Voyage dans l’Inde/3

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CHAPITRE III.


Agra. — Tadjmahal. — Fort d’Agra. — Collège d’Agra. — Mathura et Bindraband. — Krichna et les laitières. — Singes. — Ghats et temples de Brindraband. — Morts dans les rues. — Lecture du sanscrit. — Difficulté de se procurer des médailles et des inscriptions sur plaques de cuivre. — Dig. — Bhurtpour. — Godawand, — Fatahpour Sikri. — Aspect général du pays aux environs d’Agra. — Architecture, peinture et sculpture indienne. — Canoge. — Brahmanes de Canoge, marchands de confitures et de fausses médailles.

Quand la saison des pluies et des inondations fut passée, je me remis en route. Je partis de Caunpour à la fin d’octobre, après avoir profité pendant plusieurs semaines de l’hospitalité d’un ancien compagnon de bord. Le pays entire Caunpour et Agra change tout à fait d’aspect ; ce ne sont plus les riantes plaines du Bengale, les montagnes boisées de Radjmahal, de Monghyr et de Mirzapour, les villes et les villages entourés de bois de palmiers et de bananiers, les petites chaumières indiennes construites avec des tresses de joncs, que recouvrent des plantes et des fleurs grimpantes. Les villages sont rares, les maisons sont construites en terre. On rencontre à chaque instant des sables et de vastes landes. J’arrivai à Agra le soir, par un beau soleil couchant ; le premier objet qui frappa ma vue fut le Tadjmahal, que j’aperçus de loin, à moitié perdu dans les vapeurs de l’atmosphère. Le Tadjmahal est le tombeau élevé par Shah Jehan à la mémoire d’une de ses femmes. Il est situé sur les bords de la Jumna, d’où ses hauts minarets dominent le pays d’alentour, pays de ruines et de tombeaux, dont la terre elle-même est comme bouleversée et en ruine. Il paraît entouré d’une mosquée, d’un jardin délicieusement planté et d’un caravansérail pour loger gratis les voyageurs. C’est ainsi que sont toutes les tombes des grands personnages dans l’Inde, à la fois monuments d’art, de religion, d’agrément et d’utilité publique, et non pas, comme on le répète toujours, d’inutiles monuments d’orgueil. Les allées du jardin sont dallées ; au milieu est un bassin avec des jets d’eau qui jouent le dimanche. Le monument est en marbre blanc ; les tombes et une partie des murs sont incrustées de mosaïques représentant des fleurs de fantaisie. Les détails comme l’ensemble en sont admirables.

Le tombeau de l’empereur Akber à Secundra, à deux lieues d’Agra, est moins beau. Il comprend aussi un jardin et un caravansérail. Du haut de cet édifice on plane sur un vaste horizon de ruines.

C’est à ces deux tombes que les Anglais donnent leurs grandes fêtes et réunissent la population européenne d’Agra. Dans ces fêtes données auprès d’un tombeau, il y a un retour au caractère oriental qui aime à mêler à ses plaisirs les graves et tristes pensées du néant des choses humaines ; mais il est douteux que les joyeux hôtes de ces fêtes songent à autre chiose qu’à se divertir.

Les autres édifices marquants à Agra sont Moti-Modjdid, la tombe d’Etimad ed Daulch, décorée fantastiquement de mosaïques, et le fort, qui, selon la coutume du pays, servait de résidence royale.

Les appartements du fort sont bien conservés. Il y a dans l’intérieur une cour carrée avec une mosquée toute en marbre blanc. La salle de bain des femmes est encore un lieu secret où l’on entre difficilement. Elle est toute lambrissée de petites glaces à facettes destinées à réfléchir les gracieuses houris qui s’y baignaient. On ne sait si l’empereur assistait à leurs récréations. Le gardien est complétement muet. Peu d’édifices sont aussi imposants que ce fort, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il paraît formidable, mais il ne serait probablement d’aucune défense contre une armée européenne. Lord Lake s’en rendit maître, en 1803, sans éprouver de résistance. Il eût été malheureux que le canon endommageât ses belles murailles et ses coupoles dorées.

Il y a un collège à Agra ou l’on enseigne à la fois le sanskrit, l’arabe, le persan et l’anglais. Le directeur me dit que cette école sanskrite était une mauvaise institution, parce que ceux qui en sortaient se servaient de leur science pour abuser les pauvres gens. Peut-être interprétait-il ainsi les cérémonies magiques que les Brahmanes sont autorisés à pratiquer pour se défaire de leurs ennemis. Or les ennemis du Brahmane sont ceux qui ne lui donnent plus les secours que les lois prescrivent de lui donner. C’est la faute des institutions et non celle des hommes. On pousse les élèves à l’étude de l’anglais et du persan. La connaissance de ces langues leur assure une place dans les offices anglais.

