Voyage dans l’Asie centrale, de Téhéran à Khiva, Bokhara et Samarkand/03

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Troisième livraison
Traduction par Forgues.
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 66-81).
Troisième livraison


VOYAGE DANS L’ASIE CENTRALE,

DE TÉHÉRAN À KHIVA, BOKHARA ET SAMARKAND,


PAR ARMINIUS VAMBÉRY,
SAVANT HONGROIS DÉGUISÉ EN DERVICHE[1]
1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI

L’ascète-brigand. — Delili-Burun. — Nous traversons l’Étrek. — L’Afghan me dénonce au kervanbashi. — La Fatiha des adieux. — Nous entrons dans le Désert. — Les Takir. — Défense expresse de prendre des notes. — Ruse contre ruse. — Ruines du Korentaghi. — Nouveaux procédés en matière de commerce. — Le Petit-Balkan. — Un proscrit. — La soif et ses tortures. — Sables brûlants. — Le tombeau d’un colosse.

Je renonce à peindre la joie que j’éprouvai le lendemain lorsque, installé en face d’Hadji Bilal dans le kedjeve qui craquait sous moi, je me sentis emporté lentement loin d’Étrek par un chameau dont l’allure faisait songer aux ondulations de la vague marine.

Pour plus de sûreté, notre ami Kulkhan voulut à toute force nous escorter encore ce jour-là ; en effet, nonobstant les quinze ou vingt mousquets dont nous disposions, il était fort possible que nous vinssions à rencontrer des bandits en force supérieure, et s’il en était ainsi, la protection de Kulkhan nous deviendrait très-utile, car il est pour la plupart des voleurs d’Étrek une sorte « de guide spirituel » aveuglément obéi. J’aurais déjà dû noter que notre hôte n’était pas seulement renommé comme « barbe-grise » des Karaktchi, mais encore à titre de sofi (ascète), glorieuse qualification inscrite en toutes lettres sur son cachet et dont il ne se montrait pas médiocrement fier. Je n’ai guère vu l’hypocrisie religieuse mieux symbolisée que par cet austère brigand, lorsqu’il siégeait au milieu des coupes-jarrets, ses disciples : il était éminemment curieux de voir l’auteur de tant de crimes, la source de tant de désastres, leur expliquer gravement les rites relatifs à la « purification des âmes » et les prescriptions en vertu desquelles un bon musulman règle la longueur de sa moustache.

Évitant les marécages que laissent après eux les débordements de l’Étrek, nous cheminions tantôt vers le nord-ouest, tantôt vers le nord-est, dans une région sablonneuse où l’on n’aperçoit qu’un petit nombre de tentes ; à la limite du désert, nous en vîmes environ cent cinquante qu’on nous dit être celles d’un clan Turkoman très-redouté appelé Kem.

À un quart d’heure de là, toujours avançant vers le Nord, nous traversâmes un petit bras de l’Étrek dont les eaux commençaient à prendre un goût très-saumâtre, signe certain que son lit allait bientôt se trouver à sec. Entre cette branche et une autre moins importante encore, que l’on trouve un peu plus loin, se succèdent un fonds de terres salées, puis une belle prairie surchargée de fenouils monstrueux. Nous mîmes une heure entière à la traverser. Le cours d’eau que nous rencontrâmes ensuite était un véritable fossé, très-profond.

Au delà est une sorte de promontoire (Delili-Burun) se détachant en relief sur une longue chaîne d’insignifiantes collines, laquelle se prolonge vers le sud-est. De l’endroit où nous étions arrêtés la vue s’étendait à l’ouest sur la mer Caspienne, sur les montagnes de la Perse, et sur un immense plateau, méridional par rapport à nous, ou nous distinguions, comme autant de taupinières, des tentes diversement groupées. Presque tout le pays d’Étrek et la rivière qui le traverse s’étalaient ainsi à nos pieds, et les endroits où cette rivière sort de son lit nous apparaissaient de loin comme autant de lacs.

Informé que cette station était à l’extrême frontière du grand désert, je voulus profiter de l’occasion que m’offrait le retour de notre escorte, et pendant que mes compagnons faisaient la sieste, j’employai l’après-midi en correspondance. Outre les petits feuillets volants, glissés dans la laine épaisse de mon vêtement bokhariote et sur lesquels j’inscrivais à la dérobée quelques memorenda sommaires, j’avais caché deux feuilles de papier blanc entre celles du Koran que je portais suspendu à mon cou dans une espèce de sachet : je m’en servis pour écrire deux lettres, l’une à Haydar-Efendi, adressée à Téhéran, l’autre à Kandjan pour lui demander de faire parvenir la première[2].

Une marche de quatre heures nous conduisit le lendemain aux bords de l’Étrek proprement dit. Nous perdîmes assez de temps à trouver un endroit guéable, la rivière, ordinairement large de douze à quinze pas, était doublée à la suite d’un débordement ; le terrain gras et détrempé mettait nos pauvres chameaux à la torture.

À peine avions-nous fait halte sur la rive opposée que le kervanbashi parut avec toute sa suite, y compris les trois buffles (deux femelles et un mâle) attendus par le royal malade dont ils devaient hâter la guérison. Il était aussi accompagné de ceux de nos compagnons dont il avait fallu nous séparer faute de chameaux.

J’attachais une grande importance à être présenté au kervanbashi sous de favorables auspices. On se figurera facilement combien je fus surpris et même alarmé lorsque Amandurdi (c’était son nom), gros et gras Turkoman d’humeur facile, bien qu’il témoignât beaucoup d’égards à tous mes amis, m’accueillit avec une froideur marquée. Plus Hadji Salih s’efforçait de me mêler à la conversation, plus l’autre se montrait indifférent : « Je connais déjà le Hadji, » disait-il, serré de trop près, et nous n’en pouvions tirer autre chose. J’étais sur le point de me retirer quand je remarquai les regards irrités que lançait Ilias, alors présent, à l’émir Méhemmed. Il nous dénonçait ainsi, ce misérable « mangeur d’opium, » cet être à peu près dépourvu de raison, comme l’auteur probable de ces difficultés imprévues.

Environ deux heures après cette malencontreuse audience, le kervanbashi, dont l’autorité s’étendait dorénavant sur le convoi tout entier, donna ordre que les outres fussent remplies, vu que trois jours de marche nous séparaient de la source la plus prochaine. Quand tout fut prêt on réunit les chameaux dont le kervanbashi dressa le compte ; nous en avions quatre-vingts pour quarante voyageurs en tout, dont vingt-six étaient des Hadjis sans armes, et le reste se composait de Turkomans Yomuts, sauf un Osbeg et un Afghan, tous ces derniers suffisamment prêts au combat.

Une fois tout le monde à son rang, nous eûmes encore à prendre congé de l’escorte turkomane qui nous avait conduits jusqu’à la limite du Désert. La fatiha des adieux fut entonnée d’un côté par Hadji Bilal, et de l’autre par Kulkhan ; puis les deux détachements s’éloignèrent en sens opposé. Lorsque les cavaliers qui venaient de nous quitter, venant à franchir l’Étrek, nous eurent perdus de vue, il nous envoyèrent en guise d’adieu quelques coups de fusil. De ce moment, nous marchâmes directement vers le Nord.

Notre caravane s’avançait sans pouvoir découvrir la moindre trace d’un sentier quelconque marqué par le pied des chameaux ou le sabot d’aucun autre animal. Pendant le jour, le soleil nous indiquait la direction à suivre ; pendant la nuit nous nous guidions sur l’étoile polaire, qui doit à son immobilité chez les Turkomans, le nom de Temir-Kazik (la Cheville de fer). Les chameaux, attachés l’un à l’autre en longue file, étaient menés par un homme à pied. Les districts qui, par delà l’Étrek, précèdent le grand Désert, sont désignés sous le nom de Bogdayla.

Après le coucher du soleil, nous fîmes encore deux heures de route sur un sol sablonneux qui offrait pourtant quelque résistance, et dont la surface, légèrement ondulée, ne s’élevait jamais beaucoup au-dessus du niveau général. Peu à peu le sable disparut, et, vers minuit, nous avions sous les pieds une argile si ferme et si sonore, que le pas régulier des chameaux arrivait de loin à nos oreilles comme une mesure battue dans le silence des nuits. Ces sortes d’endroits portent ici le nom de takir, et comme celui ou nous marchions est d’une teinte rougeâtre, il s’appelle Kiziltakir.

On ne s’arrêta qu’à la pointe du jour, et cependant nous n’avions fait que six milles ; cette lenteur d’allure s’expliquait d’abord par la nécessité de ne pas imposer, dès le début, une fatigue trop forte à nos chameaux, mais plus spécialement par les égards dus aux buffles du khan de Khiva, considérés comme voyageurs de première importance. L”un d’eux, ou plutôt l’une d’elles, était dans une situation digne d’intérêt, qui la mettait hors d’état de marcher de conserve avec nos chameaux même au train le plus ordinaire. Il fallut, en conséquence, faire halte jusqu’à huit heures du matin.

