierres portaient le témoignage. J’avais beau me retirer et changer de place, cette grande paupière s’ouvrait et s’abaissait toujours sur moi. Je voyais passer les nuages au-dessus de sa tête, et à quelque distance de là blanchir les murailles de la ville. Tout cela rappelait la légende du Christ voyageur à la porte de Rome. D’ailleurs, je n’étais pas seul ; au milieu des fûts de colonnes épars, il y avait une dizaine d’ouvriers qui sciaient des pierres en sifflant, emblème frappant de l’état de l’église spirituelle, et du petit nombre de ceux qui la relèvent. Depuis ce temps-là, j’ai vu les chefs-d’œuvre du Vatican ; mais rien ne m’a paru d’un effet plus saisissant, ni plus apocalyptique, que ce Christ du ive siècle, debout sur les ruines de sa basilique, au milieu des broussailles et des buffles de la campagne de Rome.

Les murailles qui entourent la ville, avec leurs petites portes, flanquées de tours, sont à peu près du même temps ; elles réveillent des impressions analogues. Quand on aperçoit de loin ces murs lézardés et leurs chétifs créneaux, il est impossible de se défendre d’une immense pitié. On se figure cette Rome dont les faubourgs touchaient à la Propontide et à l’Armorique, et qui se resserre de plus en plus à l’approche des invasions barbares. Elle se retire peu à peu comme une eau fétide et tarie ; d’abord elle se cache derrière le Rhin, puis derrière les Alpes, et son inexorable ennemi la suit à grands pas ; et le jour arrive où elle est tout entière enfermée, comme un archer blessé, derrière les créneaux de la Porta Pia et de Saint-Jean de Latran. Qui n’eût cru que c’était là sa dernière heure ? Mais quand cet abri lui manqua, elle jeta le glaive et prit la croix. Alors la foule se retira et disparut par mille chemins ; d’elles-mêmes les portes se refermèrent sur une Rome nouvelle, plus redoutée que l’ancienne. Au loin, la campagne resta frappée de stupeur ; et c’est le sentiment que l’on vit au milieu de ce perpétuel miracle qui exalte à la longue les plus froids, et qui fait de Rome le séjour le plus extraordinaire et le plus sérieux de la terre.

Si l’on veut voir combien cet effet est propre à ce pays, il faut comparer Rome à Athènes. Au milieu de sa forêt d’oliviers, Athènes restera toujours païenne. Les hommes auront beau la changer et la détruire ; ils n’empêcheront pas son ciel de s’épanouir, ni sa mer de sourire dans une perpétuelle olympiade. Sa campagne restera toujours riche et féconde. Ni la douleur ni la passion du Christ ne pèseront sur elle comme sur l’horizon romain. Toujours ses petites églises seront les desservantes des temples ; Périclès y fera oublier saint Paul ; et jusqu’à la fin des temps, Athènes ressemblera à ces jeunes catéchumènes dont le cœur restait païen quand leur bouche était déjà chrétienne. Au contraire, dans Rome tout est chrétien, jusqu’au paganisme lui-même. Le Christ a si bien pris possession de ce pays, qu’il y est partout visible. Il faut fermer les yeux pour ne le point apercevoir à ses côtés. La courte épée des légions a vaincu, et il a arboré son vexillum sur les colonnes triomphales. Les hommes se sont creusé les uns aux autres des tombeaux, et lui s’est couché à la place des morts dans le sépulcre. Ils ont élevé des temples à leurs idoles, et lui est entré dans le sanctuaire, à la place de leurs dieux. Ils se sont bâtis des prétoires pour y rendre la justice, et lui s’est assis, comme la justice éternellement vivante, sur le siége du préteur. Ils ont élevé des cirques pour y voir le combat des gladiateurs, et lui s’est assis sur les gradins du Colysée, pour y voir l’empire, ce grand gladiateur, tomber sous l’épée des archanges. Il semble ainsi que le paganisme latin ne fut rien, en lui-même, qu’une pompe magnifique et vide, préparée d’avance pour couvrir la nudité du christianisme, au sortir du désert de Bethléem.

Mais ce qui achève de donner à Rome son caractère, ce qui fait qu’elle est elle-même l’emblème permanent du catholicisme, le voici : Au-dessus des ruines, des basiliques, des mosaïques, au-dessus de l’antiquité et du moyen-âge, la coupole de Saint-Pierre s’élève comme la domination visible de la papauté. Rien n’est plus facile que de faire la critique menue de cette église géante. C’est dans ses rapports avec Rome tout entière qu’il faut la considérer. De presque tous les endroits de la plaine, et surtout des hauteurs de Frascati, d’Albano, du Monte-Cavo, vous apercevez toujours au loin, dans le désert de la campagne, ce dôme qui marque la place de Rome ; c’est la triple couronne et la mitre de la ville éternelle. Rome, avec tous ses siècles, ne fait pour ainsi dire qu’un seul monument, dont l’unité est analogue à celle du catholicisme. Ses fondemens sont cachés dans les catacombes des martyrs ; sa tête est chargée de la coupole de la cité nouvelle. Si le dôme de Saint-Pierre manquait à Rome, elle serait toujours la ville des tombeaux par excellence, mais elle ne serait plus l’emblème visible de l’Église triomphante. Il lui manquerait sa tiare.

Cette Rome de la renaissance est en quelque sorte une Rome ressuscitée sur le tombeau de la Rome des martyrs. L’image que les chrétiens du moyen-âge se faisaient de la cité de l’avenir, semble avoir été réalisée, en partie, par la sculpture et par la peinture du seizième siècle ; cet art ne fut lui-même si puissant que parce qu’il accomplit sur terre, quoiqu’en le rabaissant, l’immense idéal qui avait obsédé le cœur des hommes. La ville des ames fut véritablement alors bâtie de pierre et de ciment ; et la Rome du paganisme, du christianisme, du moyen-âge, de la renaissance, comprenant tous les temps, toutes les formes, devint l’image de la cité de la providence ou de l’histoire universelle. Aussi, lorsque vous voyez de loin, sur la place de Saint-Pierre, l’obélisque projeter son ombre sur le méridien tracé à sa base, cette aiguille colossale d’une colossale horloge solaire semble marquer silencieusement l’heure de l’éternité dans la ville éternelle.

