Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre XVI

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LETTRE XVI


Harmonie. — Froid intense. — Un soleil de pourpre. — Une mauvaise plaisanterie. — Voyage périlleux. — Mes paupières gèlent. — Longmount. — La prairie sans sentier. — Les misères de la vie d’émigrant. — Un conseil de trappeur. — La petite Thompson. — Evans et Jim.


Chez le DrHughes. Lower Canyon, Colorado,4 décembre


Me voici de nouveau dans une société élégante et cultivée ; autour de moi, des voix harmonieuses et de chers enfants doux et affectueux, dont les manières attrayantes font de cette cabin un véritable intérieur anglais. Oh ! Angleterre, avec tous tes défauts, je t’aime toujours ! » et je puis dire en toute vérité :

« Partout où je porte mes pas, quels que soient les royaumes aperçus, mon cœur, fidèle à ses promesses, se tourne tendrement vers toi. »

Si ce cœur s’est un peu égaré dans les îles Sandwich, il revient maintenant à son pôle. L’un des avantages des voyages est que, s’ils détruisent beaucoup de préjugés contre les étrangers et leurs coutumes, ils vous apprennent à apprécier davantage tout ce qu’a de bon le foyer et, par-dessus tout, le calme et la pureté de la vie domestique en Angleterre. Ces réflexions sont imposées à mon esprit par les douces voix des enfants qui m’entourent, par les attentions et la tendresse exquises qui sont l’atmosphère (atmosphère de serre chaude, devrais-je dire) de cette maison. Et qui donc pourrait songer à se plaindre d’une telle atmosphère, si, dans cette vie pauvre et dure, près de montagnes glacées et nues, elle peut faire s’épanouir une fleur du paradis, aussi sacrée que celle de l’humaine tendresse ?

Le mercure est à 11° au-dessous de zéro, et je suis obligée de laisser mon encre sur le poêle, pour l’empêcher de geler. Le froid est intense, clair, brillant, stimulant ; si sec que, même dans mon costume de flanelle usé, je n’en souffre pas. Il faut maintenant que je vous raconte des riens qui, pour moi, ont tous de l’intérêt. Mardi, nous nous sommes levés avant le jour, et avons déjeuné à sept heures. Il y avait quelque temps que je n’avais vu l’aurore aux feux couleur d’ambre d’abord, puis d’écarlate, et les pics neigeux rougir l’un après l’autre, et cela me parut être un miracle nouveau. Le vent étant de l’ouest, nous pensions, tous que cela promettait du beau temps. Je ne pris avec moi que peu de bagages des raisins secs, le sac aux dépêches, et une couverture sous ma selle. Je n’étais point encore sortie du Parc au lever du soleil ; c’était splendide ! À une hauteur de 9, 000  pieds, dominant les abîmes pourprés du Mc. Ginn’s Gulch, j’embrassais du regard, à 1, 500  pieds plus bas, et tout ensoleillé, baigné dans une brume rougeâtre, le Parc avec ses pics de perle découpés en aiguilles et encadré par les flancs des montagnes noires de pins. Ô mon unique, splendide et solitaire demeure des montagnes ! Un soleil de pourpre se levait devant moi. Si j’avais su ce qui le revêtait ainsi de cette pourpre, je ne serais certainement pas allée plus loin. Des nuages, des vapeurs matinales, pensai-je, s’élevèrent alors teintés de rose, laissant voir le disque du soleil aussi rouge que l’un des bocaux d’une devanture de pharmacien ; à peine avait-on pu entrevoir leur roi, qu’ils redescendirent en brume épaisse. Le vent changea, et le brouillard commença à geler ferme ; Birdie et moi ne fûmes bientôt qu’une masse de glaçons minces ; c’était un vrai brouillard de l’est. Je galopai espérant en sortir, incapable de voir à un yard devant moi, mais il s’épaississait, et je fus obligée d’aller au petit trot.