Comme nous avions campé les uns près des autres, je m’aperçus que le kervanbashi, ainsi qu’Ilias et mes principaux compagnons, engagés dans une conversation très-suivie, jetaient de temps à autre un regard sur moi. Je devinais sans peine le sujet de leur entretien, mais j’affectai de n’y prêter aucune attention, et après avoir tourné quelques feuillets de mon Koran avec une ferveur apparente, je me dirigeai vers eux comme pour prendre part à leur causerie.

L’honnête Ilias et Hadji Salih firent quelques pas au devant de moi et me dirent, m’emmenant à l’écart, que le kervanbashi ne se souciait guère de me laisser m’adjoindre à lui pour le voyage à Khiva, mon extérieur plus ou moins suspect l’ayant mis sur ses gardes. Il redoutait surtout la colère du Khan vis-à-vis duquel il risquait de se trouver en état de récidive ; quelques années auparavant, en effet, il avait conduit à Khiva un envoyé des Frenghis qui, durant cet unique voyage, avait trouvé moyen de prendre un fidèle tracé de toute la route, consignant sur le papier, avec une habileté diabolique, les moindres sources et les moindres hauteurs. Furieux de cette indiscrétion, le khan avait fait exécuter deux hommes auxquels l’étranger était redevable de quelques informations.

« À force d’insister, continuèrent mes amis, sur l’impossibilité où nous sommes de te laisser derrière nous dans le Désert, nous avons fini par obtenir de lui qu’il t’emmènerait, mais à deux conditions : d’abord tu te laisseras fouiller pour qu’on voie si, comme les Frenghis en général, tu as sur toi des dessins ou des plumes de bois (des crayons), en second lieu, tu t’engageras à ne prendre en secret aucune note relative aux routes et à la configuration du pays. Si tu enfreins cette dernière promesse, nous t’abandonnerons à ton sort, fut-ce même au centre du Désert. »

J’avais tout écouté avec la plus grande patience, mais lorsqu’ils eurent fini, je me tournai d’un air indigné vers Hadji Salih, et, parlant assez haut pour que le kervanbashi ne pût s’empêcher de m’entendre :

« Hadji, m’écriai-je, tu m’as vu à Téhéran, et tu sais qui je suis !… Dis à cet Amandurdi, qu’en sa qualité d’honnête homme, il n’aurait jamais dû prêter l’oreille aux absurdes propos d’un binamaz[3] ivrogne, comme cet Afghan. On ne se joue pas impunément de la religion, et d’ici à peu de temps, il perdra les moyens de porter contre qui que ce soit de pareilles accusations. Une fois à Khiva, je me charge de lui montrer sur qui s’égaraient ses indignes soupçons. »

Mes derniers mots, articulés avec une certaine violence et de façon à être entendus par toute la caravane, excitèrent une véritable irritation chez mes collègues, surtout parmi les plus pauvres, et si je ne m’étais appliqué à les calmer, ils eussent fait un mauvais parti à l’Afghan calomniateur. Personne ne fut plus surpris que le kervanbashi lui-même, du zèle avec lequel ils prenaient mes intérêts. Aux différentes représentations qui lui étaient faites coup sur coup, il ne répondait plus que par cette formule incessamment répétée : Khudaïm bilir ! Khudaïm bilir ! (Dieu le sait !) C’était au fond un fort brave homme, ne voulant de mal à qui que ce fût, mais en somme, un Oriental disposé, moins par malice que par goût pour le mystère, à ne voir en moi qu’un étranger déguisé. Mon habile manœuvre venait de parer au plus pressant danger ; mais je constatai avec regret qu’elle était loin d’avoir dissipé tous ses soupçons. J’hésitais maintenant à questionner nos guides sur le nom des différentes stations, et ceci me contrariait d’autant plus que, nonobstant l’immensité du Désert, les nomades qui peuplent les oasis désignent par une appellation spéciale chaque endroit, chaque hauteur, chaque vallée ; de sorte que, mieux renseigné, j’aurais pu ajouter une foule de noms à la carte de l’Asie centrale. Je tâchai, cependant, d’opposer la ruse à la ruse, et les indications, en bien petit nombre, que j’ai pu recueillir sur la route par nous suivie, sont dues à un artifice dont je ne me permettrai pas d’ennuyer le lecteur[4]. Il était contraire à la foi jurée, mais aussi quel amer désappointement, quelle contrariété poignante n’éprouve pas le voyageur parvenu après mille épreuves et mille périls à la source vers laquelle tendaient ses pas, lorsqu’il se voit interdit d’y tremper ses lèvres avides !

Après huit heures de répit, le convoi se remit en route, mais bientôt ses allures se ralentirent peu à peu. Quelques-uns des Turkomans mirent pied à terre pour examiner avec soin, de droite et de gauche, les petits monticules dont nous étions entourés. Ainsi que je l’ai su depuis, un de nos compagnons, Eid Méhemmed, cherchait à découvrir la tombe de son frère qui a succombé dans un combat livré ici l’an dernier : il s’était muni d’une bière pour transporter le corps à Khiva. L’endroit de la sépulture finit par être découvert, on creusa la terre, et le corps, à moitié décomposé, fut placé dans le cercueil qu’on enveloppa dans un feutre épais.

En commémoration de ce triste événement, Eid Mehemmed fit cuire aussi plusieurs pains qu’il distribua parmi nous. Traversant ensuite une grande plaine stérile, nous recommençâmes à marcher au Nord. Pour rattraper le temps perdu, force nous fut d’avancer toute la nuit sans interruption. Il faisait très-beau et, chaudement tapi dans mon panier, je contemplai à loisir les magnificences des cieux étoilés, plus beaux et plus sublimes dans le désert que partout ailleurs. Le sommeil finit par me gagner. Je reposais depuis une heure au plus quand je fus réveillé en sursaut par de rudes clameurs : « Hadji, me criait-on de tous côtés, regarde ta kiblenuma (boussole) ; il semble que nous avons perdu notre route. »

Le briquet battu, à la lueur de l’amadou brûlant, je m’aperçus qu’en effet au lieu d’aller vers le Nord, nous avions pris la direction de l’Est. Le kervanbashi, redoutant pour nous le voisinage périlleux de certains marais, nous prescrivit de ne plus bouger jusqu’à l’aurore. Nous n’étions égarés, Dieu merci, que depuis une demi-heure, moment où le ciel s’était couvert de nuages. Aussi atteignîmes-nous la station marquée, en dépit de ce retard imprévu ; là nos bêtes de somme, lâchées à travers les épines et les chardons, purent se refaire de leurs fatigues. Je vis avec surprise, dans ce nouveau campement, récolter une grande quantité de carottes, longues d’un demi-pied et de la grosseur du pouce, que recommandait une saveur sucrée des plus agréables ; l’intérieur, seulement, était dur comme du bois et ne se pouvait manger. Il en était de même d’une espèce d’oignons sauvages dont une quantité notable se trouvait au même endroit.

Le 15 mai, nous nous trouvâmes dans un district sauvage sillonné d’immenses tranchées.

Les pauvres chameaux, dont quelques-uns portaient des charges énormes, avaient beaucoup souffert du sable sec sur lequel ils ne pouvaient prendre pied, ayant à monter et à descendre continuellement. Par égard pour ces pauvres animaux, nous mettions pied à terre quand la route offrait, comme ce jour-là, des difficultés exceptionnelles. Bien qu’il me fût très-pénible de me traîner sur ce sable profond, je me vis contraint d’y marcher pendant quatre heures de suite, lentement, il est vrai, mais sans la moindre trêve. Cette circonstance me mit plusieurs fois en rapport avec le kervanbashi qui, depuis ma vaillante sortie, me traitait avec une obséquiosité remarquable.

Jusqu’à présent, nul n’aurait pu pressentir sur laquelle des trois routes notre caravane allait s’engager. Néanmoins, il demeurait évident pour tous que nous allions prendre le chemin du milieu, car notre provision d’eau s’épuisait rapidement et nous devions être forcés, le lendemain au plus tard, de gagner un puits dont les approches ne sont accessibles que si la tranquillité du pays permet aux bergers Yomuts d’Ataboz de pénétrer jusque-là.

Nous avançâmes ce soir-là sans trop de malencontre, la file des chameaux ne se rompit guère, et lorsque se produisit un accident de ce genre, nos hommes, avertis presque aussitôt, purent courir à temps sur la trace des animaux égarés.

Le lendemain matin (16 mai), nous découvrîmes, du côté du nord-est, une chaîne de montagnes qu’on appelle la Korentaghi, et ce fut seulement vers le soir que nous pûmes en approcher assez pour distinguer nettement le relief de leurs contre-forts inférieurs.

