Voyage d’un solitaire/02

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VOYAGES
D’UN SOLITAIRE.

ii.


LE CHAMP DE BATAILLE DE WATERLOO.

Il y avait un peu plus de vingt ans que la bataille avait été livrée quand j’arrivai à Waterloo par la forêt de Soignes. Je suivais seul la route, cherchant, comme il arrive en pareil cas, un point connu pour me reconnaître à travers des lieux si souvent et si diversement décrits. À mi-côte d’une terre en chaume j’entendis la sonnerie d’un troupeau et des poules qui gloussaient dans un bas-fond. Ces bruits champêtres sortaient des cours d’une grande ferme isolée, dont on ne voyait que les toits en ardoises ; j’y descendis, et à peine arrivé, je lus sur l’un des bâtimens en brique qui bordent le chemin : Ferme de la Haie-Sainte. Ces mots me saisirent fortement, car avec ce point m’était donné tout l’horizon.

Le champ de bataille n’est point en plaine. Le sol ondulé y forme au contraire partout des ravines parallèles qui se renflent et s’élargissent à leur milieu. Ce que l’on appelle le plateau de Mont-Saint-Jean, est un plan incliné qui n’offre presque aucune surface horizontale. En avant, en arrière et sur les deux côtés, cet espace vide, d’un terrain rouge et sablonneux, semé d’avoine, de trèfle, de seigle, sans murs, sans fossés, sans barrière, s’entoure d’une ceinture de bois de haute et de petite futaie ; véritable champ clos pour un duel à mort. La forêt de Soignes est à deux mille toises en arrière, et les maisons de Mont-Saint-Jean bordent, comme le faubourg d’une grande ville, la route pavée qui traverse cet intervalle ; à cause de l’inégalité du sol on ne peut voir de loin que la pointe des toits et le petit dôme de l’église de Waterloo. Sur la lisière des bois et dans la campagne s’élèvent, dans des directions opposées, les clochers en aiguilles de Planchenoit, d’Ohain, de Braine-la-Leud. Une vallée concave traçait le front de bataille ; il était fort resserré, ayant moins d’une demi-lieue de développement. Le sol s’exhaussait par le centre et s’inclinait jusqu’à ses extrémités, en sorte que les deux ailes ne pouvaient se voir l’une l’autre. Ce point culminant de la ligne répond à la petite ferme de la Belle-Alliance qu’occupa l’empereur toute l’après-midi, et où se rencontrèrent le soir le duc de Wellington et le maréchal Blucher.

Dans de longs siècles, il sera facile encore de reconnaître la ravine qui séparait les deux armées. Elle est sans eau, sans source, sans arbre. Ses deux extrémités seules et son centre se cachent sous des habitations et des vergers ; la gauche est marquée par les ruines du château d’Hougoumont ; le centre, par la grande ferme de la Haie-Sainte ; la droite, par le village de la Haie, plus connu dans le pays sous celui de Morache. À une demi-lieue plus loin, la vallée se perd du côté de Lasnes dans des défilés, des taillis, des marais, et enfin dans un chemin creux et fort étroit. C’est par ce chemin que déboucha à grand’peine la première colonne des Prussiens de Bulow. Le sol en est tellement spongieux, qu’il devient impraticable sitôt qu’il a plu. Aussi, ce corps d’armée y resta embourbé la moitié du jour, et mit cinq heures à faire une lieue. Dans une des bruyères qui dominent ce défilé, on trouve une colonne et un tombeau, quoique l’action ne se soit pas étendue jusque-là.

Sur l’extrême gauche de la position française et sous une allée de frênes blanchit la carcasse du château d’Hougoumont, incendié par les bombes du prince Jérôme et du général Foy. La chapelle seule est restée debout. On montre comme la relique miraculeuse de la bataille un Christ en bois épargné par le feu. Les murs du verger ont été conservés ainsi que les fameuses charmilles dont ils étaient couverts. À la place du petit bois par où commença l’attaque verdit un champ d’avoine ; les arbres du parc ombragent la tombe d’un Irlandais.

La ferme de la Haie-Sainte, sur laquelle pivotait toute la bataille, est une espèce de forteresse rustique. Les portes des cours et des jardins sont encore criblées de balles. Sous l’un des hangards je vis de grands entassemens d’os et de têtes de chevaux. Parmi ces têtes il y en avait encore avec le mors rouillé entre les dents. Dans les champs, en face de la ferme, de longues et profondes tranchées, remplies de restes d’hommes, de chevaux, de harnais, se reconnaissent de loin à une végétation plus forte et d’un vert plus foncé. Des habitans de Bruxelles marchandaient alors ces ossemens ; mais les gens du pays ne voulaient vendre que les restes de chevaux, et l’on était occupé à les séparer d’avec les squelettes d’hommes. De tous côtés les tombes étaient ouvertes. Un fossoyeur me dit une fois en soulevant sa pelle : Voilà des os des grenadiers de la garde ; ils sont grands comme des os de chevaux.

