Voyage d’une femme au Spitzberg (quatrième édition)/05

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Hachette et Cie. Bibliothèque rose illustrée (p. 137-157).


LETTRE V

LES LAPONS


Géographiquement parlant, la Laponie est le pays compris entre le 64° et le 72° de latitude nord et le 22° et le 40° de longitude est. La Laponie présente à peu près la forme d’un triangle dont la partie la plus large serait tournée vers le nord et dont la pointe poserait sur Torneä, au fond de mer Baltique. Elle a pour limites : à l’est, la rivière Kémi, dont les affluents remontent jusqu’au lac Kola, près de l’océan Glacial, et, à l’ouest, la rivière Luloä, qui prend sa source près de Bodoë, sur la mer du Nord. Outre ces deux rivières, qui l’enferment comme dans deux bras, elle est traversée presque en ligne droite, du cap Nord à la mer Baltique, par trois fleuves qui finissent par n’en faire qu’un, l’Alten, le Muonio et le Torneä. Pour être complétement exact, on ne devrait appeler Laponie que la région commençant au delà du cercle polaire ; mais beaucoup de voyageurs et de géographes désignant sous ce nom des provinces situées au sud de Torneä, je ne pense pas assigner à la Laponie de trop larges limites en la circonscrivant comme je viens de le faire.

Quantité de fables absurdes ont été dites et acceptées sur les Lapons, et, malgré les progrès qui, de notre temps, rendent assez faciles les voyages lointains, la Laponie est restée matière à curiosité. Peu de voyageurs s’aventureront jamais dans des régions à la fois si dangereuses et si ingrates à explorer ; je pense donc ne devoir négliger aucun détail sur les rares et étranges habitants de ce pays.

Des recherches ethnologiques approfondies me sont interdites par mon ignorance ; mais, sans prétendre faire de la science, il parait évident que les Lapons tirent leur origine de peuplades asiatiques, des Mongols, ou plutôt des anciens Scythes ouraliens, avec lesquels ils ont une analogie physique très-marquée. Leurs cheveux noirs et droits, leur visage carré, leurs pommettes saillantes, leur nez aplati, leurs yeux petits et relevés des coins les font trop différer de toutes les populations du Nord pour qu’il soit possible de leur assigner une commune origine. Leur taille est encore une autre dissemblance : les Lapons, sans représenter précisément les pygmées qu’Hercule emporta dans sa peau de lion, sont pourtant d’une stature qui contraste avec les belles tailles des contrées septentrionales. Il est rare de rencontrer parmi eux un homme ayant cinq pieds de haut ; ils sont fréquemment entre quatre pieds quatre pouces et quatre pieds dix pouces ; leur moyenne, on le voit, est de beaucoup inférieure à celle des autres peuples d’Europe. Leur langage en fait aussi un peuple à part ; ils parlent un idiome incompréhensible pour les Russes ou les Norwégiens, avec lesquels ils sont constamment en rapport. Ce qui viendrait à l’appui de mon opinion sur leur filiation, c’est la grande ressemblance de certaines expressions usitées chez eux avec la langue des Tartares. Leur costume est le costume élémentaire de tout peuple primitif et chasseur, et ne doit guère différer de celui de Magog, fils de Japhet. Les peaux des animaux en font tous les frais ; ils portent en tout temps, pour premier vêtement, une peau de mouton dont la laine est tournée en dedans, cette espèce de sayon se recouvre, l’hiver, d’une blouse en peau de renne, l’été, d’une blouse de wadmel gris ou bleu foncé, garnie de bandes de drap de diverses couleurs. Le collet de ces blouses, toujours roide et élevé, est orné de petits morceaux de drap rouge, de pasquilles d’étain encadrées dans des piqûres assez habilement exécutées ; la fente de la blouse et les poignets reçoivent les mêmes enjolivements. La ceinture de peau de renne qui retient la blouse sert de spécimen du luxe de chacun ; tout Lapon y attache des plaques de cuivre, des boutons d’étain ou des plaques d’argent grossièrement ciselées, selon sa fortune. Les hommes portent les cheveux longs flottant sur leurs épaules, et se couvrent la tête d’une calotte de drap garnie comme la blouse de bandes de plusieurs couleurs ; ils se garantissent les jambes avec des jambières de peau de renne et se chaussent d’un sabot de la même peau, précisément faits comme nos sabots de bois, mais formant demi-botte, ce qui permet de le fixer avec de minces lanières de cuir. Ils emplissent ces chaussures de menues herbes bien sèches, et y enferment leurs pieds tout nus.