J’étais à environ quatre milles de la cabin, lorsqu’une figure humaine, gigantesque comme le spectre du Brocken, avec de longs cheveux blancs comme la neige, parut à mes côtés. Au même instant, la lueur d’un coup de pistolet passa près de mon oreille, et je reconnus Mountain Jim. Il était gelé de la tête aux pieds, et avec ses cheveux de neige, il avait l’air d’avoir un siècle. C’était certainement une mauvaise plaisanterie de desperado, et il fallait l’accepter comme telle, quoique j’eusse sujet d’être mécontente. Il se mit à tempêter et à gronder ; m’arracha de dessus mon cheval, car le froid m’avait engourdi les pieds et les mains ; prit la bride, et s’éloigna d’une allure si rapide, que je fus obligée de courir pour ne pas le perdre de vue dans l’obscurité, car nous étions loin de la route, dans un fourré de broussailles qui avaient l’air de coraux blancs. Je ne savais où nous étions, quand nous sommes arrivés tout d’un coup près de sa cabin et du cher vieux Ring, blanc comme tout le reste. Le bandit insista pour me faire entrer, me fit un bon feu, du café, tout en ne décolérant pas. Il me dit tout au monde pour m’empêcher de continuer ma route, excepte que c’était dangereux. Tout ce qu’il m’avait dit est arrivé, et je suis ici à l’abri ! — Le désir d’avoir vos lettres l’emportant, je me décidai à repartir. Il s’écria alors : « J’ai vu bien des gens insensés, mais jamais personne qui le fût autant que vous. Vous n’avez pas un grain de bon sens : moi qui suis un vieux montagnard, je ne voudrais pas descendre aux plaines aujourd’hui. » Je lui répondis qu’il ne le pouvait pas, bien qu’il en eût très-grande envie, attendu que tous ses chevaux étaient détachés. Là-dessus, il se mit à rire de bon cœur, et plus encore quand je lui racontai les histoires de Lyman ; de sorte que je me demande si beaucoup des sombres accès que j’ai vus dernièrement n’étaient pas feints.

Il me reconduisit au chemin, et l’entrevue, qui avait commencé par un coup de pistolet, finit très-agréablement. C’était un voyage étrange, inoubliable, quoique sans danger. Je ne reconnaissais rien. Chaque arbre était argenté, et les touffes d’aiguilles des sapins semblaient être des chrysanthèmes blancs. Dans les ravins, il y avait un pied de neige, dont la surface dure et unie portait les marques de pattes d’oiseaux et de bêtes innombrables. Des ponts de neige s’étaient formés au-dessus de toutes les rivières, que je traversai sans m’en apercevoir. Les ravins avaient l’air d’abîmes sans fond d’où sortaient des nuages, et les sommets hérissés des montagnes, entrevus un instant à travers les tourbillons, disparurent rapidement. Tout semblait immense et sans limites. C’est alors qu’une forme énorme, semblable à l’une des illustrations fantastiques de Doré, s’avança vers moi, dans une éclaircie momentanée du brouillard, avec un grand souffle d’ailes. Tandis qu’elle passait au-dessus et tout près de ma tête, avec un bruissement étrange, je vis pour la première fois le grand aigle des montagnes portant un animal dans ses serres. C’était une belle apparition. J’eus à franchir ensuite dix milles de gouffres métamorphosés : silencieux, effroyables ; beaucoup de ponts de glace ; puis, une bruine glacée se mit à tomber, et le vent tourna de l’est au nord-est. Birdie était couverte de ravissants glaçons ; sa longue crinière et les beaux crins qui lui couvrent le poitrail étaient d’un blanc pur. Je m’aperçus qu’il ne fallait pas traverser les montagnes à cet endroit par un chemin inconnu, et je pris la vieille route de la Saint-Vrain, où je n’avais jamais passé auparavant, mais que je savais être mieux tracée que la nouvelle. Le brouillard devenait plus épais et plus sombre, il faisait plus froid, et la violence du vent augmentait ; les monceaux de neige s’épaississaient, mais Birdie, qui m’avait portée pendant six cents milles avec tant de perspicacité et qui montre sa valeur dans toutes les