Voyage dans l’Inde/1

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VOYAGE DANS L’INDE.


CHAPITRE PREMIER.


Calcutta. — Bords de l’Hougli. — Édifices et rues de Calcutta. — Société asiatique. — Collège sanskrit. — Sociétés religieuses. — Coutumes indiennes. — Serviteurs natifs. — Manière de vivre, — Traite des Coulis. — Serampour. — Chandernagor.

Je m’embarquai à Gravesend le 10 août 1837. N’ayant pas obtenu mon passage sur un bâtiment de l’état, je préférai voyager sur un bâtiment anglais, ou j’espérais me rencontrer avec des personnes qui, ayant déjà été dans l’Inde et y occupant une position, pourraient m’aider de leurs conseils et me prêter leur appui pour l’exécution de mon voyage. Après une traversée fort heureuse, nous mouillâmes devant Calcutta le 17 décembre 1837.

Calcutta est sur l’Hougli, une des branches du Gange. La navigation en est très-difficile, surtout quand il faut remonter en hiver, époque à laquelle le vent du nord souffle presque constamment. Il y a, pour remorquer les navires, des bateaux à vapeur, qui se payent 400 roupies (1, 000 fr.) par jour.

Le Gange, à son embouchure, se divise en une infinité de branches enveloppées par deux branches principales, qui forment le Delta indien. Cette partie de la côte est tout à fait inabordable. On lui a donné le nom de Sanderband. Les pilotes se tiennent sur de petits navires en avant de l’embouchure du fleuve. Ils reçoivent un traitement fixe de la Compagnie. Leurs navires sont très-soignés. Des malades à qui on ordonne de prendre l’air de la mer vont y passer quelques semaines et payent de fortes pensions. C’est une source de profit pour les pilotes, qui mènent grand train, ont des domestiques et vont à Calcutta en équipage.

À l’entrée de la rivière, un officier de la douane vient s’installer sur les navires. Ces officiers de la douane, non plus que les pilotes, ne ressemblent en rien à ceux d’Europe. On est, au premier abord, frappé de la grandeur et de la libéralité du service de la Compagnie anglaise. On n’éprouve à la douane aucun des désagréments si fréquents en Europe. Les passagers sont crus sur leur déclaration, et leurs bagages sont à peine visités.

Les bords du Gange sont plantés de beaux arbres toujours verts, du milieu desquels se détachent les pagodes et les chaumières indiennes. Ça et là sont des bosquets de cocotiers, de palmiers et de bananiers. Une race d’hommes, noire et chétive, se tient sous leurs ombrages. Ils viennent sur de petites barques offrir aux passagers les fruits du pays. Aux heures de repos, ils descendent à la rivière faire leurs ablutions. Hommes, femmes et enfants y viennent ensemble, sans que la vue en soit choquée. Ils paraissent, selon l’expression du révérend évêque Héber, comme vêtus de leur couleur. Le soir, on entend leurs chansons et le bruit éloigné des tam-tams, auxquels se mêlent les plaintifs hurlements des jackals. La mer en se retirant découvre les bords fangeux du fleuve, où viennent s’étendre d’énormes caïmans. Ils sont à moitié enfoncés dans la bourbe, et ressemblent de loin à des troncs d’arbres abandonnés. Une jeune fille, son voile rabattu sur le visage, passa à quelques pas de l’un d’eux, sans paraître s’apercevoir de la présence du monstre, qui resta immobile.

En approchant de Calcutta, le mouvement des navires, qui montent et qui descendent le fleuve, les jonques chinoises avec leurs voiles bariolées, et les belles villas bâties sur les bord s de la rivière, donnent un nouvel aspect au paysage. Cette vue, qui succède à la triste monotonie du spectacle de la mer, impressionne vivement. Cette nature toute nouvelle, connue jusqu’alors seulement par des dessins et des descriptions, réveille de romantiques souvenirs ; je ne me lassais pas de l’admirer. On est, d’un autre côté, désagréablement affecté par la vue des cadavres qui flottent sur les eaux et par l’odeur de ceux qu’on brûle sur les rivages. Il s’en dépose un grand nombre sur les bords du fleuve. Les chiens, les vautours et les corbeaux se les disputent. Dans la ville même, les cadavres circulent au milieu des navires. Ce spectacle continuel choque tellement la délicatesse de quelques Européens, qu’ils ne boivent jamais de l’eau de la rivière. Les Indiens pauvres jettent les cadavres dans les fleuves ; les plus riches les brûlent, et l’odeur s’en répand au loin, non moins dégoûtante par elle-même que par l’idée qu’elle rappelle.

