Voyage d’une femme au Spitzberg (quatrième édition)/04

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Hachette et Cie. Bibliothèque rose illustrée (p. 105-136).


LETTRE IV

HAMMERFEST


Me voici enfin à Hammerfest, cher frère, après bien des peines, bien des accidents, et surtout un nombre trop grand de nuits passées sans sommeil, dont les traces de fatigue se lisent sur mon visage ; mais qui connaît mon visage ?… Le lendemain de mon arrivée on m’a remis une lettre de vous : elle me cherchait depuis Christiania, et m’avait accompagnée sur le bateau à vapeur ; quoique affranchie par vous jusqu’à Paris, elle m’a coûté vingt et un francs de port ! Pour le courrier habituel, ce tarif pourrait sembler gênant ; mais dans ma situation je n’ai pas trouvé que ce fût payer trop cher de vos nouvelles à tous.

Hammerfest ! ces dix lettres ne vous font pas un effet bien extraordinaire, n’est-ce pas ? C’est un nom quelconque, un nom de dix lettres comme Châteaudun ou Carpentras ! Hammerfest ! c’est pourtant la ville unique dans son genre, la ville exceptionnelle entre toutes ; c’est la ville la plus septentrionale qui existe ; c’est le dernier groupe d’habitations de l’Europe.

Je suis à Hammerfest depuis quinze jours, et tout à l’heure je vous dirai en détail quelle vie j’ai menée dans cet étrange coin du monde ; mais auparavant, je veux vous raconter comment on y arrive.

Il y a encore peu d’années, on mettait un mois à faire le trajet entre Drontheim et Hammerfest ; maintenant, grâce au bateau à vapeur dont le roi Bernadotte a doté le Finmark, on le fait en huit jours. Pour bien comprendre combien il est étonnant qu’un pareil voyage se fasse aussi rapidement, il faut jeter un coup d’œil sur la carte de Norwége et regarder cette longue côte qui borne la Norwége de Drontheim au cap Nord ; on voit la carte couverte de petites taches et de petits points noirs de différentes grosseurs. Ces petites taches de toutes formes sont d’innombrables îles, et les petits points noirs sont des milliers de rochers. En regardant une carte marine, où tous les écueils, même ceux cachés sous l’eau, sont indiqués, on a peine à imaginer comment l’homme a pu parvenir à faire naviguer de gros navires dans des parages si dangereux.

C’était une téméraire entreprise autrefois d’aller de Drontheim à Hammerfest ; le voyage se faisait dans des barques de pêcheurs à peine pontées, on était exposé au froid, à la pluie glaciale, aux brouillards épais et malsains ; on avançait lentement et péniblement, luttant sans cesse contre des courants perfides et des coups de vents violents ; chaque soir il fallait aborder et se contenter du pauvre refuge de quelque saleur de morue pour passer la nuit. Maintenant, tout est bien changé : si on n’est pas trop accessible au mal de mer, on peut s’embarquer sans crainte ; le bateau à vapeur est solide, le capitaine instruit, le pilote habile ; on trouve à bord une nourriture convenable et des aménagements commodes.

La rade de Drontheim nous fit de très-méchants adieux ; nous la quittâmes par un froid vif et une bise très-piquante ; la mer déferlait violemment contre les récifs tout autour de nous, et posait un panache d’écume blanche sur leurs têtes de pierre.

Au bout de quelques heures de navigation, la brume devint épaisse au point de nous empêcher de manœuvrer ; nous étions dans une atmosphère de ouate grise : c’était à ne pouvoir respirer ; on jeta l’ancre, et nous restâmes pendant six heures dans une petite baie, rudement secoués, quoique au mouillage.

À l’aube, quelques rayons d’un jour terne filtrèrent à travers le brouillard, et je pus regarder la côte près de laquelle nous avions trouvé un abri. Je vis quatre chétives cabanes de bois, peintes en rouge sang de bœuf, couvertes en gazon, entourées de hangars où séchaient quelques poissons. Immédiatement derrière les maisons s’élevait un grand rocher gris, marbré çà et là de quelques plaques de neige salies par un commencement de dégel ; ces pauvres masures étaient resserrées entre la mer toujours furieuse et les mamelons toujours arides, comme entre deux obstacles infranchissables qui les isolaient du reste du monde.

« Quelle horrible situation ! dis-je au capitaine du bateau, qui parlait très-bien anglais et avec lequel j’avais lié conversation ; comment des hommes peuvent-ils vivre dans un pareil lieu ?

— Non-seulement ils y vivent, me répondit-il, mais ils refusent de le quitter ; ces pauvres pêcheurs du Finmark sont très-attachés à leur pays. Il y a quelques années, de riches marchands de Copenhague me chargèrent de proposer à quelques familles de nos paysans côtiers de venir s’établir en Danemark pour exercer leur industrie de saleurs de poisson ; je fis en vain valoir auprès d’eux les avantages pécuniaires qu’on leur offrait et les charmes d’un climat bien doux comparé à celui d’ici ; tous refusèrent de quitter ces horribles coins de terre stérile qu’ils appellent leur patrie. »

En écoutant le capitaine, je me demandais quel sentiment profond et inexplicable attache l’homme au lieu où il est né. Existe-t-il une sorte de sympathie mystérieuse entre son cœur et les premiers objets qui ont frappé sa vue ? D’où vient que les plus grossiers préfèrent leurs souvenirs à leur bien être ? Ô toute-puissance de l’âme, n’est-ce point là une de tes manifestations les plus touchantes ?…