Tandis que mes compagnons se plaisaient à contempler cette chaîne et ses vertes vallées, le cœur me battait à la pensée que j’allais voir les ruines, probablement d’origine grecque, qui se prolongent à l’ouest de cette montagne. À l’instant même où je l’avais aperçue pour la première fois, mon regard s’était arrêté, au sud-ouest, sur une colonne isolée qu’on pouvait prendre de loin pour une espèce de géant. Je discernai plus tard dans la même direction, à mesure que nous nous élevions sur le plateau, une seconde colonne un peu plus massive que la première, mais moins élevée et dans le voisinage immédiat de la montagne. Ces ruines, connues sous le nom de Meshedi Misriyan, étaient sur ma gauche et tellement près de moi que j’en pouvais discerner avec précision Les moindres détails. À quelque distance était un camp de Yomuts ; il fut décidé qu’on y passerait la journée tout entière pour y négocier l’acquisition de quelques chameaux.


L’auteur soufflant sur de l’amadou pour éclairer sa boussole dans le désert. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Je me rendis le lendemain matin (17 mai) aux ruines, accompagné par Ilias et quelques-uns de nos pèlerins. Il avait fallu trouver plus d’un prétexte pour amener ces derniers à visiter un endroit qu’ils envisageaient comme le séjour des djins (génies). Il était à une demi-lieue environ de nos tentes, bien que les hautes murailles de cette construction carrée, ses deux tours encore entières et deux autres à demi écroulées, nous eussent paru beaucoup plus voisines. Tout autour de ce groupe et enveloppant le rempart supérieur, lequel a quarante à cinquante pieds d’élévation sur six à huit de largeur, il en existe un beaucoup plus bas et complétement ruiné, du côté du sud ; ce dernier a dû servir d’ouvrage extérieur à ce fort encore debout que je regarde, quant à moi, comme une antique citadelle. C’est, j’imagine, pour compléter son système de défense qu’a dû être élevé l’aqueduc qu’on voit s’allonger dans la direction du sud-ouest jusqu’aux montagnes de la Perse, et qui allait chercher à cinquante lieues (cent cinquante milles anglais) l’eau nécessaire pour alimenter les citernes de la forteresse.

Je ne crois pas me tromper en assignant à ces curieux restes une origine grecque, les briques carrées dont elles se composent étant exactement semblables par leurs dimensions, leur qualité et leur couleur, à celles de Gömüshtepe et du Kizil Alan (mur d’Alexandre).

Je remarquai encore d’autres ruines, groupées à la cime septentrionale de la Korentaghi. Il faisait nuit quand nous passâmes auprès d’elles, et l’obscurité ne me permit guère de distinguer autre chose qu’une demi-douzaine de chapelles, isolées l’une de l’autre, et dont les toitures en dôme se dressent encore vers le ciel.

Les nomades qui habitent cet endroit sont venus en foule visiter la caravane. Une sorte de négoce s’est établi ; j’ai vu se conclure à crédit des ventes, des achats d’une certaine importance. La rédaction des lettres de change et surtout leur transcription m’a été naturellement dévolue. Il m’a paru assez surprenant que le débiteur, au lieu de remettre sa signature à celui qui accepte ce titre comme gage de remboursement, le garde lui-même au fond de sa poche ; c’est pourtant ainsi que les affaires se font dans tout le pays. Un créancier, que je questionnais sur cette manière de procéder si contraire à nos habitudes, me répondit avec une simplicité parfaite : « Pourquoi conserverais-je cet écrit, et à quoi me servirait-il ? Le débiteur, au contraire, en a besoin pour se rappeler l’échéance de la dette et le chiffre de la somme qu’il est appelé à me restituer. »

Dans la soirée, au moment où nous allions repartir, l’intéressante femelle que nous traînions après nous augmenta d’un beau petit buffetin le personnel de la caravane. Le kervanbashi ne se possédait plus de joie ; il fallait chercher au nouveau-né un aménagement plus ou moins commode sur le dos de quelque chameau. Le seul kedjeve du convoi étant occupé par Hadji Bilal et moi, tous les regards se tournèrent de notre côté. On nous pria de céder la place à l’intéressant baby. Mon ami eut assez de présence d’esprit pour s’offrir aussitôt à la substitution requise, alléguant son amitié pour moi et la peine que j’aurais, en raison de mon infirmité, à me procurer une installation convenable ; il se contenterait, lui, de la première place venue. À peine eut-il été remplacé par le buffetin, que l’odeur excessivement désagréable de mon nouveau vis-a-vis vint m’éclairer sur les vrais motifs de cette condescendance amicale. La nuit, on pouvait encore s’en tirer, sauf le trouble que jetaient dans mon sommeil les fréquents bêlements du buffle en bas âge ; mais le jour, et surtout par la chaleur, ma situation devenait absolument intolérable.

Nos calculs nous donnaient, à partir de ce jour (18 mai), deux étapes à franchir pour arriver au Grand Balkan, et quatorze en tout jusqu’à Khiva.

Le lendemain matin (19 mai) nous aperçûmes vers le nord ce qui semblait un nuage d’un bleu sombre. C’était le Petit Balkan où nous devions arriver le jour d’après, celui-là même dont les Turkomans m’avaient tant de fois vanté la hauteur, les beaux paysages et les richesses minérales.

Dans la matinée du 20 mai, nous arrivâmes en effet à cette chaîne qui s’étend du sud-ouest au nord-ouest. Parallèlement à elle on voyait à peine se dessiner une espèce de cap, contrefort avancé du Grand Balkan. Le Petit, auprès duquel nous campions, forme, sur un parcours d’environ douze milles, une rangée de montagnes dont les cimes sont à peu près de niveau et où on ne trouve guère de lacunes à signaler. Peut-être ne sont-elles pas aussi stériles, aussi nues que celles de la Perse ; on y remarque çà et là des herbages, et l’ensemble revêt des teintes d’un vert bleuâtre. Leur hauteur, telle que l’œil peut l’apprécier, est d’environ trois mille pieds.

Ce jour-là et le lendemain matin (21 mai) nous continuâmes à côtoyer ces montagnes. Vers le soir, la caravane atteignit le pied du promontoire formé par le Grand Balkan. Je n’en ai pu voir de près qu’une bien faible partie, mais ce simple coup d’œil a justifié pour moi la qualification qu’on lui donne. Il paraît occuper un espace plus considérable que l’autre et ses cimes sont plus élevées. Nous nous trouvions sur un embranchement qui, du massif principal, se dirige à l’est. Quant au Grand Balkan lui-même, prolongé vers les bords de la mer Caspienne, il s’incline presque au nord-est. S’il faut croire tout ce que j’ai entendu dire à Khiva et parmi les Turkomans, ce groupe de montagnes abonderait en métaux précieux. Pris dans son ensemble, l’endroit où nous passâmes la nuit n’était pas sans charmes. Seulement, sur ces paysages accidentés, sur ces images riantes planait, comme un voile de deuil, l’idée d’une désolation complète et d’un immense abandon. Dans ces contrées désertes, qui rencontre un homme doit toujours se trouver prêt à combattre.

Le crépuscule venait de s’éteindre quand on donna l’ordre du départ. Le kervanbashi nous fit remarquer que nous étions à l’entrée du véritable Désert et nous rappela que nous devions autant que possible, soit le jour, soit la nuit, nous abstenir de parler haut et de laisser échapper la moindre clameur ; il fallait, à partir de ce moment, cuire notre pain avant le coucher du soleil, chacun devant s’interdire de faire du feu la nuit pour ne pas appeler l’attention d’un ennemi constamment aux aguets ; dans nos prières enfin, nous devions implorer sans cesse Amandjilik et sa puissance protectrice, puis, si l’heure du péril venait à sonner, ne pas nous conduire comme des femmes. On répartit entre nous quelques sabres, une lance et deux fusils. Lorsque nous quittâmes les Balkans, et en dépit de tout ce qu’on faisait pour nous le dissimuler, ma boussole m’apprit, à n’en pas douter, que nous suivions la route moyenne. On nous avait informés à Körentaghi qu’une cinquantaine de bandits, appartenant à la tribu des Tekke, hantaient l’abord des montagnes ; mais le kervanbashi ne mit cette information à profit qu’en évitant les puits et la station appelés Djenak Kuyusut, dont les eaux sont d’ailleurs si salées que nul chameau n’y voudrait toucher s’il a bu depuis moins de trois jours. Il pouvait être environ minuit, lorsqu’à deux milles de notre point de départ et sur une pente des plus roides, on nous signifia que nous devions tous mettre pied à terre, attendu que nous étions dans le Döden (nom donné par les nomades indigènes à l’ancien lit de l’Oxus), et que les orages, les pluies du dernier hiver avaient complétement effacé jusqu’aux dernières traces d’un chemin qui, l’année précédente encore, était assez facile à discerner. Nous traversâmes obliquement le canal à moitié comblé pour en sortir par la rive opposée, la plus escarpée des deux ; au point du jour seulement, et non sans beaucoup de fatigues, nous atteignîmes le sommet du plateau.

À mesure que les Balkans s’effaçaient derrière le sombre azur des nuages, le Désert sans limites apparaissait à nos yeux plus immense et plus imposant.

Vers midi, le 22 mai, nous campâmes dans le voisinage d’Yeti Siri, ainsi nommé à cause des « sept puits » qu’on trouvait jadis dans cet endroit. Trois d’entre eux fournissent encore, à la rigueur, un peu d’eau saumâtre et d’une odeur fâcheuse, mais les quatre autres sont complétement à sec.

