Voyage d’une femme au Spitzberg (quatrième édition)/03

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Hachette et Cie. Bibliothèque rose illustrée (p. 65-104).


LETTRE III

DRONTHEIM


Quel saut, mon cher frère, de la salle de spectacle de Christiania à une étroite cabine à bord du bateau à vapeur le prince Gustave, de la douce musique d’Auber au bruit sourd des vagues, d’un bon fauteuil de velours à un cadre rudement secoué, de l’atmosphère tempérée du ciel de Christiania à la bise aiguë du golfe de Drontheim ! Plus j’avance et mieux je sens s’éloigner de moi le soleil et la civilisation, cet autre soleil.

En quittant Christiania pour s’enfoncer vers le nord, on traverse un des plus beaux pays du monde ; Sandwolden, où l’on couche, devrait être cité comme Interlaken ou Chamounix ; le village est blotti dans la verdure, au fond d’un vallon qui s’ouvre sur de grands lacs parsemés d’îles ; l’horizon est borné par d’assez hautes montagnes couvertes de sapins, dont la silhouette sombre se découpe nettement sur l’azur pâle du ciel. Cela forme un tableau d’une sérénité de lignes, d’un calme majestueux, indescriptible ; c’est un paysage de Suisse avec plus de verdure, un paysage d’Écosse avec plus de grandeur. Je suis partie de Sandwolden à l’aube ; lorsque je suis montée en voiture, le soleil se levait radieux et splendide derrière les montagnes, et changeait peu à peu le vert profond des lacs en miroirs étincelants : je suis restée en extase, adorant Dieu qui a fait la nature si belle ! À travers un tel pays, la route est, comme vous pensez, charmante, remplie d’incidents, de détours, de surprises ; on a rompu avec la monotonie suédoise, on traverse les cantons pittoresques de la Norwége, on approche des cantons sauvages.

Les chemins sont bordés de forêts vertes et épaisses, au milieu desquelles on entend l’amusant fracas de quantité de petits ruisseaux qui, par leur furie et leur bouillonnement, prennent des airs de torrents.

À Hund, où l’on couche le second jour, on commence à sentir les dernières ondulations des Dofrines (ou monts Kolen) ; on s’aperçoit du voisinage du Dovre-Field, le groupe le plus élevé des Dofrines ; on franchit une chaîne de petites montagnes formées de mamelons superposés. Lorsque je passai, les neiges des grands pics, fondues au premier soleil, remplissaient les hauts vallons, qui débordaient comme des coupes trop pleines et formaient des cascades coulant par larges nappes sans faire de ces bonds furieux, habituels aux cascades de la Suisse.

En Suède, il y a peu de villes ; en Norwége, il n’y en a pas du tout ; entre Christiania et Drontheim, on en trouve une seule, Lille-Hammer ; encore est-elle de construction si récente que la plupart des cartes ne l’indiquent pas. C’est, du reste, une affreuse petite ville, régulière, tirée au cordeau, froide et ennuyeuse, n’ayant plus de verdure et pas encore d’édifices ; c’est simplement un parallélogramme de quelques centaines de mètres, strictement rempli de ces tristes alvéoles carrées comme des boîtes où s’enferme une multitude de gens qui ne sont plus des paysans et ne sont pas encore des citoyens ; période où les habitants ont les vices des deux états : la grossièreté des champs et la vanité des villes.

À mon grand regret, faute de chevaux, j’ai passé
Vue dans le Dovre-Field.
deux heures dans ce lieu monotone ; je n’ai pu m’y occuper à rien, pas même à dîner. Tout le commerce de comestibles de l’endroit n’a pu me procurer un morceau de viande. J’ai eu beaucoup de peine à faire comprendre à mon estomac que les habitants, ayant supprimé les prairies du voisinage pour en faire d’ambitieux chantiers, avaient du même coup supprimé les moutons. En se cotisant autour de moi, on est parvenu à me servir du saumon cru, du saumon fumé, du saumon à demi salé, du pain et du beurre ; j’ai dîné avec ce second service, mes trop fréquentes rencontres précédentes avec le saumon sous toute espèce de formes m’ayant depuis plusieurs jours dégoûtée de ce poisson.

La question gastronomique est d’une assez affligeante simplicité en Norwége ; on y mange aussi peu et aussi mal que possible ; passé Christiania, on ne trouve nulle part ni pain ni vin, ces deux bases de tout repas français. Ce qu’on nomme pain, dans ces provinces, n’a aucune analogie avec ce que nous appelons du même nom. Le pain norwégien a la forme et la dimension d’une assiette de porcelaine, il en a presque la consistance ; il est fait de farine d’orge et de seigle et d’une bonne dose de paille. Ces espèces de galettes dures se cuisent à de très-longs intervalles ; on les perce d’un trou au milieu et on les enfile par douzaines dans de longs bâtons suspendus au plafond ; dans les maisons soignées, on les recouvre d’un linge, mais la plupart du temps cette précaution négligée donne beau jeu à la fumée et à la poussière.

Outre ce pain peu appétissant, et auquel je ne me résignai à toucher qu’après un long jeûne, on trouve partout (excepté à Lille-Hammer) des œufs et du lait ; on a souvent aussi du fromage sans sel et du beurre très-salé ; ceci, avec l’immuable saumon, forme le fond du répertoire, assez restreint, comme vous voyez.

Cette pénurie paraît explicable sur un territoire si peu cultivé et si peu peuplé ; les habitations se font
Un gaard.
peu à peu si rares, qu’il arrive de voyager tout le jour sans voir une seule maison entre les relais, très-éloignés les uns des autres. Les relais ne sont pas des villages, mais des fermes assez considérables appelées dans le pays gaards. Le gaard norwégien se compose d’une vaste habitation entourée de petits corps de logis servant de granges, d’étables, etc. La maison, faite de troncs de sapin à peine équarris, dont les interstices sont bouchés avec de la mousse, sert d’habitation au maître et à sa famille ; les domestiques et les bestiaux logent dans les petits bâtiments d’exploitation. Ces gaards forment autant de petites colonies tout à fait isolées qui se suffisent à elles-mêmes. Les grandes distances et la rigueur des hivers obligent ces familles de paysans à prévoir tous les besoins de la vie ; aussi sont-ils fort industrieux.

