Voyage dans l’île de Bornéo/01

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VOYAGES DANS L’ÎLE DE BORNÉO.

1847-1852


L’ÎLE DE BORNÉO.

Situation. — Étendue. — Population. — Faune. — Aspect des côtes. — Plateaux intérieurs. — Rivières. — Divisions administratives. — Le fleuve et la ville de Banjermasing.

L’île de Bornéo, située entre le septième degré de latitude nord et le quatrième degré vingt minutes de latitude sud, est partagée par l’équateur en deux parties d’inégale étendue, et dont la section septentrionale est la plus grande. C’est l’île la plus vaste du globe après ce monde nouveau, entouré de tous côtes par la mer, qu’on nomme Australie ou Nouvelle-Hollande. Les archipels nombreux qu’on peut considérer comme des dépendances de l’île, occupent avec elle plus de onze degrés de longitude sur environ dix de latitude.

La superficie seule de la grande terre mesure cinquante-huit degrés carrés, c’est-à-dire quatorze degrés de plus que le sol de la France actuelle, et neuf degrés de plus que Madagascar. L’île de Sicile tiendrait près de vingt-neuf fois sur cet aréa, qui équivaut en d’autres termes à près de soixante-dix millions d’hectares.

Un chiffre de l’administration hollandaise, établi très-vaguement, porte le nombre présumé de tous les habitants de Bornéo, non compris celui des îles du groupe géographique, à trois millions ; mais ce chiffre paraît exagéré ; il est certain que les parties de l’intèrieur sur lesquelles on a pu obtenir des renseignements, sont très-peu peuplées, relativement surtout à l’étendue considérable de districts qui ne comptent qu’un petit nombre de hordes établies le long des rivières. Quelques parties basses, exposées aux débordements des fleuves et des grands lacs de l’intérieur, sont complétement désertes. Le pays, le long des côtes, est généralement bas et de formation alluviale. L’immense étendue des deltas boisés et les débordements des principaux fleuves, rayonnant du centre du pays dans toutes les directions de son pourtour, ne permettent d’habiter une grande partie du littoral que pendant quelques époques de l’année et seulement lorsque les eaux sont rentrées dans leurs lits ; ces régions sont alors parcourues temporairement par quelques hordes nomades qui, la saison des pluies revenue, les abandonnent aux bandes innombrables d’orangs-outangs et des singes du genre semnopithèque.

Orang-Outang de Bornéo (simia satyrus). — Dessin de Rouyer d’après un sujet du Muséum d’histoire naturelle.

Dans ces retraites inaccessibles, au sol détrempé et mouvant, à la végétation noyée et dont les sommets touffus interceptent les rayons du soleil, vivent les premiers de ces animaux, qui parcourent lentement le dôme aérien de ces forêts aquatiques, où la nature mûrit pour eux des fruits abondants. À terre, ces grands quadrumanes sont mal doués pour la défense ou la retraite, tandis qu’ils développent des facultés supérieures de locomotion aux sommets des grands arbres et aux cimes réunies en masses de verdure, dans lesquelles ils vont, viennent, bondissent et franchissent en un clin d’œil d’énormes distances.

Au-dessous d’eux vivent deux variétés de semnopithèques, le nasique et le huppé. Ils abondent surtout à la lisière des forêts, le long des fleuves, des lacs, des rivages même de la mer, ou ils se cachent dans les plus basses bifurcations des grands arbres ou dans les fourrés de rotins et de mangliers. C’est là du moins qu’ils apparurent en grand nombre aux marins de Dumont d’Urville, chaque fois que, dans son dernier voyage autour du monde, cet illustre navigateur tenta d’atterrir aux rivages de Bornéo.