Pour achever cette Rome catholique, les deux artistes de la papauté, Michel-Ange et Raphaël, se sont partagé le double génie de l’église. Le premier a reçu l’inspiration de la Bible, le second celle de l’Évangile. Ainsi l’Ancien et le Nouveau-Testament de l’art ont reçu à la fois leurs deux révélateurs.

L’école de Venise répondait au génie d’une aristocratie sensuelle, celle de Florence aux traditions d’une démocratie chevaleresque et lettrée ; l’école de Rome représenta l’institution souveraine par excellence, la papauté. Les peintres ascétiques du moyen-âge étaient dans un rapport naturel avec l’architecture ascétique qu’ils décoraient de leurs fresques, avec l’église de Saint-François-d’Assise et le cimetière des Pisans ; les Florentins avec leurs églises patronales et le baptistère de la commune ; Fiesole avec les cellules des cloîtres ; Titien avec le palais des doges. Raphaël et Michel-Ange intronisèrent l’art sur le Saint-Siége. Leur génie pouvait éclater partout ; leur vraie place était au Vatican.

Si l’on veut voir d’un seul coup-d’œil l’œuvre épique de la tradition chrétienne, il suffit de regarder les fresques de Raphaël. Les transformations continues de l’art y sont d’autant plus sensibles qu’une partie du vieux génie liturgique palpite encore et revit sous ces formes nouvelles. Cet idéal s’est développé dans l’art de la même manière que le dogme dans l’église. Ce n’est point en un jour que l’église, cette madone des tombeaux, a revêtu les pompes et la gloire de la papauté ; elle a passé par le martyre. Avant de s’éveiller aux joies du siècle de Léon X, elle a chanté, dans le sépulcre du moyen-âge, ses litanies de mort. De même, la peinture de Raphaël n’est pas l’œuvre d’un seul homme. On pourrait l’appeler une peinture épique, parce qu’elle a résumé tout ce qui l’a précédée, tellement liée à la tradition, qu’elle semble souvent indépendante de la volonté et du choix de l’artiste. Elle aussi a langui dans les sépulcres des cénobites. Elle s’est dérobée au monde païen, avec les ormes bysantines, au fond des catacombes ; elle a vécu dans les cellules du quatorzième siècle, et dans le Campo Santo des Pisans. Aussi, dans son triomphe, elle garde quelque chose de son martyre. Sous sa beauté épanouie au soleil de la renaissance, vous reconnaissez les traces de l’ascétisme et de la douleur du moyen-âge. Raphaël représente la tradition de l’Église. Il y a en lui du Pérugin, du Masaccio et du frère Angélique.

Tout autre est Michel-Ange. Il n’a ni maître ni passé. Si on découvre en lui une parenté véritable avec Dante et les sculpteurs pisans, s’il tient de l’âpreté des discordes civiles, de la véhémence de Savonarole, de l’esprit tumultueux des Guelfes et des Gibelins, il a par-dessus tout l’esprit d’infaillibilité qui ne doit rien qu’à lui-même. Il fait, il accroît la tradition ; il ne la reçoit pas. Il gouverne, il règne de la même manière que le pape. Il est le fils aîné du dieu de l’art. Dans son platonisme biblique, il entrevoit des idées, des formes que lui seul a aperçues ; il les impose au monde, et le monde s’y soumet. Ses œuvres sont des décrets ; son dieu est le dieu de l’excommunication ; sa madone est celle de la vengeance ; son ciel menace. Des nuages de colère portent aux quatre vents son Jehovah. Dans la chapelle Sixtine, ses prophètes écrivent sur leurs livres d’or la bulle d’interdiction des empires futurs. Ses sibylles de Cumes et d’Éphèse sont émues par avance des anathèmes du moyen-âge. Il y a en lui du Grégoire VII, comme il y a du Léon X dans Raphaël.

Mais cette Rome de l’antiquité, du moyen-âge, de la renaissance, est encore incomplète et morte ; pour lui donner la vie, il faut y ajouter les fêtes du catholicisme.

Un des principaux ornemens de ces fêtes est le peuple même de Rome et de la campagne ; il fait comme partie nécessaire des cérémonies et du rituel de la papauté. Il adore pour adorer, il prie pour prier. C’est un artiste en matière de foi, au moins autant qu’un dévot de profession ; car, même dans l’idolâtrie du mendiant romain, il y a un certain désintéressement. Quand, au temps de Noël, les pifferari descendent des montagnes, la Voie Sacrée résonne sous les souliers ferrés des bergers. À tous les coins de rue, on entend le murmure des chalumeaux et des musettes d’Évandre, qui éveillent le Christ nouveau-né. Ces rites rustiques changent avec les saisons ; ils rappellent le temps de la primitive Église, où le peuple était acteur dans la liturgie. Les femmes de la campagne ont aussi un caractère de beauté qui s’allie avec les candélabres, avec les statues, avec les tableaux de l’Église romaine. Lorsque les femmes d’Albano, de Tivoli, de Frascati, se rassemblent sur les degrés de Saint-Pierre, il est rare que l’on ne retrouve pas parmi elles des airs de tête des sibylles de Raphaël et du Dominiquin. Cette ressemblance entre les monumens de l’art et ce peuple de pèlerins est une des choses qui contribue le plus à l’harmonie et à la magie des fêtes de Rome.

Enfin, le grand jour arrive ; le soleil de Pâques se lève sur les monts de la Sabine. Depuis la veille, les pélerins s’assemblent sur la place de Saint-Pierre. Vers le milieu du jour, les portes du balcon s’ouvrent ; il se fait un grand silence ; la foule tombe à genoux. Sur ce faîte des arts, des ruines, des souvenirs, paraît, assis sur son trône, un homme vêtu de blanc, couvert d’une mitre. C’est celui en qui tous les morts s’unissent, et qui est la parole et la vie de tout cet horizon muet. On apporte devant lui un livre que des prêtres à genoux soutiennent sur leurs épaules, comme le livre des destinées humaines ; il en lit quelques lignes à haute voix ; le silence est tel, que lorsqu’il ferme le livre, le bruit de cette page froissée s’entend au loin. Puis, seul au-dessus de cette Rome à genoux, il se lève debout : étendant les bras sur elle pour l’enceindre de la miséricorde divine, il prononce les paroles connues, à la ville et au monde ; les cloches éclatent, le canon gronde, la foule se relève. Un cri d’enthousiasme païen s’échappe encore de cette terre épuisée ; Rome renaît et vit des siècles de siècles en cet instant. La campagne déserte, les ruines, le môle d’Adrien, qui est tout près, le Tibre, l’assemblée des pélerins, et au sommet de tout cela, sous le dôme de Michel-Ange, cet homme éternel et sans nom, le pape, le seul habitant permanent et l’immortel pélerin de la cité catholique, il n’est personne qui ne reste frappé pour toujours d’un si extraordinaire spectacle.