Les femmes sont vêtues comme les hommes, à l’exception de leur coiffure, qui est très-bizarre : figurez-vous un casque de drap bleu ou vert, lequel casque s’arrondit autour du visage comme un bonnet, et se trouve même parfois déshonoré par une dentelle de coton, qui rend celle qui le porte aussi fière que laide. Cette forme de coiffure est obtenue par un morceau de bois taillé en cimier, qu’elles posent sur leur tête avant de mettre leur bonnet. Ce cimier oblige l’étoffe à garder une forme martiale, qui fait de toutes les femmes laponnes autant de Minerves burlesques ; pour compléter cet ensemble et se distinguer des hommes, elles coupent leurs cheveux tout près de la tête, de sorte que, si elles semblent désagréables avec leur bonnet, elles deviennent affreuses quand elles l’ôtent. Quelques-unes entrecroisent sur leurs jambes des rubans de laine rouge qui de loin ont l’air de bas rouges ; toutes portent à leur côté un petit étui de peau contenant du fil, des ciseaux, et, ce qui est moins féminin, du tabac à fumer. Point de Laponne qui ne fume, hors la période de la première jeunesse, et cette habitude ne contribuait pas peu aux méprises que je faisais entre les deux sexes dans les premiers temps de mon séjour à Hammerfest. Il paraît que, l’hiver, c’est encore pire : hommes et femmes ajoutent alors au costume que je viens de décrire un dernier et ample vêtement à capuchon, fait de peaux de rennes dont on laisse le poil en dehors ; ainsi accoutrés, Lapons et Laponnes ne ressemblent plus qu’à de gros ours gris marchant sur leurs pattes de derrière.

Je m’aperçois que j’ai oublié le point essentiel du bagage des hommes, c’est-à-dire le sac de peau attaché au cou par deux lanières et reposant sur la poitrine entre la première et la seconde blouse ; ce sac représente à la fois leur arsenal, leur garde-manger et leur coffre-fort. Un jour j’obtins d’un Lapon de vider cette précieuse réserve devant moi ; il en tira un couteau, un grand vieux pistolet sans chien auquel il paraissait attacher la plus grande importance, quatre spécies[1], du tabac à fumer (je n’en ai vu aucun priser), une boîte d’écorce de bouleau remplie de beurre de lait de renne, un morceau de poisson fumé et toute une provision de petit foin destiné à remplacer celui de sa chaussure dans le cas où il l’aurait mouillé ; je dois ajouter, malgré l’inélégance du détail, que ce foin lui avait déjà servi à cet usage. D’après cet aperçu, vous pouvez comprendre qu’il s’exhale d’ordinaire de ces sacs une odeur prodigieusement repoussante.

Au milieu de toutes ces laideurs, une chose pleine d’un goût charmant s’offre aux yeux du voyageur. Cette chose, c’est le berceau des petits enfants : tout le luxe, toute la poésie du pauvre Lapon s’est réfugiée là, la tendresse maternelle a su rencontrer l’élégance ; le cœur rempli d’un doux sentiment a su créer le gracieux. L’enfant lapon est placé dans un objet qui tient à la fois du meuble, du vêtement et du nid. Ce berceau, fait de bois léger recouvert de cuir, a la forme d’un soulier très-rond d’un bout, l’empeigne servant de rebord tout autour et la capote s’arrondissant au-dessus de la tête de l’enfant et le protégeant sans le gêner. On double cette légère armature de plusieurs épaisseurs de la fourrure de ces jolis lièvres blancs comme le duvet d’un cygne, et, pour que la petite créature, mollement et chaudement emmaillottée dans cette douce fourrure, ne puisse pas tomber, on attache sous le berceau de minces courroies qui se recroisent plusieurs fois et la maintiennent
Berceau lapon.
sans la serrer. Tout autour de la capote on suspend des colliers de perles de couleur et de petites chaînettes de cuivre ou d’argent, dont la vue et le petit cliquetis amusent et égayent l’enfant. Ce berceau est très-intelligemment approprié aux habitudes d’un peuple nomade ; son poids, sa forme, sa matière, le rendent commode à la mère. Dans les longues marches, la Laponne attache le berceau de son dernier né sur son dos comme une guitare ; il ne lui cause ni embarras ni fatigue. Pendant les haltes, elle le suspend à l’aide d’une courroie à une perche plantée en terre, et le moindre mouvement de l’enfant imprime à son berceau un balancement qui l’empêche de s’apercevoir qu’il n’est plus porté par sa mère.