« La terre qui était devant nous, dit l’un de ces voyageurs, paraissait formée d’une grande quantité de petites îles, séparées par de nombreux canaux. D’un autre côté, l’eau, qui était fortement colorée, n’était plus que légèrement saumâtre ; nous nous trouvions sans aucun doute devant l’embouchure de quelque rivière considérable, à en juger par la quantité d’eau douce qu’elle apportait à la mer. Dès lors nous supposâmes avec raison que le banc que nous longions était la barre de la rivière, et que, lorsque nous arriverions vis-à-vis de l’embouchure principale, nous trouverions la possibilité de franchir cet obstacle. Nous arrivâmes bientôt, en effet, par le travers d’un canal beaucoup plus large que tous les autres, et au milieu duquel nous aperçûmes un petit îlot. Nous reconnûmes alors devant nous une coupure, couverte de trois pieds d’eau seulement. C’était justement ce qu’il fallait à nos embarcations pour leur permettre de flotter en se rapprochant du rivage. Une fois engagés dans le chenal, nous eûmes à chercher longtemps encore avant de pouvoir franchir la barre ; enfin la sonde nous indiqua de nouveau trois brasses de fond ; nous étions dans le lit de la rivière ; en quelques coups d’aviron nous allions toucher au rivage. Il était alors trois heures de l’après-midi. Il nous avait fallu sept heures pour parcourir les mille circuits formés par les eaux courantes de la rivière sur le banc d’alluvions qui barre son embouchure et qui, suivant toute probabilité, ne tardera pas à être envahi par les palétuviers.

« En nous approchant de la côte, les matelots, placés sur l’avant des embarcations, nous annoncèrent que le rivage était garni de sauvages qui paraissaient nous considérer avec beaucoup d’attention. Cette nouvelle nous fit prendre toutes les précautions commandées par la prudence en pareille circonstance : toutes nos armes furent chargées ; les espingoles, qui garnissaient les plats-bords, se dépouillèrent de leurs enveloppes de toile peinte, et, enfin, les fusils furent placés de manière à pouvoir être saisis à la première alarme. Les naturels de Bornéo passent, en effet, pour être fort méchants, et le détroit de Macassar est, dit-on, très-fréquenté par les pirates qui habitent les côtes de Célèbes et de Bornéo. Tous nos préparatifs de bataille étaient terminés, lorsque nos marins nous annoncèrent que ces êtres vivants, qui garnissaient la côte et qu’ils prenaient toujours pour des individus de l’espèce humaine, étaient munis de grandes et belles queues, ce qui leur donnait une tournure des plus comiques. Cette nouvelle annonce de nos matelots nous fit beaucoup rire ; elle nous rappelait, en effet, la fameuse histoire que l’on nous avait souvent racontée, sans jamais nous convaincre, que Bornéo était la patrie d’une race d’hommes toute particulière, jouissant du bénéfice de porter une queue, et sur laquelle on disait les plus jolies choses du monde. Notre hilarité s’étant calmée à la fin, nous dirigeâmes nos longues-vues du côté de la terre, et nous reconnûmes qu’elle était couverte par une troupe de beaux singes qui paraissaient très-émus de l’arrivée de nos embarcations. Nous approchions rapidement, en effet, et bientôt nos canots vinrent parallèlement l’un à l’autre, et dans un ordre de bataille admirable, s’échouer simultanément dans les vases de la plage. Mais déjà le rivage était désert ; les singes s’étaient réfugiés dans les arbres dont ils occupaient les parties le plus élevées (ce qui n’est pas peu dire), et du haut de ces citadelles naturelles où ces malheureux se croyaient en sûreté, ils nous adressaient les plus laides grimaces qu’on puisse imaginer.

« Le rivage sur lequel nous venions d’accoster était entièrement formé par une vase molle et puante, que les eaux recouvrent probablement à chaque marée haute, ou, tout au moins, pendant les grandes crues du fleuve et les marées des syzygies. Les premiers d’entre nous qui voulurent débarquer s’y enfoncèrent presque jusqu’à la ceinture ; la vase, constamment délayée sur ses bords par les eaux de la rivière, devenait un peu plus ferme dans l’intérieur ; mais le sol sur lequel les palétuviers avaient pris racine était encore tellement humide, que nous y enfoncions toujours jusqu’aux genoux ; il était impossible de rester en place, car alors la vase détrempée cédait constamment sous notre poids, et au bout de fort peu de temps il devenait tout à fait impossible de se dégager de ce ciment qui nous liait les pieds.

« Autant que la vue pouvait s’étendre autour de nous, la terre présentait le même aspect. Je reconnus bien vite qu’il me serait impossible de tenter aucune observation de physique. À part les grands arbres qui avaient pris racine dans ce terrain boueux, le sol était entièrement dénudé ; les naturalistes ne pouvaient le parcourir, et c’était pour eux le supplice de Tantale, car, outre les singes, on apercevait dans les arbres quelques oiseaux, et nos hommes avaient déjà vu plusieurs serpents se glisser dans ces marécages. Du reste, le jour baissait rapidement, et les exhalaisons fétides de la plage auraient pu être funestes à nos équipages et faire naître des fièvres pernicieuses. Aussi nous y séjournâmes peu de temps, mais les deux heures que nous passâmes à terre furent employées à faire une guerre active aux malheureux singes, les seuls habitants probables de cette forêt aquatique[1]. »

Tel est, à peu d’exceptions, l’aspect des rivages de Bornéo, surtout à l’embouchure de chacun des cours d’eau que les montagnes du centre de l’île envoient à l’Océan.