On appelle Calcutta la ville des palais, à cause du style grandiose de ses maisons particulières. On y trouve aussi beaucoup de monuments d’art et d’utilité ; des chantiers de construction pour les navires, des forges et des ateliers pour la construction des machines à vapeur, un fort, un palais pour le gouverneur, des églises ; des quais, une douane, une monnaie, une banque ; des étangs avec promenades à l’entour, des collèges, un hôpital, un hôtel de ville, un palais de justice, une salle de spectacle et d’autres édifices encore. Aucun n’est très-remarquable sous le rapport de l’art, mais l’ensemble en est magnifique. En abordant à Calcutta, le fort, les vastes parterres du Chowiringhi, la colonne qui s’élève au milieu, les belles maisons qui les entourent, le palais du gouverneur et les mâts des navires qui couvrent la rivière, font un des plus beaux panoramas du monde. Calcutta est sans contredit la plus belle ville de l’Inde ; seulement, tout y est moderne.

Les maisons particulières ont des portiques, des colonnes, des galeries et de vastes salles de réception. La simplicité de l’ameublement les fait paraître encore plus grandes. Le toit des maisons est plat et forme une terrasse qui sert de promanade. Les maisons des natifs enferment une cour où est un réservoir d’eau pour répandre la fraîcheur dans l’intérieur. Les varangues[1] donnent sur les cours, afin que les femmes puissent se promener sans être vues.

Les rues de la ville ne répondent pas à la splendeur des édifices. Généralement elles contiennent d’un côté un ruisseau d’eau courante, où les natifs viennent faire leur toilette, et de l’autre côté, un ruisseau d’eau croupie, qui séjourne des mois entiers à la même place. L’odeur en est suffocante, et doit contribuer à l’insalubrité de la ville. Il est incroyable que les Anglais, si soigneux d’ailleurs, supportent une pareille abomination. L’entretien de la propreté des rues de la ville et l’enlèvement des immondices est abandonné en grande partie aux cigognes, que la police anglaise a prises sous sa protection. On est mis à l’amende quand on tue un de ces oiseaux.

De l’autre côté de la rivière est le jardin botanique, vaste parc peu fréquenté. On est très-bien accueilli des administrateurs, et toutes les facilites sont offertes pour étudier.

Le local destiné aux séances de la Société asiatique comprend un musée, un cabinet d’histoire naturelle et une bibliothèque, qui s’enrichissent tous les jours. Le local est maintenant trop petit, et une grande quantité de statues et de pierres portant des inscriptions sont dans la cour. Cette Société, qui fut fondée par sir William Jones, pour devenir le centre de toutes les connaissances qui intéressent l’Inde, a parfaitement rempli le vœu de son fondateur. Les littérateurs, les antiquaires, les naturalistes et les industriels s’y réunissent, et viennent y apporter les résultats de leurs communs efforts. Dans ces derniers temps, un engouement excessif pour les sciences naturelles menaçait d’arrêter le progrès des études littéraires. Les publications de livres sanskrits avaient été interrompues. Heureusement ce ne fut pas pour longtemps, et je pus, avant de quitter Calcutta, en adresser des remercîments à la Société, au nom de tous les amateurs de la littérature sanskrite. C’est principalement au zèle de James Prinsep, à la fois archéologue et naturaliste, qu’on est redevable de ce service. Ce fut malheureusement le dernier que rendit à la science cet homme si distingué par la variété de ses connaissances et l’aménité de son caractère.

