Voyage dans l’Inde/2

La bibliothèque libre.

CHAPITRE II.


Voyage sur la Baghirathi et le Gange. — Mourshedabad. Radjmahal-Monghyr. — Haras de Ghazipour et de Boxar. — Bénarès. — Monument de Çarmat. — Lath de Bithari. — Collège de Bénarès. — Manuscrits sanskrits. — Allahabad. — Caunpour. Fête de Rama, — Charmeurs de serpents. — Pandits. — Éclipse de lune. — Manière de voyager dans l’Inde. — Frais de voyage.

Il y a des bateaux à vapeur qui remontent le Gange depuis Calcutta jusqu’à Allahabad. Pendant l’hiver on est obligé de descendre les Sanderbands pour prendre le grand Gange ; mais à la saison des pluies la crue des eaux permet de prendre la route directe de l’Hougli et la Baghirathi. Pendant les pluies les routes sont souvent interceptées par les eaux. Les bateaux du pays ne peuvent lutter contre le courant. Il faut attendre le vent, qui amène avec lui des tempêtes furieuses. Les bateaux à vapeur sont donc à peu près le seul moyen de remonter le Gange à cette époque. Le Gange, grossi par les pluies et par la fonte des neiges, entraîne tout dans son cours. Il forme de nouveaux bras, s’étend comme une mer, puis se retire. Des villages et des contrées entières disparaissent tout à coup. Je quittai Calcutta le 10 juillet et je pus être témoin de ces scènes de désolation. Mais alors les bords du Gange sont plus magnifiques que jamais. Les plaines s’étendent au loin, couvertes d’une riche verdure. Les jardins de manguiers, les pagodes blanches, les belles habitations des indigotiers, les villes et les villages qui s’élèvent sur les bords du Gange, çà et là des ruines, des villages et des cimes d’arbres submergés, font tour à tour un spectacle de gaieté, de majesté et de tristesse. Les villes importantes que je visitai en remontant jusqu’à Bénarès, sont Mourshedabad, Radjmahal, Monghyr, Patna, Dinapour, Boxar et Ghazipour. Aucune de ces villes ne présente de monument curieux d’antiquité indienne. Mourshedabad est une ville musulmane. Les maisons des habitants sont de simples chaumières construites avec des joncs et des bambous. Le plus bel édifice est un palais dans le style d’architecture européenne, bâti pour le Narab, qui n’y habite jamais. Mourshedabad était, avant Calcutta, le siége du gouvernement de la Compagnie anglaise. La ville ne conserve de son ancienne splendeur qu’une très-belle route sur les bords de la rivière et des quais, C’est une place importante pour le commerce. Il y a une douane native où l’on prélève un impôt sur les voyageurs passagers. Généralement on ne visite pas leurs bagages.

Les sites de Radjmahal et de Monghyr sont montagneux et boisés. Près Monghyr sont les rochers de Sultanyange, sur l’un desquels s’élève une pagode dorée. Les rochers environnants sont couverts de bas-reliefs représentant des divinités indiennes. La crue des eaux m’empêcha de les voir. Il y a dans les montagnes rocailleuses de Radjmahal et de Monghyr des excavations où vivent des dévots ascétiques qui se sont voués à l’inaction. On voit en nature tous ces Çri bagavan (bienheureux), avec la chevelure hérissée et en désordre, absorbés dans le sommeil de la méditation, qui trouvent leur satisfaction en eux-mêmes. Il est impossible d’imaginer de plus infâmes fainéants.

Patna est une ville de commerce importante. C’est là qu’est le grand entrepôt pour l’opium. Rien dans son aspect et ses ruines ne peut la rattacher à l’antique Palibothra, plus que toute autre ville située au confluent de deux rivières.