Si peu agglomérée que soit sur la vaste surface de Bornéo la population humaine, elle s’y divise pourtant. en trois éléments distincts et hostiles les uns aux autres : — les Dayaks, premiers occupants du sol, où ils sont fixés de date immémoriale et sur lequel nous les étudierons particulièrement ; — les Malais, peuple navigateur et pirate, venu de Sumatra à la suite de la propagation de l’islam ; — enfin les Chinois, dont des groupes nombreux, que chassent de l’empire du Milieu la misère et les guerres civiles, sont attirés journellement à Bornéo par l’appât que leur offre l’exploitation de son sol vierge ; ils ont déjà fondé sur plusieurs points de la côte occidentale des colonies agricoles et industrielles, où les deux autres races pourraient puiser, sinon de bien hautes leçons de moralité, du moins des exemples d’ordre et de travail. Le témoin déjà cité nous donne les détails suivants sur la nature des établissements fondés à Bornéo par les fils du Céleste Empire :

« …Une colline dominant le cours du Sambas était couverte de grands arbres entremêlés de lianes, de broussailles et d’arbustes pressés et confondus ; ce fut au milieu de ce lacis inextricable que notre guide malais entreprit de nous frayer un chemin. Il écartait les branches, se baissait, rampait avec une agilité surprenante : nous avions beaucoup de peine à le suivre. Après un quart d’heure de cette marche fatigante, nous arrivâmes au sommet, harassés et accablés par une chaleur brûlante ; mais nous fûmes bien dédommagés par le panorama qui s’offrit a nos yeux.

« À nos pieds s’étendait la forêt sombre et impénétrable ; au delà, à deux lieues environ, elle s’interrompait tout à coup ; un charmant paysage lui succédait : c’étaient de riants villages, de jolies habitations éparses au milieu d’une verte campagne et entourées de cultures régulières. On eût pu se croire transporté sur quelque point de la France !

« Notre admiration égalait notre surprise. Certes nous étions loin de nous attendre à un si grand contraste, à trouver la civilisation au milieu d’un pays sauvage, des cultures admirables entourées de forêts vierges. Nous éprouvions un immense désir d’aller jusque-là, de visiter ce coin de terre si riant, cette oasis qui nous apparaissait comme un effet de mirage, ou un tableau magique. Mais hélas ! déjà l’heure nous rappelait à bord de nos navires. Notre guide nous fit comprendre que ces villages étaient une colonie récente fondée par les Chinois[2]. »

Quant aux Malais, ils n’exploitent la terre de Bornéo, où ils dominaient en conquérants avant l’arrivée des Européens, qu’avec le kriss ou le poignard. Ils considèrent comme une honte l’exercice d’un trafic honnête et ne connaissent d’autre occupation que celle d’errer sur les eaux et de s’y livrer à leur goût dominant, la rapine et la piraterie. Tant qu’ils y trouveront quelques moyens d’existence, il n’y aura pour ces contrées aucun espoir de réforme sociale, aucune chance de les entraîner eux-mêmes sur la pente de la civilisation européenne et d’améliorer le sort pitoyable des aborigènes qu’ils pillent et oppriment.

Lorsque règne la mousson de la belle saison, on ne trouve guère ces forbans à terre, à moins qu’ils ne s’y tiennent en embuscade pour dévaliser quelque tribu dayake ou pour tomber à l’improviste sur des bâtiments caboteurs de commerce. Pendant que les hommes sont ainsi occupés à épier leur proie, les femmes, les enfants, les vieillards habitent de petites embarcations tapies sous les mangliers qui masquent l’embouchure des rivières. Ils y sont sous la garde d’un bâtiment armé qui les protége en cas d’attaque, ou les avertit du danger lorsque des bâtiments de guerre sont en vue. Presque tous les chefs de ces pirates appartiennent aux familles princières du pays et la plupart des sultans reconnus par les Européens prélèvent une part dans l’odieux butin de leurs grands vassaux.