Il y a trois collèges : le collége sanskrit, le collége musulman et le collége anglo-indien. Au collége sanskrit, on fait un cours complet d’éducation en sanskrit. On y enseigne la grammaire de Vopadeva[2], la rhétorique, la législation, les mathématiques et l’astronomie. J’assistai à quelques cours : on laisse les élèves libres de parler et de remuer. Le calme et la gravité, qui font le caractère distinctif des Orientaux, ne leur sont pas commandés dans leurs écoles. Les pandits appliquent la prononciation de la langue vulgaire à la langue savante. Cette prononciation est barbare et fausse, contraire aux définitions données par la grammaire. Il n’y a plus sentiment de mesure ni d’harmonie. Ils prononcent les trois sifflantes comme la linguale ch. Ils ne prononcent les a brefs ni au milieu ni à la fin des mots ; et en escamotant les voyelles ou en s’arrêtant sur les nasales finales, ils font les contorsions de bouche les plus pénibles. Ces cours sont assez fréquentés ; mais cette éducation, qui n’est pas pratique, ne conduit à rien ; et les élèves, une fois sortis <le l’école, y deviennent bientôt indifférents, comme il arrive généralement en Europe pour les études classiques de collège. La plupart des vieux pandits ne parlent que le bengali ; beaucoup de jeunes parlent anglais. J’en pris un pour étudier. Il ne pouvait expliquer les passages difficiles de la grammaire, qu’il disait avoir apprise par cœur comme tous les autres, sans y rien comprendre. Au reste, il expliquait bien les autres livres sanskrits. Il fut complètement muet sur tous les sujets qui avaient quelque rapport avec la religion ; il se refusa même à lire avec moi le deuxième livre de Manou, dont le commentaire contient quelques mots du Véda. Ils sont moins scrupuleux et plus communicatifs avec les Anglais riches qui occupent des places élevées. C’est avec leur secours que les Anglais ont fait leurs premières traductions et composé leurs premières grammaires et leurs dictionnaires ; mais on se tromperait en croyant obtenir quelque chose d’eux par la familiarité et les politesses.

J’avais des lettres de M. le major Troyer pour Radha-Kanteb, natif très-riche et très-considéré. Je lui demandai un dictionnaire qu’il a composé, et dont il fait cadeau à beaucoup de personnes. Je ne l’obtins pas. On me dit que la visite que je lui avais faite devait m’avoir déconsidéré à ses yeux, et qu’il ne fallait pas expliquer autrement son refus. Il n’y a que la fortune et le pouvoir qui réussissent auprès des natifs hindous.

Beaucoup d’indiens suivent les cours d’anglais, d’hindoustani et de persan. Ils entrent dans les offices où la connaissance de ces langues est nécessaire.

Il y a beaucoup de sociétés pour la propagation de la religion. Elles ont peu de succès, et un membre du clergé anglican me disait qu’on remarquait les progrès du catholicisme romain, qui est pourtant fort peu encouragé. Comme les populations sont très-sensibles à la pompe extérieure et que le clergé anglican a partout un train et des manières plus propres à séduire, que nos pauvres missionnaires avec leur lugubre accoutrement, il faut attribuer le peu de succès des sociétés bibliques à la rigidité avec laquelle elles enjoignent la lecture de la Bible. Les natifs lisant sans y être préparés nos histoires saintes, n’en sont pas beaucoup plus édifiés que des leurs. Quelques-unes de ces histoires choquent trop fortement leurs préjugés[3]. ils paraissent, au reste, fort indifférents. Le plus grand nombre de prosélytes se fait pendant les temps de disette, où l’on recueille un gerand nombre d’orphelins abandonnés.

La société à Calcutta est très-nombreuse et très-gaie. Quand le gouverneur y réside, il y a réception chaque semaine. On danse beaucoup, et le goût de la danse est général chez les Anglais de l’Inde, Ils appellent la danse le plaisir français, sans se douter qu’un grand nombre d’entre eux, eu égard à leur âge et à la position qu’ils occupent, seraient ridicules chez nous par leur passion pour la danse. Quelques natifs importants sont admis à ces réunions. Le gouverneur va même chez quelques-uns qui donnent de brillantes fêtes, entre autres Dwarkanauth-Tagore, riche babou ou commerçant, qui était dernièrement à Paris, et dont on faisait un prince indien.