Heureux, m’écriai-je en moi-même, le lendemain en quittant Rome, saisi encore de l’impression de la veille ! heureux ceux qui croient, si ce sont là les sentimens de ceux qui doutent ! Se peut-il qu’une institution semblable vienne à mourir ? Est-ce fait de la foi des aïeux ? N’ai-je vu ici qu’un fantôme, une ruine sur une ruine, ou est-ce mon cœur qui est mort ?

Ô ville grande et glorieuse, puisque tu renfermes encore la seule question qui occupe l’univers et qui mérite d’être débattue ! ton chef restera-t-il le chef du monde, et toi resteras-tu la reine des reines ? seras-tu comme toutes les villes que se sont bâties les hommes ? auras-tu ton levant et ton couchant ? ou, comme la ville de Dieu, répareras-tu éternellement tes brèches ?

Si celui qui t’a bénie hier venait à mourir demain, et à disparaître sans successeur, y aurait-il une solitude semblable à la tienne ? Alors, toi, la ville des ruines, tu saurais pour la première fois ce que c’est que d’être désolée ; car, tant que ce vieillard habite la même tombe que toi, ton désert est rempli ; il est l’époux, tu es l’épouse. S’il se meurt, tu te meurs. S’il renaît, tu renais.

Pélerin du doute, j’ai fait ce que font les pélerins de la foi ; j’ai visité les tombeaux ; j’ai touché dans les catacombes les os des martyrs. Les passans qui me voyaient auraient pu dire : Voilà un fidèle croyant. Mais eux priaient, et moi j’écoutais ; eux adoraient, et moi je cherchais à adorer ; et quand je m’agenouillais comme eux, mon esprit rebelle se tenait debout, au milieu de l’église, en face de l’hostie. J’aurais pu, comme un autre, prendre pour une marque de foi les amusemens de ma fantaisie, et les ébranlemens de mon imagination. Mais ce leurre, à mon avis, plus impie que le blasphème ne m’a point séduit. Entre le poète qui rêve et le fidèle qui croit, il y a, quoi qu’on en dise, tout un abîme. Je préfère ne rien croire, je préfère ne rien aimer, plutôt que de croire ou d’aimer quelque chose à demi.

Je ne crois pas en toi, reine de toute croyance ; et s’il en était autrement, je le confesserais de même ; mais je t’adore, mère de toute beauté. Tu es pour moi l’éternelle madone assise sur tes ruines, et pleurant dans ta campagne au pied de la croix du monde ; et si tu veux que je dise quelque chose de plus, je le dirai encore : Mon cœur privé de toi est plus vide en te quittant que ta vide Maremme, et mon désert plus grand que ton désert, depuis le pied des montagnes jusqu’aux rives de la mer.

vi.

Lorsque j’arrivai à Naples, le Vésuve était en pleine éruption. Pendant le jour, la lave roulait ses flots noirs du côté de l’Annonziata et de Pompéi. Vers le soir, les torrens se changèrent en une ceinture ardente qui se nouait et se dénouait dans les ténèbres. J’attendis impatiemment le lendemain pour monter sur le bord du cratère au milieu de la nuit.

À huit heures du soir, je partis du petit bourg de Torre-del-Greco. Après une heure de marche j’arrivai à l’ermitage. La nuit était fort noire. J’allumai ma torche ; l’ermite me souhaita bon voyage ; je repris mon chemin avec mon guide ; j’eus bientôt atteint le pied du cône. À cette distance, j’étais trop près du volcan pour le voir ; seulement j’entendais au-dessus de ma tête des explosions que les échos grossissaient d’une manière formidable, et une pluie de pierres qui roulaient de choc en choc dans les ténèbres. Du milieu de tout cela, sortait un grand soupir comme d’un homme qu’on lapide. Le vent éteignit ma torche. J’achevai de gravir la pente dans une complète obscurité. Mais au moment où j’atteignais le sommet, une lumière infernale éclaira le ciel. Voici le spectacle que j’eus alors devant moi.

Le sol tremblait ; il était tiède au toucher. À travers ses crevasses brillaient les filons de feu d’une fournaise cachée. Du milieu du grand cratère où j’étais, un nouveau cône s’élevait qui paraissait tout en flammes. De l’embouchure de ce gouffre s’exhala une haleine immense et long-temps contenue. Cette aspiration et cette respiration, profondes et régulières comme celles d’un soufflet de forge, s’élevaient du sein de la montagne oppressée. Une détonation terrible les suivit. Les pierres flambantes furent lancées en gerbes à perte de vue, et se précipitèrent avec fracas sur les bords du cône. Les escarpemens et les escarres de la montagne furent un instant éclairés comme en plein jour. Par des ouvertures fort éloignées du cratère on voyait la lave sourdre du sol. Elle s’écoulait en pétillant par quatre bouches ; un peu après la montagne poussa de nouveau son gémissement de géante. Au moment de l’explosion, je jetai les yeux du côté de la mer ; j’aperçus distinctement de petits bâtimens à l’ancre. La montagne trembla plus fort ; mais les flots n’en furent point émus, et rien ne me parut plus beau que le sommeil de la mer souriante sous ce volcan déchaîné. La baie de Naples ressemblait ainsi à l’Angélique d’Arioste sous les ailes étendues et la gueule de la Chimère. Je m’assis sur cette terre tremblante ; la nature était saisie d’un vertige auquel je m’abandonnai avec délices. Ces intervalles rapprochés de bruit et de silence, de lumière et de ténèbres, le calme de la nuit, le calme non moins grand de la mer, cette montagne émue en sursaut, tous ces effets contraires, se fortifiaient l’un par l’autre. Sans m’en rendre compte, je trouvais dans ce spectacle une foule d’images applicables à l’état moral dans lequel j’étais alors, et qui avait beaucoup empiré depuis ma sortie de Rome.