Les femmes filent le lin et le chanvre, tissent la toile et fabriquent une sorte de drap grossier et solide, appelé wadmel, dont les hommes se vêtent. Les hommes sont tour à tour laboureurs, forgerons, maçons, charpentiers, et au besoin cordonniers et tailleurs. Outre de bons vêtements et des meubles suffisants, les jeunes filles ont quelques dentelles, quelques bijoux, des fichus de soie rapportés de la ville par le père ; et puis dans chaque maison on aperçoit, respectueusement posé sur un bout de tapis, le gros volume, bibliothèque du pauvre, le livre qui remplace et dépasse tous les autres, le livre des livres — la Bible — et chaque petit enfant sollicité par sa mère saura vous en lire un verset. Douce et paisible existence ! froide, pure et égale comme l’azur du ciel du Nord ; région sereine et humble, sans rayons, sans orages, que les cœurs fatigués regardent avec envie : Invideo quia quiescunt, dit Luther.


Fille et garçon de Laurgaard.

Cette heureuse population a sa beauté particulière, et il semble qu’on puisse lire la vie de tout homme, dans sa physionomie placide. Le type norwégien est surtout sain et robuste ; les visages sont carrés et frais, les nez retroussés et charnus, les yeux d’un bleu pâle, les cheveux fins, blonds et frisés. Les enfants ont sur la tête de la soie plate presque blanche qui rappelle ces petits Jésus de cire accompagnés d’un
Costumes norwégiens.
agneau de carde de coton, qu’on voit sous verre dans les chambres d’auberges, en France. Les femmes, relativement plus grandes que les hommes, ont un éclat de teint magnifique et paraissent pour cela souvent jolies sans l’être. Elles ont beaucoup d’enfants, et, malgré le calme de leurs habitudes, semblent vieilles de bonne heure.

Voici la silhouette des personnages qui me sont apparus ; quant au croquis du paysage, il serait très-compliqué à faire autrement qu’avec un crayon.

À quelques lieues au delà de Lille Hammer, on entre dans la pittoresque province du Guldbransdal ; la route, taillée à pic au-dessus d’un précipice, se met à courir sur le versant d’une montagne, au pied de laquelle écume et bouillonne une rivière-torrent appelée le Lougen. De l’autre côté du Lougen se dresse une autre montagne plus haute, plus âpre, plus sombre encore que celle que l’on gravit ; d’innombrables cascades jaillissent de ses escarpements et vont rejoindre le torrent. Tout cela est très-sauvage et très-beau. Un album seul raconterait bien cette pittoresque et agreste Norwége ; j’en suis trop convaincue pour vous faire beaucoup de descriptions, et je passe tout de suite à un incident digne de la narration.

Un dimanche matin, vers dix heures, comme nous allions gagner une poste nommée Laurgaard, je sommeillais à demi au fond de la voiture, dont j’avais fait relever la capote à cause d’une petite pluie fine et glaciale qui commençait à tomber. Nous étions tous dans cet état d’engourdissement où plonge la fatigue compliquée de froid et d’ennui, lorsque tout à coup la côte roide que les chevaux gravissaient péniblement se changea en une pente presque à pic. Il s’agissait de descendre l’équivalent de ce que nous venions d’escalader ; le guide reçut l’ordre de se mettre à la tête des chevaux afin de les maintenir ; mais, ne se méfiant pas des oscillations causées par les ressorts d’une voiture beaucoup trop parisienne pour de semblables chemins, il ne retint pas assez ses chevaux, et la voiture, entraînée par son propre poids, roula très vite, sortit de la voie et fut précipitée dans le gouffre au fond duquel mugissait le Lougen. Nous fîmes deux tours sur nous-mêmes, tout craqua horriblement, et je me rendis compte, avec la vivacité que la pensée acquiert dans les moments suprêmes, que nous allions être infailliblement broyés, puis noyés… Dieu, dans sa bonté, nous sauva de ce péril de mort ! Quelques maigres sapins croissaient au milieu des quartiers de rocs, sur le flanc déchiré du précipice ; ils s’engagèrent dans l’orbe d’une de nos roues et arrêtèrent ainsi les bonds de la calèche, qui resta suspendue au-dessus de l’abîme.

J’étais meurtrie de la tête aux pieds, mais, par une sorte de miracle, je n’étais pas blessée ; personne n’était blessé. Un des chevaux seulement se trouvait engagé dans une crevasse d’où il semblait impossible de le retirer. Lorsque la voiture s’arrêta, je me trouvai ensevelie sous une avalanche de coussins, de livres, de cartes, de bouteilles, de provisions de toute espèce. Les caissons et les poches s’étaient vidés et avaient versé sur nous le plus inextricable tohu-bohu. Tout étonnée d’être encore vivante, je sortis de la voiture avec les plus grandes précautions, afin d’éviter un ébranlement capable de lui faire recommencer son horrible course ; puis, m’accrochant aux branches d’arbres, aux pierres, aux ronces du précipice, je parvins à en sortir avec des peines infinies. Je m’assis, épuisée, sur le bord de la route, et, plongeant mes regards dans le gouffre, j’y aperçus la calèche ; vue ainsi, elle faisait l’effet d’une cage d’oiseau accrochée à un vieux mur.

Tandis que le cocher et le guide délibéraient sur le parti à prendre pour obtenir des secours, je vis venir à nous un jeune officier norwégien assis sur une de ces voitures du pays composées d’une sorte de fauteuil posé sur un large train ; le jeune homme, bien enveloppé dans son manteau ciré, fumant une longue pipe à bout d’ambre, s’en allait rapidement et commodément à Drontheim. Mon domestique s’approcha de lui et raconta en quelques mots notre accident. L’officier s’arrêta un moment, l’écouta patiemment et froidement, puis fouetta son cheval et continua sa route, après m’avoir examinée avec plus de curiosité que d’intérêt. Je devais être horrible ; mon visage était enflé par les contusions, pâli par la frayeur, et mes vêtements froissés, mouillés, souillés de boue, complétaient un ensemble peu gracieux.