Agra est une ville toute musulmane qui ne présente aucun monument indien ; mais un voyage d’un jour mène à Mathura et à Bindraband, deux villes choisies pour l’étude de la littérature et des mœurs anciennes. Tout y est encore plus naïf qui à Bénarès. Mathura et Bindraband furent le théâtre des aventures de la jeunesse de Krichna, une des incarnations de Vichnu. C’est là qu’on lui rend un culte spécial, qu’on célèbre par des chants et par des fêtes ses exploits amoureux et guerriers. On montre le ghat où il tua un serpent, l’arbre où il jouait de la flûte, l’arbre où il cacha les habits des laitières. Quelque bon Brahmane vous raconte l’histoire : Ayant surpris des laitières à se baigner, il prit leurs vêtements, et monta les cacher dans un arbre. Quand les pauvres laitières vinrent lui redemander leurs vêtements, il exigea qu’elles sortissent de l’eau, et puis comme elles cherchaient à se faire un voile de leurs mains, il exigea qu’elles les tinssent croisées. L’arbre qui consacre le souvenir de cette aventure est mort. À ses rameaux séchés pendent des rubans de diverses couleurs qui figurent les habits des laitières.

Les ghats de Bindraband sont fort jolis. Ils sont presque tous couverts. Les ouvertures qui donnent sur la rivière sont taillées en arcades soutenues par des colonnes. Ils sont flanqués de kiosques ; de larges banians les ombragent. La promenade en est charmante. Sur les bords de la rivière est un établissement où des singes étaient nourris d’une pension faite par un dévot. À mon retour, je trouvai l’établissement fermé. La tiédeur religieuse gagne partout. Les singes couvrent les arbres et les toits des maisons. Dans la saison des dattes on est obligé d’entretenir un homme au pied des arbres pour garder la récolte. Ils sont voleurs, et il est très-difficile de préserver son dîner de leurs attaques. Il faut bien se garder de leur faire aucun mal. Un jour des officiers qui en avaient tué un, furent assaillis par la population en fureur. En cherchant à repasser la Jumna sur un éléphant, ils se noyèrent. Les habitants, faisant le conte plus merveilleux, disent que les singes eux-mêmes attaquèrent l’éléphant et le firent périr avec les deux officiers. Les bœufs sacrés encombrent les rues, vivant aux dépens des marchands de grain, dans les paniers desquels ils plongent la tête, sans s’inquiéter des coups qu’on leur donne. Quelques marchands les laissent paisiblement faire ; c’est une œuvre méritoire de ne pas les déranger. La rivière abonde en tortues. Les habitants leur jettent de la nourriture. Les bœufs, les singes, les paons, les pigeons, les coqs, sont sacrés. On ne tue aucun animal.

En me promenant dans les rues, j’eus la vue d’un spectacle affreux. C’était en automne, à l’époque où l’on récolte le millet. Il y avait eu récemment une disette, et les malheureux mangeaient avidement de ce grain, dont l’excès occasionne des fièvres mortelles. J’en vis qui se mouraient, d’autres qui étaient morts. On passait indifféremment à côté d’eux. Les chiens commençaient à en manger un. Excepté les proches parents et une caste fort vile chargée de les enlever, personne ne toucherait un mort.

Outre ses ghats, Bindraband possède deux fort beaux temples en pierre rose. L’un d’eux, en forme de croix grecque, est un des plus curieux monuments d’architecture indienne. Aux abords des temples se tiennent les faquirs indiens, qu’on entend faire à haute voix leur lecture. Ils chantent un peu en lisant. À part cela, et leur long temps d’arrêt sur les nasales, leur prononciation ne paraît pas différer de celle qui est en usage au collège de France ; le rhythme se fait bien sentir. Il n’en est pas de même à Calcutta et à Bénarès. Comme les faquirs parlent peu, qu’ils comprennent à peine ce qu’ils lisent, et qu’ils récitent plutôt de mémoire et de tradition, il est probable que leur prononciation est la véritable. Je parvins à obtenir un des petits livres qu’ils lisaient ; il est tout à fait insignifiant.

La prononciation du sanskrit varie selon les différents pays, mais elle est uniforme quant aux temps d’arrêt sur les nasales. La raison de ce temps d’arrêt sur un son si peu harmonieux s’explique très-bien pour ceux qui connaissent la difficulté de retrouver les mots altérés par les lois du sandhi. Le professeur ne voulant pas paraître embarrassé, se donne le temps de lire et de recomposer les mots ; puis quand il les a retrouvés, il lit précipitamment jusqu’à ce qu’il rencontre une autre nasale sur laquelle il s’arrête de nouveau. Cette manière étrange de lire nuit singulièrement au charme des beaux vers sanskrits ; aussi quand les pandits connaissent bien le morceau d’avance, ils la modifient beaucoup et elle n’est plus ridicule.