À Ghazipour et Boxar sont les haras de la Compagnie. On élève à Boxar les poulains jusqu’à deux ans, et à Ghazipour depuis deux ans jusqu’à quatre. Les chevaux qui atteignent une taille déterminée se vendent 1000 roupies, ceux qui restent au-dessous de cette taille se vendent 500 roupies. Les chevaux de rebut se vendent à l’encan. On donne une prime de 50 roupies aux cultivateurs qui amènent leurs juments pour être saillies. Mais les poulains appartiennent à la Compagnie. Presque tous les étalons sont anglais, quelques-uns sont arabes. Les Anglais se sont ainsi affranchis de la nécessité de recourir aux marchés natifs. C’est une belle race de chevaux, mais qui pèche généralement par les jambes.

Bénarès est la ville classique de l’Inde, la plus curieuse pour un amateur de l’antiquité indienne ; toutes les traditions s’y sont conservées. Les monuments musulmans sont en décadence, tandis que les monuments indiens se relèvent. Les ghâts sont magnifiques. Ce sont de larges escaliers par où les populations descendent à la rivière pour se baigner. Au-dessus s’élèvent des palais, des maisons, des temples musulmans et indiens. L’architecture des simples maisons est chargée d’ornements. Elles sont à plusieurs étages ; à chaque étage il y a des colonnes et des arcades. La vue générale prise de la rivière en est magnifique[1].

Il y a dans la ville un grand nombre de temples et de pagodes, et de simples lingas[2] dont les faquirs indiens assiégent les abords. Ils paraissent calmes et recueillis, mais ils se jettent tout à coup sur l’argent qu’on leur présente. Il y a aussi beaucoup d’étangs et de puits sacrés ; si sales et si puants qu’ils soient, les dévots viennent s’y baigner.

Les rues de la ville sont très-étroites. Les unes sont bordées de rangs de boutiques illuminées le soir par des lampions, les autres sont bordées de grands murs sombres sans jours. La population y fourmille. On entend de tous côtés le bruit des tamtams et des chansons. On rencontre des processions, des mariages, des morts qu’on conduit à la rivière et autour desquels on chante et on jette des fleurs pour éloigner le mauvais esprit, Toutes ces cérémonies sont fort animées, on se croirait à une fête continuelle.

Aux environs de Bénarès est le monument de Çarmat. En le fouillant, on trouva un grand nombre de statues parfaitement conservées, dont il reste encore quelques-unes éparses çà et là tout autour. Elles sont grossièrement faites, mais le type distingué de la figure indienne des hauts pays s’y retrouve. La masse du monument est en briques recouvertes d’énormes pierres de taille. Le monument n’est pas loin d’un tirtha (étang sacré) planté de banians. Il y en a un autre de la même forme qui lui sert de pendant. On l’a également fouillé, mais on n’a rien trouvé.

De l’autre côté du Gange, à Ramnagar, est le palais du Radja de Bénarès et un temple indien moderne, couvert de mauvaises sculptures. Le principal objet scientifique est le lath de Bithari, à quelques lieues de Bénarès. Il porte une inscription assez longue. Les lettres sont profondément gravées dans la pierre, et, de loin, on croit pouvoir en obtenir une belle empreinte ; mais comme elles sont usées sur les bords, elles ne font plus sur l’empreinte qu’une masse informe. On trouve à Belath un autre lath du même genre, qui ne porte pas d’inscription.

Les cours du collége sanskrit de Bénarès sont les mêmes qu’à celui de Calcutta. La grammaire seule est différente. La langue vulgaire n’est ni celle de Calcutta ni celle de Mathura et de Bindraband. Les Brahmanes comprennent, mais ne parlent pas le dialecte consacré par le Prim-Sagar. Presque tous parlent hindoustani-ourdou.

Beaucoup de nobles Hindous et même des Sykhs, viennent faire leurs dévotions à Bénarès ; quelques-uns y entretiennent un brahmane pour dire des prières.