On me le prouva bien !…

Il fallait donc nous tirer d’affaire tout seuls. Le cocher nous y aida : il enfourcha le cheval le moins écloppé, et s’en fut à Laurgaard chercher du monde. Heureusement c’était un dimanche, jour où tous les hommes d’un gaard se réunissent pour jouer et fumer. Après deux heures qui me parurent mortellement longues, notre émissaire revint avec quinze hommes munis de cordes. On déchargea la calèche ; on remit comme on put dans les malles défoncées tout ce qui s’en était échappé, et, après avoir passé deux câbles sous la caisse, on la hissa jusque sur le chemin ; ensuite on y attela un cheval et on la mena au pas. Quant à nous, il nous fallut faire à pied les trois lieues qui nous séparaient encore de Laurgaard,

J’y arrivai dans un état de malaise indicible ; depuis que tout danger était passé, je sentais mieux les douleurs de mes meurtrissures, et j’eusse en ce moment payé bien cher le bonheur de quelques jours de repos ; mais il ne nous était pas permis de nous arrêter au delà du temps nécessaire au raccommodage de nos roues et au remplacement de notre timon, brisé dans la chute ; cela se fit rapidement, car, le soir même de ce jour néfaste, je remontais en voiture avec l’intention de courir toute la nuit pour réparer ce temps d’arrêt. Cette détermination, prise en une autre saison, eût pu nous exposer à de nouveaux et sérieux dangers ; mais heureusement la nuit dure peu en Norwége au mois de juin, et à dix heures du soir, lorsque nous repartîmes, la lumière était encore très-suffisante pour distinguer tous les objets.

La poste d’après Laurgaard se nomme Hougen ; j’aspirais à y arriver afin d’obtenir un verre de lait pour calmer mon ardente soif ; je fus désappointée. Hougen n’était pas même un gaard. Lorsque la voiture s’arrêta, je ne vis aucune habitation loin ou près de nous ; les chevaux nous attendaient près d’un poteau au milieu de la route, gardés par un enfant de treize à quatorze ans, maigre, pâle, chétif, à la physionomie souffrante et sauvage ; je crus voir le gnome malfaisant de cette solitude. L’enfant regarda la calèche avec étonnement et méfiance ; il n’avait jamais vu de véhicule de cette forme, et il manifesta la plus grande répugnance à s’asseoir auprès du cocher sur ce siège raccommodé avec des cordes, dont la tournure n’était pas fort rassurante ; néanmoins il se décida, et, à peine installé, il se mit à exciter ses chevaux d’une voix aigre et énergique, qui les fit partir comme des flèches.

Notre bizarre petit postillon nous déposa au milieu d’une sorte de village composé de sept ou huit maisons soutenues en l’air comme par enchantement ; elles étaient élevées, aux quatre angles, sur des piliers de pierre, et le ciel, qu’on apercevait par échappées sous la base de ces habitations, produisait le plus singulier effet. Cet exhaussement fort bien entendu a pour objet de garantir les maisons contre l’amoncellement des neiges pendant l’hiver. Ce village, nommé Tofte, le seul que nous eussions rencontré depuis trois jours, est le but pieux des pérégrinations des habitants des gaards environnants, parce qu’il possède une église bâtie en bois, peinte en gris et surmontée de l’invariable clocher carré ayant forme de guérite. Autour de l’église, de grandes lames de pierre posées à terre indiquent les tombes d’un cimetière. Rien de plus morne que ce grand bâtiment disgracieux, ce sol aride, ces pierres grises, ce ciel de la même nuance, tout ce tableau de la même teinte froide et uniforme ; l’âme en emporte une impression profondément triste.

Ce hameau sert de confins aux chemins praticables ; on y prend deux chevaux de renfort pour tenter les pentes escarpées du Dovre, puis on s’enfonce dans ses gorges redoutables. Alors la végétation cesse ; le printemps, qu’on a vu s’épanouir vingt lieues plus bas, disparaît et fait place à l’hiver ; pas une feuille aux arbres, pas un coin de terre égayé par l’herbe verte, et nous sommes en juin ; des buissons noirs et hérissés bordent la route, et quelques arbres rabougris se pelotonnent sous leur enveloppe de neige. De temps en temps des troncs d’arbres tortueux, tombés en travers de la route, nous barraient le passage ainsi que d’énormes serpents, et de grosses pierres verdâtres, à moitié cachées dans des mares d’eau bourbeuse, me paraissaient être de monstrueux crapauds. Un moment je crus apercevoir au milieu de la route un spectre à demi sorti de son linceul, allongeant de chaque côté ses grands bras décharnés ; c’était un bouleau dont le tronc était encore enseveli sous la neige et dont les branches noircies s’étendaient vers nous.

Ces gorges ont des aspects d’un lugubre très-varié ; quelquefois nous passions des défilés étroits, entre des pans de neige de plus de cinquante pieds de haut ; puis, la route s’élargissant, nous voyions bondir de toutes parts des cascades si nombreuses et si effroyablement bruyantes que, quelle que fût la manière dont on criât, il était impossible de s’entendre les uns les autres. Le pâle crépuscule du Nord glissait ses lueurs ternes et incertaines sur ces sombres tableaux et y ajoutait je ne sais quelle mystérieuse horreur. Pendant quelques lieues, je pus me borner à observer tout à mon aise et me laisser aller à une rêverie tenant un peu du cauchemar ;
Cascade.
mais il vint un moment où je dus prendre plus activement ma part des tribulations de notre petite caravane. En approchant des cimes du Dovre-Field, la couche de neige de la route s’était peu à peu épaissie, et, lorsque la voiture en eut jusqu’au-dessus des roues de devant, il devint impossible de lui faire faire un pas de plus sans l’alléger ; sur les observations du guide, tout le monde descendit, et je dus ainsi continuer la route à pied. La chose n’était pas facile ; la neige, amollie par quelques douces journées, n’avait plus aucune consistance ; on y enfonçait jusqu’aux genoux, et souvent l’endroit où on posait le pied se détachait d’un seul bloc, et on allait rouler dans quelque crevasse, heureusement peu profonde. Pendant deux lieues, il nous fallut lutter à chaque pas contre ces petites avalanches, et nous arrivâmes à Fogstuen, gaard situé sur un des plateaux les plus élevés du Dovre, dans un état d’épuisement complet. Je dus faire comme tout le monde, me réconforter avec un verre d’eau-de-vie de grain qui me fit l’effet du meilleur nectar du monde.

Assez près de Fogstuen, plusieurs cascades se rencontrent et forment un beau et large torrent dont ou nous avait vanté les sinuosités pittoresques ; nous le cherchâmes sans le trouver ; bien plus, notre guide fut longtemps à découvrir le pont de bois sur lequel nous le devions traverser : poteaux indicateurs, torrent, pont, tout était enseveli sous la même couche de neige. Cependant il fallait avancer ; après un minutieux sondage, le pont fut reconnu et la voiture passa. Arrivés sur l’autre bord, nous vîmes à dix pas de nous le grand poteau désignant la tête du pont : le guide s’était trompé, nous venions de passer sur un pont de neige !