difficultés, ne fléchit point, ne fit pas un faux pas et ne me donna pas de regretter d’être partie. J’arrivai bien à temps au canyon de la Saint-Vrain, et m’arrêtai dans une maison, à treize milles de Longmount, pour demander de l’avoine. J’étais blanche de la tête aux pieds, et mes vêtements étaient raidis par la glace. Les femmes m’ont fait l’invitation habituelle « Mettez vos pieds dans le four. » Mes vêtements furent dégelés, séchés, et je fis un repas délicieux, consistant en un bol de crème avec du pain. On me dit que, l’ouragan venant de l’est, le temps serait pire encore dans les plaines, mais que, puisque j’avais une si grande habitude du cheval, je pouvais continuer. Je partis donc à deux heures et demie. Je rencontrai Edwards à une petite distance ; il montait enfin à Estes-Park. Peu après, la tempête de neige commença sérieusement, ou plutôt je pénétrai dans celle qui, depuis plusieurs heures, soufflait à cet endroit. Cependant, j’avais atteint la prairie, je n’étais qu’à huit milles de Longmount et poussai en avant. C’était tout bonnement effrayant. La neige tombait si épaisse, qu’il n’y avait qu’un demi-jour ; un vent d’est furieux, chargé de glaçons durs et menus, me frappait au visage, le faisant littéralement saigner, et, de tous côtés, je ne pouvais voir qu’à une très-courte distance. Les amas de neige avaient souvent une profondeur de deux pieds, et je ne pouvais que de temps à autre jeter un regard à travers le tourbillon, pour m’assurer si j’étais dans le chemin que m’indiquait l’absence, au-dessus de la neige, des tournesols desséchés. Mais en atteignant un lieu sauvage, je perdis ma route et continuai au petit galop, comptant sur la sagacité du pony. Cette fois, elle lui fit défaut, car il me conduisit sur un lac dont la glace se brisa, et nous tombâmes dans l’eau, à cent yards de la terre. Il fut affreusement difficile de revenir. Cela devint pire encore. Je m’étais enveloppé le visage, mais la neige dure et piquante me frappait les yeux (seule partie exposée), les remplissait de larmes qui gelèrent et me fermèrent subitement les paupières. Vous ne pouvez imaginer ce que c’était ! J’avais enlevé un de mes gants pour m’ouvrir un œil, car la tempête battait contre l’autre avec tant de fureur, que je le laissai geler et tirai dessus le double morceau de flanelle qui me protégeait la figure. C’est à peine si je pouvais tenir ma paupière ouverte en enlevant constamment la glace avec mes doigts engourdis, et pendant ce temps le revers de ma main gela légèrement. C’était vraiment effroyable. Je me disais souvent : « Supposons que j’aille au sud au lieu d’aller à l’est ? Supposons que Birdie faiblisse ? qu’il fasse tout à fait nuit ? » — J’étais assez montagnarde pour secouer ces frayeurs et garder mon courage, mais je savais que beaucoup de malheureux avaient péri dans la prairie par des tempêtes pareilles. Je calculai que si, dans une demi-heure, je n’avais pas atteint Longmount, il ferait complétement nuit, et que je serais si gelée ou paralysée par le froid, que je finirais par tomber. Moins d’un quart d’heure après m’être demandé combien de temps je pouvais tenir encore, je vis près de moi, à ma grande surprise, à demi-cachées dans la neige, les maisons éparses et les lumières bénies de Longmount ; sa grande route silencieuse, triste et sans vie, était la bienvenue. Lorsque j’arrivai à l’hôtel, j’étais si engourdie que je ne pouvais descendre ; le digne hôte me prit et me porta dans la maison. N’attendant pas de voyageurs, ils n’avaient fait de feu que dans le bar-room, de sorte qu’ils me mirent près du poêle dans leur propre chambre, me firent boire chaud et me donnèrent une quantité de couvertures ; au bout d’une demi-heure, j’étais tout à fait remise et prête à faire un repas féroce. Au moment où j’arrivai, l’hôte disait à sa femme : « S’il y a cette nuit un voyageur dans les plaines, que Dieu vienne à son secours ! »