Ou y trouve beaucoup de manuscrits sanskrits, et on pourrait en acquérir là plus que dans tout le reste de l’Inde. Un grand nombre de textes et de commentaires me furent offerts, mais quand je demandai les Védas, on ne me répondit seulement pas. Je ne pus obtenir que le Prati-sakya[3]. Les faibles ressources dont je disposais ne me permirent pas de faire de grandes acquisitions. J’ai rapporté le Prati-sakya, un magnifique manuscrit du Bhagavat-Purana, le Varahi-Sânhita, le Bhagavat-Gitâ avec un commentaire, le Paribashendu-Cegara, et quelques traités de grammaire. Les copies nouvelles se vendent comme à Calcutta, à 500 slocas pour une roupie, non compris le papier, que l’on fait payer à part et d’avance. Malheureusement les scribes ne savent pas un mot de sanskrit, et leurs copies fourmillent de fautes. Le prix des vieux manuscrits corrigés par les pandits n’est pas fixé. Il est exorbitant. Il faut en outre s’attendre comme Çaheb et comme voyageur, à payer fort cher et à ne recevoir les objets achetés qu’après des délais interminables. Si on marchande, on n’obtient rien ; il faut appeler un pandit et lui faire des cadeaux. Il faut s’adresser à une personne respectable, car on paye d’avance, et on risque beaucoup, après avoir payé, de ne rien recevoir. J’avais avec moi le professeur d’astronomie du collége, qu’un très-aimable officier m’avait procuré et qui m’accompagnait partout, parce qu’il me voyait bien accueilli des principales autorités de Bénarès.

La ville d’Allahabad est au confluent du Gange et de la Jumna, que commande un admirable fort. Les natifs croient qu’il coule sous terre une troisième rivière, la Sarasvâti, et font de cet endroit le plus sacré des Prayagas[4]. Là ils viennent en foule se baigner et se faire raser ; chaque poil qui tombe dans l’eau donne des milliers d’années dans le paradis. La compagnie percevait autrefois un droit sur les pèlerins. Elle l’a aboli comme immoral, en tant qu’il était un impôt levé sur la superstition. Sous le fort d’Allahabad, dans des caves étendues, sont des lingas, et des figures de la déesse Parvati. Dans la cour gisait à terre un lath couvert d’inscriptions. Il était impossible d’en prendre des empreintes.

Allahabad et Bénarès sont deux lieux de pèlerinage pour les Hindous. Allahabad ne possède aucun monument curieux d’antiquité. Les fondations solides des maisons qui, sans doute, ont jadis supporté des édifices importants, ne sont plus couvertes que de mauvaises cabanes en terre. Il y a un grand tombeau entouré d’un jardin et d’un magnifique caravansérail. On est étonné en voyant le site si favorable de cette ville, au confluent de deux grands fleuves, qu’elle n’ait pas acquis plus d’importance.

À l’époque où j’étais à Allahabad eut lieu une crue extraordinaire du Gange. Le fleuve, rompant ses digues, déchargea ses eaux dans la Jumna, à travers les plaines qui séparent le fort de la ville. Lr fort devint une île, la grande muraille sur la Jumna s’écroula. Ce fut la dernière scène du spectacle de désolation auquel j’assistais depuis deux mois.

En me promenant aux environs d’Allahabad, je me perdis ; je demandai à un natif quelle était la rivière qui coulait devant moi ; il me répondit que c’était le Gange, et comme, pour être plus sûr de ma route, je lui demandai si ce n’était pas la Jumna, il me répondit : Ce sera la Jumna si le çaheb le veut. Je donne ce petit échantillon de la servilité des natifs et aussi un exemple de la difficulté qu’on éprouve souvent à obtenir des renseignements exacts. Ils attachent aux plus simples questions un sens caché, ne peuvent croire qu’on s’intéresse à des détails qui leur paraissent vulgaires, cherchent plutôt à répondre ce qu’ils croient vous être agréable que la vérité, et les renseignements qu’ils donnent directement sont peu dignes de confiance. Il faut avoir auprès de soi un natif respectable pour obtenir des informations exactes.