Je ne vous dirai pas les noms de tous les petits havres où nous abordions chaque jour : ils sont inconnus et inutiles à connaitre ; je ne vous ferai pas de description sur chacun, car en dépeindre un c’est les décrire tous. Notre premier mouillage vous donne une idée complète de tous les autres ; la seule différence des aspects était celle-ci : parfois les maisons étaient grises au lieu d’être rouges, et puis leur nombre variait de trois à dix ; du reste, pour horizon, toujours les mêmes rochers, et pour premiers plans, toujours les mêmes récifs. On ne saurait rien imaginer de plus tristement monotone. Le troisième jour de notre navigation, je fus tout heureuse d’apercevoir un changement à notre invariable décoration : nous passâmes devant une montagne qu’un jeu de la nature avait percée de part en part ; la longue galerie de cette espèce de tunnel est le refuge et le palais des oiseaux de mer, les seuls oiseaux qu’on voie dans ces parages ; les grandes mouettes blanches, si élégantes, les goëlands de toutes grosseurs, ces oiseaux à gros bec, à plumage gris et rouge, nommés vulgairement perroquets de mer, étaient là par bandes innombrables ; mais je vis surtout une prodigieuse quantité d’éders. L’éder est cette espèce de canard agile qui produit l’édredon. On ne tue pas l’oiseau pour se procurer son précieux duvet, lui-même l’arrache de dessous ses ailes pour en garnir son nid ; à l’époque de la ponte, on cherche les nids toujours cachés dans les creux des rochers au bord de la mer, et on en dérobe le duvet ; la courageuse bête se dépouille alors de nouveau afin de regarnir le nid où ses petits doivent éclore.

Près de la montagne percée, le bateau à vapeur fut accosté par une barque où gesticulait un petit homme fort impatient d’arriver à bord ; ce petit homme, bien vêtu de drap vert, ayant du beau linge blanc, et, contre la coutume norwégienne, les cheveux soigneusement arrangés, me fit l’effet d’un touriste assez élégant ; il était environné de plusieurs corbeilles fermées qu’on embarqua avec lui. À peine sur le pont, il ouvrit ses corbeilles ; elles étaient pleines de couteaux de différentes dimensions, cet élégant était un coutelier, dont le bateau à vapeur amenait la clientèle.

Ce coutelier a du reste une réputation dans tout le Finmark, et de très-loin on donne commission de lui faire des achats, ses produits sont excellents et, ce qui ne gâte rien, charmants. C’est une sorte de coutelier artiste et primitif à la fois ; il sculpte et incruste les manches de ses couteaux et de ses poignards avec un gout infini, et il en fabrique les lames d’après l’ancienne méthode des armes scandinaves en cuivre, avec un simple bord en acier pour le tranchant.

Ce petit homme avait l’air vif, intelligent, curieux et éminemment sociable. Après l’avoir mis en belle humeur en lui achetant une raisonnable quantité de couteaux, je m’amusai à le faire causer. En peu de mots il me dit sa vie.

Il vivait seul avec sa femme et ses enfants sur une presqu’île voisine de la montagne percée ; l’hiver, il faisait des couteaux en famille, les travaux de la forge étant, comme il le faisait judicieusement remarquer, les plus égayants qu’on pût choisir dans un pays où le froid dure neuf mois ; l’été, il pêchait et jouissait du jour ; puis il avait pour grandes fêtes les passages du bateau à vapeur. Ces jours-là, il tirait de l’armoire son habit de noce en drap vert et le beau linge fin tissé par sa femme, et, remplissant ses corbeilles de ses meilleurs couteaux, il venait à bord. Pour lui le bateau était un spectacle splendide, un lieu plein d’enchantements. Voir ce grand et étonnant navire qui marchait sans voiles, sans rameurs, vendre quantité de couteaux, boire du vin, causer avec beaucoup de monde, cela lui faisait éprouver toutes les jouissances à la fois ; c’était sa foire, ses étrennes, son carnaval tout ensemble, tous les plaisirs, toutes les gaietés d’une année concentrés sur quelques heures. Vers le soir, il redescendait dans sa barque, la poche lourde d’argent, la tête lourde de vin, et s’en retournait à sa maison isolée. Il remettait l’habit vert dans l’armoire en songeant déjà au jour où il l’en retirerait. Combien de gens sont à Paris qui ont tous les jours du vin, du soleil et du monde, et qui s’ennuient ! Le bonheur n’est qu’une comparaison.

Après avoir dépassé la montagne percée, nous nous trouvâmes dans un bras de mer assez étroit pour avoir l’air d’une rivière. Parfois les murailles de granit de la côte se rapprochaient de manière à ne laisser au bateau que la place nécessaire pour passer. Notre manœuvre en ces moments-là me rappelait certains jeux de voltige du cirque, où l’on voit les écuyers sauter dans d’étroits cerceaux ou entre des piquets rapprochés.

Le bateau était lancé à toute vapeur entre deux piliers de granit ; une déviation d’un mètre nous eût écrasés comme une mouche sur ces terribles écueils ; mais chaque fois nous passions au milieu d’eux avec tant de grâce et d’agilité que, après avoir légèrement tremblé, je l’avoue, j’avais fini par prendre un certain plaisir à assister à cette victoire de l’adresse sur le danger. J’aurais dû dès l’abord être parfaitement tranquille, car rien n’égale la précision et l’habileté des pilotes du Finmark. De temps en temps la muraille naturelle s’interrompait à notre gauche, et alors la pleine mer faisait irruption autour de nous avec un triomphe et une fureur magnifiques à voir.

Après avoir doublé je ne sais combien de caps, longé d’innombrables bancs de rochers, évité des milliers de récifs, le 19 juin, à quatre heures du soir, nous passâmes le cercle polaire arctique par 66 degrés de latitude nord, comme vous savez. Dans les environs du cercle polaire, les montagnes de la côte deviennent plus hautes et plus escarpées ; la neige qui, près de Drontheim, apparaît par taches, envahit peu à peu toutes les pentes ; la végétation s’amoindrit ; à de rares intervalles, quelques bouleaux maigres et privés de feuilles montrent leurs têtes ébouriffées comme d’énormes perruques à la Louis XIV ; le lichen seul accroche ses racines ténues dans les crevasses des rochers rongés par la neige.