Outre ces berceaux si bien construits, les Lapons fabriquent un certain nombre de petits meubles et d’ustensiles à leur usage ; ils sculptent le bois de sapin en coffres et en cuillers, le bois de bouleau en boîtes où ils renferment le beurre. Ils font des manches de couteaux et des supports de chenets en corne de renne. Les femmes piquent adroitement les ceintures et les bordures des blouses ; elles ornent aussi, avec un goût qui a une certaine saveur primitive, les harnais de fête de leurs rennes. Presque tous savent construire un traîneau ou faire des patins. Rien n’est plus étrange que de voir un Lapon adaptant à ses pieds ces patins infiniment plus longs qu’il n’est haut. Ces patins ont de six à sept pieds de longueur ; ils ont la forme d’une planche étroite recourbée des deux bouts, sur laquelle le pied est retenu vers le milieu par une courroie ; la planche est recouverte d’une peau de phoque, dont la fourrure a une extrême analogie avec la peau tigrée du léopard. Cette fourrure courte et roide permet de faire glisser les patins sur la neige avec une étonnante rapidité.

Comme les Scythes, leurs ancêtres probables, les Lapons n’ont aucune notion d’agriculture ; ce sont des Cosaques à pied ; ils vivent errants, sous leur tente, les uns pasteurs de rennes, les autres pêcheurs de phoques. Un petit nombre de ces derniers s’est, depuis quelques années, fixé à Hammerfest, et leurs misérables cabanes forment la dernière catégorie des habitations de la ville, si l’on peut appeler habitations des huttes de forme conique dont la base s’enfonce assez profondément dans le sol ; cela m’a paru construit avec de vieux débris de navire et de la mousse foulée recouverte de terre. S’il m’est possible d’employer cette expression, je dirai que je crus voir des tentes de terre. L’intérieur n’a aucune division ; le feu se fait au milieu de la hutte, sur des pierres plates, et la fumée s’échappe par un trou laissé au haut du toit ; quelques coffres, servant de lits et remplis à cet effet d’herbes marines séchées, des seaux de bois, un chaudron, composent d’ordinaire tout le mobilier de ces pauvres demeures.

Il ne faudrait pas juger définitivement les Lapons sur ce qu’on observe de leurs meurs à Hammerfest ; ils viennent à la ville seulement à de rares intervalles, afin de conclure des marchés ou de faire des achats, et, ces jours-là, on ne voit dominer en eux que la passion de tout peuple sauvage : l’ivrognerie ! On les rencontre partout en groupes de cinq ou six, assis sous quelques maisons parmi les vieux traîneaux, les ustensiles et les fagots, et là, se tenant étroitement embrassés, ils se murmurent à l’oreille des confidences entrecoupées de hoquets, et échangent à chaque minute un coulak attendri (coulak, leur mot favori, celui qu’ils placent sans cesse dans leurs discours, veut dire écoute) ; ils puisent ainsi ensemble à la même bouteille d’eau-de-vie, jusqu’à ce qu’ils s’endorment dans une commune ivresse.

Sous la tente, dans ses longues courses, dans sa hutte, les jours ordinaires, le Lapon n’est pas cette espèce d’animal immonde qui se roule sur un sol fangeux dans l’abrutissement de l’ivresse ; il vit paisible, laborieux, s’occupe des soins du ménage, prépare la nourriture, tandis que sa femme se préoccupe de ses enfants ou travaille à la confection de quelques vêtements. Mais, par quelque côté qu’on la considère, la situation de ce pauvre peuple est toujours misérable et infime. Pour nous, elle peut être peinte par ces quelques mots : il ne mange pas de pain et ne porte pas de linge, voilà pour la misère physique ; il ignore toute science et tout art, voilà pour la misère morale.