Au bout de la vallée, sur la droite, le petit hameau de Morache ou de la Haie s’abrite sous des arbres touffus ; il se lie aux vergers du château de Frichermont, qui est de ce côté le pendant du château détruit sur la gauche. C’est par là que se fit la trouée des Prussiens. Le voisinage de la forêt permit au maréchal Blucher de s’élancer comme d’une embuscade ; le chemin par lequel il arriva d’Ohain est une étroite clairière dans un bois fourré de pins et de chênes, où les chars ont peine à passer. Les deux armées durent l’apercevoir à la fois et en un clin d’œil, car il débusqua en rase campagne et sur une éminence. De là s’explique comment les fermes de la Haie ne portent point de trace de mitraille. Le village situé dans un bas-fond fut enveloppé et emporté avant que rien eût été préparé pour la moindre défense.

Au centre de la position des Anglais a été élevé un grand tumulus en briques, recouvert de terre. Cette tombe colossale domine de très haut tout l’horizon. Pour la construire, on a écrêté le sommet du plateau dont on a ainsi changé la forme. L’endroit où la route de Bruxelles coupait la ligne anglaise est marqué, des deux côtés, par une colonne funèbre. Ces deux colonnes forment l’entrée mortuaire du champ de Waterloo. Un peu plus loin, dans ce champ néfaste, on trouve une pierre élevée à un inconnu assassiné là en plein jour. L’inscription est une prière au passant pour rechercher et dénoncer le meurtrier.

Du côté de Planchenoit, à l’endroit où se fit la première attaque de flanc des Prussiens, s’élève un petit monument noir, en fer, de forme gothique, avec ces mots en allemand

AUX HÉROS TOMBÉS LE ROI ET LA PATRIE RECONNAISSANTE. QU’ILS
REPOSENT EN PAIX ! BELLE-ALLIANCE, LE 18 JUIN 1815.

On trouve ainsi, dans cet horizon, des tombeaux d’Anglais, d’Hanovriens, de Belges, de Hollandais, de Prussiens, d’Écossais, d’Irlandais ; les Français seuls n’en ont pas, ou plutôt tout ce que vous voyez est leur tombeau.

Quand on fait aujourd’hui les marches du maréchal Grouchy, ces marches de deux lieues en un jour, on reconnaît un homme frappé de la fatalité antique, et qui, selon le mot d’un ennemi, s’arrêtait à chaque pas pour attendre l’avenir.

Qui croirait que l’empire du monde dépende quelquefois d’une circonstance telle que la pluie ou le beau temps ? Rien pourtant n’est plus vrai. Imaginez qu’au lieu de pleuvoir, il eût fait un rayon de soleil le 18 juin 1815 ; la bataille eût commencé avec le jour ; de l’aveu de tous les hommes de guerre, elle eût été gagnée à deux heures après midi. Au contraire, voilà un nuage qui passe et se résout en pluie, un sol qui s’effondre, des roues qui s’embourbent, une matinée perdue, c’est-à-dire un empereur qui s’en va mourir par-delà l’équateur, et la ruine d’une nation, sans cela invincible.

Il reste encore un des hommes qui servirent de guides à Napoléon pendant la journée et la retraite. Cet homme se rappelle chaque place où l’empereur a passé. Il cultive ces vestiges. C’est là sa religion et son univers, car il n’en fait pas métier. Hors de là, il n’a rien vu, il ne sait rien, il ne se souvient de rien. Quand on me le montra, il battait son blé dans une grange de Maison-le-Roi. Il y avait justement quinze ans que son compagnon de moisson avait rentré sa lourde gerbe à Sainte-Hélène.

La tradition des quatre stations principales de l’empereur pendant la journée du 18 s’est très exactement conservée ; elles marquent bien l’ordonnance et les péripéties de la bataille. On voudrait avoir des détails semblables sur Annibal à la journée de Zama. Vers dix heures du matin, Napoléon mit pied à terre à gauche de la route, sur les hauteurs de Rossomme ; il était alors à un peu plus d’un quart de lieue en arrière de son front de bandière. Il dominait de là toute la topographie de la campagne ; ses yeux pouvaient facilement plonger dans les ravins de Braine-la-Leud et de la Haie-Sainte. Par malheur, le défilé sur la droite était moins visible ; il ne fut pas remarqué ; d’ailleurs, les bois de Lasnes et de Saint-Lambert, où s’amassait le danger, étaient encore silencieux. De cette éminence, l’empereur dicta l’ordre de bataille. Pendant quelque temps, il eut le spectacle de son armée rangée à ses pieds sur six lignes. Il put alors répéter avec raison : « Nous avons quatre-vingt-dix chances pour nous, et nous n’en avons pas dix contre. »