Je me sentis pâlir, en comprenant l’imminence du danger auquel nous venions d’échapper ; l’idée d’être engloutie sous cette montagne de neige et de périr étouffée dans cette eau glacée, sous cette sombre voûte, m’inspirait un indicible effroi. Nous suivîmes ce perfide torrent pendant encore environ cent toises, le devinant sans l’apercevoir ; enfin, par une large crevasse, je pus sonder la profondeur de l’abîme où nous devions être engloutis ; j’allai le regarder de près : l’eau coulait sous une voûte de neige de plus de quarante pieds d’épaisseur !

Fogstuen se réduit à deux chétives cabanes, placées là seulement afin de loger pendant l’été des chevaux à la disposition des voyageurs ; l’hiver, les paysans descendent dans les vallées, ces latitudes du Dovre étant alors complètement inhabitables. À quelques pas de ce maigre petit gaard, la montagne est magnifiquement fendue du haut en bas, comme par le tranchant d’une épée surhumaine, et du point le plus élevé de sa crête s’élance une prodigieuse cascade qui, malgré son immense nappe d’eau, est transformée en vapeur avant d’arriver au fond du précipice. On ne saurait imaginer un point de vue d’une sauvagerie plus superbe : la pensée et le regard restent interdits devant de tels spectacles ; ils payent de toutes les fatigues, dédommagent de tous les dangers, et créent dans la mémoire des souvenirs précieux et ineffaçables.

À Fogstuen, on en a fini avec les escarpements ; jusqu’à Jerking, on n’a à traverser qu’un plateau large d’une dizaine de lieues. À peine a-t-on quitté le gaard, on ne voit plus devant soi qu’une immense plaine. Nous fîmes ce trajet avec une rapidité magique : les chevaux de Fogstuen, excités par un long repos, s’emportèrent et prirent une allure effrénée. À notre gauche s’étendait un lac immense encore glacé ; à notre droite, la plaine de neige déroulait à perte de vue ses ondulations imperceptibles et son implacable blancheur : des poteaux, destinés à fixer les limites du chemin, rompaient seuls, de loin en loin, la rigidité de la ligne de l’horizon. Ces poteaux, peints en rouge et surmontés d’une barre transversale, avaient l’apparence sinistre de potences. Nous courions avec une légèreté de fantômes à travers cet étrange pays, changeant de place sans changer d’horizon, ce qui donnait à notre course une apparence surnaturelle. Je ne pouvais me lasser de regarder autour de moi, et je voyais toujours la neige, toujours les eaux immobiles du lac, toujours les poteaux couleur de sang. Peu à peu cette espèce d’enfer glacé s’anima : je vis du feu sortir de dessous les pieds des chevaux ; les poteaux remuèrent lentement leurs grands bras et s’approchèrent de la voiture ; de grandes chouettes blanches volèrent près de mon visage, me regardant avec leurs horribles yeux fixes et presque humains, en poussant des cris d’enfant qu’on égorge ; une terreur invincible s’empara de moi ; je restai immobile, silencieuse, les yeux grands ouverts, la poitrine oppressée, ne sachant si je rêvais, si je vivais, ou si j’étais transportée hors du monde réel.

À six heures du matin, j’arrivai à Jerking ; on me porta dans un lit ; j’avais une fièvre ardente et un délire complet.

Jerking est un gaard considérable et riche ; il sert de point de ralliement aux rares voyageurs qui entreprennent l’ascension du Snähatten (chapeau de neige), un des pics les plus élevés du Dovre-Field. Les habitants de Jerking, à force d’industrie intelligente, ont parvenus à établir dans ce lieu privé de toute espèce de ressources un campement presque confortable ; leur petite colonie, séparée du reste du monde, a une physionomie laborieuse, active et heureuse, qui réjouit le voyageur attristé par les sombres aspects du pays environnant.

Un hasard malencontreux avait amené à Jerking, quelques heures avant nous, un pasteur protestant qui allait prendre possession d’une petite paroisse près de Drontheim ; ce pasteur était accompagné de sa famille, savoir : sa femme et onze enfants, dont les âges rapprochés rendaient difficile à comprendre leur commune origine, et dont les chevelures avaient comme pris à tâche de représenter toutes les nuances possibles du blond, en commençant par la filasse la plus argentée pour arriver à l’acajou le plus foncé. Cette nichée de têtes dorées avait envahi tous les oreillers de la maison, et la bonne hôtesse de Jerking eut grand peine à m’organiser un lit dans un cellier obscur. On put à peine m’y laisser quelques heures ; dès que le repos eut calmé ma fièvre de fatigue, il fallut repartir. Je me levai encore très-endolorie, et, tandis qu’on attelait, je visitai le gaard ; j’arrivai ainsi dans une grande pièce, garde-robe commune à tous les habitants. Dans cette espèce de friperie, où les bas s’alignaient près des chapeaux, où les culottes se mêlaient aux robes, le tout étendu sur des cordes se croisant en tous sens, je fis choix de deux costumes de fêtes complets de paysans norwégiens. L’hôtesse consentit à me les vendre. L’habillement de l’homme est d’un Louis XV pur : grand habit à boutons brillants,
Costume de fête de paysan norwégien.
culotte de peau piquée, gilet long à fleurs brodées, bas chinés, souliers à boucles et large chapeau de feutre. Le costume de la femme ne ressemble pas du tout au Pompadour, pendant naturel de ce gentilhomme de 1755. C’est une longue et étroite jupe de drap vert, avec des fleurs brodées en laine de couleurs vives ; un bonnet toquet en soie noire brochée de vert, garni d’une dentelle d’argent, et pour complément
Costume de fête de paysannes norwégiennes.
une pièce d’estomac de drap rouge sur laquelle on a attaché sans ordre du clinquant d’or et d’argent, des perles de verre et quantité de bouffettes de petits rubans bariolés, le tout entouré, comme le toquet, d’une assez haute dentelle de fil d’argent. Cet accessoire de toilette, quoique fort baroque, produit un très-joli effet sur ce costume de nuances sombres.