J’avais des instructions spéciales pour Mathura. J’en ai soigneusement étudié le site et les environs. Le pays de Mathura est très-sablonneux ; dans la saison des pluies, il est presque entièrement inondé. Il y a autour de la ville des monceaux de briques. On ne voit aucune ruine importante : j’y cherchai vainement des médailles. Beaucoup d’Anglais font des collections, et un voyageur, simple passager dans le pays, ne peut espérer lutter contre les moyens d’influence qu’ils possèdent. Outre l’argent qu’ils y consacrent, ils emploient à cette recherche des serviteurs exercés qui ne font pas connaître pour qui ils les demandent. Longtemps oppressés par leurs gouvernements, les natifs ne sont pas encore familiarisés avec l’idée d’un pouvoir à la fois fort et équitable, et en supposant qu’ils possédassent des richesses de ce genre, ils les cacheraient aux autorités anglaises et aux personnes qu’ils verraient être en rapport avec ces autorités. Je ne pus pas non plus obtenir d’inscriptions sur planches de cuivre. On sait que les seules connues jusqu’à présent ont été trouvées par hasard en creusant des puits, des étangs ou des fondations d’édifices[1].

Tous les environs d’Agra sont curieux. On trouve Dig, où est le plus beau palais natif de l’Inde ; Bhurtpour, célèbre par la résistance que son fort opposa aux Anglais ; Godawand, où est un tirtha fort beau. Tout y est indien. On y retrouve la vie brahmanique telle qu’elle est décrite dans Manou et les livres de poésie ancienne ; mais en vain cherche-t-on la science. Les Brahmanes ne comprennent pas un mot des livres qu’ils offrent de faire copier. À peine s’ils savent les lire. J’en rencontrai un entre Mathura et Bindraband qui gardait une petite pagode. Je lui demandai s’il savait le sanskrit. Moi ! répondit-il fort naïvement : qu’est-ce que je sais ? Je sais manger.

Une ville musulmane fort curieuse est Fatahpour Sikri, à six lieues d’Agra. Le monument le plus intéressant est une grande cour carrée, avec une mosquée qui renferme deux jolis mausolées. L’un de ces mausolées fut élevé à la mémoire d’un grand saint, par les prières duquel une des femmes de l’empeteur Abker devint enceinte. Les portes d’entrée de la cour sont du style le plus grandiose. Il y a d’autres petits édifices dont les détails d’architecture sont pleins de coquetterie et de bon goût. Ils sont tous. construits en pierre rose. Quelques maisons se sont élevées à côté, et forment la ville actuelle qui est entourée d’un mur. Il ne paraît pas qu’anciennement cette enceinte ait compris autre chose que les palais de l’empereur. C’est une espèce de charmant boudoir où Akber laissait ses femmes quand il partait pour ses expéditions. C’est à la mémoire d’une femme que le Tadjmahal a été élevé. Que penser après cela de toutes les déclamations sur la brutalité des Orientaux qui enferment leurs femmes ?

Une insurrection qui éclata à Jeypour m’empêcha de visiter cette ville, qu’on dit fort curieuse. Je restai tout l’hiver à Agra.

Il y a souvent de ces insurrections partielles, que les Anglais apaisent promptement. Ces insurrections témoignent de l’impatience des chefs natifs à supporter le joug et de leur manque de politique. Un ou deux régiments anglais suffisent pour les mettre à la raison. Les Anglais ont pour eux, une très-belle armée à laquelle les soldats natifs sont fiers d’appartenir. On respecte leurs préjugés religieux, et on les paye régulièrement. Les Anglais ont encore pour eux la finance et le commerce, qui trouvent leur sécurité dans une administration régulière. Il n’y a que les agriculteurs qui soient mécontents, mais ils sont peu dangereux. Au reste les plaintes de ces derniers devraient plutôt s’adresser à leurs supérieurs natifs, contre l’oppression desquels ils ne veulent ou n’osent pas, réclamer auprès des autorités anglaises, toujours disposées à les protéger.

On parle à Agra l’hindoustani ourdou, dont presque tous les mots sont persans. On parie dans les environs l’hindoustani bakha, qui est composé d’un grand nombre de mots sanskrits. La langue n’est pas fixee, et on éprouve beaucoup de difficultés à se débrouiller au milieu de ces patois. Les natifs eux-mêmes qui me suivaient d’un pays dans un autre avaient de la peine à se faire entendre.