Je passai la nuit sur ce sommet. Quand le jour parut, je pus me rassasier à loisir de la vue de ce golfe fameux qui s’étendait à mes pieds. Au loin, l’île de Caprée, qui a la forme d’une galère antique, fermait l’entrée de la haute mer. Le soleil se leva de l’autre côté de Pompéie ; il se balança quelque temps sur les tombes comme une torche de funérailles. Ce fut le signal pour une infinité de petites barques de quitter le rivage dans une foule de directions. J’entendis en ce moment le bruit des villes et des villages qui s’éveillaient. La brise de mer commença à faire frissonner les vignes suspendues aux peupliers comme des tyrses gigantesques ; un instant après, la lumière étincela sur les flots ridés ; une vapeur dorée, comme la poussière des étoiles, s’éleva à l’horizon ; l’air se chargea de parfums ; toute la nature parut enivrée comme dans une fête païenne ; et aussi long-temps que le volcan continua de s’agiter, cette Campanie chrétienne ressembla à sa sibylle balbutiante sur le trépied.

Dans Naples, la ville des sens, je remarque que les monumens les plus considérables pour l’art sont les tombeaux. Encore ces tombeaux appartiennent-ils presque tous à l’époque de la domination espagnole. Il y a une singulière fierté dans ces morts, debout sur leurs mausolées, la dague ou la tisonne à la main ; ils semblent régner encore sur les vivans qui rasent au-dessous d’eux le sol d’un pas furtif. Les tours d’Anjou que baigne la mer tiennent aussi cette terre prisonnière. Le palais de Jeanne-la-Folle, abandonné aux flots qui s’en emparent chaque jour, le bel arc d’Aragon, sont d’autres témoins de la conquête. Tous les peuples ont laissé ici, dans une architecture particulière, des traces de leur domination. Il n’y a que les Napolitains qui soient absens des monumens de Naples.

Ce peuple-mime se chauffe à son soleil. Il est le seul de l’Italie qui ne se soit jamais appartenu à lui-même. Sans passé, il n’a point de regrets ; sans avenir, il n’a point de désir. Il crie, il gesticule, il tend ses filets, il court, il déclame, il muse, il menace, et tout cela à la fois. Polichinelle est son héros. Cependant, du sein de ce sibarisme mendiant, quand une ame vient à s’éveiller par hasard, du premier coup elle atteint à un spiritualisme ou à une énergie sans bornes. Pythagore et son école, saint Thomas-d’Aquin, Vico, Spagnoletto, Salvator Rosa, ce furent là d’étranges lazzaroni.

Vers le milieu du jour, les matelots de la Chiaa, de Sicile, de Malte, s’asséient en cercle sur le môle ; une voile ombrage l’auditoire qui attend impatiemment son improvisateur ; enfin ce dernier paraît ; il est vêtu de la bure des matelots ; à sa main il tient une baguette au lieu de la branche de laurier de ses ancêtres. Les yeux des lazzaroni dévorent d’avance sur ses lèvres l’histoire qu’il va raconter. Tantôt il chante d’une voix enrouée un récitatif sur une modulation plaintive auquel se mêle le gémissement des vaisseaux dans le port ; tantôt il redescend à la prose parlée, selon la nature et les circonstances plus ou moins lyriques de son récit. Il raconte les gestes du chevalier Rinaldo, ou ceux d’un infortuné brigand de Calabre. Le noble public, nobile publico, redouble d’attention, le dénouement est proche ; mais voilà que les cloches sonnent l’ave ; le chanteur s’interrompt ; il fait le signe de la croix avec une prière au nom de la vertueuse assemblée. À côté de lui le même soleil olympien, qui rase le tombeau de Virgile, dore d’un dernier rayon le front de Polichinelle assoupi à l’angle de son théâtre ; la toile se baisse, la foule se disperse de toutes parts ; un jour de plus a passé sur l’empire de Masaniello.

Pendant ce temps, le jeune moine des Camaldules, sur la montagne, entend à ses pieds les murmures qui s’élèvent du rivage. Mille images d’une volupté païenne l’entourent d’un cercle de damnation. Il entre dans sa cellule et il prie ; et la brise apporte jusqu’à lui les soupirs de la Chiaa et de la Villa-Reale. Il ouvre son saint bréviaire, et le démon ressuscité de la grande Grèce y écrit en se jouant, du bout de sa griffe, des litanies d’amour. Sur lui s’abaissent des cieux magiques ; des charmes s’attachent à son scapulaire, et dans son calice il boit à longs traits le philtre des inexorables regrets. Heureux si la vieillesse boiteuse se hâte de glacer son cœur avant l’âge. Il n’y a que la mort qui puisse le délivrer de ces cruelles délices.

Ah ! surtout qu’il s’entoure d’un triple cilice quand ses yeux rencontrent Pausilippe, Caprée et la blanche Nisida ; car c’est là que les souvenirs se délient et que les sermens se faussent ; les projets héroïques, les douleurs fécondes s’oublient sous ces cieux d’où pleut l’amour. Une volupté plus dangereuse que celle où se convient les lèvres humaines, s’échappe à toute heure des monts, des lacs, des étoiles palpitantes. Une syrène éternelle languit sous ces vagues assoupies ; celui-là seul qui a échappé à ses embrassemens, peut compter sur son épaisse armure.