La halte fut courte et nous repartîmes pour gravir une colline plus élevée que les monticules environnants. Nous y trouvâmes deux kedjeve abandonnés dont les hôtes, me dit-on, avaient dû périr dans le Désert. On ajoutait que tout réceptacle où un homme a pris place est, pour les Turkomans, un objet de respect ; le détruire est une espèce de sacrilége. Superstition bizarre et inattendue ! Il est méritoire de faire des prisonniers et de les vendre, la dévastation du pays ennemi passe pour un acte de vertu, et le misérable panier de bois dans lequel un homme s’est assis devient, par cela même, inviolable et sacré !… Le Désert et ses habitants n’ont-ils pas quelque chose d’étrange et de mystérieux ?

Un incident plus remarquable encore se produisit dans la même soirée. L’air s’étant un peu rafraîchi, je descendis pour m’associer aux recherches du kervanbashi et de quelques autres voyageurs qui allaient se mettre en quête d’eau douce. Nous avions tous des armes, et chacun vaguait de son côté. Je suivis cependant le kervanbashi, et nous n’avions guère fait plus de quarante pas lorsque, remarquant sur le sable certaines pistes qui m’eussent échappé, ce dernier s’écria fort surpris : « Il doit y avoir des hommes en cet endroit ! » Nous apprêtâmes nos fusils et, guidés par les traces en question qui devenaient de plus en plus nettes, nous arrivâmes enfin au seuil d’une espèce d’antre. Les empreintes laissées sur le sable indiquant qu’il ne devait pas s’y trouver plus d’un homme, nous n’hésitâmes pas à pénétrer dans la caverne où je vis, avec une horreur difficile à décrire, un homme à moitié sauvage, les cheveux incultes, la barbe longue, enveloppé d’une peau de gazelle et qui, surpris comme nous l’étions nous-mêmes, se précipita sur nous la lance en arrêt. Ce spectacle imprévu m’avait mis hors de moi ; mon guide, au contraire, impassible et calme, ne manifestait pas la plus légère émotion. De prime abord, à la vue de l’être farouche qui accourait ainsi vers nous, il abaissa le canon de son mousquet et, prononçant à voix basse le mot « Amanbol ! (la paix soit avec vous !) » il se détourna pour quitter cet épouvantable séjour. « Kanli Dir ! (le sang du meurtre est sur sa tête) » s’écria le kervanbashi, sans que je me fusse hasardé à le questionner. Et j’appris en effet plus tard que cet infortuné, poursuivi par une légitime vendetta, erre ainsi depuis bien des années, et en toute saison, sur la frontière du Désert. Il ne doit plus, il n’ose plus contempler un visage humain.


Le sang du meurtre est sur sa tête ! — D’après Vambéry.

Ce soir-là, je perdis l’appétit, et, malgré le sentiment d’une excessive débilitation, je n’éprouvais aucune envie de prendre le plus léger aliment. La chaleur était devenue écrasante. Les forces me manquaient absolument, et, gisant sur le sol, je ne me croyais plus en état de me relever, quand je vis nos gens se grouper autour du kervanbashi ; quelques-uns m’invitaient à venir les rejoindre. — « De l’eau, de l’eau ! » disaient-ils, et ce mot magique me rendit une vigueur nouvelle. Debout sans savoir comment, je constatai avec un mélange de joie et de surprise que le kervanbashi distribuait à chacun de nous une ration équivalente à deux verres de cette boisson tant désirée. Le brave homme nous expliqua que depuis bien des années il gardait secrètement, à chaque traversée du Désert, une provision d’eau, relativement considérable, pour la répartir à ses compagnons aux moments d’extrême disette.

On ne saurait ni mesurer le bénéfice d’un présent pareil, ni décrire la volupté dont il est la source. Ranimé, désaltéré, il me semblait que j’avais recouvré pour trois jours de force ; le pain cependant me manquait pas encore. Pour le cuire, je ramassai de çà et de là un petit fagot de brindilles auxquelles je me hâtai de mettre le feu, sans réfléchir qu’il faisait déjà nuit. Le kervanbashi, m’interpellant aussitôt à haute voix, me demanda si je prétendais ainsi mettre les brigands sur nos traces ? J’en fus donc réduit à éteindre mon four ambulant et à dévorer mon pain azyme, à moitié cuit.

Nous fîmes halte le 23 mai à Koymat Ata. Jadis il y existait une source aujourd’hui complétement à sec. La chaleur fut excessive, surtout dans la matinée. Les rayons du soleil tombant sur le sable le réchauffe jusqu’à un pied de profondeur, et le sol devient si brûlant que les plus sauvages habitants de l’Asie centrale, ceux-là mêmes à qui toute chaussure paraît, en général, une superfluité méprisable, sont forcés de fixer sous leurs pieds un morceau de cuir en guise de sandales. Une soif ardente me tourmentait de plus belle. À midi, le kervanbashi nous informa que nous approchions de Kahriman Ata, station renommée pour les pèlerinages dont elle est le but, et, qu’afin de l’honorer convenablement, nous devions descendre de nos montures et nous rendre à pied vers la tombe du saint, distante d’à peu près un quart-d’heure. Je laisse à deviner mes souffrances, lorsque, affaibli par la chaleur et la soif, je fus obligé, avec le reste du cortége, de gravir péniblement la hauteur sur laquelle se trouvait le monument vénéré, puis, une fois arrivé, de faire sortir à tue-tête de mes poumons desséchés, telkin après telkin qu’il fallait entrelarder de passages du Koran. Bientôt, hors d’haleine, je n’affaissai devant le sépulcre qui me parut avoir trente pieds de long et qui est décoré de cornes de bélier, symboles d’autorité dans l’Asie centrale. Le kervanbanshi nous raconta que l’hôte de ce monument était un géant dont la taille égalait les dimensions du tombeau où il repose ; et que, pendant bien des années, il avait défendu les sources voisines contre les attaques des méchants esprits qui s’efforçaient de les combler en y jetant des pierres. Aux alentours on aperçoit les sépultures de voyageurs qui ont péri victimes des bandits qui infestent le désert, ou des éléments déchaînés qui le bouleversent. Je m’étais fort réjoui en apprenant que les sources protégées par le saint existaient encore, espérant y trouver une eau dont ma soif pourrait s’accommoder, et je me hâtai si bien que j’arrivai le premier à l’endroit indiqué. Ce que j’aperçus d’abord ressemblait à une mare brune ; j’y trempai mes mains que je crus avoir remplies de glace ; je portai le liquide à mes lèvres, et ce fut alors un vrai martyre, tant cette eau si fraîche était amère, infecte et rebutante ; impossible d’en avaler une seule goutte, et je sentis que le désespoir s’emparait de moi. Pour la première fois, je doutai du succès de mon entreprise.


VII

Gazelles et ânes sauvages du Kaflankir. — L’ancien lit de l’Ooxus. — Le Teyemmün. — Un cavalier Ozbeg. — Les Yomuts. — Chez Ilias.

Le tonnerre que, depuis plusieurs heures, nous entendions dans l’éloignement, ne se rapprocha de nous que vers minuit et ne nous apporta guère que quelques larges gouttes de pluie ; cependant il nous présageait le terme de nos souffrances. Parvenus dans la matinée du 24 mai à l’extrême limite des sables où nous nous étions péniblement traînés pendant trois fois vingt-quatre heures, nous étions maintenant assurés de rencontrer de l’eau pluviale partout où existerait un sous-sol argileux.

Nous arrivâmes à midi sur les bords d’un lac ; plus tard, complétant cette première découverte, nous reconnûmes l’existence de plusieurs autres creux de terrain remplis de l’eau la plus pure. Je fus rendu des premiers au bord du principal réservoir, avec mon outre et tout ce que j’avais de vases, moins pressé de boire que de me munir d’eau avant que la foule ne l’eût troublée et réduite à l’état de fange. Une demi-heure plus tard chacun déjeunait avec un entrain, une joie enthousiastes dont il me serait difficile de donner une idée.

À partir de cette station, nommée Deli Ata, nos outres, jusques à Khiva, demeurèrent constamment pleines, et la traversée du Désert fut dès lors, je ne dirai pas agréable, mais libre de ses principaux inconvénients. Vers le soir, nous parvînmes sur un point où le printemps régnait dans toute sa gloire. Établis au milieu d’innombrables étangs, que rattachaient l’un à l’autre ce qu’on appellerait volontiers des guirlandes de prairies, nous pouvions nous croire les jouets d’un rêve en nous rappelant où nous avions campé la veille.

Ce soir-là même, nous arrivâmes à une énorme tranchée, ou barranca, que jamais nous ne pensions atteindre assez tôt. Par delà se trouve le plateau qu’on appelle Kaflankir (Champ du tigre) ; il marque le commencement des territoires appartenant au khanat de Khiva.