Après Allahabad, la ville la plus importante est Caunpour, où sont quelques ruines modernes sans intérêt. C’est un vaste cantonneinent militaire et une des plus agréables stations de l’Inde pour les plaisirs et la société. Il y a un théâtre. Le site et les alentours sont fort laids, quoique le Gange les arrose. Le pays est très-plat, on y est sans cesse enveloppé dans des tourbillons de poussière.

À quelques lieues de Caunpour est l’endroit que les Indiens croient être le centre de la terre. Il s’y fait en octobre de grandes fêtes, dont je ne pus être témoin. Je vis seulement pendant mon séjour à Caunpour la cérémonie où les frères Rama, assistés des singes, tuent le géant Ravana. Les deux jeunes gens de première caste qui représentaient les frères Rama étaient autrefois jetés dans le Gange après la cérémonie ; on les regardait comme si sacfés qu’il ne fallait pas les exposer de nouveau au péché. On doute que ce cruel acte de superstition ne se pratique plus. Pour moi je ne pense pas que les Anglais poussent si loin la tolérance. Le géant Ravana était représenté par une monstrueuse figure toute bourrée de feux d’artifice, au milieu desquels elle est brûlée. Les frères Rama s’avancent revêtus de magnifiques habits, dans un char traîné par deux taureaux. Ils ont un arc en main et un carquois sur l’épaule. Des hommes couverts de masques de singes entourent le char et font retentir l’air d’acclamations. On attaque l’idole, on se lance des fusées de part et d’autre ; c’est une bonne grosse fête populaire. Quoique exaltés par les chants et l’ivresse, les natifs conservent le plus grand respect pour les Européens qui se mêlent à la fête.

Je vis aussi des charmeurs de serpents. Ils en prirent trois devant nous en jouant d’un instrument dont le son ressemble à celui de la musette. Quand les serpents tardent à venir, ils font des imprécations et prononcent des paroles magiques. Malgré toutes les précautions dont on s’entoure pour ne pas être trompé, la manière dont ils prennent ces serpents est si extraordinaire qu’on doute toujours de ne pas être leur dupe. On les fait déshabiller, on choisit la place où ils doivent opérer le charme ; ils ne manquent jamais leur coup. Les serpents habitent dans les cours et dans l’intérieur même des maisons. Les femmes natives, dit-on, les apprivoisent et s’en font des compagnons de captivité. Le cobra surtout, le plus dangereux de tous, est très-reconnaissant des soins qu’on lui rend. Il aime beaucoup la musique, et au son de la musette il se met à danser en suivant les modulations de l’instrument. C’est principalement le long des murs que restent les serpents et les scorpions. Aussi remarque-t-on chez les personnes qui ont séjourné quelques années dans l’Inde, une répugnance instinctive à se promener le long des murs. Les serpents se sauvent des hommes, mais ils n’en sont pas moins dangereux. On les rencontre partout, dans les champs, sur les routes, dans les ruines et dans les décombres. Quand ils sont forcés dans leur retraite, ils se tapissent, et au moindre mouvement ils s’allongent pour mordre ; le cobra étend sa crête, s’élève en s’arrondissant en cercle et laisse tomber sa tête à terre. Il est très-lent dans ses mouvements et facile à éviter. Quand les serpents sont touchés par mégarde, ils se retournent. En me promenant dans un champ d’indigo coupé, je marchai sur un serpent qui se retourna pour me mordre. Son corps était embarrassé dans une touffe d’indigo et sa morsure n’atteignit que mon pantalon. Je coupai ce reptile avec un sabre. C’était une femelle pleine ; la morsure des femelles, même des espèces venimeuses, ne passe pas pour être dangereuse.

Le pays d’Allahabad forme une partie de l’Hindoustan propre. Il est très-fertile et bien cultivé autour des villages. Les vivres sont à bon marché et les marchés sont régulièrement approvisionnés. Loin des villages, il y a de vastes portions de terres incultes. Ce sont les djangles ou landes. Beaucoup de ces terres seraient très-fertiles, mais les agriculteurs n’osent pas s’aventurer loin des villages, dans la crainte des Dacoit, ou voleurs à main armée, et des bêtes féroces.