Quand les Romains se corrompirent, ils se dégoûtèrent de la grandeur et de la sévérité de Rome ; ils cherchèrent une nature enivrée comme eux, monstrueuse comme eux. S’ils avaient pu arracher Rome à ses tristes et graves fondemens, ils l’auraient fait. Le mélange de volupté et de terreur qu’ils cherchaient au temps de Tibère, de Néron, de Caligula, se trouvait sur ces promontoires de Caprée et de Misène. C’est là qu’ils vinrent établir leurs fêtes, et jouir en paix dans cette nature païenne des derniers jours du paganisme. Les villas des Césars, sur le golfe de Baie, étaient tout près des lacs Averne et Achéruse, des Champs-Élysées, de l’entrée des enfers, comme s’ils avaient voulu redoubler l’insolence de leurs fêtes par cette opposition. Ce grand festin de la société romaine, à quelques pas de l’Achéron, fut le festin du don Juan antique chez le commandeur. Les petits lacs voisins des enfers brillent, dans le fond des cratères éteints, comme dans des coupes de lave ; sur leurs bords rampent quelques guirlandes fanées d’églantines, pauvres fleurs qui ont survécu à l’orgie de l’empire. Le christianisme, qui partout en Italie s’est emparé des ruines païennes pour y placer ses chapelles ou ses ermitages, a laissé celles-ci désertes, comme s’il eût désespéré d’en éteindre les voluptés renaissantes. Je montai sur le cap Misène ; les trompettes infernales qui troublaient en cet endroit le sommeil de Néron, n’y retentissaient plus ; la grève se taisait ; le golfe vide étendait dans l’ombre ses bras décharnés. Il était tard. La mer était phosphorescente, les étoiles brillaient. Je fis à la nage une partie du chemin de Misène à Pouzzole, au milieu du bruit des cloches ; à la lumière pâlissante de la lune se mêlait la lumière électrique des flots ; eux seuls gardaient encore le souvenir des voluptés impériales.

Peu de jours après, je visitai l’île de Caprée. Les couleurs dont Tacite l’a peinte sont encore celles qui lui conviennent le mieux aujourd’hui. Bordée de brisans et de rochers perpendiculaires, elle n’est guère abordable que par deux points, la petite et la grande marine ; mais une fois qu’on a franchi cette enceinte de murailles, on trouve des vallées, des vignes, des sources gazouillantes, des ombrages sous des oliviers, un monastère, et, sur les côtes, deux villages, Capri et Ana-Capri. Ce dernier est juché sur une cime escarpée au haut de laquelle conduit un escalier taillé dans le roc. Les toits des maisons sont aplatis en terrasse comme dans le Levant, et, en général, les invasions des Sarrasins ont laissé à toute l’île quelque chose d’oriental ; elle tient de la Grèce et de l’Afrique. Le château démantelé de Barberousse regarde, sur un autre pic, le palais de Tibère. Par une singularité qu’un poète relèverait, la demeure de l’empereur est enfouie aujourd’hui sous des touffes d’absinthe, la plante du Golgotha. Un ermite habite dans ses ruines. On a en face la haute mer ; sur la gauche, le golfe de Sorrente et les pics d’Amalfi. De là le vieil empereur, avec l’instinct de l’orfraie, qui lui a succédé dans son gîte, couvait des yeux tout son empire ; il voyait de loin arriver la tempête qu’aucun navire ne devait éviter. Au fond, le monde antique était comme dégoûté de lui-même, et se fuyait par toutes les routes ouvertes. Ceux qui étaient à sa tête sentaient vaguement qu’il se préparait un changement étonnant contre lequel ils ne pouvaient rien, et cette impuissance les poussait au désespoir ; ils ne savaient si le mal était dans leur cœur ou dans les peuples, ou dans les grands, ou dans les dieux ; mais ils savaient qu’il fallait périr, et que l’univers tout entier était du complot. De là cet effroi prodigieux et cet infatigable soupçon qui ne leur laissait pas une heure de relâche. Lié à son rocher, le Prométhée païen sentait son agonie ; il se débattait avec fureur sous le vautour chrétien. Tibère entra le premier dans cet égarement. Quand il se fut entouré des brisans de Caprée, il crut que tout était dit ; mais la cause secrète qui faisait chanceler le monde romain, ne servit qu’à aggraver son vertige. Un malaise incroyable atteignait l’un après l’autre les hommes au faîte de la société antique ; et, comme c’était la main d’un dieu nouveau et inconnu qui commençait à les tourmenter sans répit, ils mirent à combattre cet adversaire invisible et qui était en toutes choses, une manie insensée.

Après le palais de Tibère, la merveille de Capri est la grotte d’azur. Il n’y a pas fort long-temps qu’un voyageur, en se baignant au pied des rochers, la découvrit par hasard. L’ouverture de cette caverne marine est tournée sur le golfe et fort basse ; pour peu que le flot s’élève, il l’obstrue en plein ; et si l’on ne choisit bien son jour et son heure, on court le risque, après avoir franchi la voûte, d’y rester enfermé, ainsi que cela m’arriva. Depuis plusieurs jours que la mer était fort agitée, j’attendais un moment de calme. Un matin, ce moment sembla venu ; des matelots me réveillent au jour ; un peintre et un médecin dont j’avais fait la connaissance à mon arrivée dans l’île, se joignent à nous. Nous partons. Quoique le temps commençât dès-lors à fraîchir, nous pénétrâmes sans trop de peine dans l’intérieur de la grotte en nous couchant à la renverse dans un batelet construit exprès pour cet usage. D’un seul bond nous voilà au sein de la montagne, sur un petit lac que recouvrait une haute coupole. L’eau était parfaitement unie et transparente. La lumière plongeait dans l’ouverture taillée en soupirail, et rejaillissait à la surface de l’eau comme à travers un prisme, tout imprégnée de la moiteur azurée des flots. Les parois du rocher, les stalactites rugueuses, qui affectent mille formes bizarres, tout était d’un bleu foncé. Ce doit être là la conque de saphir de la sirène de Naples. Le peintre commença à dessiner et nous à muser, sans nous apercevoir que le vent soufflait au dehors. Quand nous en fîmes la remarque, il était trop tard ; l’orage s’était levé. Du sein de la montagne sortaient des mugissemens comme d’un troupeau de bœufs marins, et d’autres fois, des explosions comme d’une batterie d’un fort. Les vagues achevèrent bientôt de boucher l’ouverture. Le bassin de la grotte, si tranquille une heure auparavant, se souleva à son tour ; nous restâmes plongés dans une obscurité livide. Quand le flot se retirait, on découvrait au loin les ravins qui se creusaient dans le golfe. À trois ou quatre reprises nous essayâmes de suivre la lame ; mais à peine étions-nous près de l’ouverture, que la vague remontait et déferlait avec fureur. Elle soulevait notre barque perpendiculairement ; après l’avoir tenue quelques instans collée à la voûte, elle finissait par la rejeter dans l’enfoncement de la caverne. J’avais assez l’habitude de nager pour tenter de sortir au large et d’aller chercher du secours : j’en fis la proposition ; mais ce moyen n’était guère plus praticable que l’autre, à cause des violens ressacs qui ne cessaient de battre l’entrée. Il fallut prendre notre parti et nous disposer à passer là la nuit. Nous étions déjà établis sur un rocher en terrasse, quand, au coucher du soleil, la mer baissa. Une heure après, nous crûmes entendre des voix d’hommes. Des habitans de Capri, qui nous avaient vus partir le matin, avaient deviné notre embarras. Ils tentèrent de nous remorquer, ce qui ne réussit néanmoins qu’à la nuit close et quand le vent fut tombé. On était alors au milieu de l’équinoxe ; nous devions nous attendre à rester emprisonnés là toute une semaine. Ainsi finit cette petite aventure qui eût pu être sérieuse, qui ne fut que plaisante. Comme en Italie tous les heurs et malheurs sont attribués à des Anglais, on ne manqua pas, dans l’île, de l’appeler l’histoire des trois milords.