La montée du plateau, longue de trois cents pieds, fut une rude besogne pour nous tous, bêtes et gens. Ses approches du côté du Nord sont, à ce qu’on m’apprit, aussi escarpées, aussi difficiles. L’ensemble offre un spectacle extraordinaire ; aussi loin que puisse aller le regard, la terre où nous voici parvenus est comme une île émergeant au sein d’une mer de sable. On ne voit aboutir ni la profonde tranchée que nous venons de traverser, ni celle qui existe au nord-est ; toutes deux, si nous devons en croire nos Turkomans, sont d’anciennes branches de l’Oxus, et le Kaflankir lui-même était primitivement une île entourée par ces larges canaux. Il est du moins certain que l’ensemble du district tranche sur le reste du désert aussi bien par son sol et sa végétation, que par le nombre des animaux auxquels il donne asile. Nous avions bien quelquefois rencontré çà et là, isolément, des gazelles et des ânes sauvages, mais je n’étais pas médiocrement surpris d’en trouver ici des centaines, distribués par troupeaux sur l’immense pâturage. Ce fut, je crois, dans le courant du second jour passé par nous sur le Kaflankir, que nous aperçûmes, vers midi, un énorme nuage de poussière s’élevant du côté du Nord. Le kervanbashi et les Turkomans se jetèrent sur leurs armes ; plus approchait le tourbillon menaçant, plus notre anxiété devenait poignante. Nous finîmes par distinguer dans son ensemble la masse mouvante ; on eût dit une file d’escadrons prêts à nous charger. Nos guides, en ce moment, mirent bas les armes. M’efforçant de rester fidèle à mon rôle d’Oriental, je contenais ma curiosité, mais avec une impatience de plus en plus fébrile, car le nuage continuait à venir sur nous : quand il fut à cinquante pas, on entendit un piétinement pareil à celui que produiraient mille à douze cents cavaliers d’élite s’ils s’arrêtaient court au même signal. La poussière tomba, et nous nous trouvâmes en face de je ne sais combien d’ânes sauvages, tous très-valides et très-vigoureux, qui venaient de s’arrêter en bon ordre. Ils nous contemplèrent quelques instants après lesquels découvrant selon toute probabilité que nous n’appartenions pas à la même catégorie d’animaux, ils reprirent leur essor rapide et disparurent à l’Occident.


Une armée d’ânes sauvages (Hémiones). — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Étudié du côté qui regarde Khiva, le relief du Kaflankir offre l’aspect d’une véritable muraille ; sa marge, parallèle à l’horizon, est aussi bien nivelée que si la retraite des eaux datait seulement d’hier. Du point dont je parle, il ne nous fallut qu’un jour pour arriver, le 28 mai au matin, sur les bords d’un lac appelé Shor Göl (Mer salée) ; le rectangle qu’il forme a quelques douze milles anglais de circonférence. On résolut de s’y arrêter pendant six heures, afin d’accomplir le gusl (ablution de tout le corps) prescrit aux Mahométans, et d’autant plus obligatoire qu’il s’agissait de célébrer l’Eidi Kurban, une des fêtes principales de l’Islam. Mes compagnons débouclèrent leur havre-sac, chacun d’eux ayant sa chemise de rechange ; moi seul me trouvais pris au dépourvu. Hadji Bilal ne demandait pas mieux que de m’en fournir une, mais je déclinai son offre, intimement convaincu que plus j’afficherais les dehors de la pauvreté, moins je courrais de périls. Je ne pus cependant retenir un éclat de rire, lorsque, venant à me regarder dans un miroir pour la première fois depuis plusieurs jours, j’examinai mon visage auquel une incrustation de crasse et de sable faisait un masque des plus singuliers. J’aurais pu, je l’avoue, et même dans le Désert, recourir à des lavages plus fréquents, mais je m’en étais abstenu tout exprès, croyant trouver dans cette espèce d’enveloppe artificielle une défense contre les ardeurs du soleil ; misérable expédient qui n’avait pas produit, à beaucoup près, l’effet désiré, car l’histoire de mes souffrances est écrite sur mon front en caractères désormais ineffaçables.

Les quatre heures suivantes furent employées à traverser un de ces fourrés qu’ici l’on appelle yilghin ; nous y rencontrâmes un Ozbeg venant de Khiva et auquel nous dûmes quelques renseignements sur la tournure récente que les affaires avaient prises dans cette principauté. Si agréable qu’eût été pour nous tous l’apparition inopinée de ce cavalier, nous éprouvâmes un sentiment de joie bien plus vif encore à l’aspect de quelques chaumières abandonnées, dont nous aperçûmes dans l’après midi les murailles argileuses ; en effet, depuis notre départ de Karatepe sur les frontières de Perse, aucune construction ne s’était offerte à nous, qui réveillât de près ou de loin le souvenir d’une maison habitée. Celles-ci l’avaient été quelques années auparavant et passaient pour appartenir à Medemin, village qui éparpille ses cabanes dans la direction de l’est. Ce district, demeuré jusque là sans culture, a été défriché pour la première fois, il y a quinze ans, par Méhemmed Emin dont il a pris le nom quelque peu abrégé.

Il m’a semblé (29 mai), qu’au lieu de poursuivre notre route vers le nord-est, ou se trouve Khiva, nous allions directement au nord ; à mes questions là-dessus, on répond qu’un détour est nécessaire pour plus de sécurité. L’Ozbeg, avec lequel nous avions échangé la veille quelques paroles, nous avait avertis de nous tenir sur nos gardes, attendu que les Tchaudors sont en révolte ouverte contre l’autorité du khan et poussent leurs alaman jusque sur ces frontières. Le soir, nous continuâmes d’avancer, non sans précautions, et je n’ai pas besoin de dire quelle fut ma joie, lorsque le lendemain (30), nous vîmes à notre droite et à notre gauche des groupes de tentes, et, lorsque autour de nous retentit ce cri de bon augure : « Aman geldingiz[5]. » Notre camarade Ilias, qui compte des amis parmi les gens campés dans ces parages, se hâta d’aller recueillir, à la ronde, un peu de pain frais et d’autres présents — kurban (friandises de gala) ; il revint, amplement pourvu, nous distribuer de la viande, du pain et du kimis (boisson d’un goût acide qu’on prépare avec du lait de jument) : bien que notre halte ne se prolongeât guère au delà d’une heure, bon nombre de ces pieux nomades vinrent nous trouver, pour satisfaire, en nous serrant la main, à leurs religieuses aspirations. En échange de quatre ou cinq formules, je reçus une forte ration de pain et plusieurs morceaux de viande, chameau, cheval ou mouton.

Nous traversâmes un grand nombre de yap[6] et nous arrivâmes, vers midi, à une citadelle abandonnée, Khanabad, dont nous apercevions déjà depuis trois ou quatre milles les hautes murailles quadrangulaires. Nous y passâmes l’après-midi et la soirée. Le soleil brillait avec une ardeur impitoyable et il me parut fort doux de m’endormir à l’ombre des remparts démantelés, sur la terre nue, avec une pierre pour oreiller.

Avant l’aube nous étions déjà partis de Khanabad qui est à vingt-cinq milles de Khiva, et la journée entière s’écoula (ce qui nous surprit fort) sans que nous eussions aperçu la moindre tente. En outre, nous nous trouvâmes vers le soir, au sein de hauteurs sablonneuses, et je pus me croire transporté encore une fois dans le Désert.

Nous gagnâmes, la matinée suivante, un village Ozbeg qui dépend d’Akyap. Ici finissait absolument le Désert qui sépare Gömüshtepe de Khiva. Les habitants étaient les premiers Ozbegs qu’il m’eût été donné de rencontrer ; nous trouvâmes en eux de fort braves gens. Selon l’usage du pays, nous fîmes, dans leurs domiciles respectifs, une tournée de visites et nos fatihas eurent pour résultat une collecte abondante. Je revis de plus, après un long intervalle, quelques objets de provenance occidentale, et ces vestiges d’une terre aimée firent bondir mon cœur dans ma poitrine. Il nous aurait été facile de parvenir le jour même jusqu’au domicile d’Ilias, car ici commence son village natal[7], peuplé de Yomuts du Khiva ; mais notre ami le nourrisseur nous retint à deux lieues de son logis, chez son oncle Allahnazr Bay, riche propriétaire, qui nous fit un excellent accueil. Le premier juin, nous fîmes chez Ilias notre entrée solennelle, au milieu d’une foule de ses parents et amis accourus pour nous souhaiter la bienvenue. Il offrait de me loger sous une tente fort propre et suffisamment meublée ; mais je préférai son jardin où m’appelait l’irrésistible séduction de quelques arbres aux cimes touffues. Sevré de verdure depuis si longtemps, j’avais soif de me retrouver seul sous l’abri mobile et le frémissement harmonieux de ces frais ombrages.

Pendant les deux journées que je passai au milieu de ces Turkomans à demi civilisés, à demi sédentaires, à demi nomades, je fus étonné surtout de l’aversion qu’ils manifestaient pour tout ce qui ressemble à une résidence ou à un gouvernement fixe. Encore qu’ils habitent depuis plusieurs siècles dans le voisinage immédiat des Ozbegs, ils n’en ont pas adopté les mœurs, et ils évitent avec eux tout rapport, bien qu’issus d’une souche commune et parlant le même idiome.