Les Européens n’ont pas la permission de devenir propriétaires de terres. La culture de l’indigo exige des terrains immenses. Les cultivateurs natifs louent leurs champs aux indigotiers pour une année ou deux. Quelquefois ils louent le même champ à deux indigotiers ; au moment de la coupe de l’indigo, il s’élève des disputes qui se terminent quelquefois par des combats. Cela arrive surtout dans le Jeyssore.

On fabrique dans ces pays beaucoup de sucre, de salpêtre et d’opium. L’opium est monopolisé par la Compagnie, et c’est une des branches les plus considérables du revenu de l’Inde.

En place d’avoine, qui n’est pas cultivée, on donne des pois aux chevaux. L’herbe est cueillie dans les djangles. Dans le bas Bengale on cultive beaucoup de riz ; dans la province d’Allahabad, qui est moins arrosée, on cultive principalement le blé, l’orge et le millet.

Aux environs de Patna, on cultive beaucoup la pomme de terre et les autres racines et légumes d’Europe. On les cultive partout dans les jardins.

Les chevaux sont une petite race très-robuste et qui ne demande aucun soin. La race bovine est aussi très-petite et de couleur grise. Il y a beaucoup de buffles qui sont sacrés pour les Indiens, ainsi que les bœufs. Dans les villages isolés on ne peut manger de bœuf. Les moutons sont généralement noirs et leur laine est de mauvaise qualité. Les pourceaux noirs qui vont par bandes se vautrer dans les immondices des villages, n’inspirent pas moins de répugnance aux Européens qu’aux Musulmans. Les chiens vivent comme abandonnés dans les villes et dans les villages ; ils vont souvent à la rivière manger les cadavres qui se déposent sur les bords, ce qui les rend enragés.

On ne voit presque pas de chameaux dans cette partie de l’Inde, parce que tous les transports se font par eau, mais on voit des éléphants, qui sont dans l’Inde l’apanage de la richesse et du pouvoir.

Les routes sont généralement fort belles et bien entretenues. L’entretien en est très-difficile, à cause des ravages que causent les grandes pluies qui succèdent à la sécheresse. On emploie à les réparer les galériens. On en rencontre de grandes bandes conduites et gardées par deux ou trois hommes seulement ; on ne comprend pas qu’ils ne cherchent pas à s’échapper. Il faut que la terreur du magistrat anglais soit bien puissante sur eux. Aussitôt qu’ils aperçoivent un Européen, ils portent la main à leur front pour le saluer.

Dans les villes de l’Inde, les officiers et les employés civils habitent des maisons éloignées de la ville. Ces maisons sont à rez-de-chaussée et couvertes en chaume. Le plancher est simplement la terre battue comme une aire de grange ; le plafond, qui cache les combles, est une simple toile blanchie. Le toit est couvert en chaume. Elles sont construites très-légèrement. Les pluies et les fourmis blanches les détruisent promptement, et il faut continuellement les réparer. Dans la ville même, les maisons sont généralement bâties en briques et en pierres ; les plus importantes sont à plusieurs étages et enferment une cour avec de l’eau, pour répandre la fraîcheur dans l’intérieur. Autour des plus belles maisons et dans toute la ville, on rencontre des tas d’ordures et de grands trous remplis d’eau croupie.

Les villages ont un marché en permanence et un caravansérail pour les voyageurs. Quelques-uns de ces caravansérails sont magnifiques. Les Anglais et quelques riches natifs ont bâti de petits hôtels pour les voyageurs. On peut y séjourner vingt-quatre heures ; mais, après ce temps, s’il survient un autre voyageur, il faut lui céder la place. Ces hôtels sont très-rares, très-mesquins, et généralement mal placés, loin des villages et des marchés. L’inconvénient n’est pas grand, parce qu’on voyage généralement avec sa tente et ses bagages. Ces hôtels servent principalement aux personnes qui voyagent en dâk (la poste en palanquin porté à dos d’hommes).