Le Lapon ne chante jamais ; il n’a pas même cette musique qu’on pourrait appeler naturelle et dont toute peuplade sauvage a, dit-on, connaissance. Le guerrier peau rouge de l’Amérique du Nord, le colossal habitant de la Terre de Feu, le Cafre stupide et grossier répète son chant de guerre, de mort ou de triomphe, sur un rhythme cadencé et avec des éclats de voix qui forment une sorte d’harmonie bizarre et primitive. Le Lapon, lui, n’a même pas cela ; il semble que le chant, cette manifestation de la joie de l’homme, ne puisse se produire sous ce ciel glacé et au milieu de ténèbres presque continuelles.

Les Lapons sont chrétiens depuis environ deux cents ans ; ce fut Frédéric IV de Danemark qui, vers l’an 1622, envoya les premiers missionnaires en Laponie, pour y faire connaître l’Évangile, et, pendant plus d’un siècle, les rois de Danemark continuèrent à entretenir des missions dans ce but. Le christianisme eut peu d’effet sur les Lapons ; il redressa leurs consciences ignorantes, sans éveiller leurs esprits apathiques ; aussi sont-ils aujourd’hui encore à peu près tels qu’ils étaient avant sa venue ; ils ont substitué le dogme divin et civilisateur aux fictions d’une mythologie obscure et bizarre, sans que leurs mœurs s’en soient modifiées. Du reste, toute la religion étant réduite pour eux à la tradition orale, la dévotion de chacun se proportionne à sa mémoire. L’instruction est à ce degré chez eux, qu’un Lapon instruit jusqu’à l’alphabet correspond chez nous au jeune homme sorti le premier de l’École polytechnique.

Les Lapons ne comprennent rien du grand sens moral de la religion ; ils en observent routinièrement les pratiques, parce que toute ignorance a besoin de superstitions et toute faiblesse d’autorité. Ils ne connaissent des péchés capitaux que la paresse, l’avarice et l’intempérance ; toutes les vertus sont négatives ; leur douceur est mollesse, leur continence froideur, leur probité indifférence ; on ne voit chez eux ni colère, ni luxure, ni envie, mais aussi point de courage, d’imagination, de passion ou d’activité. Ils n’ont aucun développement intellectuel ou industriel et ne cherchent même pas à l’acquérir. Touchant à la civilisation par trois côtés de leurs limites (la Norwége, la Suède, la Russie), ils n’en ont rien emprunté, rien compris, rien désiré ; ils vivent dans leur inertie presque sans besoins, sans jouissances, sans aspirations. C’est au total un peuple misérable et grossier, végétant dans une sorte d’engourdissement moral et physique, et bien fait pour habiter ce bout glacé du monde, d’où toute vie se retire avec le soleil.

J’aurais désiré assister à quelques-unes de leurs cérémonies religieuses ; mais, pendant mon séjour à Hammerfest, je n’ai pu voir qu’un mariage.

L’église d’Hammerfest ressemble autant à une grange qu’à une église : c’est un grand bâtiment en bois peint en gris, insignifiant et froid à l’extérieur, comme toutes les constructions de planches, nu et triste à l’intérieur, comme toutes les églises réformées. Des bancs de sapin, serrés les uns contre les autres, couvrent les dalles verdâtres et inégales, et sont dominés par une chaire qui ressemble infiniment trop à une guérite.