Rafraîchie et ravitaillée, notre caravane poussa vers la capitale. Nous traversâmes Gazavat où se tenait une espèce de foire hebdomadaire, et qui nous donna un premier aperçu de la vie khivane. La nuit s’écoula dans une prairie en avant de Sheikhlar Kalesi.


VIII

Arrivée à Khiva ; — Un protecteur bien choisi. — L’Afghan me compromet encore. — Shükrulla Bay. — Le Thobaz. — L’audience du Khan. — L’appétit aux abois. — Si savant et si petit mangeur ! — Ignorance et préjugés. — Questions d’oisifs. — Hadji Ismaël et ses aventures médicales. — Ma calligraphie mise à l’épreuve.

À mesure que nous approchions de Khiva, la végétation devenait de plus en plus luxuriante. Les environs sont peuplés de petits enclos rustiques qu’ombragent de hauts peupliers, au milieu de prairies à l’herbe dense et de champs fertiles.

La capitale du pays, elle-même, s’élevant avec ses dômes et ses minarets au milieu de ces jardins, impressionne favorablement le spectateur qui la contemple dans le lointain. Un des traits caractéristiques du paysage est, parmi les cultures, la projection d’une langue de terre stérile appartenant à l’aride désert de Merv : il s’étend jusqu’à une lieue de la ville. Cette espèce de cap est désigné sous le nom de Töyesitchti.

Se figurera-t-on bien dans quelle situation d’esprit je me trouvai, au seuil de Khiva ? Je savais que le khan de Khiva, dont la cruauté révoltait jusqu’aux Turkomans eux-mêmes, se montrerait plus inexorable qu’aucun de ses sujets si, par aventure, je lui inspirais la moindre méfiance. Il avait coutume, disait-on, de réduire en esclavage tous les étrangers suspects ; ainsi venait d’être traité un natif de l’Indoustan, qui prétendait une origine princière, et n’en était pas moins attelé maintenant, avec les autres esclaves, aux fourgons de l’artillerie. Mes nerfs étaient surexcités au dernier point ; cependant la peur, à proprement parler, n’avait guère de prise sur moi, une longue habitude m’ayant familiarisé avec le danger. Depuis trois mois, j’avais constamment devant les yeux cette mort violente qui, dans les entreprises comme la mienne, est encore le péril le moins redoutable ; aussi, loin de me laisser aller à la crainte, je ne songeais qu’aux moyens par lesquels je pourrais, si j’y étais réduit par les circonstances, déjouer la surveillance jalouse d’un tyran bigot[8]. Je m’étais procuré, chemin faisant, d’exactes informations sur tous les Khivites d’une certaine notoriété qu’on avait pu voir à Constantinople. Celui dont le nom revenait le plus fréquemment était un certain Shükrullah Bay, lequel avait appartenu, pendant une dizaine d’années, à la cour du sultan. Je me rappelais vaguement sa physionomie, l’ayant vu à plusieurs reprises chez Ali Pacha, présentement ministre des affaires étrangères. — Cet individu, me disais-je, sera, qu’il le veuille ou non, une de mes relations anciennes : il connaît Stamboul, la langue qu’on y parle, la vie qu’on y mène, les grands personnages qu’on y rencontre, et comme, jouant le rôle d’un Stambouli, je me chargerais de mystifier le Constantinopolitain le plus madré, l’ex-ambassadeur du Khan de Khiva ne pourra ni me désavouer ni s’empêcher de servir mes projets.

Au seuil même des portes, nous vîmes venir à nous plusieurs fidèles Khivites, des mains desquels, sans descendre de chameau, nous reçûmes du pain et des fruits secs. Il y avait longtemps que d’aussi nombreux pèlerins ne s’étaient montrés dans la ville ; aussi excitions-nous un étonnement général, et les exclamations les plus enthousiastes arrivaient de toute part à nos oreilles : « Aman eszen geldin ghiz (soyez les bienvenus), Ha Shah bazim ! Ha Arszlanim ! (ah ! mon faucon ! mon lion !) »

Dès que nous entrâmes dans le bazar, Hadji Bilal entonna un de ces cantiques appelés telkin. Ma voix dominait toutes les autres, et mon émotion devint très-vive quand les gens qui m’entouraient se jetèrent sur moi pour baiser mes mains, mes pieds, et les loques mêmes qui pendaient autour de moi.

Selon la coutume du pays, nous allâmes descendre au karavanseraï, qui sert également comme bureau des douanes, et où l’arrivée des voyageurs aussi bien que celle des marchandises, est soumise au plus rigoureux contrôle. Ainsi que cela peut se présumer, le témoignage personnel des chefs de caravane joue un grand rôle dans cette enquête. Les fonctions de directeur général des douanes sont remplies à Khiva par le principal Mehrem (espèce de chambellan ou confident du prince). À peine ce fonctionnaire avait-il adressé à notre kervanbashi les questions d’usage, que le maudit Afghan, se frayant un chemin jusqu’à eux, s’écria d’une voix éclatante : « Nous avons amené ici trois intéressants quadrupèdes et un bipède plus curieux encore. » — Le premier membre de la phrase s’appliquait, cela va sans le dire, à nos buffles, premiers échantillons d’une race d’animaux inconnus dans ce pays ; mais comme le second arrivait à mon adresse, je devins immédiatement l’objet de tous les regards, et parmi les murmures de l’assistance, je distinguais sans peine les mots de djansiz (espion), de Frenghi, et d’Ourous (Russe).

Je refoulai de mon mieux le sang qui me montait aux joues et me préparais à quitter la place, lorsque le Mehrem m’enjoignit de demeurer. Pendant l’examen qu’il entama aussitôt à mon sujet, il se servit d’expressions souverainement discourtoises. Je m’apprêtais à lui répondre, quand survint Hadji Salih, dont l’extérieur commandait le respect, et qui, n’étant au courant de rien, parla de moi dans les termes les plus favorables à notre inquisiteur stupéfait ; celui-ci, passant aussitôt du ton le plus rogue au sourire le plus accort, m’indiqua un siége à côté de lui. Hadji Salih me pressait par signes de me rendre à cette muette invitation ; mais, affectant les dehors de l’homme offensé, je me retirai, au contraire, après avoir jeté au Mehrem un regard de courroux.

Ma première démarche, au sortir de là, fut de courir chez Shükrullah Bay, qui, sans être investi d’aucunes fonctions officielles, occupait alors une cellule dans le medresse (collége) de Mehemmed Emin-Khan, le plus bel édifice de Khiva. Je me fis annoncer comme un efendi arrivant de Stamboul, ou j’avais eu le bonheur d’entrer en relations avec lui, ce qui ne me permettait guère de traverser Khiva sans frapper à sa porte. L’apparition d’un efendi à Khiva, circonstance exceptionnelle entre toutes, causa quelque surprise au vieillard. Il vint lui-même au-devant de moi, et son étonnement s’accrut encore quand il se vit en face d’un mendiant couvert de haillons et singulièrement défiguré ; ceci, pourtant, ne l’empêcha pas de me recevoir. À peine avions-nous échangé quelques mots dans le dialecte de Stamboul, que l’ancien ambassadeur, de plus en plus intéressé, m’adressa questions sur questions au sujet des nombreux amis qu’il avait laissés dans la capitale turque, et de la situation des affaires politiques depuis l’avénement du souverain qui règne aujourd’hui. Ainsi que je l’ai dit, j’avais toute confiance dans le rôle que je me préparais à jouer. Shükrullah Bay, de son côté, prêtant l’oreille aux détails que je lui donnais sur ses anciennes connaissances, et tout entier au plaisir d’entendre parler d’elles, était complétement hors de garde. Sa surprise, par exemple, ne diminuait pas. « Au nom de Dieu, cher efendi, me disait-il, quelle idée vous a pris de venir en cet affreux pays, et de quitter pour nous ce paradis terrestre qu’on appelle Stamboul ? — Ah ! Pir ! » m’écriai-je en soupirant, et, sans un mot de plus, j’étendis une main sur mes yeux en signe d’obéissance. Le bon vieillard, musulman bien appris, ne pouvait se tromper sur le sens de cette espèce d’invocation. J’insinuais par là, qu’appartenant à quelque ordre de derviches, je remplissais une mission de mon chef (pir), mission à laquelle tout mourid (disciple) doit se dévouer, alors même qu’elle l’exposerait à perdre la vie. Cette explication lui parut satisfaisante, mais il demanda le nom de mon ordre, et quand je lui parlai des Nakishbendi, l’intelligent diplomate conjectura, je l’avais prévu, que Bokhara devait être le but de mon pèlerinage. Il voulait s’occuper sur-le-champ de me procurer un abri dans le medresse, où il avait son domicile, mais je dus l’informer de ma situation par rapport à mes compagnons de voyage, et ne tardai pas à le quitter avec promesse de réitérer bientôt ma visite.