Les anciens usages indiens sont en vigueur ; seulement il s’offre dans leur application des singularités remarquables. Ainsi, les lois attribuent à chaque caste un emploi spécial : aux Brahmanes l’étude et l’enseignement des Védas, aux kchatryas la guerre et la protection des villes et des peuples ; aux vècyas le commerce, aux sudras l’obéissancoe aux ordres des autres castes. Les lois défendent de manger de la nourriture préparée par un individu de caste inférieure. Il en résulte que les riches Indiens ont des Brahmanes pour cuisiniers et des kchatryas pour portiers. Ces deux castes remplissent les mêmes emplois auprès des Européens. Radha-Kanteb n’est qu’un sudra, mais il est riche, il entretient auprès de lui beaucoup de Brahmanes, et il est très-considéré : c’est une faveur qu’il doit à sa fortune. Le pouvoir de l’argent est le même partout. On trouve un grand nombre de Brahmanes pauvres, qui profitent de l’autorisation que leur donnent les lois quand ils sont dans l’apad (l’infortune), pour exercer toutes sortes d’industries. J’en ai connu qui étaient charretiers et porteurs de palanquins. Les Hindous font strictement les ablutions prescrites par les lois : ils prennent l’eau à plusieurs reprises, et s’inondent les yeux et la bouche. Quoique l’Hougli soit réputé une des branches les plus sacrées du Gange, ce n’est pas certainement à la vue de ses eaux fangeuses que le législateur aurait imaginé de prescrire de semblables ablutions. Les natifs se baignent avec leurs vêtements, qu’ils laissent sécher sur eux, même pendant l’hiver, où le froid est assez vif pour être sensible aux Européens. Partout dans la ville sont des images de Civa et des autres divinités, devant lesquelles les dévots se prosternent publiquement en faisant mille contorsions. On rencontre des faquirs qui ont fait vœu de marcher un bras levé ou sur les genoux, ou qui se sont imposé toute autre pratique de ce genre. On rencontre aussi les bœufs sacrés, que les Hindous mettent en liberté à l’occasion d’un événement important de famille. J’ai assisté à une fête religieuse (poudja) ; j’ai vu des fanatiques s’attacher à une poutre mobile par des crochets de fer qu’ils s’enfoncent dans le corps, et tourner suspendus à cette poutre en jetant des fleurs de la poudre rouge sur les assistants. Le sourire est sur leurs lèvres pendant que le sang ruisselle de leurs plaies. Les Anglais tolèrent leurs superstitions. En temps de persécution, les martyrs ne manqueraient pas.

Dès qu’on débarque à Calcutta, il vient s’offrir un grand nombre de serviteurs natifs apportant des certificats de maîtres européens qu’ils prétendent avoir servis. Ils se les prêtent et se les achètent les uns aux autres. Ils n’en connaissent pas le contenu, et quelques certificats témoignent que ce sont des fripons. Les simples matelots et les domestiques européens louent les services de ces natifs. Les domestiques européens devenus maîtres à leur tour se font servir, reçoivent le titre honorifique de ""çaheb (seigneur), et vont dans la ville se promener en palanquin. Pendant ce temps, le capitaine et les officiers du navire prennent des serviteurs natifs : il répugne d’exposer un Européen à l’état de domestique. Les emplois subalternes dans l’administration sont remplis par des natifs qui savent parler anglais. Beaucoup de commerçants parlent aussi l’anglais, dont la connaissance se répand chaque année davantage. Quelques-uns parlent français. On peut très-bien se tirer d’affaire à Calcutta avec l’anglais et quelques mots d’hindoustani-ourdou. La langue la plus répandue est le bengali, qui est parlé par les Hindous ; mais on a peu occasion de l’employer. Les commerçants savent l’anglais ; les vieux pandits sont fort peu communicatifs, et la connaissance de leur langue ne serait pas, je pense, d’une grande utilité.