Dans le district d’Agra la récolte dépend des pluies périodiques de l’été. Si elles manquent, il y a disette. Il y avait eu l’année d’avant mon arrivée une famine épouvantable dont les soins du gouvernement n’avaient pu arrêter les ravages. Les campagnes étaient jonchées de crânes et d’ossements humains. Il y a pour chaque champ un puits sans lequel il serait impossible de rien récolter. On les construit en empilant à la surface de la terre une masse de briques qui s’enfonce d’elle-même dans le sable, jusqu’à ce qu’elle trouve une base solide. L’eau en est généralement mauvaise. Le pays à partir de Caunpour est moins cultivé que dans le bas Bengale ; il a un aspect triste. Les eaux de la Jumna laissent arides les vastes plages qu’elles recouvrent à l’époque des débordements. Il va beaucoup de djangles. On ne voit que des ruines de villes entières, de villages, de maisons, de tombeaux musulmans, d’étangs et de puits abandonnés. Les natifs ne réparent rien, n’achèvent jamais un ouvrage commencé par un autre, soit par superstition, soit par vanité. Dans le bas Bengale, une forte végétation recouvre ces débris ; souvent même les beaux arbres qui les entourent leur donnent du pittoresque et de la poésie ; mais dans les hauts pays ils restent à découvert et ajoutent encore à l’aspect de tristesse. À partir d’Agra et de Delhi, c’est un spectacle continuel de désolation.

Les hommes sont grands, robustes et admirablement faits. Ils sont moins noirs que dans le bas Bengale. Je voyageai beaucoup en palanquin entre Caunpour et Delhi. Les porteurs de palanquin faisaient quatre à cinq lieues en courant, pendant la plus forte chaleur du jour, buvant continuellement de l’eau, et ne mangeant pendant toute la journée qu’une poignée de pois secs non cuits. C’est dans les hauts pays que la Compagnie recrute ses soldats. Il se présente tant de sujets qu’on ne prend que les beaux hommes. Ils ont la démarche fière et aisée, qui contraste avec l’air roide des troupiers anglais. Rien n’est à la fois plus gracieux et plus majestueux que les beaux faquirs qui vont nus. Rien n’égale la distinction de leur figure et de leur taille. On ne comprend pas qu’une si belle nature ait si mal inspiré les artistes. L’architecture native est non-seulement originale, elle est très-belle. Mais les sculptures et les peintures sont de l’enfance de l’art. Les natifs les recherchent pourtant beaucoup ; les simples maisons des particuliers en sont couvertes, et les artistes n’ont pas manqué d’encouragement. Il faut dire aussi que les divinités indiennes ont des types bien arrêtés dont on ne peut s’écarter, des types difformes, avec plusieurs têtes et plusieurs bras, des têtes d’éléphants et des corps d’oiseaux. Ce sont les premiers et les continuels sujets que les artistes ont eus à représenter, et cette horrible nature sans justesse, sans proportion et sans grâce, a pu dénaturer à jamais leur goût.

Sur la route de Caunpour à Agra, en se détournant un peu, on trouve Canoge, l’ancienne capitale d’un puissant royaume indien. L’emplacement de la ville moderne présente de tous côtés de vastes monticules qui recouvrent des briques, débris de l’ancienne ville, il y a sur une éminence une cour carrée avec des colonnes à l’entour. Les colonnes ne portent aucune trace de figures. Un débris très-curieux est un bas-relief représentant le panthéon indien. La ville est sale, et ses ruines n’ont rien du pittoresque qu’on leur a donné dans quelques dessins. Elle est située sur une petite éminence baignée au pied par un bras du Gange, dont l’eau est limpide et délicieuse. Tout autour sont des bosquets d’arbres et des ravins profonds, anciennement le repaire de voleurs qui trouvaient un refuge assuré sur le territoire du roi d’Oude. La place est encore mal famée.

On y trouve quelquefois des médailles anciennes. Les Brahmanes voyant qu’on les recherchait se sont mis à en fabriquer, et ils viennent les offrir aux voyageurs, avec de l’eau de rose et des confitures. Ils ont tant de bonhomie, qu’ils en offrent de nouvellement fabriquées et encore toutes luisantes comme étant de la plus haute antiquité et trouvées au fond des ruines. Ils sont obligeants, prêts à accompagner les voyageurs par toute la ville, et surtout reconnaissants des roupies qu’on leur donne,

Dans toutes mes excursions, j’ai continuellement reçu des Anglais la plus bienveillante hospitalité. Rien ne peut exprimer la franchise de leur accueil, leur obligeance et leur affabilité, dont je conserverai toujours un souvenir reconnaissant.

  1. Les donations de terre des rois de l’Inde étaient rendues authentiques par une inscription sur une plaque de cuivre. Cette inscription énonçait le nom du donataire, celui du souverain donateur, quelquefois aussi celui de ses ancêtres et de son ministre, et les principaux événements de son règne. Ce sont à peu près les seuls monuments historiques de l’Inde. On conçoit de quelle importance ils sont pour les savants.