En rentrant au karnvanseraï, j’appris que les autres Hadjis avaient déjà reçu congé de s’installer dans une tekkie appelée Töshebaz[9]. Je m’y rendis aussitôt et constatai qu’on m’y avait réservé une cellule déjà prête à me recevoir. Le retard que j’avais mis à les venir joindre devint, à l’instant même, le sujet de mille questions pressantes, et chacun regretta que je ne me fusse pas trouvé là au moment où le misérable Afghan, si disposé à me compromettre, avait été forcé de battre en retraite sous les reproches et les invectives, tant de mes compagnons eux-mêmes que des Khivites accourus à notre rencontre.

À merveille, pensais-je ; une fois débarrassé des méfiances populaires, il sera relativement facile de me démêler avec le khan, aux oreilles duquel la nouvelle de mon arrivée doit parvenir sans retard, grâce à Shükrullah Bay ; et comme les maîtres de Khiva ont toujours affiché un grand respect pour le sultan, je ne crois pas que celui-ci soit tenté de se commettre avec un efendi. Qui sait ? il n’est pas impossible qu’on veuille accueillir, avec des égards spéciaux, le premier osmanli qui soit jamais venu de Constantinople et Kharezm[10]. »

Ces flatteuses prévisions ne furent point déçues. Dès le lendemain, je vis arriver un yasaul (messager de cour), lequel m’apportait, avec un léger présent de Son Altesse, l’ordre de me rendre, le soir même, à l’Ark (c’est-à-dire au palais), vu que le Hazret[11] attachait le plus grand prix à recevoir les bénédictions d’un derviche né dans la Terre sainte.

Ayant promis d’obéir, je me transportai une heure d’avance au logis de Shükrullah Bay ; et comme il désirait assister lui-même à l’entrevue, il m’accompagna au palais du roi, très-voisin du medresse, en me donnant ses avis, tandis que nous faisions route ensemble, sur les divers points d’étiquette auxquels je devais prendre garde. Il me parla aussi de ses différends avec le Mehter (nous dirions le ministre de l’intérieur), qui, voyant en lui un rival redoutable, ne négligeait aucune occasion de lui faire tort, et voudrait peut-être, par ricochet, me ménager un accueil défavorable. En ce moment le Koushbeghi et le frère aîné du roi se trouvant à la tête des troupes engagées contre les Tchaudors, le Mehter occupait provisoirement les plus hautes fonctions de l’État. L’usage, puis une impérieuse nécessité m’obligeaient à le visiter d’abord, son bureau étant situé sur une avant-cour par laquelle nous avions à passer pour nous rendre à l’appartement royal.

Presque chaque jour, dans ce moment-là, se tenait une arz (audience publique), grâce à laquelle la principale entrée du palais, comme aussi la plupart des salles que nous traversions, étaient encombrées par des pétitionnaires de toute classe, de tout sexe et de tout âge.

Je trouvai le Mehter dans une salle à moitié remplie de ses subordonnés qui saluaient d’un sourire approbateur la moindre parole de leur maître. Son teint basané, la longue barbe épaisse qui tombait jusque sur sa poitrine, le désignaient assez comme Sart (d’origine persane). Ses vêtements mal faits, son énorme bonnet de fourrure, étaient en harmonie avec ses traits grossiers et sa tournure inélégante. En me voyant approcher, il adressa aux gens de son entourage immédiat quelques paroles prononcées avec l’accent de la raillerie. J’allai droit à lui, et, après l’avoir salué le plus sérieusement du monde, je pris aussitôt la place d’honneur qui revient de droit aux derviches. Suivirent les prières d’usage, et, lorsque toute l’assistance eut dit « Amen » en se caressant la barbe, il y eut, entre le Mehter et moi, un cérémonieux échange de ces civilités que réclame l’étiquette orientale. Le ministre tenait à étaler son esprit ; il fit observer qu’à Constantinople les derviches eux-mêmes étaient élevés avec soin et parlaient généralement arabe ; ceci, bien que je me fusse uniquement servi jusque-là du dialecte de Stamboul. Il ajouta que le Mazret (à ces mots chacun se leva de son siége) avait manifesté le désir de me voir. Il serait charmé d’apprendre que j’eusse apporté avec moi quelques lignes du sultan ou de son ambassadeur en Perse. À ceci je répondis que mon voyage n’avait aucunement trait aux choses de ce monde, et que je ne demandais rien à personne ; mais que, pour ma sécurité personnelle, je m’étais muni d’un firman impérial en tête duquel était le tugra (le sceau du sultan). Je lui remis alors mon passe-port imprimé, qu’il baisa respectueusement et passa sur son front, à plusieurs reprises, comme pour rendre hommage à l’autorité suprême d’où émanait ce précieux document. Ensuite il se leva pour aller le déposer entre les mains du khan, et, revenu presque aussitôt, me dit que je pouvais pénétrer dans la salle d’audience.

On leva le rideau, et je vis devant moi Seid Mehemmed Khan, Padishahi Kharezm, ou plus prosaïquement le khan de Khiva, sur une espèce d’estrade, accordant son bras gauche à un coussin de velours et tenant de la main droite un sceptre d’or plus court que je ne l’aurais supposé.

Suivant de point en point le cérémonial prescrit, j’élevai d’abord les mains par un geste qu’imitèrent aussitôt le khan et toutes les personnes présentes ; puis je récitai un soura tiré du Koran ; je le fis suivre de deux Allahoumou Sella et d’une prière fort usitée qui commence par ces mots : Allahoumou Rabbena ; le tout couronné par un Amen à voix haute, que je prononçai en me tenant la barbe à deux mains.


L’auteur reçu en audience par le Khan de Khiva. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Le khan était encore occupé à caresser la sienne, lorsque l’assistance reprit en chœur : Kaboul bolgay ! [12] Le prince, dont je m’étais rapproché, me tendit ses deux mains, et quand la mousafeha[13] eut été échangée entre nous, je reculai de quelques pas, la cérémonie étant terminée.

Le khan se mit à me questionner sur l’objet de mon voyage et les impressions que m’avaient laissées, soit l’aspect du désert, soit les Turkomans, soit Khiva elle-même. Je répondis que j’avais beaucoup souffert, mais que j’étais amplement payé de mes peines par la vue de la Harzrets Djemala[14]. « Je remercie Allah, continuai-je, de m’avoir procuré ce bonheur suprême, et regarde cette faveur du kismet (destin) comme d’un heureux augure pour le chemin qui me reste à faire. » Le roi voulut savoir ensuite combien de temps je me proposais de rester dans sa capitale, et si j’étais pourvu de l’argent nécessaire à mon voyage. Mon intention, lui répondis-je, était de visiter les pieux sunnites dont le sol du Khanta abrite les reliques, et de faire ensuite mes préparatifs pour passer outre.

J’ajoutai, quant à mes ressources : « Nous autres derviches, nous ne prenons aucun souci de bagatelles semblables. Le souffle saint (nef), que le chef de mon ordre (pir) m’a départi pour mon voyage, suffit pour me sustenter quatre ou cinq jours sans autre aliment, et je n’ai qu’un vœu à former, c’est que Dieu permette à Votre Majesté de vivre au moins cent vingt ans. »

Il parut que ce discours avait plu, car Son Altesse m’assigna sur-le-champ un bel âne et vingt ducats de gratification. Je refusai ceux-ci, en alléguant le péché que commet un derviche lorsqu’il s’avise de thésauriser ; en revanche, je le remerciai de son autre cadeau, mais j’appelai son attention sur le précepte sacré en vertu duquel un âne blanc est requis pour de tels pèlerinages, et je le priai de donner ordre qu’on m’en fournît un de cette couleur.

J’allais me retirer, lorsque le khan exprima le désir d’être mon hôte pendant la courte résidence que je comptais faire dans sa capitale ; il me priait donc d’accepter, pour défrayer mes repas quotidiens, les deux tenghe[15] que son haznadar était chargé de me compter. Un remercîment cordial et une nouvelle bénédiction précédèrent mon départ, salué par la foule qui encombrait l’avant-cour et le bazar, Selam Aleïkoum[16], on ne peut plus différents.

À peine eut-on appris que le souverain était bien disposé en ma faveur, chacun voulut me faire asseoir à sa table, moi et les autres Hadjis. De là un véritable supplice qui consistait à me rendre tous les jours chez sept ou huit hôtes différents, et, par respect pour la coutume, à prendre un léger repas dans toutes les maisons ou j’étais reçu. Je frémis encore au souvenir de ce temps néfaste ou j’étais forcé de m’asseoir avant l’aurore, dès trois à quatre heures du matin, en face d’un énorme plat de riz nageant dans de la graisse de mouton et sur lequel il fallait me jeter avec tous les semblants d’un appétit féroce.

Il est d’usage, dans l’Asie centrale, même à l’occasion d’une visite ordinaire, d’étendre le desturkhan[17]. Sur ce linge bariolé, on place généralement du pain pour deux personnes, et l’hôte à qui on le sert doit en manger quelques morceaux. « Être rassasié, » voilà une expression qui n’est jamais admise dans ce pays-ci et qu’on regarde comme le signe d’une origine inférieure. Mes confrères en pèlerinage, grâce à leur brillant appétit, se montraient gens du meilleur ton. Je m’étonnais seulement de leur voir absorber une telle quantité de pilau, car je calculais que chacun d’eux devait avoir sur l’estomac, à l’issue de certains repas, deux livres de riz et une livre de suif, sans parler du pain, des carottes, des navets et des radis, accessoires de ces festins orientaux.