Le jour du mariage dont je parle, une assistance nombreuse amena les époux jusqu’au seuil de l’église. Là, les parents et les amis intimes des fiancés entrèrent seuls avec eux et se placèrent en face de la chaire, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Le futur, un des plus petits Lapons que j’aie vus (il ne devait pas avoir quatre pieds de hauteur), portait une robe de wadmel gris bordée de trois bandes de drap gros bleu, rouge et jaune, dont il avait l’air très-orgueilleux. Il n’était pas précisément laid ; ses épais cheveux noirs encadraient bien son visage carré, imberbe, et faisaient ressortir son teint coloré et sain. Quant à la femme, elle était d’une laideur amère, à peine tempérée par son extrême jeunesse. Ses petits yeux enfoncés et bordés de rouge, sa bouche énorme montrant des dents aiguës et écartées, sa peau brune et rude, sa taille massive, ses mains courtes et sales, en faisaient une espèce de monstre. Telle on représenterait la sœur de Caliban, ou une des filles de l’ogre des contes de fées. C’était un ensemble pire que laid : repoussant. Elle portait le costume ordinaire des Laponnes, et n’y avait ajouté pour la solennité qu’une coiffe-casque ornée de petites plaques d’argent, derrière laquelle pendait une énorme touffe de rubans de coton tramés de cuivre et d’argent. Les libéralités de sa famille ou de son fiancé lui avaient, en outre, permis d’attacher après elle une quantité de petits fichus de laine et de coton de fabrique anglaise, choisis des couleurs les plus éclatantes. Tout cela était accroché autour d’elle pêle-mêle, comme à un porte-manteau, et ces tons tranchés, ces lambeaux flottants, ce désordre criard et heurté, contribuaient à rendre son costume aussi disgracieux que sa personne.

Chacun se tenait debout et en silence autour de la chaire. Bientôt le ministre arriva. Il lut les versets consacrés, unit les mains des époux, échangea leurs anneaux, puis leur fit en langue laponne une allocution qui dut être touchante, car tout le monde se mit à pleurer à chaudes larmes.

Mon ignorance de la rhétorique laponne ne me permit pas de prendre part à l’émotion générale ; mais en regardant les contorsions de physionomie de tout cet horrible petit monde, j’entrevis à la laideur humaine des horizons variés et infinis que je n’avais même pas soupçonnés jusqu’alors.

Cette partie de la cérémonie achevée, le marié retourna au milieu de ses amis d’un côté de l’église, et la mariée près de ses compagnes de l’autre ; puis toute l’assistance entonna un psaume d’une voix fausse et rauque à faire fuir des ânes.

C’est la seule circonstance où j’aie entendu chanter des Lapons, si ce que j’entendis alors peut s’appeler un chant. Une remarque à faire en passant, à propos de la voix laponne, c’est que généralement les femmes ont le timbre sourd et enroué, et que les hommes, au contraire, l’ont grêle et glapissant. Les yeux fermés, on pourrait se méprendre souvent sur leur sexe.

En sortant de l’église, je fus tout éblouie par un rayon de soleil ; c’était à peu près le premier que j’eusse aperçu à Hammerfest, et il me rappela tout d’un coup si vivement la France, que mon cœur se gonfla sous une inexprimable émotion. Ce temps rare et admirable me donna l’idée de faire une excursion à pied le long de la côte ouest d’Hammerfest. Je gravis non sans peine les rochers qui défendent la baie de tous côtés ; à chaque instant mon pied se prenait dans une crevasse, ou enfonçait dans de petits talus blanchâtres, mous comme de la laine ; vestiges de la végétation de l’année précédente, petites touffes de plantes saisies par la neige avant de s’être épanouies, pauvres fleurettes enveloppées dans leur linceul avant que le soleil les eût fait vivre !

Après une heure d’une course digne d’une chèvre sauvage, je parvins enfin à un haut plateau d’où l’on domine toute la baie, et je fus amplement dédommagée de mes peines. Le grand voile de brume qui jusqu’à ce jour avait caché l’horizon était enfin déchiré de toutes parts ; les rayons lumineux tombant obliquement sur les toits de gazon d’Hammerfest les faisaient étinceler comme une poignée d’émeraudes jetées sur ce drap noir. En face de moi, les îles Soroë élevaient dans le ciel leurs pics aigus couverts de neige, où se jouaient toutes les couleurs du prisme. Les grands rochers de basalte de la côte étaient couverts d’eiders qui saluaient ce beau temps de leurs cris joyeux. Enfin, au loin, entre les Soroë et la pointe de Hwaloë, j’apercevais la passe du Nord, le chemin du Spitzberg ; les grandes vagues vertes de l’océan Glacial venaient mourir sur la grève avec un bruit solennel et doux, et, en les écoutant, je songeais que bientôt j’irais près du pôle, d’où elles viennent.