Je trouvai là Evans retenu par la tempête. Mes affaires d’argent étaient réglées à son honneur, dans ce moment difficile. Après le sommeil profond et rafraîchissant dont on dort dans ce splendide climat, j’étais prête à partir de bonne heure ; mais, avertie par l’expérience d’hier, j’ai attendu jusqu’à midi, afin d’être sûre du temps. L’air était d’une clarté intense, et le mercure marquait 17° au-dessous de zéro ! La neige étincelait et craquait sous les pieds ; c’était superbe ! Dans ce pays, si l’on ne sort que pour peu de temps, on ne sent pas le froid, même sans chapeau et sans vêtements de surcroît. J’achetai cependant un cardigan et des chaussettes très-épaisses, et me procurai de solides raquettes pour les pieds de derrière de Birdie. Je causai agréablement avec quelques amis anglais, fis des commissions pour les hommes du Parc, et je me demandais si je n’attendrais pas qu’un convoi de marchandises eût frayé la route ; mais, définitivement encouragée par les bonnes nouvelles que j’avais reçues de vous, je quittai Longmount seule et pour la dernière fois.

Alors que j’y arrivais par une journée brûlante, avec M. et Mr Hughes, je ne pensais guère aux splendeurs qui m’attendaient et au bon temps que j’allais passer. Maintenant, j’y suis chez moi ; tout le monde ici, et le long du canyon de Saint-Vrain, m’appelle amicalement par mon nom ; les journaux, avec leurs insupportables personnalités, ont rendu mes exploits d’écuyère et moi-même si célèbres, que les voyageurs me parlent poliment lorsqu’ils me rencontrent dans la prairie, désirant sans doute voir quelle sorte de monstre je suis. Excepté ce coup de pistolet insensé, je n’ai trouvé partout que politesse de manières et de langage. Il faisait un temps d’une beauté glaciale ; le ciel était d’un bleu vif si brillant, la neige si épaisse et si unie, qu’après quelques milles je laissai la route et, me dirigeant vers le Storm-Peak, je fis soixante milles dans la prairie, sans chemin tracé, sans voir âme qui vive, solitude effroyable, même par un soleil brillant. Le froid, toujours très-grand, devint atroce. La partie de ma main gelée la veille le fut encore davantage, lorsque je l’exposai à l’air pour raccommoder mon étrier ; quand le soleil disparut derrière la montagne dans une indescriptible beauté et alors que le ciel se colorait d’un tumulte de nuances, je mis pied à terre, marchai pendant les quatre derniers milles, et j’entrai furtivement ici, aux lueurs d’un crépuscule coloré, sans que personne m’eût vue.

L’existence dont je vous ai parlé précédemment n’est guère moins sévère aujourd’hui, bien qu’elle soit allégée par l’espoir d’un changement, et la rigueur du temps amène des difficultés spéciales. Il a fallu mettre le poêle dans le parloir ; les enfants ne peuvent sortir, et quelque bons et charmants qu’ils soient, il est dur pour eux d’être enfermés toute la journée avec quatre grandes personnes. Il est plus pénible que vous ne pouvez le penser, pour une femme d’une santé précaire, d’être obligée, avant chaque repas, de faire dégeler les œufs, le beurre, le lait, les conserves et les pickles. À moins de les laisser sur le poêle, il n’y a pas dans la chambre d’endroit où ils ne gèlent. Ces Foot-Hills sont dépourvues d’intérêt. Je soupire après les vents impétueux, les pics amoncelés, les grands pins, les bruits sauvages de la nuit ; après la poésie et la prose de la vie joyeuse et libre de mon aire sans rivale. Je ne puis croire que la rivière glacée, près de cette maison, soit la même qui étincelle dans Estes-Park, la même que j’ai vue prendre naissance dans les neiges, sur le pic de Long.

Estes-Park, 7 décembre.

Hier matin le mercure a disparu, de sorte qu’il y avait au moins 20° au-dessous de zéro. Le froid m’a empêchée de dormir pendant toute la nuit, mais l’effet du climat est si merveilleux, que lorsque je me suis levée à cinq heures et demie, afin de réveiller la maison pour mon départ matinal, j’étais tout à fait reposée. Nous avons déjeuné avec du buffalo, et je suis partie à huit heures pour faire quarante-cinq milles avant la nuit. Le docteur Hughes et un gentleman qui se trouvait là m’accompagnèrent pendant les quinze premiers milles. Cette course en compagnie d’autres cavaliers, dans un air enivrant, avec un soleil indescriptible, m’a fait plaisir. La neige fine s’échappait en poussière sous les pieds des chevaux. Je fus bien vite réchauffée. Nous nous sommes arrêtés pour manger au rancho d’un vieux trappeur qui m’amusa, car il semblait croire qu’Estes-Park était presque inaccessible en hiver. La distance, suivant lui, était plus considérable qu’on ne me l’avait dit ; et il ajoutait que je ne pouvais arriver avant onze heures du soir, et que je n’arriverais pas du tout s’il y avait beaucoup de neige. Je demandai aux gentlemen de venir avec moi jusqu’à la porte du Diable, mais leurs chevaux étaient trop fatigués ; quand le trappeur entendit cela, il s’écria avec indignation : « Quoi ! cette femme va aller seule dans les montagnes ; si elle ne s’égare pas, elle mourra de froid. » Lorsque je lui racontai que j’avais fait la route pendant la tempête de mardi, et six cents milles toute seule dans les montagnes, il me traita avec beaucoup de respect, comme si j’eusse été un compagnon montagnard, et me donna des allumettes, en disant : « Dans tous les cas, vous serez obligée de camper ; il vaut mieux faire du feu que de mourir de froid. » L’idée de passer la nuit dans la forêt, seule auprès du feu, me parut tout à fait grotesque.