La seconde position qu’il occupa était près de la route, en avant de ses réserves, en face de la maison de son guide Descosse. Il était midi ; l’action était engagée. De ce mamelon, moins élevé que le précédent, il n’apercevait plus que les points culminans des terrains, les toits de la Haie-Sainte, et le verger d’Hougoumont, où était alors concentrée toute la bataille. C’est de ce même champ qu’il entrevit pour la première fois, du côté de Chapelle-Saint-Lambert, l’avant-garde des Prussiens : il y avait deux heures déjà que ces têtes de colonnes n’étaient plus qu’à une lieue de son flanc droit[1]. À travers le feuillage bronzé des taillis, on voit encore le clocher de Saint-Lambert se dessiner en blanc sur la colline, comme un fantôme qui fait un signe, à l’extrémité de l’horizon.

La troisième station de l’empereur, toujours en se rapprochant de l’ennemi, fut sur le plateau de la Belle-Alliance. Le toit rustique de cette ferme, pendant la dernière partie de la journée, servit de point de direction et de ralliement aux corps prussiens qui arrivaient de divers points de l’horizon. Encore une fois, Napoléon commandait de là à tout son champ de bataille ; il était au centre de sa double action, un peu plus près de la Haie-Sainte que de Planchenoit : il voyait également bien ses deux ailes ; les boulets anglais et prussiens se croisaient sur ce point, qui était le foyer de la courbe décrite par l’armée française.

Un peu après, on vit l’empereur descendre par la route de Bruxelles ; il atteignit jusqu’au pied du ravin de la Haie-Sainte. Il venait de reconnaître les colonnes de Blucher, qui s’élançaient de la lisière du bois sur sa droite et sur son centre. On montre encore les buttes de sable rouge où il arriva, à une demi-portée de fusil de la position anglaise. C’était une action désespérée, comme celle qu’il tenta sur l’Alpone dans la journée d’Arcole. Mais cette fois sa jeunesse ne le protégeait plus. Dans sa retraite, il repassa à travers champs à la droite du même mamelon de Rossomme, d’où il avait eu le matin le spectacle des deux armées. Ses guides, à ce dernier moment, n’entendirent de lui que ces deux mots : « Évitez les marais. »

Pendant long-temps les oiseaux et les animaux ont disparu de l’horizon de Waterloo. Aujourd’hui le paysage flamand a retrouvé toutes ses harmonies champêtres. Les fauvettes sifflent sous les pommiers nains de la Haie-Sainte, et j’ai entendu les pies jaser sous les frênes d’Hougoumont. Le hameau de Planchenoit, qui n’était composé que de chétives cabanes en chaume, a profité de la dépouille des morts. Il brille aujourd’hui sous de jolis toits d’ardoise au milieu de ses grasses prairies. Je l’ai vu au temps de la fauchaison de l’avoine. La vallée était remplie de faucheurs, de faneuses, d’attelages, de chars, de paysans qui faisaient la dînée dans le creux des sillons. Un soir, je m’assis sur une gerbe à côté d’un vieux paysan qui assistait à la levée de ses blés. Il était très au fait de quelques petites circonstances de la bataille, qu’il mêlait à l’histoire de sa ferme et de ses champs ravagés.

« Là-bas, où vous voyez cette rangée de faneuses, était la grande batterie du maréchal Ney.

« À l’endroit où s’abattent ces pigeons de la ferme Papelotte, le premier corps fit son attaque ; c’est par là que la déroute commença.

« Vous entendez d’ici le vent souffler dans ce grand orme, le seul qui existe sur le plateau des Anglais. On l’a appelé long-temps l’orme du général Picton ; mais c’était une erreur. Le général, avec tout son régiment, a péri dans ce champ de trèfle. Voyez comme l’herbe est verte et foncée !

« Maintenant, regardez sur la route l’endroit où cet enfant chasse devant lui ce troupeau de bœufs de la Haie-Sainte : c’est là que l’empereur s’est arrêté sans pouvoir faire un pas de plus. Mais l’enfant et le troupeau sont déjà bien plus avant. »

Chaque soir, j’avais à traverser tout le champ de bataille, à la nuit close, pour regagner mon gîte, en arrière de Maison-le-Roi. À cette heure la chouette se lamente dans les décombres d’Hougoumont ; les chauve-souris passent sur votre tête en effleurant d’opaques nuages. Au loin, les chiens hargneux hurlent dans les fermes, et sur le pavé des chaussées on entend gémir les roues de quelque attelage invisible. Le tumulus des Anglais, surmonté du lion de marbre, les colonnes qui bordent le chemin, le monument de fer des Prussiens, s’exhaussent dans les ténèbres. L’horizon est lourd et sinistre. Pour peu que le vent s’élève et fasse trembler le feuillage des futaies voisines, on croit entendre des ames murmurer et des esprits passer sur la face de la terre.