Bornéo est, on le voit au premier coup d’œil, une terre bien arrosée. Ses trois principaux fleuves prennent naissance non loin les uns des autres, dans une espèce de massif mamelonné, de trois cent cinquante à mille mètres d’élévation, sur lequel s’élèvent des pics isolés, dont vingt à trente atteignent douze cents à deux mille mètres de haut et portent différents noms chez les tribus dayakes du voisinage : Gounoug-oulou-Kapouas, Gounoug-oulou-Koti, Gounoug-oulou-Banjas, c’est-à-dire montagne des sources du Kapouas, — du Koti, — du Banjas.

Il n’y a pas d’île dans l’intérieur de laquelle on puisse pénétrer par de si belles voies fluviales. Nés près du point central de Bornéo, ces trois fleuves s’en éloignent en traçant des vallées dirigées, celle du Kapouas à l’ouest, celle du Banjas au sud, celle du Koti à l’est.

Avec des bassins secondaires qui les séparent, ces trois grandes vallées comprennent à peu près toute la partie de Bornéo, soumise aux prétentions de suzeraineté bien plus qu’au pouvoir effectif des Hollandais. Administrativement elles sont réparties entre les deux résidences de Pontianak et de Banjermasing, où nous allons successivement conduire nos lecteurs.

Le Doeson, Banjas, Banjer ou Barito (car il porte tous ces noms), principal cours d’eau de la résidence de Banjermasing, forme avec ses principaux affluents, descendant tous comme lui du nord au sud, un immense labyrinthe couvert de hautes futaies dont la base, sur une surface de plusieurs centaines de lieues à la ronde, est submergée périodiquement sous quelques pieds d’eau. Les explorations tentées depuis une vingtaine d’années sur ce fleuve ont prouvé que cette partie de l’île n’est en réalité qu’une immense forêt vierge et marécageuse, tellement entrecoupée de fondrières, d’anses, de lacs et de canaux enchevêtrés, que les eaux des grandes crues seules peuvent se frayer des passages à travers « cet inextricable lacis. » Les indigènes, presque toujours errants, se servent, dans leurs expéditions vagabondes, du cours sinueux de ces eaux comme de la seule voie de communication qui puisse exister dans cette contrée où la nature semble encore la même qu’au lendemain de la convulsion de l’écorce terrestre qui souleva les parties basses de Bornéo du fond de l’Océan.

Vue du bourg de Banjermasing. — Dessin de Français d’après Schwaner.

Le bourg de Banjermasing est construit sur un bras du Banjer, à l’entrée de ce delta, et il repose sur pilotis, car le sol environnant est exposé journellement aux inondations du flux de la rivière. Les pilotis sont élevés de trois pieds environ au-dessus du niveau du terrain marécageux ; les maisons communiquent entre elles au moyen d’un plancher tenant lieu de rue ; une grande partie des habitations reposent sur des radeaux, ou raktis ; le côté des maisons faisant face à la rivière sert d’échoppe ; les jours de marché, le fleuve est couvert de petits esquifs, montés par un seul individu colportant les denrées, tandis que les marchandises sont exposées en vente sur les radeaux ; la population y est sans cesse en mouvement sur les eaux, car toutes les communications ont lieu sur la rivière ; les choses nécessaires à la vie s’achètent sur les marchés flottants, et les affaires commerciales se font sur l’élément liquide ; c’est enfin, dans toute l’acception du terme, une ville flottante, ou l’on ne trouve ni voitures ni chevaux ; les seuls animaux qu’on y élève sont des cochons, des chèvres, des oies, des canards et des poules. Les habitations des employés européens, les bâtiments et les forts du gouvernement sont construits partie en pierres, partie en troncs d’arbres ; pour les palissades, dont les fortifications sont entourées, l’on se sert des troncs du palmier nibong ; les toitures des édifices sont couvertes en tuiles, les autres maisons le sont en atap, ou feuilles du palmier nipa. Le fort Tatas comprend l’habitation du résident, les magasins et les casernes ; des fortins sont établis à Marabahan, à Taboeniano et vers la pointe méridionale de Bornéo, où se trouve le fort de Tuyll.

C’est de cette résidence que nous allons nous diriger vers l’intérieur de l’île avec le docteur Schwaner.


  1. Voyage au pôle sud et dans l’Océanie, exécuté pendant les années 1837-1840, sous le commandement de J. Dumont d’Urville (t. VIII, p. 5-9).
  2. Voyage au pôle sud et dans l’Océanie, etc., t. VII, p. 106-107.