À chaque village est institué un thanadar, chef de police, qui fournit une garde de nuit aux voyageurs. Assez souvent, les gardiens sont eux-mêmes des voleurs, et si on n’a pas recours à eux, ils viennent infailliblement vous voler. Les villages ont peu de rapports les uns avec les autres. La population est tantôt indienne et tantôt musulmane, le plus souvent elle est mélangée. Selon qu’un village est habité par des Hindous ou par des musulmans, la langue a plus d’analogie avec le sanskrit ou avec le persan. Les musulmans sont hospitaliers, les Hindous ne le sont pas autant ; si ce n’est pas par caractère, c’est par suite du préjugé qui les empêche de servir les étrangers et de prêter leurs ustensiles de ménage.

Il y a un pandit, au moins, dans chaque village. Ces pandits de village ne savent rien ; leur seul livre est l’almanach, qu’ils font semblant de lire pendant qu’ils récitent autre chose de mémoire. Je leur fis voir que je n’étais pas leur dupe. Ils se mettaient à rire. Ils n’ont ni prétention ni amour-propre. Hors des grandes villes, on ne rencontre plus de Brahmanes instruits, excepté dans les régiments hindous, où la Compagnie en entretient un pour dire les prières.

Un jour d’une éclipse de lune, j’entendis l’un d’eux murmurer une hymne. Toutes mes instances ne purent le décider à me la communiquer. Après avoir murmuré son hymne, il conta très-naïvement la légende connue de Rahu, qui poursuit la lune et cherche à la dévorer, pour se venger de l’avoir découvert au moment où il dérobait l’ambroisie à Vichnu. Ce bon pandit était assez instruit, et il savait d’avance que l’éclipse de lune aurait lieu. Les astronomes indiens les calculent très-exactement. Ils ne paraissent pas en avoir moins de foi dans leurs légendes, et ces phénomènes inquiètent leur imagination superstitieuse aussi bien que celle du vulgaire. Ils croient que la lune est en détresse. Hindous et musulmans se prosternent à genoux et font des prières, les uns pour hâter la délivrance de la lune, les autres pour éloigner de funestes présages.

D’après la légère esquisse que j’ai faite du pays, on peut juger combien il est facile de voyager dans l’Inde. Les moyens de transport sont variés. On a d’abord les bateaux à vapeur pour remonter le Gange, ou bien les bateaux ordinaires, qui sont bien préférables quand on veut s’arrêter dans les villes et visiter le pays. Seulement il ne faut pas choisir l’époque des débordements du Gange. On a ensuite le dâk, la poste en palanquin porté à dos d’hommes. On fait ainsi quinze à vingt lieues par jour, en voyageant jour et nuit ; ce moyen n’est bon que pour se transporter rapidement d’un point à un autre. Il est très-fatigant, très-incommode, très-coûteux, et ne permet pas qu’on s’arrête pour visiter le pays. Enfin on a le voyage à petites journées, en palanquin ou à cheval, campant sous une tente ou logeant dans les caravansérails. Les Européens n’ont pas l’habitude d’y loger ; ils transportent avec eux leur tente et leurs bagages. On a le choix entre ces divers moyens. Dans le Bengale il est plus agréable de voyager par eau, et d’ailleurs les villes et les contrées qui bordent le Gange sont très-intéressantes à explorer. À partir d’Allahabad on voyage avec sa tente. C’est à Fatahpour, ville située entre Allahabad et Caunpour, que se fabriquent les meilleures tentes ; il s’en fabrique aussi beaucoup dans les autres villes.