Mais pour qui ces hommes sont-ils morts ? Pour le juste ou l’injuste ? N’y avait-il, comme on le prétend, rien au bout de ces deux mots : Vive l’empereur ! N’était-ce que la cause d’un homme qui se débattait à Waterloo ? Et, si cela est, comment concilier la liberté avec l’inguérissable regret de ce qui a causé la chute du despote ? Grandes questions qui se soulèvent à chaque pas devant vous dans cette triste vallée, comme les fantômes sous la tente de Richard.

Il est deux époques dans la vie de Napoléon qui se distinguent d’elles-mêmes : dans la première, il est exclusivement l’homme de la France, le ministre de la volonté nationale. Il combat pour les foyers, pour la frontière ; il traite avec l’étranger, non pour envahir, mais pour conserver. C’est l’homme d’Arcole et de Campo-Formio ; c’est le consul de Marengo. Il est pour lui une autre époque, quand, la cause nationale étant gagnée en apparence, il agrandit la question dans la paix comme dans la guerre : au lieu du pays, le monde ; au lieu de la France, l’humanité. Désormais, il appuie son levier sur la France, comme sur un point fixe, pour créer un univers nouveau, jusqu’à ce que ce point d’appui ploie et succombe sous l’effort. C’est l’époque qui commence en 1804 et finit en 1815 ; c’est l’établissement de l’empire. À Bonaparte succède Napoléon.

Jusque-là la France avait été le but ; elle devient le moyen. Les évènemens qui suivent ne paraissent plus résulter des conditions naturelles du pays. Au lieu de l’évidente logique qui avait auparavant mené les évènemens, tout semble abandonné à la fantaisie d’un seul. On est comme transporté sous un autre ciel, dans un autre climat. Un homme seul, d’une race étrangère, est arrivé ; et ce que l’on aimait, on commence à le haïr ; ce que l’on haïssait, on se met à l’aimer. Ce n’est plus le même peuple, ce n’est plus la même langue ; le pays même semble avoir changé. Pourtant il n’en est rien, et il est facile de retrouver sous le despotisme la tradition persistante de la révolution française.

Il ne suffisait pas à cette révolution d’avoir échappé à l’étranger en 93 ; cette alerte n’était que le début d’une guerre de trente ans. On vit alors qu’on courait un danger beaucoup plus grand que celui de la perte de la liberté, et que la vie même de l’état était dans un péril permanent en face de l’Europe. Pour résister à ce danger, s’érigea une dictature comme lui permanente, qui s’appela tantôt la convention, tantôt le directoire, tantôt le consulat, tantôt l’empire. Ces gouvernemens furent autant de machines de guerre, construits l’un après l’autre et dans la même idée, pour battre en brèche la vieille Europe, jusqu’à ce qu’elle demandât merci à la révolution. Chercher des élémens de liberté dans ces combinaisons, dont la force était la première nécessité, c’est chercher dans la guerre ce qui appartient à la paix. Le drapeau de combat pendait sur les murailles de la France ; la première affaire pour être libre, c’était de vaincre.

Au fond, les conditions apportées au monde par la révolution française, à son origine, étaient telles que, pour s’établir tout d’abord et vivre au milieu de l’Europe, il lui eût fallu, comme les états d’Amérique, être entourée de déserts ou de populations muettes. La main qui devait faire le désert était celle qui prit la couronne en 1804.

La liberté du citoyen présuppose l’indépendance de l’état, et l’édifice de la Déclaration des droits avait besoin d’être fondé sur une base de granit. En Angleterre, avant que la constitution s’établît, on vit le pouvoir de Cromwell faire taire toutes les lois et réunir les trois royaumes. Avant qu’elle s’établît en France, on vit un autre Cromwell ceindre ou briser toutes les couronnes. Mais celui-ci fut vaincu, et le coup qui brisa le despotisme anéantit en même temps la liberté.

La guerre était tellement dans les conditions de cette époque, qu’elle ressortait des projets les plus contradictoires. La paix l’alimentait plus qu’elle ne l’interrompait. La France la voulait pour assurer son avenir, l’Europe pour reconquérir son passé, le chef de l’état pour maintenir son arbitraire. Ainsi, la liberté et l’arbitraire, le passé et l’avenir, s’unissaient pour l’exiger. On se trompait l’un l’autre en signant de fausses trêves ; on aurait pu crier : Dieu le veut ! Dieu le veut !