Au moment de quitter l’île, j’entrai dans l’église. La messe venait de finir ; une jeune fille des environs, belle comme elles le sont souvent dans ces îles, était à genoux. C’était un dimanche ; elle était seule et très parée ; sur son prie-Dieu il y avait une tête de mort avec laquelle elle conversait tout bas. Quand elle baissait, comme la Madeleine dans le désert, sa tête brillante de vie sur ce crâne vide, il paraissait ricaner ; mais elle ne pria qu’avec plus de ferveur ; elle ne m’entendit pas même marcher à côté d’elle sur le pavé. Oh ! c’était une affreuse image que la confession de cette jeune femme à ce mort muet et railleur.

Il y a à Naples un usage qui se rapporte à celui de Caprée. Le jour de la Toussaint, les têtes des morts sont enlevées des tombeaux : on les place au milieu des caveaux des églises entre des cierges allumés. Chaque mort a son nom écrit sur le front. La foule vient les visiter. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’un peuple si sensuel ne témoigne à ce spectacle aucune horreur, soit qu’il y ait dans le fond de ce pays un mélange de sensualité et d’ascétisme qu’aucun temps n’a effacé, soit que la tradition ait tout fait ; car le même usage se retrouve en Sicile, et surtout à Palerme.

De Capri, j’abordai à Sorrente. Je vis la maison de la sœur du Tasse, et l’escalier par où le malheureux poète, déguisé en pèlerin, monta pour chercher un refuge contre l’égarement de son cœur. J’ai toujours trouvé que ce golfe éblouissant a quelque ressemblance avec la poésie de la Jérusalem délivrée, où rayonne aussi tant de soleil. Mais il y avait, outre cela, dans le cœur du poète, une inguérissable tristesse, qui ne se retrouve nulle part dans les objets en Italie, si ce n’est dans les vases de marbre des villas, où les orties en fleurs croissent au souffle de la malaria.

En suivant à pied les détours du golfe, le chemin me ramena à Pompéie par l’entrée que l’on appelle justement la rue des Tombeaux. Il y a je ne sais quoi de frivole dans ces ruines. Vous touchez de trop près aux détails menus de la vie dans l’antiquité : il manque entre elle et vous cette perspective qui l’agrandit dans ses misères ; d’ailleurs, les caricatures dont ces murailles sont peintes leur ôtent tout sérieux : vous êtes là au milieu du commérage des morts d’une petite ville de province. Ce n’est point une Sodome condamnée par le feu céleste, mais le sarcophage épicurien d’une courtisane de Campanie. Il semble que ces tombeaux soient faits pour des morts de théâtre, et que vous assistiez à une bouffonnerie, où Rome et Athènes seraient parodiées à la fois dans d’infiniment petites proportions. Tant que j’errai dans ces petites rues, j’entendis à travers les bruissemens de la brise, dans les vignes, les éclats de rire fous des courtisanes, le pas tardif des vieillards de Ménandre et de Térence, et l’écho effronté des vers de Catulle, qui ébranlaient la porte de sa maîtresse. Mais quand je montai sur la terrasse élevée d’un théâtre, et que je regardai la mer, Caprée, et, tout près, le Vésuve, dont la lave continuait de couler, je vis bien que ce jeu était sérieux, et que c’était au moins une noble comédie qui se jouait là au pied de ce volcan.

Des ruines qui font un contraste absolu avec celles de Pompéie sont celles de Pæstum, situées à l’extrémité du golfe de Salerne. La plage qu’elles occupent est pestilentielle. Le jour où je la vis, elle étincelait, au matin, comme un fer à cheval rougi dans une forge. Des montagnes. presque aussi nues que la plaine, ferment ce grand et vide horizon. Parallèlement à la mer, les trois temples s’élèvent du milieu des joncs et des hautes herbes. Sur cette grève, où le flot est toujours ému, ces colonnes cannelées figurent des groupes de femmes naufragées et enveloppées des plis transparens de leurs tuniques. La ligne horizontale de la mer se combine avec la ligne de l’architecture, qu’elle prolonge à l’infini sur un plan d’azur. Les vapeurs, que le soleil soulevait en ce moment de l’herbe des maremmes, entouraient les portiques pythagoriciens d’une atmosphère dorée. L’air était doux, quoique fort malsain. Point de vent, point de nuages, point de murmure dans la campagne. Ces ruines, les seules habitantes de ce désert de la grande Grèce, semblaient avoir communiqué, à tout ce qui les entourait, leur silencieuse rêverie.