Comme contraste à ce morne paysage, le bateau présentait l’aspect le plus animé. On s’arrêtait fréquemment dans de petites anses pour prendre ou laisser des passagers. Ceux-ci arrivaient toujours dans les meilleures dispositions, de façon que notre pont était sans cesse encombré d’une foule remuante et joyeuse. Le bateau à vapeur joue en Finmark le rôle d’omnibus ; lui seul favorise les communications entre les groupes d’habitations ordinairement séparées par dix ou douze lieues d’une côte dangereuse. Les montagnes de l’intérieur sont infranchissables. Le bateau à vapeur est le lien précieux qui rapproche les habitants du Nordland les uns des autres. On voit arriver chaque année avec bonheur ce symbole de toutes les joies : le bateau, c’est la vie qui revient, c’est l’été et ses rayons bienfaisants, ce sont les amis, les provenances du sud, et les modes, et les nouvelles, et les romans, et parfois même les étrangers, chose rare pourtant.

Aussi, comme on fête le bateau, comme on le
Détroit dans un fiord.
salue, comme on l’acclame, comme chaque petit port hisse vite son drapeau neuf quand il paraît, comme toute femme vide ses tiroirs pour lui rendre visite !… Pour une Norwégienne d’une position aisée, le bateau représente encore plus que tout cela : il permet le luxe suprême, si longtemps impossible, d’un voyage d’agrément. Toutes les élégantes du Nordland réservent leur toilette pour cette époque, et Dieu sait ce qu’on peut économiser ou fabriquer de belles choses en une année ! On en économise tant qu’on en a trop, et, comme on n’a qu’un jour pour faire voir le soleil à tout cela, ma foi, tant pis, on met tout à la fois ! Je ne voyais autour de moi que robes de soie des nuances les plus gaies, chapeaux roses, écharpes bariolées, cachemires précieux, plumes, blondes, rubans, fleurs, dentelles, marabouts ; et de l’or ! de l’or à profusion : au cou, aux oreilles, à la ceinture, aux doigts, dans les cheveux ! Chaque femme était un mélange de porte-manteau et d’écrin, un trousseau compliqué d’une corbeille. C’était fort original d’ensemble, et cela avait sa couleur locale à soi ; inutile d’ajouter que tous ces costumes avaient la louable prétention d’imiter nos modes. On copie les modes françaises sous toutes les latitudes. Ce qu’on rencontre d’abord dans les coins les plus reculés du globe, c’est une femme habillée à la mode de Paris. Si le coup d’œil de l’artiste est médiocrement satisfait au point de vue pittoresque, l’amour-propre national du touriste a quelque motif d’être flatté. En effet, la suprématie de la France apparaît bien complétement en voyage : nos vêtements, nos livres, nos journaux, nos pièces de théâtre se retrouvent partout ; nous nous soumettons les autres nations par l’intérieur et par l’extérieur, par le costume et par les idées ; nous leur donnons nos modes et nos livres, double et pacifique conquête faisant chaque année un pas à la plus grande gloire de la civilisation !

Le 20 juin, de grand matin, j’aperçus devant nous un groupe de hautes montagnes ; par un hasard assez fréquent dans la mer du Nord, nous étions alors dans une zone d’épais brouillard, tandis que ces montagnes étaient entourées d’une pure atmosphère ; à travers notre voile de brume, je distinguais mal leur base ; mais leurs cimes de neige, éclairées par un pâle rayon de soleil, formaient une gigantesque scie blanche entamant la voûte bleue du ciel. Au bout d’une demi-heure, nous étions assez près de ces montagnes, et je savais leur nom : c’étaient les îles Loffoden ; leur aspect me parut misérable et affreux. Figurez-vous une plage étroite, demi-circulaire, dont le sol est formé d’une immense alluvion de galets noirs et gris, sans cesse remués par les flots avec un bruit uniforme et étourdissant : c’est le port. Sur tous les points de cette plage s’élèvent de grands échafaudages de bois pareils à des potences, où pendent de grands lambeaux de chair livides, tordus, hideux. Les potences sont des séchoirs, et les pendus des morues. Au milieu de tout cela, il y a quelques masures, dont le bois est devenu presque noir sous l’influence du froid et de l’humidité. L’œil, pour se consoler, ne peut même pas errer autour de la plage et se reposer sur l’étendue ; il rencontre immédiatement le flanc aride et sombre des grandes montagnes de granit. Ajoutez que tous les plans de ce lugubre tableau sont noirs, gris ou blancs ; on n’est pas habitué à cette absence de couleur dans les œuvres de Dieu, et on éprouve une impression étrange ; ce n’est pas un paysage, c’est un immense dessin à la manière noire, ébauché par l’ange de la désolation.

Les îles Loffoden sont vraisemblablement un amas de rochers apportés pêle-mêle par l’Océan dans quelque bouleversement diluvien ; dans tout le groupe d’îles, on ne trouverait pas assez de terre pour faire pousser un boisseau d’orge ; mais en compensation, si tant est que des poissons compensent des épis, Dieu y envoie toute espèce de poissons, des morues surtout. Les morues apparaissent dans ces parages nombreuses et excellentes ; les pêcheurs de Christiania et même de Bergen viennent aux Loffoden pendant toute la saison de pêche. C’est une dure vie que celle de ces pêcheurs. Ils font d’abord deux ou trois cents lieues avec de mauvais bateaux sur une mer des plus perfides ; arrivés aux Loffoden, ils habitent de misérables huttes, où ils sont à peine garantis des intempéries ; ils ont une nourriture malsaine qui souvent leur donne le scorbut ; enfin, pendant leur séjour, ils exposent sans cesse leur vie dans les travaux de la pêche. Au bout de tant de périls et de peines, il y a un bénéfice qui ne dépasse jamais trois ou quatre cents francs ! Et cependant ces hommes ne se trouvent pas malheureux ; ils ne sont pas tristes, bien mieux, ils préfèrent cette rude existence à tout autre métier ; le fils du pêcheur est toujours pêcheur ; il aime sa vie sans cesse disputée à la mer, et dédaigne le sort plus doux et plus monotone du paysan, qui cultive son champ étroit et s’endort sur un plancher solide. Le pêcheur, c’est l’amant du danger, cette poésie des hommes primitifs.