Le costume de tous les jours est plus simple : les hommes s’enveloppent dans de longues redingotes et se coiffent de bonnets de laine rouge taillés et posés comme le bonnet phrygien, de sanglante mémoire chez nous ; les femmes portent la robe de laine foncée très-longue, le grand tablier de coton bleu ou rouge, et le béguin noir, qui sied parfaitement à leur chevelure d’or pâle.

Je fis emballer soigneusement mes deux déguisements, et j’y joignis trois peaux de loup blanc, produits de la chasse du fils de la maison, qui me les céda pour trente-cinq francs. Quelque connu que soit le loup blanc en France, il s’y vendrait plus cher.

Encore un peu étourdie par la fièvre, je fis, je ne sais trop comment, la route jusqu’à Kongswold ; il me sembla seulement que nous tournions indéfiniment dans une plaine rousse et aride. À Kongswold, point de chevaux ; par extraordinaire, une maison sale ; puis des enfants criaillant autour de nous et mon cocher vociférant contre le paysan, qui refusait de se déranger pour aller chercher ses bêtes, sous prétexte qu’elles étaient trop loin : c’était plus qu’il n’en fallait pour me faire fuir. Je laissai mes gens s’enrouer à l’envi, et je fis quelques pas aux alentours du gaard. Malgré mon malaise et mon humeur, je restai frappé de la beauté neuve, farouche, abrupte du vallon de Kongswold. La maison est posée au pied d’une demi-lune de montagnes hérissées de rochers bizarres, au milieu desquels descendent, se heurtent et s’entre-croisent une innombrable quantité de cascades ; une d’elles, large comme une rivière et violente comme un torrent, jaillit du sommet, arrache à chacun de ses bonds quelque fragment du rocher, puis se précipite avec une incroyable furie dans un pli du vallon, où elle disparaît sans qu’on puisse s’expliquer comment. Je commençai par admirer ; puis savez-vous l’effet que cela me produisit ? Je m’endormis. Étendue sur la pierre humide, couverte par la froide vapeur de l’eau, bercée par ce tonnerre, je goûtai là quatre heures du repos le plus profond, et j’y dormirais je crois encore, si, les chevaux étant arrivés, on ne m’avait enfin découverte dans la retraite que j’osais partager avec une énorme grenouille aux yeux calmes, naïade de la cascade, tout étonnée de recevoir une mortelle.

Près de Kongswold, la route s’attache au flanc âpre de la montagne, où elle forme à peine saillie ; elle étreint le géant de granit dans une longue et mince spirale ; souple comme un lacet, elle fait mille détours, passe par-dessus les rochers, évite les cascades, tourne les précipices, et, vue de loin, doit sembler pareille à une corniche légère et capricieuse courant autour d’un colosse informe. Par moments on se trouve dans une gorge si resserrée, qu’un arbre jeté en guise de pont pourrait aider à traverser le précipice et faire gagner l’autre versant. C’est quelque chose d’effrayant, de regarder d’aussi près une de ces énormes montagnes des grandes chaînes du globe : l’œil plonge dans des gouffres qui, de loin, ne seraient que des fentes, et se fatigue à en mesurer la profondeur ; partout des pierres aiguës et noires, détachées des cimes, gisent pêle-mêle sur la pente, comme tenues en équilibre et prêtes à recommencer leur course au moindre ébranlement ; en haut la neige inaccessible, au milieu des rochers infranchissables, en bas l’abîme insondable ! pas un brin d’herbe, pas une fleur, pas un oiseau ; rien qu’un lichen pierreux, sorte de gale qui ronge lentement le granit ; rien que le bruit du vent qui pleure et les grondements des torrents. On se figure ainsi les lieux bouleversés par le souffle de la malédiction divine, où l’ange de la Vengeance poursuit l’ombre criminelle de Caïn.

À quelques lieues de Kingswold, on commence à descendre ; la route s’aplanit, s’améliore et s’égaye à la fois ; on en a fini avec les défilés les plus dangereux ; les sommets du Dovre sont franchis, on revoit des bouquets de sapins ; au-dessus s’élève, de loin en loin, une colonne de fumée bleuâtre, indice d’un gaard hospitalier. Enfin on atteint Sockness, la dernière étape avant Drontheim.

Drontheim, ou, si vous voulez, Trondhiem, comme disent les habitants et les géographes, est une ville de bois qui brûle assez régulièrement tous les dix ans. Les habitants en ont pris leur parti ; ils font la part du feu, et, à voir leurs maisons, ils ne la font pas trop regrettable. Leurs rues sont larges, spacieuses, tirées au cordeau, bordées de petits bâtiments peints en blanc ou en rouge, d’une tournure mesquine et froide. Drontheim est une ville riche, et fait, sans qu’il y paraisse dans ses allures extérieures, un commerce considérable ; les magasins de détail y sont organisés de façon si discrète qu’il devient difficile de les deviner. En furetant dans les rues, on demeure surpris d’apercevoir, au fond de pièces éclairées par de petits châssis garnis de verres troubles, des fourrures précieuses et de luxueuses étoffes, entassées pêle-mêle sur des rayons avec des jarretières de laine, de la filasse et des boutons d’os. Si on entre dans un de ces capharnaüms, on obtient difficilement de se faire montrer des marchandises. Le boutiquier norwégien ignore l’art de faire acheter, à peine consent-il à vendre ; il dédaigne les manières complaisantes qui sont de rigueur dans sa profession ; il fume magistralement dans un coin, et, lorsqu’on l’aborde, il prend un air rogue qui semble engager le passant à bien réfléchir avant de le déranger. Il faut vraiment avoir un besoin absolu d’un objet pour ne pas se retirer devant les mines rébarbatives de ces honnêtes citadins. Avec une pareille méthode on fait bien de ne pas entreprendre le commerce des choses de fantaisie ; car l’ennui d’acquérir dépassant le plaisir de posséder, il s’ensuivrait que l’acheteur s’abstiendrait.

Au milieu des baraques proprettes de Drontheim, on aperçoit un admirable monument : c’est la cathédrale, consacrée autrefois à saint Olaf ou Olaüs ; elle est là, haute, solide, inébranlable comme la pensée de Dieu au milieu des choses périssables. Sa construction première doit remonter au dixième siècle ; les transsepts des deux nefs sont à grandes arcades rondes soutenues et séparées par un pilier ; le chœur est du plus pur gothique : il fut terminé, je crois, à la fin du douzième siècle, par le savant archevêque Eystein.