Parmi les oulémas de la cité de Khiva, certains beaux esprits me ménageaient des tortures d’un autre genre. Ces merveilleux, qui préfèrent la Turquie et Constantinople à tous les pays du monde, voulaient tirer de moi, qui passait pour un type de l’érudition turco-islamite, un exposé complet de mainte et mainte mesele[18]. C’était une terrible épreuve pour ma patience que de voir ces Ozbegs aux crânes épais, aux turbans énormes, entamer avec moi une polémique touchant les prescriptions sur la manière de se laver les mains, les pieds, la figure et l’occiput, ou bien chercher de bonne foi comment, pour ne violer aucun précepte sacré, le bon musulman doit s’asseoir, s’étendre, marcher, dormir, etc.

Le sultan, successeur reconnu de Mahomet, et avec lui les grands de sa cour, sont réputés à Kiva pour des modèles accomplis en fait de pieuses observances. S. M. l’empereur des Turcs est, aux yeux de ces gens-ci, le type accompli du musulman : ils se le figurent avec un turban long de cinquante aunes, pour le moins, une longue barbe tombant plus bas que la ceinture et une robe qui descend jusqu’aux orteils. On risquerait sa vie si l’on disait qu’il a les cheveux et la barbe rasés, que ses habits sont taillés, à Paris, chez Dusautoy, et qu’il boit nos meilleurs vins de France.

Le Tôshebaz (couvent) ou nous étions logés servait en quelque sorte de place publique, à raison de la pièce d’eau et de la mosquée enclose dans ses murailles ; la cour, en conséquence, fourmillait de visiteurs des deux sexes. L’Ozbeg, avec son bonnet de fourrure en forme de turban et ses grandes bottes de cuir à semelles épaisses, se promène volontiers ayant pour tout vêtement, ou peu s’en faut, une longue chemise qui est en été son négligé favori.

Les femmes entourent leur tête de hauts turbans sphériques, fabriqués avec quinze à vingt mouchoirs de Russie. Je les vois encore, emmitouflées dans leurs larges robes et chaussées de bottes grossières, arpenter la ville à grands pas sous les rayons d’un soleil écrasant pour rapporter au logis de lourdes cruches pleines d’eau. Bien souvent, l’une ou l’autre s’arrêtait devant ma porte demandant un peu de khaki shifa (poudre de santé[19]), ou un nefes (souffle saint) pour quelque infirmité plus ou moins authentique. Je ne me sentais pas toujours le courage de désappointer ces pauvres créatures, dont plusieurs me remettaient en mémoire les blondes filles de l’Allemagne. Je m’approchais en pareil cas de ma cliente accroupie sur le seuil : remuant les lèvres comme si je marmottais une prière, je posais un doigt sur la partie souffrante ; à trois reprises je soufflais avec force sur la malade ; un soupir final s’exhalait de ma poitrine, et l’acte solennel était accompli. Beaucoup de mes clientes éprouvaient à l’heure même un notable soulagement, digne récompense de leur foi naïve.

Notre métier de Hadji, sur ces entrefaites, était devenu aussi lucratif pour moi que pour mes collègues. Dans la seule ville de Khiva, mes collectes particulières produisirent environ quinze ducats. L’Ozbeg de ces contrées, bien qu’à peine dégrossi, est le plus noble type de l’Asie centrale, et je pourrais qualifier « d’agréable » mon séjour chez ces braves gens, si la sourde rivalité du Mehter et du Shükrullah ne m’avait tenu dans un danger permanent, le premier toujours disposé à me nuire pour faire pièce à l’homme par qui j’avais été présenté. Ne pouvant plus songer à contester mon origine turque, il tâchait d’insinuer au prince que j’étais un derviche « pour rire, » et probablement un agent secret du sultan de Bokhara.

Comme j’avais été mis au courant de cette intrigue, je ne fus pas surpris le moins du monde, en recevant, peu après ma première audience, une seconde invitation à me rendre chez le kan. Le khan, dont la suite était ce jour-là plus nombreuse qu’à l’ordinaire, me dit avoir appris que j’étais également versé dans les sciences mondaines, et que je possédais un beau style fleuri (le mot local est insha) ; il ajouta qu’il aimerait beaucoup obtenir de moi quelques lignes écrites à la manière de Stamboul. Certain que ceci lui avait été suggéré par le Mehter lui-même, très-fier de sa réputation en fait de calligraphie, et qui s’était fait renseigner par les Hadjis sur l’exacte portée de mes talents, j’écrivis ce qui suit avec les objets de bureau qui me furent présentés séance tenante :


« Très-majestueux, puissant, redouté monarque et souverain ! Noyé dans ta royale faveur, le plus pauvre et le plus humble de tes serviteurs n’oublie pas que, selon le proverbe arabe, — « Ceux qui ont une belle écriture sont dénués d’esprit[20] » et jusqu’à ce jour il a consacré peu de temps à l’étude de la calligraphie ; aussi est-ce uniquement en mémoire du proverbe Persan : « Tout défaut qui plaît au roi est une vertu » qu’il se hasarde à te soumettre ces lignes. »


L’emphase extravagante des titres que je lui donnais, — conformément, du reste, aux usages de Constantinople, — chatouilla délicieusement l’amour-propre du khan. Le Mehter était beaucoup trop stupide pour comprendre le sarcasme caché sous ces fleurs de rhétorique. On m’enjoignit de m’asseoir, et quand on m’eut servi une tasse de thé accompagnée d’un morceau de pain, le khan me pria de causer avec lui. Nous ne parlâmes ce jour-là que de politique. Pour rester fidèle à mon caractère de derviche, je les forçais à m’arracher parole après parole. Le Mether était aux aguets, cherchant sous chaque mot la confirmation de ses doutes. Mais ce fut là peine perdue.

A. Vambéry.
Traduction de Forgues.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Suite. — Voy. pages 33 et 49.
  2. À mon retour en Perse, je retrouvai ma lettre à Hayder-Efendi dans les archives de l’ambassade turque.
  3. Binamaz, celui qui ne récite pas ses prières.
  4. Le traducteur pourrait ici, grâce aux communications verbales de M. Vambéry, se montrer plus explicite que ce dernier : mais il est saisi de quelques scrupules en songeant à la nature de certains détails dans lesquels il lui faudrait entrer, et qui pourraient sembler trop familiers, trop réalistes surtout, à quelques-uns de ses lecteurs. Tout ce qu’il se permettra de dire à ce sujet, c’est que les amples manches du vêtement bokariote porté par l’auteur favorisaient singulièrement ses coutumes subreptices, pendant certaines nécessités, que la maigre alimentation des voyageurs dans le Désert n’empêche pas d’être indispensables. En pareille occurrence, l’étiquette orientale interdit expressément de passer devant l’individu qui se trouve ainsi garanti contre toute indiscrète curiosité.
  5. Soyez les bienvenus !
  6. Tranchées artificielles qu’on pratique pour l’irrigation du sol.
  7. Le village Tartare (aoul ou oram) s’entend d’un district à la surface duquel se dispersent, parmi des prairies et des terres cultivées, les tentes et les habitations des gens du même aoul.
  8. M. Vambéry portait sur lui, soigneusement dissimulées dans les plis de son vêtement, quelques pilules préparées à son usage par le docteur T., médecin du shah de Perse. Elles l’eussent au besoin dérobé, par une mort plus douce, à d’effroyables tortures.
  9. La tekkie est une sorte d’établissement hospitalier, moitié monastère, moitié hôtellerie, où s’arrêtent les derviches en voyage. Le nom de celle-ci était dérivé des mots tört shahbaz (les quatre faucons ou les quatre héros), employés pour désigner les quatre monarques dont la tombe existe ici et qu’on regarde comme les fondateurs de cette pieuse institution.
  10. C’est le nom politique ou diplomatique de Khiva.
  11. Titre de souveraineté qui, dans toute l’Asie centrale, correspond au mot « Majesté, » tel que nous l’employons en Europe.
  12. « Puisse ta prière être exaucée ! »
  13. La mousafeha est le salut prescrit par le Koran et durant lequel la main droite et la main gauche de chacune des parties se trouvent posées à plat l’une contre l’autre.
  14. La beauté de Sa Majesté.
  15. Le tenghe représente à peu près soixante et quinze centimes.
  16. Ce que nous appelons salamalec.
  17. Une serviette grossièrement tissée en fils de différentes couleurs. Elle est la plupart du temps fort malpropre.
  18. Question religieuse.
  19. C’est la poussière que les pèlerins ont ramassée dans une maison de Médim, tenue pour avoir été celle du Prophète. Les vrais croyants l’emploient comme une sorte de panacée pour diverses espèces de maux.
  20. Doctores malè pingunt.