Le train ordinaire de voyage est un cheval et deux hommes pour en prendre soin ; l’un d’eux fournit l’herbe, qu’il va couper dans les champs non cultivés. Il faut un cuisinier et un aide, parce que aussitôt que les apprêts du dîner se font, il vient de tous côtés des milans, des corbeaux et des chiens, prêts à profiter de la moindre négligence. Il faut un homme pour prendre soin des bagages ; un métor ou balayeur ; un bisti, porteur d’eau ; un dhobi, blanchisseur ; un farash pour dresser la tente. Chacun de ces hommes ne fait que son service. Il faut un chameau pour porter une petite tente, et des chameaux ou une charrette pour porter les bagages. Les chameaux vont plus vite et les bagages ne risquent pas d’être mouillés au passage des petites rivières. Si on dessine et si on lève des plans, il faut avoir un homme pour vous assister dans ce travail. Il est très-utile d’avoir auprès de soi un mounshi, secrétaire persan, et un pandit, pour apprendre les langues du pays ; le pandit est surtout utile à une personne qui voyage dans l’intérêt de l’archéologie et de la littérature hindoue, parce qu’il lui indique les lieux et les monuments intéressants, et qu’il lui sert d’intermédiaire auprès de ses confrères ; le mounshi est indispensable dans les pays indépendants où l’on a occasion de correspondre avec les chefs natifs. Il faut aussi une garde pendant la nuit, sinon on est infailliblement volé.

Je donne ici le taux moyen de ces dépenses.

Roupies.
Un chameau coûte par mois, 10
Un conducteur de chameaux, 4
Une charrette à trois bœufs, 30
Un cuisinier et aide, 15
Un homme pour prendre soin des habillements et des bagages, 8
Un métor, 5
Un bisti, 4
Un farash, 6
Un couli, 6
La garde de nuit, 8
Un saïs, palefrenier, 5
Un gaseut, 4
Un dhobi, blanchisseur, 9
Un mounshi, 30
Un pandit, 50
  ____
  194

On n’a pas toujours besoin d’avoir le pandit et le mounshi ensemble, mais en ajoutant les frais de guide et d’autres menus frais, on peut calculer sur une dépense de serviteurs d’environ 200 roupies ou 500 francs par mois. Si au lieu de voyager à cheval, on voyage en palanquin, les porteurs seuls coûtent 80 roupies ou 200 francs par mois. C’est un luxe fort agréable, mais un peu cher.

La nourriture est à très-bon marché ; on trouve partout des volailles, du riz, du lait, des œufs et de la farine. Il faut mettre à son service de table un peu de luxe, parce qu’il est d’usage de porter avec soi son couvert, ses assiettes, sa poivrière et sa salière, chez les personnes qui vous invitent à dîner. La nécessité des déplacements et des voyages fréquents a fait adopter aux Anglais cette excellente coutume qui leur épargne beaucoup d’embarras et de dépenses.

Quant aux économies qu’un voyageur voudrait faire sur le mounshi, sur le pandit et sur les hommes pour l’assister dans ses explorations, elles ne peuvent se faire qu’aux dépens de l’exactitude des connaissances qu’il peut recueillir sur le pays. Toutes les autres dépenses sont d’usage, et il vaut bien mieux se conformer à l’usage général que de chercher à introduire une manière particulière de vivre, source d’embarras continuels et de perte de temps ; d’ailleurs si on ne le faisait pas on ne serait pas considéré comme çaheb ou gentleman, et il est probable qu’on ne serait pas admis à voyager dans les pays indépendants. Il faut pour y pénétrer l’autorisation du gouvernement anglais et celle du gouvernement natif, et il est nécessaire pour obtenir cette autorisation d’avoir un caractère honorable et de le soutenir.

Au sujet des dépenses du voyage, j’engage un voyageur à bien réfléchir avant de se laisser entraîner à des illusions que ne manquent pas d’entretenir des personnes fort recommandables sans doute, mais qui n’ont jamais voyagé qu’en imagination.

  1. Les dessins de la ville et de ses principaux monuments ont été publiés par J. Prinsep.
  2. Emblème de Civa figuré par un phallus.
  3. Traité des accents dans le Véda.
  4. Nom donné à des lieux saints situés au confluent de deux rivières. Il y en a cinq principaux.