Comme nous quittions les Loffoden, le temps devint affreux ; un coup de vent débouqua violemment de derrière les îles et nous jeta sur le côté, en même temps que de gros nuages noirs nous couvraient d’une averse glaciale. La cabine du bateau, très-encombrée de monde, était devenue inhabitable ; les sifflements du vent, les gémissements de la machine luttant péniblement contre les grosses vagues, les bruits aigus de tous les verres et de toutes les assiettes qui s’entre-choquaient, les coups sourds des ballots mal amarrés tombant les uns sur les autres, grincements des tables, des lits, des bancs, les cris inarticulés des femmes effrayées, les grognements des malades, tout cela faisait le plus inexprimable tapage qu’on puisse rêver, l’orchestre d’un charivari tout composé de plaintes, comme il doit y en avoir en enfer. Dans les chambres, dans les escaliers, l’encombrement était nauséabond et affreux : c’était à ne savoir où se réfugier. Je trouvai la pluie encore préférable à la contagion du mal de mer, et je me confinai sur le pont, près de la coupée, d’où je regardai philosophiquement la mer jouer avec notre coquille de noix. J’eus dans mon coin une compagnie à laquelle j’étais loin de m’attendre, et qui d’abord me surprit beaucoup : ce fut celle de deux belles baleines. Je vis s’élever au-dessus de l’eau, tout près moi, une espèce petit monticule noirâtre, d’où sortaient deux minces jets d’eau ; un peu plus loin, j’en aperçus un second de même forme : c’étaient les têtes de ces bêtes monstrueuses, dont les squelettes du Jardin des Plantes ne nous donnent guère l’idée ; quoique prévenue, je fus épouvantée, tant il me semblait facile à ces énormes masses de renverser notre navire, si elles le voulaient. Elles n’eurent pas d’intention si méchante, et je suppose que la simple curiosité les attirait près de nous ; elles voulaient sans doute examiner de près ce poisson à roues d’une espèce inconnue. Par moments elles s’approchaient de nous tout à fait, et je pouvais parfaitement les distinguer, malgré l’écume de notre sillage et les tourbillons d’eau qu’elles lançaient en l’air. Ce qui me frappa alors, ce fut l’insupportable odeur de leur souffle, une odeur putride, cadavéreuse et suffocante. Quelqu’un du bord me dit que cette odeur est causée par un grand nombre de parasites hideux, dont ces pauvres monstres sont dévorés tout vifs ; ces parasites s’attachent à eux et leur font, particulièrement dans la bouche, des plaies profondes où se met la putréfaction.

L’explication me parait plausible ; je ne saurais dire si elle est exacte.

Des baleines, mon intérêt passa à ce qui pouvait au monde former avec elles le contraste le plus complet ; je m’occupai d’un bouquet ; voici comment : il y avait parmi les passagers un grand jeune homme pâle, blond, mince, silencieux, contre l’habitude norwégienne, et que je voyais plusieurs fois par jour s’enfermer dans sa cabine avec une carafe d’eau ; ses inexplicables et fréquents tête-à-tête avec une carafe m’avaient donné les plus coupables pensées : j’avais supposé, et je m’en accuse, que la carafe pouvait bien contenir autre chose que de l’eau. Un jour, par la porte entr’ouverte j’eus le mot de mon énigme : le contenu de la carafe était pour un bouquet, un petit mignon bouquet de roses et de géraniums que ce jeune homme soignait depuis Drontheim avec une sollicitude d’amant ou de savant. Le jour du coup de vent, il avait, de peur d’accident, transporté avec lui, sur le pont, son fragile trésor, et il le garantissait de la pluie avec son propre chapeau. Malgré ses précautions, une rose s’était effeuillée dans une secousse, et il en regardait tristement les pétales pâlis, tombés sur un coin de mon manteau.

« Madame, me dit-il en assez bon anglais, ayez la bonté de ne pas remuer, afin que je les ramasse. »

Il les recueillit précieusement et les mit dans une petite boîte.

« Monsieur, allez-vous encore bien loin avec ce bouquet ? lui demandai-je.

— Jusqu’à Talwig, près d’Hammerfest, et je porte ce bouquet à ma mère : il lui causera une grande joie. Figurez-vous, madame, que ma mère n’a pas vu de roses depuis dix ans ; elle n’est pas Norwégienne, elle est Anglaise ; pauvre mère ! Comme ce petit bouquet va l’émouvoir profondément, en lui rappelant son beau pays, où il fait chaud, où il y a des rosiers en pleine terre ! »

Pour un Norwégien, l’Angleterre c’est le sud.

« Mais il est bien difficile de conserver toute une semaine des fleurs coupées : n’auriez-vous pas mieux fait d’acheter à Drontheim, pour madame votre mère, un rosier vivant dans un pot ? Elle en eût joui plus longtemps. »

Le pauvre garçon rougit à ma question et ne répondit pas. Je n’avais pas réfléchi, la faisant, au prix énorme d’un rosier à Drontheim : l’acquisition en eût été au-dessus de ses moyens, et il n’osait pas l’avouer.