Si l’on recherche comment la démocratie put se concilier pendant la lutte avec le pouvoir absolu, il est facile de voir d’abord que ces deux mots ne se sont pas toujours exclus. C’est ainsi que dans l’antiquité la Grèce démocratique se modifia sous la main d’Alexandre pour aller remplir l’Orient de son génie. De même encore, la démocratie romaine se tut quelque temps devant César, et le chargea de sa victoire. César, l’homme du peuple, fut le précurseur guerrier de l’Évangile. Napoléon sera-t-il le précurseur d’un évangile nouveau ?

Le peuple ne juge long-temps les pouvoirs que par l’origine d’où ils sortent. Jamais il ne vit le despote dans celui qui était surgi de ses rangs. La capote du sous-lieutenant couvrit jusqu’à la fin l’empereur. D’ailleurs, la démocratie comprenait que cet homme était son soldat, comme Mirabeau avait été son orateur. Au milieu des conseils des rois, il était le seul qui fût là par la volonté et par l’élection du pays. Quand le peuple, après le consulat, ne vit plus distinctement l’image de la révolution, il se trouva entraîné à de vastes projets, dont le but lui échappait et qui le séduisaient par leur mystère. Il sentit aveuglément qu’il devenait un agent formidable de civilisation, et les proclamations du chef, comme les chapitres du Coran, l’instruisaient à demi de la mission de son prophète. Jeté dans un monde nouveau, il fit comme la phalange macédonienne transportée en Orient : il oublia le sol natal.

Ceci explique comment deux sortes d’hommes ne se sont jamais trompés sur le caractère du despotisme de l’empire. Ni sur le trône, ni dans la rue, il n’abusa personne. L’empereur ne réussit jamais à se faire passer pour un roi de vieille race, ni auprès des rois, ni auprès du peuple ; et c’est pourquoi il ne s’attira jamais, quoi qu’il fît pour cela, ni l’amitié des uns, ni l’inimitié de l’autre.

L’empire fut le moment où la révolution traîna sur son char de triomphe, à travers toutes les capitales, une royauté faite de ses mains ; car dans le moment même où elle semblait s’abdiquer, elle faisait pourtant acte de puissance et de vie. Elle avait brisé une royauté, elle en reconstruisait une nouvelle. C’était encore là un acte de souverain. Elle prenait, il est vrai, le costume et les usages des rois vaincus, comme Alexandre avait revêtu, après Arbelles, la pourpre de l’Asie ; mais en vain elle changeait de figure et de nom. Elle ne pouvait renier son origine.

Au reste, l’empire avait en lui plusieurs causes de ruine, lesquelles semblaient se contredire l’une l’autre. Il y en avait qui lui avaient été léguées par la révolution même ; il y en avait, au contraire, qui venaient de ce qu’il avait mutilé la révolution ; enfin, il y en avait qui tenaient à la personne même du chef, car il est de la nature de ces hommes d’épuiser promptement les générations qui les servent. Les Grecs étaient las d’Alexandre sur l’Indus ; les Romains, de César, à Munda ; la France était lasse de Napoléon, sur le Niémen. Comme, au reste, il réunissait en lui la double usurpation de la royauté et de la révolution, il ne pouvait manquer de rencontrer une double lutte. C’est ce que l’on vit dans les cent jours, où il fut ruiné au dedans, au nom de la révolution, au dehors, au nom de la légitimité.

Il y avait de telles contradictions dans cet établissement, qu’évidemment il fallait tout le génie de son chef pour le faire durer. Même sans la main de l’étranger, il serait tombé par des causes intérieures, dès la seconde génération, comme ceux de Charlemagne et de Cromwell ; mais la différence infinie pour la France eût été que sur la base solide et non violée de sa puissance extérieure, elle eût établi, dans une pleine indépendance, sa volonté politique, quelle qu’elle fût : royauté, aristocratie, démocratie, au milieu du respect des peuples, comme l’Angleterre au sein de l’Océan.

Si l’on pouvait encore douter que la cause de la démocratie ait été représentée par Napoléon, il suffirait de voir ce que la première est devenue quand le second est tombé. Sous la restauration, la démocratie n’a-t-elle pas eu aussi son roc de Sainte-Hélène, en même temps que son chef ? À mesure que celui-ci vint à manquer, ne dut-elle pas abdiquer comme lui sa souveraineté entre les mains de la légitimité ? Le peuple ne perdit-il pas sa couronne le jour où le despote perdit la sienne ? ne lui fallut-il pas rendre son épée aux gentilshommes, et cacher son drapeau devant le drapeau du droit divin ? Quand on voit cette chute commune du peuple en même temps que du chef, ne devient-il pas de la dernière évidence que le peuple et le chef relevaient d’un même principe, puisque ce qui faisait périr l’un faisait en même temps périr l’autre ?