En 1540, la cathédrale était encore vénérée et splendide ; elle avait résisté aux orages furieux du Nord, à ses longs hivers qui désagrègent la pierre même, à trois siècles de guerre, à quatre incendies. En 1540, la réforme pénétra en Norwége, et par elle la cathédrale fut appauvrie, mutilée, dépouillée. La réforme vendit les vases sacrés, dispersa les reliques, brisa les statues. Aujourd’hui la chasse miraculeuse de saint Olaf, si lourde qu’il fallait soixante hommes pour la porter, les reliquaires étincelants de pierreries qui ornaient le maître autel, sont remplacés par une copie du Christ de Thorwaldsen, tandis que l’abondante végétation de plantes de pierre entourant les colonnettes de la nef disparaît sous les loges de bois à rideaux rouges où se placent les protestants pour entendre le service ; plus de statues sculptées dans le chœur, plus de tombes révérées dans les chapelles, plus de lampes dans le sanctuaire ; tout ce que les orages, les incendies et le fanatisme destructeur du seizième siècle avaient épargné est enfoui et empâté dans un horrible badigeon gris-bleu ou dans des draperies de calicot. Cette pauvre église ne peut plus même se faire une beauté avec sa vétusté ; elle est comme un vieux soldat qu’on forcerait à cacher ses blessures avec des oripeaux.

Lorsque je la visitai, il pleuvait à torrents ; les grandes ogives, privées de leurs vitraux de couleur, laissaient tomber sur les dalles un jour terne et blafard, en harmonie avec le délabrement de l’édifice ; il semblait que le ciel lui-même regardât d’un œil triste cette grande et magnifique basilique, jadis témoin de tant de pompes, entourée de tant de vénération, dotée de tant de trésors, maintenant veuve dépouillée et sombre du catholicisme qui l’a édifiée.

Je n’assiste jamais sans un profond sentiment de regret à la transformation d’une église gothique en temple protestant ; je souffre de voir dévaster, fut-ce au nom de l’Évangile, une de ces vieilles basiliques si pleines de grandeur et de poésie. Mon sentiment d’artiste se trouve ici en jeu, et non ma foi religieuse ; vous ne devez donc pas voir dans mes paroles une attaque au protestantisme ; car je suis de ceux qui croient que toute conviction mérite le respect, et que toute religion y a droit.

En quittant la cathédrale, je rentrai vite dans la boîte à compartiments décorée du nom d’hôtel, où je logeais, afin de m’habiller pour dîner chez M. Riss, gouverneur de la ville. À quatre heures (heure indiquée), j’arrivai au palais du gouverneur, un peu mouillée, car il est impossible à Drontheim de se procurer une voiture ; un traîneau, à la bonne heure.

Le palais du gouverneur, comme on dit, est une immense construction en bois, n’ayant d’un palais que le nom et les dimensions ; il est situé dans la Monkgade (rue des Moines), la plus belle rue de Drontheim. Comme la Canebière de Marseille, la Monkgade a pour perspective un large golfe tout couvert de navires.

Je trouvai chez M. le gouverneur un accueil gracieux et empressé, une cordialité affable qui me replaça tout à coup sous les latitudes les plus élégantes.

Madame Riss parle un peu français, et son intelligence supplée parfaitement à sa science. Plusieurs jeunes femmes de sa société parlaient anglais, et une conversation assez suivie put s’établir entre nous. Au premier abord, ces dames m’examinaient d’un air curieux dont je ne comprenais pas le motif ; il me fut expliqué quand l’une d’elles m’apprit qu’avant moi aucune Parisienne n’était venue à Drontheim ; j’étais plus qu’une rareté ; j’étais une nouveauté.

À quatre heures et demie, on apporta sur des plateaux des liqueurs, des épices et quelques salaisons ; chaque convive fit honneur à ce prologue de repas, puis on passa dans la salle à manger, où était dressée une table de quarante couverts. Le service se fit à la russe, c’est-à-dire sans qu’aucun plat fût posé sur la table chargée de fleurs artificielles, de cristaux et d’argenterie. De grandes corbeilles d’argent pleines d’oranges, occupant les deux bouts de la table, constituaient une véritable magnificence gastronomique, les ananas étant beaucoup plus communs à Paris que les oranges à Drontheim. Au moment où je prenais place près de lui, M. Riss m’offrit un gros bouquet de muguet blanc, et je fus très sensible à cette aimable attention de mon hôte ; mon voisin de droite me demanda alors si je ne trouvais pas bien étonnant de voir un si gros bouquet de cette petite fleur, si difficile à faire pousser en serre. J’admirai, à son exemple, me gardant de lui dire que cette fleur si précieuse à Drontheim se foule aux pieds dans les bois de France, et nous paraît si commune au printemps, que nous oublions trop combien elle est charmante.

Je me méfiais des cuisiniers de la métropole du Nord ; pourtant je n’osai refuser dès le début, et en si bonne compagnie. Je me laissai servir du potage. Je vis dans mon assiette une quantité de petites boules nageant dans un jus violet ; il s’exhalait de là une odeur spiritueuse de fâcheux présage, j’essayai de m’attaquer d’abord à une grosse boule jaune qui me parut un innocent jaune d’œuf dur… Je crus manger du feu. Le traître avait été abondamment poudré de piment. J’eus la lâche idée de tout laisser ; mais les regards étaient fixés sur moi ; je fis une invocation à l’hospitalité, et, rassemblant tout mon courage, je continuai d’avaler cette infernale soupe. Au milieu du conflit de goûts, de saveurs et d’arômes qui ahurissaient complètement mon palais, je distinguai, dans cette mêlée bizarre, du sucre, du jus de gibier, du piment, du vin, des œufs et toutes les épices connues ; l’addition d’un peu de poudre à canon ne me paraîtrait pas invraisemblable. Il faudrait vous faire un menu tout entier pour vous décrire la quantité de mets inusités chez nous que je vis ensuite servir ; je noterai seulement une sauce de gibier au girofle et au rhum dont je me repentis d’avoir essayé. Au milieu de ces étrangetés, on nous présenta quantité de choses excellentes, d’énormes poissons et des pièces rôties superbes, très-dignes de la table d’un gouverneur presque vice-roi.