Faute de pouvoir observer dans les cabines les élégantes d’outre-cercle polaire, sans cesse absorbées dans le mal de mer, je m’intéressai à une jeune fille qui, comme moi, restait toujours sur le pont. C’était une jeune paysanne de dix-huit ans environ, d’apparence pauvre, mais propre ; elle avait de magnifiques cheveux blond clair, très-bouffants, qu’elle refoulait sans cesse avec une certaine grâce sauvage sous un petit béguin de soie noire. Elle s’était embarquée seule ; elle allait à Hammerfest pour y être servante chez un négociant. Dès le premier jour, la pauvre enfant souffrit horriblement du mal de mer ; la cabine des secondes places était repoussante, elle préféra rester sur le pont ; elle était là isolée, pauvre, souffrante, timide ; personne ne faisait attention à elle, hors un grand jeune homme vêtu comme un marchand aisé, qui se promenait tout le jour de long en large en fumant, et qui lui jetait de temps en temps un regard de pitié sympathique. Pendant le coup de vent des Loffoden, la petite étant extrêmement malade, le grand garçon se décida et se mit à la soigner de son mieux. Je ne pus suivre tous les développements de cette idylle maritime ; mais quelques jours après notre quasi-tempête, j’en connus le dénoûment. Je vis le couple du jeune marchand et de la petite servante s’entretenir, tendrement appuyés l’un sur l’autre et se souriant d’un air heureux, le tout à la plus grande gloire de la morale : ils étaient fiancés ; ils avaient échangé leurs anneaux d’argent ; aussitôt arrivés à Hammerfest, un prêtre devait bénir leur union. Ainsi, partis étrangers l’un à l’autre, ils arrivèrent époux, et cela en huit jours ! Il est impossible de mieux mener les choses, même dans un vaudeville. J’ai emporté la meilleure opinion de ce brave garçon pour qui une femme en proie au mal de mer avait pu être séduisante ; j’ai vu là la révélation d’un bon cœur.

En approchant de Tromsoë (prononcez Tromseu), les écueils deviennent si nombreux et si pressés qu’on pourrait les prendre pour des troupeaux de monstres marins dont on entrevoit à fleur d’eau les écailles rugueuses ; en revanche, la côte s’adoucit un peu ; ses montagnes s’abaissent, les crevasses se comblent et permettent à de petits bouquets de bouleaux d’y jeter leurs racines ; les mousses sont plus variées ; le paysage est encore triste, il n’est plus désolé.

Tromsoë est la seule ville qu’on trouve sur la côte, outre Drontheim et Hammerfest ; elle est située vers le 69° de latitude nord. Elle remonte à une assez haute antiquité ; dès le treizième siècle, son port sûr et profond était le lieu de ralliement de tous les pêcheurs de morues et de baleines. Pendant le seizième siècle, Tromsoë jouit d’une prospérité commerciale presque entièrement évanouie aujourd’hui, et qui lui a été enlevée par Hammerfest, ville plus moderne et entrepôt actuel de tout le commerce de la Norwége avec la Russie. Je me sers du mot ville, et je crains bien que cette expression ne vous donne la plus fausse idée des lieux dont je parle ; ce sont d’étranges villes que Tromsoë et Hammerfest, et fort peu dignes de ce nom. Jugez-en : Tromsoë, c’est un port entouré de hangars de bois, et une rue, une seule rue, la Canebière de l’endroit, donnant d’un côté sur la mer et terminée à l’autre bout par un glacier ; un énorme glacier vert et bleu, très-complet, très-réel, très-capable de vous engloutir sous une avalanche, si vous aviez la curiosité d’aller l’observer de trop près. Cette rue à singulière perspective est montueuse et non pavée ; dès le dégel, le sol est entièrement défoncé, plein de trous remplis d’une boue noire et épaisse ; on a jeté au milieu du chemin quelques grosses pierres et de longues planches, à l’aide desquelles on arrive à n’avoir de fange que jusqu’aux chevilles. Les deux côtés de cette avenue difficile sont bordés de maisons de bois revêtues de la couche de peinture rouge ou grise, uniforme invariable des habitations du Finmark ; la plupart des maisons sont posées sur des piliers de bois et se tiennent en l’air comme sur des tables basses ; sage précaution contre les neiges de l’hiver, mais qui produit pour des yeux français l’effet le plus bizarre. Toutes ces maisons sont habitées par des marchands : ce sont beaucoup plutôt des magasins que des boutiques ; l’art d’appeler l’acheteur par les séductions de l’étalage est entièrement inconnu aux commerçants de Tromsoë ; il serait du reste peu utile ; il n’y a pas d’inattendu possible dans un pareil lieu, et des voyageurs tels que nous ne s’y voient peut-être pas tous les vingt ans. Quant aux voyageuses, j’eus l’honneur d’en donner le premier échantillon. Les boutiques sont donc de grandes salles, où règne un inexprimable encombrement composé de poisson salé, de fourrures et de rubans, trois objets résumant les besoins du peuple du Nordland : il se nourrit du poisson, se couvre des fourrures et se pare des rubans. Ces rubans diffèrent beaucoup des nôtres : mélange d’indigence et de luxe, ils sont presque toujours en coton broché d’or ou d’argent ; ceux de soie sont très-rares et énormément chers. Tromsoë, comme toute la côte stérile de la Norwége occidentale, n’est alimenté que par les provenances étrangères ; les Russes y amènent du beurre, de la farine, des eaux-de-vie de grain ; les Danois et les Hollandais, des pommes de terre, du vin, du bœuf salé, des moutons, des poules, du jambon, etc. On y vit mal et chèrement ; le poisson et la viande de renne seuls y sont à bas prix. À propos de viande de renne, c’est à Tromsoë qu’on me servit pour la première fois de cette venaison inconnue au Café de Paris et à la Maison-d’Or. Le renne a une chaire noire et tendre rappelant un peu le foie de veau, avec un assez haut goût sauvageon qui étonne le palais ; c’est un de ces mets dont on médit d’abord et qu’on apprécie ensuite. Le reste de notre repas se composait de pommes de terre cuites à l’eau et d’un potage fait avec des grains d’orge et des cerises sèches nageant dans de l’eau rougie. Ce chaudeau fantaisiste abusait trop de notre appétit pour être accepté ; on s’en tint au solide, arrosé de vin de Porto. Le repas était servi dans une espèce de halle de planches blanchies à la chaux, dont nous eûmes la jouissance tout un jour. Le festin et ce palais coûtèrent deux species (environ onze francs) par personne ; il est vrai, que sur la porte de cette maison si durement hospitalière, on avait écrit pompeusement, ou plutôt ironiquement, ces mots : Hôtel du Nord.

Nous passâmes un jour à Tronsoë ; c’est beaucoup plus longtemps qu’il ne faut pour le savoir par cœur et avoir hâte de le quitter ; je me rembarquai donc volontiers, et le lendemain nous étions à Hammerfest.