Les cent-jours furent un effort de la France pour reconquérir la possession d’elle-même qui venait de lui être enlevée par l’étranger. Elle courut au-devant de Napoléon parce qu’il était, comme les trois couleurs, le symbole, non de la liberté, mais de l’indépendance nationale. Quand l’ennemi feignit de séparer la cause d’un homme de celle du pays, ce fut une ruse de guerre fort légitime. Mais que des esprits sincères se soient laissé abuser par ce stratagème, ce sera l’étonnement de l’avenir. Il se trouva une assemblée politique qui crut que la cause de la guerre entre la France et l’Europe n’était rien autre qu’un homme ; elle le sacrifia. Qu’arriva-t-il ? la révolution fut faite prisonnière de guerre, et défila, les pieds nus et les mains liées, pendant quinze ans, sous le drapeau de l’invasion.

Ce qui distingue la restauration française de la plupart de celles dont l’histoire fait mention, et ce qui fit son malheur, c’est qu’elle fut, non le résultat de la guerre civile, mais le produit de la conquête étrangère. La France lui fut livrée, non comme une nation douée de libre arbitre, mais comme une chose destituée de volonté, comme un butin fait dans la bataille. De là, la restauration fut parfaitement conséquente en déniant, dès l’origine, toute espèce de droit à ce caput mortuum. Elle pouvait lui faire l’octroi, la concession d’une loi ; mais il impliquait contradiction de reconnaître un droit indépendant au cadavre d’un état tombé captif entre ses mains. Il n’y eut point de capitulation entre la France et la restauration. Non ; la révolution fut prise d’assaut et rendue à discrétion armes et bagages. Dans le pillage de la fortune de la France, la révolution fut estimée chose de bonne prise, et adjugée, comme telle, à la restauration. Voilà les faits réduits à leur expression la plus simple. Ainsi, la prise de possession du royaume, dans le préambule de la Charte, laquelle étonna si fort les publicistes, n’était pas autre chose au fond que la reconnaissance littérale des faits. Par prudence, le vainqueur pouvait octroyer des franchises au vaincu ; celui-ci n’avait rien autre chose à réclamer ; il appartenait, par droit de conquête, au bon plaisir du maître. Aucun échange d’obligation véritable ne pouvait s’établir entre celui qui n’avait que des droits, et celui qui n’avait que des devoirs. La violence les unissait, la violence devait les séparer ; 1830 devait rendre raison de 1814 et de 1815.

On sera émerveillé dans l’avenir, lorsqu’on lira les sophismes que notre époque a développés sur l’invasion. Les principes les plus simples de cette matière ont été si bien dénaturés par le génie scolastique de nos temps, qu’il importe de saisir l’occasion de les rétablir, toutes les fois qu’elle se rencontre.

Pendant long-temps les esprits les plus graves se turent sur cette question, et un évènement aussi immense fut considéré comme un fait passager ; soit terreur de toucher une plaie si profonde, soit nécessité de s’en distraire, car on ne peut supposer l’oubli. Les uns admirent que le despotisme pouvait devenir tel qu’il fût permis de s’en affranchir, au prix même de l’invasion ; d’autres établirent qu’il n’y avait eu de lésé en France que l’autorité d’un seul, et qu’un million d’ennemis n’avait tout au plus foulé, dans le pays, que la couronne d’un Corse ; il y en eut enfin qui applaudirent à ce sophisme, qu’il n’y avait eu ni vainqueur, ni vaincu, que tout s’était passé à Waterloo, entre des idées, dans le champ clos de l’intelligence humaine. Il suffit d’énoncer ces théories pour montrer quelle perturbation s’était faite dans la conscience publique.

Durant quinze ans, les positions étant également fausses pour le pouvoir et pour le peuple, toutes les idées eurent le temps de se convertir en sophismes ; sorte d’époques mixtes, plus corruptrices cent fois que la franche et sanglante tyrannie. On s’accoutuma à croire que le citoyen pouvait rester libre quand l’état était esclave. On ne parla plus de nation, mais beaucoup d’humanité, comme si l’humanité sans nation était autre chose qu’une cohue du genre humain. Le sentiment de la patrie fut estimé chose étroite et surannée. À la place de ses vertus exigeantes et partiales, on érigea les vertus cosmopolites, d’autant mieux qu’elles dispensent presque toujours de la pratique. On devint philosophe ; on cessa d’être peuple. C’est ainsi qu’ont fait tous les empires qui se sont peu à peu retirés de la conduite du monde.