Nous ne sommes repartis qu’à une heure, et les deux gentlemen m’ont accompagnée pendant les deux premiers milles. Sur le chemin, il fallait traverser dix-huit fois la petite Thompson, qui à cet endroit est une grande rivière. On avait halé des bois en travers en cassant la glace, qui, tour à tour brisée et regelée, était épaisse par places, mince dans d’autres, si bien qu’il y avait des passages que je trouvais moi-même mauvais ; la glace se rompait sous notre poids, et les chevaux avaient beaucoup de peine à remonter. L’un de mes compagnons, bien que gentleman accompli, n’était pas bon cavalier, et se trouva une ou deux fois dans une situation risible, hésitant sur les bords, l’air inquiet, et n’osant éperonner son cheval sur la glace. Après qu’ils m’eurent quittée, je passai encore huit fois la rivière, puis je fis six milles avant d’arriver à la vieille route. Quoiqu’il y eût des tas de neige atteignant la hauteur de ma selle et que personne n’eut frayé de sentier, Birdie déploya tant de courage, qu’au lieu de passer la nuit près d’un feu de camp, ou de ne point arriver avant minuit, je me trouvai à la cabin de M. Nugent, une heure seulement après que l’obscurité eût commencé. Je mourais de froid et mon pony était si fatigué, qu’il pouvait à peine mettre un pied devant l’autre. En réalité, j’avais marché pendant les trois derniers milles. Je vis de la lumière à travers les fentes, mais entendant à l’intérieur une conversation animée, j’allais m’éloigner, quand Ring aboya, et son maître se montrant à la porte, je m’aperçus que le solitaire parlait à son chien. Il s’attendait à me voir, et avait préparé du café et un grand feu, tous deux fort agréables. Je fus aussi très-contente d’avoir les dernières nouvelles du Parc. Evans lui avait avoué, me dit-il, qu’il serait très-difficile à l’un d’eux de me conduire aux plaines, mais lui, Jim, irait ; c’est pour moi un grand soulagement. Suivant le proverbe écossais : « Mieux vaut un doigt coupé qu’un doigt pendant », et puisque je ne puis vivre ici (car vous n’aimeriez ni la vie qu’on y mène, ni le climat), le plus tôt que je partirai sera le mieux.

Ma course solitaire jusque chez Evans avait quelque chose de fantastique. Il faisait très-sombre et les bruits étaient étranges. Le jeune Lyman se précipita pour prendre mon cheval, et lorsque j’entrai, la lumière et la chaleur me parurent délicieuses, mais il y avait de la roideur dans le nouveau régime. Quoique écrasé sous les difficultés, Evans a meilleur cœur et est plus généreux que jamais. Mais Edwards, qui a pris la direction de la maison, est prudent, sinon parcimonieux ; il trouve que nous avons dépensé les provisions avec insouciance, et il est pénible de constater que nous sommes rationnés pour le lait et autre chose. Evans a ramené avec lui un jeune homme qui a été dans les gardes. Il fonde sur lui de grandes espérances qui, sans doute, seront déçues. Hier, dans l’après-midi, se présenta un gentleman que je croyais être un nouvel arrivant ; il était d’une beauté frappante, bien mis, et paraissait avoir à peine quarante ans ; de nombreuses boucles dorées tombaient sur son cou. Il entra, et ce ne fut qu’après l’avoir regardé avec attention une seconde fois que je reconnus dans notre visiteur le célèbre desperado. Evans le pressa poliment de rester dîner avec nous. M. Nugent déploya un remarquable talent de conversation avec l’étranger, homme instruit et ayant beaucoup vu, et quoiqu’il vive et mange comme un sauvage, ses manières et la façon dont il se tient à table étaient aussi raffinées que possible. Je remarque qu’Evans n’est jamais tout à fait lui-même ni parfaitement à son aise quand il est là, et que Jim affecte une espèce de cordialité ; je crains que, des deux côtés, cela n’indique une haine cachée. Après le dîner, j’étais dans la cuisine occupée à faire des puddings, le jeune Lyman, comme d’habitude, mangeait les restes, Jim chantait l’une des mélodies de Moore, et les autres étaient dans la salle, quand Kavan et Buchan arrivèrent de leur crique, pour me faire leurs adieux. Ils me dirent que la maison était toute changée maintenant, et me rappelèrent le bon temps que nous avions passé pendant trois semaines.

Lyman ayant perdu la vache, nous n’avons pas de lait, personne ne fait de pain. On fait sécher la venaison par morceaux, et la préparation des repas, qui pour nous était un plaisir, n’est plus qu’un monde de tracas et de difficultés. Après le thé, Evans m’a raconté tous ses tourments et ses ennuis. C’est un être sans méfiance, bon et généreux. Il a grand cœur, mais je sens avec tristesse que l’avenir d’un homme dont les principes ne sont pas plus solides doit être pour le moins très-incertain.