On trouve à Calcutta de très-bons hôtels et toutes les ressources des grandes villes d’Europe. C’est un pays de transition entre les mœurs européennes et les mœurs natives, et il est très-utile à un voyageur d’y séjourner quelque temps ; d’ailleurs, quelque genre d’étude qu’on ait embrassé, Calcutta est intéressant à cause de son musée, de sa bibliothèque et de son jardin botanique. C’est une ville immense d’industrie et de commerce. On y retrouve les cérémonies, les fêtes et les superstitions de la religion brahmanique et musulmane. Les natifs admettent les Européens aux fêtes qu’ils donnent chez eux aux grandes époques religieuses, faveur qu’on n’obtiendrait pas, je pense, dans les hauts pays. C’est aussi à Calcutta qu’on trouve les pandits les plus instruits et les meilleurs professeurs de persan et d’hindoustani, deux langues dont la connaissance est indispensable pour voyager dans l’Inde.

Les dépenses de la vie matérielle sont considérables. Le luxe est d’obligation, et quoiqu’à bon marché, il ne laisse pas d’être assez onéreux. On a continuellement besoin de s’adresser à des personnes qui occupent une position élevée, et pour se faire accueillir d’elles, il faut se conformer à la manière de vivre en usage.

Le prix des hôtels ordinaires est de 6 roupies (15 fr.) par jour, ou de 100 roupies (250 fr.) par mois[4]. Il faut avoir au moins un domestique, qui coûte 8 roupies par mois. Un blanchisseur revient à environ 9 roupies. Les cabriolets se louent 8 roupies par jour, et 150 roupies par mois. Les palanquins, portés à dos d’hommes, se louent 25 roupies par mois. On en trouve sur place. Ce genre d’équipage est, pour ainsi dire, abandonné par les Européens : c’est à coup sur le plus commode et le plus agréable quand on y est accoutumé.

Une visite de médecin se paye 16 roupies ; un bon mounshi, ou professeur de persan et d’hindoustani, et un bon pandit ou professeur de sanskrit, se payent de 25 à 30 roupies par mois. Si l’on aime mieux tenir maison, ce qui est préférable pour s’accoutumer aux natifs, les dépenses sont à peu près les mêmes. Une maison convenable se loue de 40 à 50 roupies par mois. Il faut avoir un grand train de domestiques. Chacun d’eux ne fait que son service spécial. L’homme qui essuie la table en appelle un autre pour balayer à terre.

Les bazars ont beaucoup perdu de leur importance depuis l’établissement des magasins européens et des salles de vente à l’encan. Les objets fabriqués par les natifs sont à bon marché, mais on y est très-souvent trompé. Les articles européens sont très-chers.

Il y a un ou deux cafés où l’on prend des glaces. La glace vient d’Amérique, Du achète toute celle qui en vient, qu’on en ait ou non besoin. Je cite cet exemple, qui montre combien dans les plus petites choses tout se fait libéralement.

Les équipages sont très-soignés. On n’admet pas dans la ville les éléphants et les chameaux, qui effrayeraient les chevaux. Calcutta est la seule ville où cette existe.

On trouve à placer son argent chez les natifs à 9 pour cent, compte courant, et à 12 pour cent à trois mois. 12 pour cent est le taux d’usage ; c’est l’escompte que l’on fait sur les achats les moins importants. Les banquiers européens ne donnent pas un taux d’intérêt si élevé. La banque de Bengale ne donne que 4 pour cent.

L’usure n’est pas prohibée. Quelquefois on ne trouve à emprunter qu’à 50 pour cent. Je ne sais pas si cette circonstance a été suffisamment prévue par nos législateurs, et comment on pourrait interpréter quelques articles du code de commerce sur les emprunts que les capitaines sont autorisés à faire.