Il est trois sortes d’invasions que l’on a pris à tâche de confondre, et qui, pourtant, ont des effets bien différens. La première est celle qui est repoussée du sol. L’état alors ne fait que s’accroître au sortir du danger. Le peuple grandit par le souvenir de son héroïsme. C’est l’Italie après Annibal ; c’est l’Amérique sous Washington ; c’est la France sous le consulat. La deuxième espèce d’invasion est celle où le vainqueur s’assied sur le terrain conquis et y établit sa demeure future. C’est l’Espagne sous les Maures ; c’est l’Angleterre sous les Normands. Dans ce cas, un nouvel état se forme des ruines de l’ancien. Une société plus jeune s’établit au sein de la race conquise. Tout peut encore être profit pour l’avenir de la contrée subjuguée. La troisième sorte d’invasion est celle où le conquérant se retire du milieu de sa conquête après l’avoir liée à un gouvernement de son choix. Alors, voici ce qui arrive : la nation est pendant quelque temps abolie. Il reste des débris d’un peuple, mais plus de peuple. La tradition du droit est brisée, la conscience publique s’évanouit ; il n’y a plus de despotisme, il n’y a plus de liberté. L’état est mort.

Chez les anciens, cette même idée avait une expression beaucoup plus claire ; un peuple envahi, conquis, était un peuple qui n’avait plus de droit politique ; et comme tous les droits naissaient pour eux du droit politique, non-seulement il n’y avait plus là de peuple, mais plus d’hommes dans ce peuple. Les hommes devenaient des choses, des meubles ; et c’était une conséquence nécessaire que d’en faire des esclaves ; déduction si juste qu’elle ne fut jamais mise en doute par la conscience, ni des vainqueurs, ni des vaincus. La civilisation moderne a tempéré ces principes ; elle ne les a point abolis, car ils sont dans la nature des choses.

Cela posé, on admire aujourd’hui que des partis aient cru sérieusement qu’un aussi grand mal que la soumission à la conquête pût jamais se convertir en bien. Là où il n’y a plus d’état, pour qui est le bénéfice de l’avenir ? Sur cette base de la France démantelée, il n’y eut pas d’abord plus de place pour la royauté qu’il n’y en avait pour le peuple. On y plaça à tous hasards ce que l’on appela justement une fiction constitutionnelle !

L’invasion fut la ruine de tous les pouvoirs, de la royauté, de l’aristocratie, de la démocratie.

Et d’abord de la royauté. Injuste ou non, le souvenir de l’étranger ne fut-il pas l’obstacle incessant à toute réconciliation, le mot d’ordre de toutes les haines, la pensée qui mina sans relâche le sol sous les pas de la vieille monarchie ? Elle ne pouvait se racheter ni par la tyrannie, ni par la liberté ; le bien et le mal, tout se tournait contre elle. Pour la condamner, quoi qu’elle fît, il n’était besoin que de dresser en face d’elle le fantôme de l’invasion. C’était, à son banquet, le fantôme de Banco.

Quant à l’aristocratie, elle a reconnu, mais trop tard, que le jour funeste pour elle a été celui où elle entra, avec l’émigration, dans les rangs ennemis. Ce jour-là, elle perdit ce qui avait fait le caractère de toutes les aristocraties passées, romaine, vénitienne, anglaise, lequel avait été toujours de conserver intacte et de défendre, en première ligne, l’indépendance de l’état. Non, ce n’est point dans l’Assemblée Constituante que l’aristocratie française a perdu ses titres ; elle sait bien elle-même que c’est le jour où elle bourra ses fusils dans les rangs de l’étranger.

Pour ce qui regarde les libertés nationales, comment s’imagine-t-on qu’elles soient sorties de ce moment de néant, où la nation disparut sous la loi du plus fort ? La vie même avait été suspendue dans le pays. Ce n’est point en un moment que cette force morale se répare ; et les libertés populaires ne témoignent que trop encore qu’elles sont nées dans un tombeau. Un principe ennemi a été introduit dans l’état ; il a, pour ainsi dire, partagé entre les partis le cœur du pays. La blessure de la France n’est pas guérie, et le fer de l’étranger est resté dans la plaie.