Ma promenade fut longue ; j’explorai complétement tout le plateau praticable dominant la côte ; en gagnant la maison Bank, je trouvai sur mon trajet un petit cap assez élevé, formé par un grand rocher au milieu duquel s’ouvrait une étroite grotte, ou plutôt une sorte de petite niche, où je me reposai commodément pendant une heure ; cette trouvaille était précieuse : elle me permettait, en m’assurant un abri, de venir à l’avenir me promener sans redouter les trop fréquentes averses du ciel d’Hammerfest. À partir de ce jour, je montai souvent jusqu’à cette espèce d’observatoire, et prenais plaisir à voir les barques entrer dans le port et en sortir. C’est pendant une de ces vigies volontaires que j’aperçus, en interrogeant l’horizon, la belle voilure d’un grand navire ; le navire approcha, et je distinguai bientôt le pavillon tricolore attaché à l’un de ses mats. C’était la Recherche, la corvette que nous attendions ! J’éprouvai à sa vue une émotion à laquelle je ne m’attendais pas ; je sentis frémir en moi toutes ces fibres profondes qui répondent au mot de patrie.

J’ignorais jusqu’aux noms de mes futurs compagnons de voyage : M. Gaimard seul, parmi eux, m’était connu. Cependant ce navire m’eut-il amené mes amis les plus chers, je ne l’eusse pas mieux accueilli dans mon cœur ; j’allais voir des visages français, entendre parler ma langue et quitter Hammerfest. Triple joie !

La corvette mouilla heureusement ; les officiers et les membres de la commission scientifique vinrent à terre : M. Gaimard nous présenta tout cet état-major. Je reçus une vingtaine de saluts auxquels je répondis par autant de révérences ; mon mari reçut de ces messieurs l’accueil le plus cordial, puis on s’occupa immédiatement de notre départ pour le Spitzberg. La corvette, en quittant Brest, s’était arrêtée quelques jours aux iles Feroë : de là un retard qui ne lui permettait pas de séjourner à Hammerfest. On résolut cependant de profiter de l’arrivée du bateau à vapeur de Drontheim, attendu le lendemain, pour faire une excursion à Havesund, près le cap Nord.

Le commandant du bateau à vapeur consentit à retarder son départ d’un jour pour favoriser cette petite expédition, et un matin, à sept heures, par un temps pur et une mer calme, nous partîmes pour Havesund. À midi nous étions arrivés.

Havesund est une petite baie bien abritée, où se trouve une seule habitation ; cette maison, bâtie en bois, solide, vaste, peinte en gris, est en tout semblable à celle des marchands aisés d’Hammerfest. Havesund mérite pourtant une mention à part, une attention spéciale.

Havesund est le dernier logis humain du globe, le dernier lieu habité de la limite nord de l’Europe. Avec quel recueillement ne regarde-t-on pas sur un rocher élevé cette pauvre maison, posée en face de l’Océan immense ! Havesund, c’est le cap de l’homme sur l’infini de la solitude ! Entre Havesund, où il y a un jour de trois mois et une nuit de trois mois, et le pôle, l’axe du monde, où l’année se partage en un seul jour et une seule nuit, il n’y a que quatre cent cinquante lieues de mer, le trajet que fait un bateau à vapeur en six jours. Derrière Havesund, il y a toutes les habitations de l’Europe ; devant, il n’y a plus que la mer insondable et les glaces éternelles. Quel lieu pour un penseur ! quelle halte pour un croyant !

Havesund est la demeure d’un riche marchand nommé M. Ullique, lequel passe sa vie à échanger de l’huile de baleine contre de l’eau-de-vie, et des peaux de phoques contre de la farine. Je dis sa vie, je devrais dire son été ; car, dans cet horrible lieu, dès que viennent les nuits et avec elles les froids, la mer se glace, et toutes communications sont forcément interrompues. Pendant les huit ou neuf mois d’hiver, M. Ullique ne peut que se chauffer et supputer ses produits de l’année. Il faut qu’ils soient bien beaux pour être payés si cher !

Havesund n’est pas seulement un point géographique unique, c’est encore un lieu historique.