Hammerfest est entre le 70° et le 71° de latitude nord, dans une petite île nommée Hwaloë (île de la Baleine). La ville n’est pas précisément au cap Nord, elle en est distante d’environ vingt lieues ; le cap Nord forme l’extrémité de l’île Mageroë (île Maigre), où il n’existe aucune habitation. Hammerfest, je vous l’ai dit, est la dernière ville du monde ; les maisons y sont en bois, comme dans tout le Nordland. La pierre abonde partout dans ces contrées ; mais nulle part on n’en bâtit les habitations ; la pierre ne résiste pas comme le bois aux froids rigoureux de ces latitudes ; elle se fend, se sépare, se désagrége même tout à fait à la longue ; il faut donc que les navires apportent à Hammerfest, outre toutes les denrées alimentaires, les bois de construction et le combustible. La ville, lorsqu’on arrive, ressemble assez à Tromsoë ; le port est circulaire, entouré de grands magasins qui, servant seulement d’entrepôts, sont sans fenêtres et ont d’énormes cadenas à toutes les portes : cela leur donne une grande ressemblance avec des prisons.

Le premier jour de mon arrivée, j’eus la surprise la plus complète que m’eût encore procurée mon voyage. Je m’étais établie tant bien que mal, et mon premier soin avait été de me mettre à écrire à ma mère ; ma lettre finie, me sentant fatiguée, je me préoccupai de mon installation pour la nuit. J’appelai mon domestique.

« François, quelle heure est-il ?

— Madame, il est minuit et quart.

— Comment, minuit ! il fait grand jour ; vous vous trompez, il n’est pas minuit. »

Alors François, avec la gravité d’un homme qui a la raison de son côté, alla me chercher le chronomètre, et, le plaçant devant moi :

« Madame peut voir, » dit-il.

Le chronomètre marquait minuit dix-sept minutes.

« À quelle heure se couche donc le soleil ici ? demandai-je alors à François ; vous êtes déjà venu à Hammerfest l’an dernier, vous devez le savoir.

— Mais, madame, il ne se couche pas du tout en cette saison.

— Et combien de temps cela dure-t-il ?

— Depuis la mi-juin jusqu’à la fin d’août. »

Je sortis pour voir cet étrange soleil de minuit ; le temps était bas, triste, couvert, mais on y voyait parfaitement aussi clair que dans la journée. Pendant ma traversée, j’avais oublié d’observer la longueur croissante des jours ; chaque soir j’allais me reposer durant quelques heures, et j’avais ainsi atteint, sans m’en apercevoir, cette région du globe où l’obscurité ne parait pas au ciel pendant toute une saison.

Hammerfest est la seule ville où il y ait véritablement trois mois de jour et trois mois de nuit.

Hammerfest a la forme d’un croissant ; les maisons sont groupées dans le petit espace laissé libre entre les montagnes et la mer ; ces montagnes hautes, noires, infranchissables, lui interdisent de s’étendre plus loin. Chaque année, à l’époque du dégel, des quartiers de roc se détachent des montagnes et viennent rouler au milieu des maisons ; les habitants d’Hammerfest se sont accoutumés à ce danger inévitable et ne s’en inquiètent pas ; lorsqu’ils entendent des craquements dans la neige, ils se retirent vers le port, et, quand la terrible avalanche est tombée, ils retournent vers leur logis, si toutefois le logis n’est pas écrasé. Hammerfest compte à peu près cinq cents habitants et se compose d’environ soixante maisons de bois, barbouillées d’ocre, parmi lesquelles une douzaine au plus sont habitables ; les autres sont de chétives cabanes construites par les Norwégiens pauvres, ou des huttes où s’abritent les Lapons côtiers. Les édifices sont quatre maisons à deux étages, peintes en blanc, ornées de filets verts et bleus, précisément comme les assiettes des petits restaurants. C’est là que respire l’aristocratie du pays ; aristocratie marchande, comme vous pensez bien ; car la seule rage du commerce peut engager les hommes riches à résider dans un lieu aussi affreusement misérable.

Un certain négociant d’Hammerfest, un nommé M. A., qui a eu l’art de pêcher dans l’huile de baleine une fortune d’un million, et qui a l’ineptie de ne pas aller la dépenser ailleurs, possède même un jardin ; il y a quelques jours on m’offrit de me le montrer ; j’acceptai. On me fit entrer dans un enclos de quinze mètres d’étendue, où de petits compartiments de terre noire se dessinaient sur des allées de terre noire, le tout parfaitement vierge d’une tache de verdure ; on ne pouvait distinguer les allées des plates-bandes que parce que les unes étaient battues et les autres labourées.

« C’est là le jardin dont on m’a tant parlé ? dis-je en regardant cette espèce de cour non pavée.

— Oui, madame.

— Mais il n’y a pas là une fleur, ni même un brin d’herbe.

— Oh ! sans doute, mais il y a des graines semées, et dans quelques jours elles lèveront ; si l’été est beau, on aura peut-être quelques salades ; l’année dernière on en a eu douze, et des pavots et des renoncules de quoi faire au moins trois bouquets.

— Pourquoi alors m’avez-vous amenée ici avant qu’il y eût rien à voir ?

— Comment, madame, rien à voir, et toute cette terre !

C’était la terre amassée en aussi grande quantité qu’on offrait à mon admiration.

Il faut aller à Hammerfest pour bien comprendre que les diamants et les fleurs sont au fond la même chose, sont les formes différentes de la même pensée de Dieu. Les pierres précieuses sont des espèces de fleurs rares que la terre cache dans son sein ; à Paris, où il y en a peu, où elles coûtent cher, toute femme les admire et les désire, quoiqu’elle ait des roses pour rien : à Hammerfest, où les fleurs sont plus que rares, sont presque impossibles, les femmes les adorent, et aucun diadème de pierreries n’a été mieux reçu que ne le serait dans ce coin du monde le bouquet jeté chaque soir sur un meuble par l’élégante Parisienne à son retour du bal.