Je remarquai avec regret l’absence des carafes et des verres à boire de l’eau ; je déplorai également la parcimonie avec laquelle était servi le pain blanc : chaque convive en avait un petit morceau gros comme la moitié d’un œuf, et aucun n’eut la fantaisie d’en redemander. Vers le milieu du dîner, on commença à porter des toasts ; je reçus un nombre de politesses dont ma vanité s’accommodait mieux que mon cerveau ; je dus porter mon verre à mes lèvres une quarantaine de fois, et cela eût pu même avoir des inconvénients pour ma raison, si l’eau-de-vie des gaards ne m’avait heureusement aguerrie contre les spiritueux. À sept heures on sortit de table pour revenir dans le salon, et, avant de s’asseoir, chacun des invités alla donner une poignée de main à tous les autres, en l’accompagnant, suivant son sexe, d’une révérence ou d’un salut. Après, le bal commença, et lorsque je me retirai, vers dix heures et demie, je laissai toute la réunion valsant au grand jour, ce qui donnait à cette fête une physionomie tout à fait particulière.

Drontheim a son monument historique ; c’est la forteresse de Monkholm, autrefois prison d’État, aujourd’hui citadelle-arsenal. Monkholm est bâti sur une île de rochers située à une demi-lieue de la ville ; primitivement c’était un couvent, comme son nom l’indique (monk, moine, et holm, rocher). À Monkholm fut renfermé pendant sa longue captivité le Danois Schumacker, comte de Griffenfeld, rédacteur de la célèbre loi royale de 1660, qui changea la monarchie élective du Danemark en monarchie héréditaire. L’ordonnance commence par ces mots :

« Frédéric III, par la grâce de Dieu, roi de Danemark et de Norwége, des Vandales et des Goths, duc de Slesvig, de Holstein, de Stormaric, de Dytmarse, comte d’Oldenbourg et de Delmenhorst : savoir faisons, etc., etc. » Ces titres pompe ne précédaient que l’œuvre d’un ambitieux parvenu. En inspirant cette loi au faible Frédéric, Schumacker servait à la fois sa haine et ses projets d’élévation : il enlevait à une aristocratie hautaine le précieux privilège d’élire ses souverains, et se vengeait en même temps des dédains adressés par elle au fils du cabaretier d’un faubourg de Copenhague.

Le souvenir de sa basse origine, ou peut-être un écho de ce sentiment de justice si difficile à étouffer dans le cœur de l’homme, lui fit introduire dans cette loi un article qui la rend respectable aux yeux de la postérité. L’article 21 enlève aux grands du royaume le droit de vie et de mort sur leurs serfs.

La puissance de Schumacker s’accrut encore sous le règne de Christian V ; il ne porta plus que le nom de comte de Griffenfeld, et ses fonctions de grand chancelier devinrent les premières du royaume. Dès lors son ambition n’eut plus de bornes ; arbitre de la paix et de la guerre, il voulut profiter, comme le roi lui-même, des avantages remportés par les troupes danoises en Poméranie. Le traité qui soumettait à Christian V la ville de Wisman donnait en fief à Schumacker l’île de Wolin ; en même temps il faisait demander la main d’une princesse d’Augustembourg et était sur le point de l’obtenir. Il était monté si haut que le roi s’aperçut de cette presque égalité entre lui et un sujet, et l’orgueil royal réveillé décida la perte du favori. Sur un ordre de Christian, Schumacker, arrêté, accusé du crime de lèse-majesté, est condamné à perdre la tête.

Le 5 juin 1676, la multitude de Copenhague voit avec stupeur dresser l’échafaud du comte de Griffenfeld, et marcher au supplice cet homme devant qui elle avait tremblé si souvent. Schumacker ne faiblit pas un instant ; il reste fier et ferme, même devant le billot, et y pose la tête sans pâlir. À ce moment un aide de camp du roi fend la foule, élève en l’air un pli cacheté du sceau royal et s’écrie : Grâce à Schumacker !

La peine capitale était commuée en une prison perpétuelle ; le faible Christian V n’avait pas voulu. imiter jusqu’au bout le faible Louis XIII, et peut-être la tête sanglante de Cinq-Mars avait-elle préservé la tête de Schumacker.

Enfermé dans la sombre forteresse de Monkholm, Schumacker, qui avait sondé l’abîme des vanités de ce monde, ne tourna plus son esprit que vers les choses éternelles. On le vit pendant de longues années se promener silencieusement dans le petit jardin de Monkholm, et là, les yeux fixés sur la vaste mer, sur les cieux infinis, il traduisait les psaumes de David en vers danois. Cette parole du roi-prophète : La voix de l’Éternel brise les cèdres mêmes, l’homme puissant n’échappe point par sa grande force, semblait d’autant plus vraie, commentée par ce grand ambitieux ; et cette autre : Bienheureux est l’homme à qui Dieu n’impute pas son iniquité, béni est celui dont la transgression est pardonnée, devait s’imprégner d’une nouvelle douceur pour ce prisonnier qui avait si noblement remplacé l’orgueil du puissant par la résignation du croyant.

Schumacker mourut à Drontheim, après avoir supporté vingt-trois années d’une captivité rigoureuse.

Aujourd’hui Monkholm a beaucoup perdu de sa physionomie monumentale ; la grosse tour de la forteresse se tient seule debout ; ses épaisses murailles sont encore intactes, mais les escaliers ont croulé, les planchers ont fléchi sous l’effort du temps, et l’étroite fenêtre de la chambre de Griffenfeld n’est plus accessible qu’aux oiseaux du ciel.

Tous les autres corps de logis de la forteresse ont été convertis en casemates et abritent les paisibles boulets de la Norwége. Un phare utile aux matelots a été construit à l’endroit où était le banc favori de l’illustre prisonnier.

De la plate-forme de ce phare, on découvre un horizon magnifique : à gauche, la grande mer déroule ses larges plaines, et adoucit ses teintes azurées jusqu’à ce qu’elles se confondent avec le ciel, tandis qu’à droite les pilotis des maisons de Drontheim, peints de couleurs vives, lui font une ceinture à raies bariolées ; derrière le port, les petits toits écrasés de la ville s’échelonnent sur des pentes pittoresques, dominés et protégés par la haute cathédrale et par le large vaisseau de la forteresse de Christianstern ; au loin les crêtes aiguës des montagnes du Dovre déchirent çà et là leur rideau de nuages et forment comme les créneaux de l’immense muraille de rochers qui entoure le vallon où est Drontheim.