Un jour de l’été de 1795, un jeune homme du nom de Froberg, accompagné d’un ami qui prenait celui de Muller, débarqua d’un petit vaisseau danois et se fit descendre sur la côte près d’Alten ; de là il continua sa route à cheval jusqu’à Hammerfest, où un bateau le prit et le conduisit à Havesund. Arrivés là, les deux amis reçurent l’hospitalité du père de M. Ullique, qui les mena lui-même au cap Nord, but de leur longue pérégrination, et ne les laissa partir que comblés des soins les plus affectueux. Quelques années plus tard, le père de M. Ullique apprenait que ce jeune étranger, dont la distinction et l’instruction lui avaient laissé un souvenir profond, avait un autre nom que celui de Froberg : il s’appelait Louis-Philippe d’Orléans ; son compagnon Muller se nommait M. de Montjoye.

Le bon père Ullique resta toute sa vie sous l’émotion rétrospective de l’honneur fait à sa maison, et ses sentiments d’admiration et de sympathie pour le prince d’Orléans le firent élever son fils dans les sentiments les plus enthousiastes pour tout ce qui porte le nom français.

Le prince d’Orléans, devenu roi des Français, n’avait pas non plus oublié la cordiale réception de la famille du marchand d’Havesund, et nous étions chargés d’en consacrer le souvenir, en offrant à M. Ullique un fort beau buste en bronze, portrait et présent du roi des Français.

La famille norwégienne était dans le ravissement.

L’inauguration du buste se fit avec une certaine solennité, au bruit de vingt et un coups de canon, tirés à bord du bateau à vapeur, des étourdissants hourras des Norwégiens venus de tous côtés et des pétillements du vin de Champagne, dont les bouchons sautaient de toutes parts.

M. Ullique a cinq filles blondes et roses, qui aidaient fort gracieusement leur mère à faire les honneurs de cette petite fête. Les jeunes filles me firent voir la maison dans le plus grand détail, puis me menèrent dans une sorte de petit jardin-serre, moitié abrité, moitié couvert, où on était parvenu à force d’artifices à faire pousser quelques petites fleurs. Je ne craignis pas de dépouiller ce trésor de l’horticulture polaire, afin de tresser une couronne qui devait être déposée par nous sur la tête du roi. Je réunis tout ce qui était fleuri dans le précieux jardin : trois violettes, deux andromèdes à fleurs bleues, quelques boutons d’or, des saxifrages étoilées, une touffe de myosotis ; j’entremêlai cela de feuilles d’oseille et de cochléaria, guirlande un peu trop culinaire, mais faite des seules feuilles vertes qu’on put se procurer.

Jamais plus humble couronne n’eut des honneurs plus magnifiques. Les Norwégiens étaient émerveillés de voir tant de fleurs, comme ils disaient, et les demoiselles Ullique regardaient avec un égal orgueil leur jardin dévasté et le buste couronné.

En y réfléchissant, ce buste du roi et moi — moi, qui déjà à Drontheim avais fait voir le premier visage de Française qu’on eût aperçu en Finmark — ce buste et moi, dis-je, étions quelque chose d’assez inusité, par ces 71° 10′ de latitude. Cependant nous n’eûmes pas les honneurs de l’étrangeté ; il y avait là quelque chose, je vous assure, de bien plus imprévu, de bien plus singulier, d’autrement inattendu, que la face coulée en bronze de ce roi, qui cinquante ans auparavant était venu pauvre et proscrit dans ce même lieu, ou la figure d’une Parisienne, qui un jour, en sortant de l’Opéra, s’en était allée explorer les régions polaires. Oui, il y avait là quelque chose d’encore plus impossible. Il y avait, je le donnerais à deviner en mille, on n’y arriverait pas ! — il y avait un perroquet ! Quoi ! un perroquet à Havesund, au bout du monde, dans cette glace, dans ces ténèbres ? Oui, un perroquet vivant ; c’est-à dire, cela avait bien été un perroquet, mais cela avait presque cessé d’en être un.