Il se fait à Calcutta, entre autres commerces, une espèce de traite, la traite des Coulis ; on engage, par l’appât de grands avantages, des malheureux à s’expatrier pour les îles où l’esclavage est aboli. Ils ne peuvent savoir ce qu’ils font. On les entasse dans des entreponts de navires spécialement destinés à cet usage. De peur qu’ils ne s’échappent, on les laisse étouffer dans ces entreponts, pendant tout le temps qu’on descend la rivière, et je sais de très-bonne source qu’il y a des exemples de ces malheureux captifs qui sont morts de soif et de chaleur, en descendant la rivière. Des personnes témoins de ces scènes, de vrais philanthropes qui protestent de bonne foi contre la traite des nègres, protestent aussi contre cette traite d’un nouveau genre. Mais le gouvernement ne paraît pas s’en émouvoir. On trouve dans le Bengale, qui est la partie la plus riche de l’Inde, des hommes qui travaillent pour une ou deux roupies par mois, sans être nourris. Il ne peut y avoir d’esclaves à si bon marché. Les Anglais, qui poursuivent partout l’abolition de la traite sous prétexte de philanthropie, devraient au moins ne rien faire qui laissât supposer d’autres motifs à leur zèle.

En remontant la rivière, on trouve la maison de plaisance du gouvorneur à Barrackpour et plusieurs établissements étrangers. L’établissement des Danois à Serampour servit, pendant la guerre du continent, aux Anglais qui faisaient le commerce sous pavillon danois. Les Danois, de leur côté, recevaient des commissions, et ils s’enrichirent beaucoup. À l’époque de la rupture forcée entre l’Angleterre et le Danemarck, quelques officiers anglais traversèrent la rivière et n’eurent pas honte de s’emparer des richesses de leurs anciens alliés abandonnés sans défense. Depuis ce temps Serampour est devenu une simple résidence de missionnaires. Ils y ont établi une imprimerie où ils ont imprimé la Bible, traduite dans les différents idiomes de l’Inde. Ils continuent encore à faire des publications de livres hindoustanis, persans et sanskrits.

Chandernagor est à six lieues de Calcutta. Les navires n’y peuvent plus remonter. Il faut continuellement creuser des canaux pour assurer la navigation jusqu’à Calcutta, et peut-être la nature finira-t-elle par triompher de tous les efforts de l’art. Cette partie de l’Inde contient un sol considérable d’alluvion. Le triste état de Chandernagor et le misérable traitement des employés donne dans l’Inde une pauvre idée du nom français. Toutes les transactions commerciales se font à Calcutta. Les capitaines de navire étaient encore, il y a deux ans, obligés de faire régler leurs papiers à Chandernagor, ce qui leur occasionnait des frais et une perte de temps considérables. On a depuis établi un consul ou plutôt un agent faisant les fonctions de consul, mais les attributions de cet agent sont peu étendues, et il n’en est pas résulté un grand avantage.

Il faudrait renoncer à Chandernagor, avoir à Calcutta même un agent avec de pleins pouvoirs, bien versé dans la connaissance du commerce de l’Inde, quoique non commerçant lui-même, parce que la nécessité de recourir à son ministère lui assurerait trop d’avantages sur les autres ; il faudrait surtout qu’il fût bien payé et qu’il pût représenter dignement la France.

Le site de Chandernagor est élevé et le plus salubre de toute la contrée environnante. L’hôtel du gouvernement est délabré et les murs de son jardin tombent en ruines. Une compagnie de 21 sipahis, un tribunal de première instance, dont les juges et le président sont moins rétribués que le dernier membre d’un office anglais, et quelques arpents de terre, sont tout ce qui reste de la puissance de la France dans cette partie de l’Inde.

  1. Galeries ouvertes.
  2. Vopadeva est, après Panini, le plus célèbre grammairien sanskrit. Sa grammaire est intitulée le Mugda Badha
  3. Par exemple le veau gras que l’on tue au retour de l’enfant prodigue. Le bœuf est un animal sacré aux yeux des Hindous.
  4. La roupie vaut environ 2 fr. 50 cent.