J’entrai dans une locanda délabrée qui est tout près de là : il y restait un Calabrois malade. Cette masure, sous ce ciel de Pythagore, rappelait les demeures ensorcelées que l’on rencontre dans le livre fiévreux d’Apulée. C’était le même dénuement avec la même magie dans les souvenirs et les noms environnans. Je demandai à mon misérable hôte quelque nourriture : il m’apporta du lait caillé et du pain. Je m’assis près d’une table ; mais au lieu de manger, je m’endormis sous l’air pesant et le vampire de la maremme, car la chaleur était encore excessive, quoique l’on fût en octobre. J’eus alors un rêve qu’il m’est difficile d’oublier. L’Italie, que je venais de parcourir, me paraissait tout entière privée d’habitans ; mais, peu à peu, toutes ces images d’art que j’avais rencontrées et adorées le long de mon chemin, se réveillèrent du froid du marbre et se détachèrent des cadres des tableaux : ces conceptions idéales devinrent des personnages réels, qui se mirent à marcher çà et là, à la place des habitans qui n’étaient plus. C’était comme un peuple de ressuscités plus beau que le peuple des vivans qui avaient disparu. Les innombrables figures, nées de la fantaisie des Vénitiens, secouèrent, les premières, la poussière qui les couvrait. Elles s’assemblèrent à pas légers sur le Lido, et murmurèrent entre elles une langue gazouillante, et colorée comme les flots de l’Adriatique. Monna-Lisa, de Léonard de Vinci, se pencha pour se mirer au bord du lac Garda ; les Sibylles, de Michel-Ange, s’assirent dans la campagne de Rome ; et le Jour et la Nuit, de la chapelle Saint-Laurent, se soulevèrent en frissonnant, comme de célestes bohémiens. Dans le Campanile de Giotto, montaient et redescendaient, sans repos, les bienheureux anachorètes de Fiesole, qui, n’étant plus retenus par la crainte des vivans, quittaient les cellules et les fresques des cloîtres. Sur tous les rivages, que d’anges et d’archanges descendirent du vieux ciel de l’art byzantin, et vinrent se reposer sur la plage en fermant leurs ailes d’or ! De leurs violes toscanes ils tiraient des sons ineffables, et tels que ceux que j’avais imaginés dans la forêt des Dombes ! Ils chantaient des poèmes entiers, dont j’avais autrefois balbutié les premières syllabes en suivant le sentier humide des prés. À la fin, je vis aussi la Vierge au voile, de Raphaël, passer dans le jardin des Césars : elle y cueillait des fleurs nouvelles, en même temps que deux enfans, et elle souriait ; car aucun des doutes de l’homme ne s’était encore communiqué à ces filles de l’esprit de l’homme. Elles avaient gardé toutes seules la foi des vieux siècles et l’éternel amour dont la terre était privée. J’entendais une voix qui disait : « Sainte, sainte à jamais est la terre d’Italie, qui nous a nourris de ses mamelles et vêtus de son soleil d’été. »

vii.

Après avoir parcouru l’Italie dans ses détails, si je la considère dans son ensemble, je trouve que ses lignes principales peuvent être marquées de la manière suivante :

Au revers des Alpes, dans cette Lombardie, incessamment foulée par l’Allemagne, l’architecture du nord a pour son monument la cathédrale de Milan. Cette architecture suit le chemin des empereurs et des invasions gibelines : elle s’insinue dans Gênes, Pise, Padoue ; elle traverse Florence, Sienne ; elle pèse dans Arezzo sur le porche et le berceau de Pétrarque. À la fin, elle se rencontre, avec le génie guelfe ou romain, dans Orviète, où elle achève de s’énerver et de se décomposer sous l’influence de la tradition antique, et de ce climat devant lequel ont toujours succombé les hommes et les formes du nord. L’ogive s’arrête comme Attila, aux portes de Rome ; elle ne les a jamais franchies. À l’extrémité des Alpes tarentines, Venise regarde l’Orient ; elle fait le lien de l’Italie avec l’Asie. En descendant le long de l’Adriatique, le vieux royaume lombard a son mausolée dans l’église de Ravenne. Cet héritier de l’empire romain est venu mourir là, loin de Rome, sous ces voûtes lombardes ; son fantôme s’engouffre avec le flot dans le tombeau de Théodoric. Sur la mer opposée, Pise bâtit dans son Campo Santo la nécropole de l’Italie. Cette commune, composée de statuaires et de matelots, cisèle comme un phare la tour penchée de son beffroi ; elle radoube la nef de sa cathédrale, comme une galère en construction sur la maremme. Au milieu de ces deux mers, au centre de l’Apennin, Florence accomplit le mélange du génie chrétien et du génie païen. Sur la nef gothique du xiiie siècle, elle exhausse le dôme de la renaissance ; elle couronne le moyen-âge avec la coupole du Panthéon. La fleur du génie étrusque s’épanouit là en terre chrétienne. Écoutez ! les portes de bronze de son baptistère s’ouvrent et se ferment avec fracas sur des nouveau-nés qui s’appellent Dante, Boccace, Machiavel, Galilée, Michel-Ange, et dont les vagissemens s’entendent jusque par-delà les Alpes. Entre Florence et Perouse, sur le chemin des ordres mendians, l’église mystique de Saint-François-d’Assise s’enfouit à demi sous terre, à l’instar des catacombes, pour fuir la lumière et le parfum de l’Italie : architecture ascétique dans le pays de l’ascétisme, elle se couche, comme son saint, dans le tombeau. Plus loin, à Rome, siége, comme la papauté sur son trône, l’église de Saint-Pierre sur sa colline. Plus de symboles de douleur comme dans l’architecture du nord ou dans la bysantine ; ni croix, ni sépulcre : c’est ici l’emblème du Christ régnant, ou plutôt le temple d’un Jupiter chrétien. La fête du Dieu ressuscité à Pâques est celle qui convient à ces splendides murailles, non pas la plainte de la vieille église au jour des morts : le Te Deum éclate ici de lui-même sous ce dôme triomphant, non pas le Miserere. Toutes les formes d’architecture se pressent dans Rome, la grecque, la romaine, la bysantine, la lombarde : il n’y a que l’arabe et la gothique qui n’ont jamais pu non s’y établir, mais s’y montrer. Celles-ci se retrouvent dans le royaume de Naples, à la suite des invasions normandes, espagnoles, sarrasines. Par ce côté, l’Italie se rattache à l’Espagne mauresque comme par Venise à l’Orient. Enfin, à l’entrée de la Calabre, les temples de Pæstum rejoignent la grande Grèce et la Sicile. Tous les rapports de l’Italie, dans l’architecture, sont ainsi établis. Par le nord, par le midi, par l’est, par l’ouest, cette grande cité de l’art se lie à tout ce qui l’entoure. C’est entre le monde grec d’un côté, et le monde germanique de l’autre, que s’est développé le génie de l’Italie. Ces deux limites sont marquées au midi par les colonnes de Pæstum ; au nord, par la cathédrale de Milan.