Il faut prononcer ces mots affreux, quoi qu’il en coûte, afin que la génération qui s’élève soit au moins convaincue, par cet exemple, qu’il vaut mieux, pour un peuple, périr jusqu’au dernier homme, que de rendre son épée à ce que l’on appelle, toujours au besoin, civilisation, humanité, philosophie. La première philosophie, comme la première liberté, comme la véritable humanité, est de faire respecter en soi le droit de la conscience humaine, malgré la violence de l’univers ligué et déchaîné. Hors de là, il n’est que chimère et fol abaissement. Que les prétendus bienfaits apportés par le vainqueur ne fassent plus nulle part illusion à personne ; que nul ne se berce en cela des avantages métaphysiques des transformations sociales, lesquelles déguisent mal, comme on voit, le dépérissement des ames et l’allanguissement des courages. Que l’on sache bien que la tyrannie toute nue, si elle est née du sol, est un bienfait en comparaison des libertés apportées par la victoire de l’étranger ; car, encore une fois, cette victoire est la mort, et ces libertés ne décorent que le tombeau de l’état.

Pour se jeter dans la pratique des grandes choses, pour manier audacieusement les affaires de la civilisation, il faut qu’un peuple ne connaisse pas les limites de ses forces. Tous ceux qui ont pris jusqu’à présent l’initiative dans l’histoire, ont été possédés de cette sublime ignorance. Quand un peuple a connu sa mesure, il se retire de la lice ; le Dieu n’habite plus en lui.

On demande pourquoi les grands évènemens, comme les grandes inspirations, manquent aujourd’hui au monde ; je réponds que tous les peuples européens ayant fait dans ces derniers temps, l’un après l’autre, l’épreuve de leur faiblesse, tous hésitent à s’emparer résolument des affaires du monde : aucun n’a plus foi en lui-même. Ce fut une des missions de Napoléon, et l’un des buts de l’établissement de 1804, que de les briser les uns après les autres, et les uns par les autres, afin que nul ne se confiant plus en sa force isolée, ils n’entreprennent plus rien que d’un effort commun. Jusqu’à ce jour, tous les grands résultats de l’activité humaine ont été produits par l’énergie des sentimens nationaux. Plus ces sentimens ont été concentrés, plus aussi les nations ont été fortes et fécondes. C’est ce qui explique comment de si grandes choses se sont produites sous le despotisme d’un homme qui exaltait et personnifiait le génie particulier d’un état. Ainsi Athènes sous Périclès, Rome après César, Florence sous les Médicis, la France sous Louis XIV. De nos jours, au contraire, l’esprit de chaque nation, en particulier, s’efface et se confond ; en même temps disparaissent, pour un moment, les grandes audaces et les sublimes entreprises. Il y a une espèce d’interrègne dans le monde ; l’univers est rempli de lambeaux qui se cherchent l’un l’autre ; vous diriez d’un serpent qu’un géant vient de partager en plusieurs tronçons en le foulant sous ses pas. Consultez, visitez, interrogez les peuples les plus vantés ; ils sont tous frappés d’impuissance et d’inertie. Aux uns, c’est la force matérielle qui manque ; aux autres, c’est la vie de l’intelligence ; à tous, c’est l’indépendance et la spontanéité. Ils ont d’excellentes parties et, pour ainsi dire, des membres achevés ; mais pas un ne forme à lui seul un ensemble complet et organique. Chacun a son but devant soi ; pas un n’ose y toucher. La Russie recule devant sa proie en Orient, l’Allemagne devant son unité, la France devant sa liberté. Dans ces circonstances, le génie de tous s’allanguit, car il ne s’est pas encore formé un esprit général à la place de ces esprits différens qui s’épuisent ; il n’y a plus de nations, et il n’y a point encore d’humanité.

Le peu de cas que les nations font d’elles-mêmes, en tant que nations, peut se mesurer exactement par l’habitude, par la menace, par la sollicitation des interventions armées qui tendent à devenir peu à peu le droit des gens en Europe. Supposé que ce droit s’établisse, bien des tumultes seront réprimés, bien des séditions étouffées ; on instituera même prématurément un cosmopolitisme informe. Mais quand on aura violé ainsi tout ce que les ancêtres honoraient ; quand l’idée de patrie dégradée par son propre abandon ne réveillera plus nulle part ni fierté, ni amour ; quand il n’y aura plus de barrière, plus de foyer, plus d’asile, il n’y aura plus de peuples, cela est vrai ; mais aussi il n’y aura plus d’hommes. Avant un siècle, si personne n’opposait à ces maximes une barre d’airain, l’Europe occidentale et continentale ne serait plus qu’une cohue de bourgeois sans feu ni lieu, sans valeur et sans cœur, prêts à devenir, comme ceux de Bysance, la proie du premier venu qui leur ferait l’honneur d’abaisser la main sur eux.


Ed. Quinet.
  1. Voyez le recueil des pièces militaires de l’armée prussienne en 1815, par le lieutenant-colonel Plotho.