J’aurais volontiers passé plusieurs heures devant ce vaste tableau ; mais on me pressa beaucoup de retourner à la ville, afin de ne pas manquer une représentation théâtrale extraordinaire qui avait lieu le soir même. Après avoir dîné chez le consul de Danemark, où je retrouvai un grand nombre de mes aimables convives de la veille, je me laissai conduire au théâtre. Je n’y restai pas une demi-heure. Qu’il vous suffise de savoir que je me trouvai dans un lieu grand comme un théâtre de la banlieue, obscur comme une cave, où des danseurs de corde, inférieurs à ceux de la foire, déployaient leurs talents. Voilà où en est l’art dramatique dans la capitale du Drontheimus, dans la noble et antique Nidards[1], dans cette ville reine de la Scandinavie, seule digne encore aujourd’hui de couronner les souverains de la Norwége.

La veille du jour où je devais quitter Drontheim et m’embarquer pour Hammerfest, on me conseilla de faire une excursion aux cascades de Leerfoss, situées à quelques lieues de la ville. Je partis donc de grand matin, malgré une petite pluie fine et froide d’assez mauvais augure. Autour de Drontheim, les routes sont faites d’après le système russe, avec des troncs de sapins posés à côté les uns des autres et formant un plancher grossier et inégal ; comme les arbres ne sont même pas équarris, on est secoué de la plus rude manière ; lorsqu’on rencontre des endroits où les arbres sont pourris, on a alors à traverser de véritables fondrières, et le fatigant se transforme en dangereux. Lorsqu’on arrive à Leerfoss, la vue de la cascade paye bien des cahots du trajet. Représentez-vous une rivière entière tombant en une seule nappe de plus de quatre-vingts pieds de haut, et venant se briser au milieu de rochers de basalte noir, contre lesquels elle bouillonne avec une rage magnifique. Les impassibles rochers lui présentent leurs dos arrondis, rendus par l’eau luisants et moirés, et semblent de gros poissons endormis sur le sable ; sous cette forme paisible, ils offrent à la cascade une résistance qui l’oblige à diviser ses eaux en plusieurs petits torrents dont la course se continue agitée et bruyante pendant quelques centaines de pas ; puis tout se calme, la rivière a retrouvé un nouveau lit et reprend ses allures tranquilles.

Au bord de l’eau, au-dessous même de la chute, on a établi une fonderie de cuivre ; la cascade fait marcher les grandes roues des machines ; l’homme a utilisé sa violence, il profite de sa furie. J’ai visité cette fonderie ; j’y ai vu en mouvement toutes ces effroyables choses qu’on nomme des mécaniques, véritables bêtes de la création de l’homme ; puissantes, redoutables, autant que les plus terribles monstres. Ce qu’il s’agitait là de scies, de roues, d’engrenages, de marteaux, je ne saurais le dire ; j’ai seulement été effrayée par une effroyable machine dont la tête, munie d’un tranchant, coupait avec un mouvement doux et régulier des barres de cuivre plus grosses que des troncs d’arbres. Au milieu de tout cela s’agitait un peuple d’hommes noirs et demi-nus, qui, éclairés par les flamboiements rougeâtres des fournaises, avaient bien l’air des démons de cet enfer. Les coups redoublés des marteaux, les grincements des scies, les plaintes des roues, les pétillements des brasiers, les bouillonnements du métal en tout cela formait un inexplicable fracas sans cesse dominé par le bruit assourdissant de la cascade. Cette voix continue et formidable qui mugissait au
Cascade de Leerfoss.
dehors, c’était la protestation constante de la création éternelle de Dieu contre la création éphémère de l’homme !

À la fonderie, on me conseilla de rejoindre l’autre chute d’eau par un sentier tracé au bord de la rivière. La pluie avait cessé ; le sentier s’ouvrait devant moi tout couvert d’herbe touffue étoilée de pâquerettes et de boutons d’or ; une broussaille bien verte jetait ses branches capricieuses autour du tronc lisse de quelques bouleaux ; à vrai dire, c’était un charmant sentier ; mais le ciel était bien noir. La prudence me disait : « Monte en voiture, » ma fantaisie me disait : « Prends le sentier. » Je pris le sentier.

Au bout de dix minutes, la pluie recommença ; au bout de vingt, elle tomba à torrents et entraîna par sa violence le talus où s’appuyait le sentier du côté de la rivière ; ma promenade se changea alors en une fatigue intolérable, et devint presque un supplice. Le sentier défoncé et glissant se fit impraticable ; je tombai dans une boue d’où je ne pouvais parvenir à m’arracher ; mes vêtements mouillés vinrent ajouter à mes peines ; ma robe, une vieille robe de velours que j’avais mise à cause du froid, se gorgea tellement d’eau que je ne pus plus la porter et qu’elle me priva de remuer les jambes ; j’arrivai à me traîner comme une limace. Afin de ne pas glisser dans la rivière, je m’accrochais aux plantes et aux branchages ; mais tant d’efforts épuisèrent mes forces ; cette pluie persistante me glaça, et il vint un moment où, renonçant à sortir de ce sentier interminable et maudit, je m’assis dans la boue en pleurant de rage. Heureusement mon cocher avait eu l’esprit de venir au-devant de moi par la grand’route avec du monde de la fonderie ; il me découvrit dans ma détresse ; on m’enveloppa d’un manteau ; je pris le bras d’un robuste paysan muni d’un long bâton ferré, et, après deux ou trois chutes moins dangereuses que les précédentes, je pus regagner la voiture. Inutile d’ajouter que je ne songeai pas à aller admirer l’autre cascade de Leerfoss, et que je donnai l’ordre de me ramener au plus vite à Drontheim. J’arrivai à l’hôtel à dix heures du soir, à moitié morte de fatigue et de froid. Les misères de cette journée ne se terminèrent pas là : je devais m’embarquer le lendemain pour Hammerfest ; en mon absence, mes caisses avaient été transportées à bord ; je n’avais plus rien à ma disposition pour me changer, pas de robe, pas de chaussure, rien absolument. Je dus, après m’être débarrassée, à force d’ablutions, de la couche de terre glaise qui faisait de moi une sorte de statue, me draper dans un drap de lit, me chausser de serviettes et passer la nuit à blanchir et à sécher mes vêtements. Je dois être entièrement inaccessible aux pleurésies, puisque je n’en ai pas gagné une cette fois-là.

Adieu, je repars encore ; vous n’aurez plus maintenant de mes nouvelles que datées du cap Nord.



  1. Ancien nom de Drontheim.