Une femme d’Hammerfest possède, depuis longues années, un rosier qui ne donne pas une rose par an et reste pourtant l’objet de l’envie universelle ; une autre plaça un jour devant moi, sur sa commode, des plantes de pommes de terre ; elle espérait les voir fleurir, et sa joie était extrême.

L’unique rue de la ville est longue d’environ deux cents pas, large de dix ; elle prend le croissant du port en diagonale. Elle n’est pas pavée, on s’est contenté de poser de loin en loin sur le sol des fragments de rochers plats, sans lesquels on enfoncerait complétement dans la boue. Cette rue a pour embranchements quelques ruelles étroites, absolument inabordables dès qu’il pleut.

Les maisons de bois déploient leur façade sur la rue principale. Les ruelles sont bordées des chaumières norwégiennes ; ces pauvres logis n’ont jamais qu’un rez-de-chaussée ; les murs sont faits de troncs de sapins, dont les interstices sont remplis avec de la mousse ou de vieux câbles mis en charpie. Une cabane est divisée en deux compartiments : la pièce d’entrée sert de cuisine, de salon et de salle à manger ; une immense cheminée, construite avec des lames de pierre grise, occupe un pan de mur presque entier ; cette cheminée, de forme tout à fait primitive, s’élève jusqu’au toit sans se rétrécir. La pièce du fond est l’habitation de toute la famille, elle fait aussi office de magasin pour les vêtements et les provisions ; c’est le gaard de la Norwége méridionale, rétréci, appauvri, attristé sous l’influence d’une terre inculte et d’un climat meurtrier. La plupart de ces masures ont des pieds comme les maisons de Tromsoë, et se soutiennent sur quatre gros troncs de sapin. Elles sont couvertes de gazon qui forme les seules plaques de verdure du paysage. Il est fort singulier de voir chaque matin les femmes monter leurs chèvres sur le toit à l’aide d’une échelle, afin que les pauvres bêtes puissent brouter un peu de nourriture fraîche. Le dessous des maisons abrite, comme le ferait une remise, les filets pour la pêche, le bois, les traîneaux, les outils et tous les menus ustensiles qui gêneraient dans l’intérieur. Chose remarquable, tous ces objets sont ainsi sur la voie publique, à la portée de tout le monde, et il ne se commet jamais de vol.

Les habitants du Finmark allient la plus grande probité à un extrême amour du lucre ; ils rançonnent sans pitié les rares étrangers qu’ils aperçoivent chaque année, mettent toutes les choses usuelles à des prix exagérés, et ne détourneraient pas un bout de fil. Ils vendent leurs denrées trois fois ce qu’elles valent ; mais on loge chez eux sans la garantie d’une serrure, et on n’est jamais volé. La difficulté des communications, l’impossibilité où serait le coupable de se défaire d’un objet dérobé, viennent bien en aide à leur bonne nature ; mais enfin, tel qu’il est, le fait vaut la peine d’être constaté.

Le port n’est pas entouré de quais ; seulement, pour la commodité des embarquements, on a construit une plate-forme en bois, sorte de balcon circulaire qui court le long de tous les hangars. Quand un navire veut décharger une cargaison, il suffit de poser une longue planche entre la porte du magasin et le pont du navire pour établir un va-et-vient. Cela peut être très-commode pour les matelots, mais c’est assurément fort laid ; car cette plate-forme interdit la circulation sur le port et prive le voyageur de la seule vue belle, même à Hammerfest, la vue de la mer.

Pendant les mois d’été, les navires étrangers arrivent en assez grand nombre dans le petit port ; les Russes et les Hollandais s’y montrent en majorité ; ils apportent à peu près tout ce qui se consomme et s’use à Hammerfest. Les Russes sont chargés de farine, de beurre, de bois ; les Hollandais amènent des pommes de terre, du vin, des denrées coloniales ; quelques bâtiments de Hambourg font le commerce des étoffes, du savon et des meubles. Parmi les marins, les Russes se font remarquer par leur physionomie particulière ; ils produisent un contraste marqué avec les habitants du Finmark, qui semblent souffrir plus qu’eux des rigueurs de leur horrible climat ; les matelots russes sont généralement grands, blonds, vigoureux, barbus et colorés ; les Norwégiens sont frêles, laids, pâles, ont les cheveux clairs et la barbe rare. Le caractère des deux peuples diffère également : les Russes passent pour intelligents, actifs et gais ; les Norwégiens m’ont paru lents, bavards, curieux, et, quoique ne volant jamais, cherchant toujours à tromper, ce qui, chez les marchands, ne passe pas pour être la même chose.

Les trois mois d’été, ou plutôt les trois mois de clarté, sont pour le marchand d’Hammerfest le moment où il doit réaliser son bénéfice de toute l’année et dépenser toute son activité ; dès le mois de septembre, les navires n’arrivent plus ; ceux qui se trouvent dans le port partent les uns après les autres. Les Russes s’en vont les premiers, parce qu’ils retournent chez eux en doublant le cap Nord, où les glaces arrivent de bonne heure, et regagnent Arkhangel par une des côtes les plus dangereuses du monde ; les navires hollandais et anglais partent ensuite. Peu à peu le port devient désert, le ciel s’assombrit, les nuits, d’abord courtes, s’allongent rapidement jusqu’à ce que l’obscurité soit absolue, jusqu’à ce que les nuits de vingt-quatre heures aient remplacé les jours de vingt-quatre heures. Un froid dont nous ne pouvons nous faire une idée, atteignant d’ordinaire trente-cinq degrés au-dessous de zéro, vient accroître l’horreur de ces ténèbres et y ajoute ses souffrances. On ne peut songer sans un sentiment de profonde pitié à la destinée des malheureux condamnés à passer leur vie entière dans de si dures conditions ; mais ce qui paraît incompréhensible, c’est de voir des hommes assez surexcités par la soif d’acquérir pour venir chercher la fortune sur cette terre déshéritée, et pour renoncer par un espoir de lucre au soleil, dont toute joie comme toute fleur a besoin pour éclore.