Voici comment je découvris la bête :

En visitant la maison avec les jeunes filles, j’aperçus une cage enveloppée de laine, garantie des courants d’air par un petit paravent de bois et posée près d’un poêle tiède. Dans un coin de la cage se tenait de l’air le plus piteux et le plus désolé un volatile suspect ; les pattes recroquevillées et goutteuses, le bec écaillé et pâle, les plumes ébouriffées et pendantes, le tout revêtu d’une couleur si douteuse et si improbable que je ne pus pas éclaircir si c’était du vert devenu grisâtre ou du gris devenu verdâtre. Quels que fussent les ravages produits par le climat du cap Nord sur l’oiseau, il vivait. Au bruit de ma voix, il tourna vers moi sa petite tête chauve, me regarda de son oeil rond, terne et triste, et rentra dans son immobilité. L’inspection attentive de ces vestiges m’avait démontré qu’ils appartenaient à un perroquet.

« Parle-t-il ? demandai-je à l’aînée des demoiselles Ullique, qui comprenait un peu l’anglais.

— Non, madame, il n’a jamais fait entendre aucun son depuis dix ans ; seulement il fait un petit bruit souvent en éternuant.

— Et comment vit-il ?

— Il mange peu et dort presque toujours ; il ne s’éveille tout à fait que lorsque le soleil brille.

— Le soleil brille donc de temps en temps à Havesund ?

— Ah ! madame, cinq ou six fois par an tout au plus !… »

Du haut des rochers d’Havesund on aperçoit à peu de distance, à la pointe de l’ile Mageroë, une énorme masse de rochers ayant quelque ressemblance avec une tour carrée, colossale, demi-ruinée : c’est le cap Nord.

Je voyais donc enfin se dresser près de moi la grande forteresse de la terre qui depuis tant de siècles défend l’Europe des empiétements de l’Océan furieux. On s’aperçoit que la victoire persistante du géant de granit n’a pas toujours été facile ; ses larges flancs sont sillonnés de crevasses profondes ; ses gigantesques assises sont ébranlées et écornées ; çà et là, on distingue quelque échancrure : c’est l’endroit où une vague a enlevé un bloc de pierre. Je voyais donc enfin ce célèbre cap du Nord, atteint par un si petit nombre de voyageurs ; je le voyais sous un ciel pur, lorsque les flots verts de l’Océan calmé jetaient à peine quelques broderies d’écume blanche sur ses piliers massifs ; je le voyais sous son aspect paisible, éclairé par la magie d’un beau jour, et j’étais émue. Que doit-ce être l’hiver, lorsque l’Océan gonflé de tempêtes précipite ses montagnes liquides sur la montagne solide ; lorsque les masses de glaces se brisent avec fracas contre les arêtes de granit, alors que les ouragans déchaînés mêlent leurs grondements à ces tonnerres, et que la lueur vague et pâlissante de l’aurore boréale projette ses rayons blafards sur cette lutte éternelle et terrible ? Oh ! ce doit être un spectacle à épouvanter le regard humain !

J’aurais vivement désiré faire l’ascension du cap Nord, fouler pour la première fois d’un pied féminin la plate-forme qui le termine, et cueillir un de ces jolis myosotis bleus qu’on recueille, m’a-t-on dit, sur l’une de ses pentes inférieures ; douces fleurs d’azur poussant près des abîmes, comme ces pensées d’espérance qui surgissent au milieu des tourmentes du désespoir. Mais mon désir était irréalisable ; on s’était déjà arrêté trop longtemps ; les heures du bateau à vapeur étaient comptées ; le capitaine insista pour retourner à Hammerfest. On prit congé de l’hospitalier M. Ullique et de sa gracieuse famille ; d’innombrables hourras norwégiens nous saluèrent au départ, et leur bruyant enthousiasme dut surprendre les échos solitaires des rochers du cap Nord. La traversée du retour fut charmante ; le temps, quoique froid, était admirable ; la mer ressemblait à un miroir d’émeraude ; à de grandes profondeurs, on voyait des poissons nager, jouer et se poursuivre ; le ciel bleu pâle, fouetté de petites nuées blanches, éclairé par le jour mystérieux des nuits polaires, avait des miroitements et des glacis de soie, et lorsque, vaincue par la fatigue de cette active journée, je m’endormis dans une petite chaloupe posée sur le pont, je ne savais plus si c’était le ciel qui ressemblait à de la moire, ou si mon ciel de lit était taillé dans un morceau du firmament.

Le lendemain de mon retour à Hammerfest, je m’embarquai pour le Spitzberg.



  1. Monnaie norwégienne valant à peu près cinq francs quinze centimes de France.