La position de l’Italie, de ce grand promontoire qui s’étend entre l’Europe et l’Orient, fait qu’il lui est difficile de supporter les conditions médiocres. Lors même que l’empire romain n’eût cherché qu’à garder son berceau, il aurait été entraîné à la conquête du monde. Pour conserver la Cisalpine, il lui fallait les Alpes et les Gaules. Par l’est, il touchait à l’Illyrie et à la Grèce, par le midi à l’Afrique ; il prêtait le flanc, par l’ouest, à la Sardaigne et à l’Espagne, en sorte que, quel que fût l’accroissement des provinces, l’Italie restait toujours au centre de l’empire. Jamais pays ne fut plus convié aux conquêtes, ni mieux situé pour les retenir.

Mais ce qui avait fait sa force dans l’antiquité fit sa faiblesse chez les modernes. Le jour où elle cessa de conquérir, elle fut conquise. Les Allemands et les Français l’attaquèrent par le nord ; les Espagnols, par les flancs ; les Arabes et les Normands, au midi. Les seuls Bysantins furent trop faibles pour rien entreprendre sur elle, de leur côté. Gènes, Pise, Venise, qui lui ceignaient les reins, eussent suffi, de reste, pour la protéger sur la mer. Par malheur, il manquait une puissance de terre pour garder les débouchés des Alpes. L’Italie n’eut jamais de Thermopyles.

Cette puissance de terre se serait probablement formée à la longue, sans l’établissement de la papauté qui prit sa place. Le règne de l’esprit fut concédé à l’Italie en compensation de sa faiblesse matérielle. Elle devint l’arche sainte où se conserva le dogme du genre humain. Dans la lutte des Gibelins et des Guelfes, l’Allemagne représenta la force matérielle, indélibérée, enivrée d’elle-même ; l’Italie, la tradition, le droit écrit, ou plutôt le christianisme, avec lequel elle s’identifia au moyen-âge par l’établissement de l’Église. Elle fut martyre comme lui, flagellée comme lui, crucifiée comme lui par les Pilates francs et tudesques. Mais c’est des reliques de son sépulcre que sortit le miracle de la civilisation moderne.

L’Italie a revécu plusieurs fois. Elle a porté des civilisations non-seulement différentes les unes des autres, mais contraires les unes aux autres. Elle a été successivement étrusque, grecque, latine, romaine, chrétienne, lombarde, allemande, espagnole, française. Chacune de ces formes a laissé en elle des traces qui sont encore reconnaissables aujourd’hui. Sacerdotale sous les Étrusques, guerrière et matérialiste sous les Romains, elle est redevenue spiritualiste et artiste sous les papes. Au XVe siècle, lorsqu’elle fut près de périr, c’est encore elle qui, par Christophe Colomb, découvrit le Nouveau-Monde. De son lit de mort, la grande aïeule se souleva, et évoqua la jeune fille de l’Océan pour lui remettre sa couronne.

Tant que la liberté a eu quelque place chez elle, ses poètes ont parlé : Dante, Pétrarque, Arioste, Tasse, ces quatre fils Aymon du moyen-âge, se sont succédé sur la brèche. Quand la parole fut interdite, ce pays ne resta pas muet pour cela. La sculpture, la peinture, ces arts silencieux, exprimèrent sous mille formes le génie de l’Italie subjuguée ; et même de nos jours, la musique, cette langue inarticulée, continue d’exhaler la plainte sonore de ce grand tombeau de Memnon, qui commence aux Alpes et finit en Calabre.

Aujourd’hui, le sentiment que l’on éprouve partout en Italie est celui d’un sol depuis long-temps foulé et obsédé par l’étranger. Cette pensée est au fond de tout, cachée sous la magnificence des arts comme le poison sous la fleur des maremmes. En un mot, cette terre a perdu la possession d’elle-même, non le désir de la recouvrer ; et c’est ce noble tourment et cette impuissance affreuse qui la rendent si tragique et si belle. À chaque moment les hommes pourraient répéter là le vers de leur poète :

Et, sans espoir, nous vivons de désirs.

Ceux qui, à l’heure où j’écris, ont en main les affaires de l’Espagne, cette sœur de l’Italie, et qui, voyant les maux infinis de leur pays, cherchent pour remède l’intervention d’un peuple étranger, et, en général, tous ceux de qui dépendent ces pesantes questions, ne devraient jamais cesser d’avoir les yeux tournés du côté de l’Apennin. Ils apprendraient là que le despotisme le plus violent qu’on puisse imaginer est un bienfait en comparaison du salut qu’on doit à la conquête dissimulée sous le nom de protection. La première de ces tyrannies ne fait mourir que des hommes, la seconde abolit l’état ; celle-là tue le présent, et celle-ci l’avenir.

J’ai lu en Lombardie le livre de Silvio Pellico, et j’ai admiré autant qu’un autre la sainteté de cette âme de martyr ; mais Dieu éloigne à jamais de nous le règne de semblables vertus ! Elles sont de celles qu’il faudrait souhaiter à ses meilleurs ennemis. Si cette résignation sublime, si ce désistement de la volonté humaine était le dernier mot de l’Italie, rien ne resterait qu’à verser sur elle d’éternelles larmes ; car elle aurait justement toutes les vertus des morts. Au contraire, tant qu’il reste un espoir et un souffle dans ce grand corps, je trouve qu’il est convenable de ne point abandonner trop tôt la haine enracinée par Pétrarque et par Machiavel ; la seule passion, après tout, qui empêche les morts de se dissoudre. Il ne faut pas que les peuples tendent les deux joues à leurs ennemis. Cela n’est ni chrétien, ni païen, ni divin, ni humain.


Ed. Quinet
  1. Voyez la carte de sir Geli. 1834.