À la pointe nord du croissant que forme la ville s’élève la seule vaste construction d’Hammerfest ; c’est le temple où ces adorateurs de l’or recueillent leurs richesses, sous la forme assurément la moins tentante que puisse prendre la richesse : celle de l’huile de poisson. Lorsqu’on approche de cette espèce de laboratoire, il s’en exhale une odeur infecte ; si l’on y entre, on est presque suffoqué ; j’y ai pourtant pénétré. L’intérieur est très-sombre, à peine éclairé par des ouvertures inégales ménagées dans les murs, bouchées l’été avec de la toile à voile et refermées hermétiquement l’hiver. Au milieu du hangar, dans une immense cuve de fonte, bouillent incessamment des poissons dépecés ; une rigole placée en pente et communiquant avec le haut de la cuve reçoit l’huile qui monte à la surface de l’eau et la conduit dans des auges de pierre, où elle refroidit avant d’être mise dans des tonneaux et livrée au commerce ; cette monstrueuse marmite toujours en fonction, les quartiers de chair rangés sur de larges tables, les os énormes des morses et des baleines entassés dans les coins, donnent à ce lieu l’aspect fantastique et horrible de la cuisine de quelque ogre colossal ; lorsqu’on y est une fois entré, je vous jure qu’on n’a pas envie d’y retourner.

À l’extrémité sud du croissant est située la maisonnette d’un homme nommé Bank, qui exerce dans ce pays perdu le métier original d’aubergiste ; sa maison de bois de sapin n’a pas plus de quatre mètres, et l’appartement d’honneur, retenu pour moi, se compose de deux pièces de huit pieds carrés chacune, et peu élevées de plafond, car j’y touche avec la main. Évidemment l’architecte de l’édifice n’avait prévu que les Laponnes ; le mobilier est réduit à sa plus simple expression : un lit où rivalisent la planche et l’édredon, formant l’antithèse la plus désagréable, une table et deux fauteuils de bois. Le voyageur est libre de mettre des clous dans les murailles, seule façon de remédier aux armoires absentes. Les fenêtres et les portes sont des miniatures proportionnées aux chambres ; les unes ont trois pieds et les autres à peine cinq ; on ne peut regarder dehors sans ôter son chapeau ni entrer sans se baisser ; en outre, les habitants aiment tant la clarté, qu’ils ne placent jamais rien aux fenêtres pour intercepter la lumière. On doit donc, l’été, subir la clarté perpétuelle ou se faire une obscurité factice à l’aide de châles et de manteaux qu’on accroche devant ses vitres. Malgré cet expédient, auquel j’avais eu recours, j’eus beaucoup de peine à me faire à ces journées sans limites : elles me jetaient dans un malaise et une anxiété inexprimables ; l’ordre de mes habitudes se trouvait entièrement interverti ; je me levais à midi, je dînais à onze heures du soir, j’allais me promener à deux heures du matin ; je ne savais plus quand je devais me coucher ni me lever, et le sommeil m’était devenu presque impossible. Si l’on n’avait pas à Hammerfest une montre et un calendrier, on ne saurait bientôt plus comment on vit, et on pourrait arriver à être en avance ou en retard de quinze jours avec le reste du monde, sans s’en apercevoir. Le régime de ce séjour ne touche au luxe par aucun côté, comme vous pensez ; si l’on est mal logé, on est plus mal nourri, et la monotonie du menu auquel on est réduit n’en est pas le moindre défaut. Le veau et le saumon forment le fond immuable de la nourriture ; les soupes se varient entre l’orge aux tranches de citron et le seigle aux cerises sèches ; les jours de gala, on obtient des pommes de terre, du renne rôti et du lait. Sous l’influence de ce traitement, on arriverait à faire des folies pour un bouillon ; mais des folies n’auraient pas suffi pour atteindre ce rêve de mon estomac en détresse : il eût fallu des prodiges qu’aucun Dieu ne fit en ma faveur. L’ordinaire insipide de la maison Bank coûte quarante francs par personne par semaine.

Quatre fois par mois, les Lapons arrivent en foule à Hammerfest ; ils apportent le produit de leur pêche et viennent trafiquer avec les Russes. Ces jours-là, la petite ville s’anime d’une façon pittoresque et intéressante ; le port s’emplit de barques doublées de peaux de phoques, et une population étrange se répand de tous côtés. En échange de leur poisson, les Lapons remportent du beurre et des vêtements ; ils y ajoutent quelquefois de la farine, et de l’eau-de-vie toujours. Les marchés se font le plus souvent sans l’intervention de l’argent, et il est curieux de voir l’adresse russe aux prises avec l’astuce laponne. D’ordinaire chacun s’en retourne content, convaincu d’avoir attrapé son partenaire, qui se réjouit de son côté pour la même cause ; parfois il y a litige, et alors les clameurs éclatent de part et d’autre et ne tardent pas à atteindre le diapason le plus violent. Mais le vent emporte toujours la fureur des adversaires : le Lapon lésé ne passe jamais de l’injure à l’attaque en face du Russe cauteleux ; le nain se souvient à temps de la vigueur du géant ; la dispute s’éteint dans l’eau-de-vie, qui sert à tous deux : elle aide l’un à oublier sa disgrâce et l’autre à se réjouir de son succès.

Non-seulement il vient des Lapons à Hammerfest pour faire du commerce, mais un certain nombre d’entre eux y habitent et ont quitté la vie nomade pour la vie sédentaire. Mon séjour de plusieurs semaines dans cette ville aurait pu être plein d’intérêt et fécond en observations neuves, si j’avais su parler ou tout au moins comprendre le lapon et le norwégien ; mon ignorance de ces langues m’a réduite à tout juger par mes yeux seulement, de sorte que beaucoup de choses m’ont échappé, et je serai contrainte à vous donner des croquis au lieu de portraits. Néanmoins, puisque le moment est venu de vous parler de ce peuple, si peu connu encore, je le ferai avec quelques détails, et ce sera le sujet de ma prochaine lettre.