Voyage dans l’intérieur de l’Afrique/Chapitre 03

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Traduction par Jean Henri Castéra.
Tavernier, Dentu, Carteret (Tome Premierp. 42-68).



CHAPITRE III.

Départ de Pisania. — Arrivée à Gindey. — Histoire racontée par un nègre mandingue. — Arrivée à Madina, capitale du royaume de Woulli. — Entrevue avec le roi. — Saphis, où Amulettes. — Arrivée à Kolor. — Description de l’office du Mombo-Jombo. — Arrivée à Koujar. — « Combat de la lutte. — Traversée du désert. — Arrivée à Tallika dans le royaume de Bondou.

L e 2 décembre, je quittai la demeure hospitalière de l’estimable docteur Laidley. J’avois heureusement avec moi un domestique nègre, nommé Johnson, qui parloit facilement l’anglais et le mandingue. Né dans cette partie de l’Afrique, il avoit été vendu dans sa jeunesse, et conduit à la Jamaïque. Son maître lui avoit donné la liberté, l’avoit emmené en Angleterre, d’où après un séjour de plusieurs années, Johnson avoit trouvé le moyen de retourner dans sa patrie.

Le docteur Laidley qui connoissoit ce nègre, me le recommanda, et je le pris à mon service, en qualité d’interprète, à raison de quinze barres par mois. Je lui en payois dix à lui-même, et j’en faisois compter cinq à sa femme. Le docteur Laidley me donna aussi pour m’accompagner un autre nègre qui lui appartenoit, et qui s’appeloit Demba. Ce Demba étoit un jeune nègre intelligent et gai. Il parloit non-seulement la langue des mandingues, mais celle des serawoullis, peuple résidant sur les bords du Sénégal, et dont j’aurai occasion de parler par la suite. Pour engager Demba à se bien conduire, le docteur lui promit que si à mon retour je rendois un compte favorable de sa fidélité et de ses services, il lui donneroit la liberté.

Je montois un cheval qui me coûtoit sept livres sterling et demie. Il étoit petit, mais vif et très-bon. Mon interprète et mon domestique étoient pourvus d’un âne chacun. Mon bagage étoit léger. Il consistoit principalement en provisions de bouche pour deux jours, et en un petit assortiment de grains de verre, d’ambre et de tabac, pour en acheter de nouvelles à mesure que je poursuivrois ma route. Je portois aussi un peu de linge pour mon usage, mon parasol, un petit quart de cercle, une boussole, un thermomètre, deux fusils, deux paires de pistolets, et quelques autres petits articles.

Un nègre libre, nommé Madibou, qui devoit se rendre dans le royaume de Bambara, et deux slatées ou marchands d’esclaves, de la nation des serawoullis, tous trois mahométans[1], me proposèrent de faire route avec moi jusques dans les lieux de leur destination respective. La même offre me fut faite par un quatrième nègre mahométan, appelé Tami, qui avoit été longtems au service du docteur Laidley, en qualité de forgeron, et qui s’en retournoit à Kasson, sa patrie, avec ce qu’il avoit gagné. Je partis avec tous ces voyageurs, qui alloient à pied et poussoient leurs ânes devant eux.

Je n’eus donc pas moins de six compagnons de voyage. On leur avoit recommandé d’avoir pour moi le plus grand respect, et de songer que s’il m’arrivoit quelque chose de fâcheux, ils ne pourroient plus revenir en sûreté sur les bords de la Gambie.

Le docteur Laidley et messieurs Ainsley eurent l’honnêteté de m’accompagner avec un grand nombre de leurs domestiques, pendant les deux premiers jours de mon voyage ; et je crois qu’ils pensoient, en secret, qu’ils ne me reverroient jamais.

Le jour de notre départ, nous traversâmes la crique de Walli, formée par la Gambie, et nous nous arrêtâmes dans la maison d’une négresse qui avoit été anciennement la maîtresse d’un marchand blanc, nommé Hewett, et qui en conséquence étoit appelée, par distinction, signora.

L’après-dînée nous allâmes nous promener dans un village voisin, appartenant au slatée Jemaffou Mamadou, le plus riche de tous les marchands d’esclaves de ces contrées. Nous le trouvâmes chez lui ; et il se crut tellement honoré de notre visite, que pour nous en témoigner sa satisfaction, il nous fit présent d’un très-beau taureau, que nous fîmes tuer aussitôt, et dont nous mangeâmes une partie à notre souper.

Les nègres soupent ordinairement tard. Pour nous amuser en attendant l’heure du repas, nous priâmes un mandingue de nous raconter quelque histoire amusante. Il y consentit, et nous passâmes trois heures à l’écouter et à fumer. Ces histoires ressemblent beaucoup aux contes arabes : mais elles sont en général plus gaies. Je vais en abréger une pour en donner quelque idée à mes lecteurs.

« Il y a plusieurs années que les habitans de Doumasansa, ville des rives de la Gambie, étoient inquiétés par un lion, qui chaque nuit leur enlevoit quelque tête de bétail. Les dommages qu’il leur causoit étoient si fréquens et si considérables, que plusieurs de ces nègres résolurent d’aller ensemble attaquer le monstre. Ils se mirent en effet en marche, et bientôt ils le découvrirent dans un bosquet où il s’étoit caché. Ayant fait feu sur lui, ils furent assez heureux pour le blesser de manière que quand il voulut s’élancer sur eux, il tomba sur l’herbe, et ne put pas se relever.

« Cependant l’animal montroit encore tant de rage et de vigueur, que personne n’osoit s’en approcher. Alors les nègres tinrent conseil entre eux sur les meilleurs moyens de le prendre en vie. Ils considéroient que cette preuve certaine de leur courage leur seroit très-avantageuse, parce qu’ils pourroient transporter le lion sur la côte, et le vendre aux européens. Tandis que les uns vouloient le prendre d’une façon, les autres d’une autre, et qu’ils ne pouvoient pas s’accorder, un vieillard proposa son plan : c’étoit de dépouiller la couverture d’une maison de son chaume[2], et bien liée comme elle étoit dans toutes ses parties, de la transporter pour en couvrir le lion. Si en approchant de l’animal, ajouta le vieillard, il fait mine de s’élancer, nous n’aurons qu’à laisser tomber la couverture sur nous, et lui tirer des coups de fusil à travers les chevrons.

« Ce projet fut adopté. On ôta le chaume de la couverture d’une maison ; puis les chasseurs prirent cette couverture, et marchèrent courageusement vers le champ de bataille. Chacun d’eux portoit un fusil d’une main, tandis que l’épaule du côté opposé soutenoit une partie de la couverture. Mais l’ennemi commun avoit déja recouvré ses forces ; et il montroit tant de férocité, que dès que les chasseurs le virent, au lieu d’aller plus loin, ils crurent qu’il étoit prudent de s’occuper de leur sûreté, et de se mettre sous la couverture.

« Malheureusement pour eux le lion étoit trop agile. Au moment où ils laissoient tomber la couverture, il s’élança vers eux, et l’animal et les chasseurs se trouvèrent renfermés dans la même cage. Là, le lion dévora les malheureux chasseurs tout à son aise ; ce qui causa non moins d’étonnement que de regret aux gens de Doumasansa, où il est aujourd’hui très-dangereux de rappeler cette histoire ; car elle est devenue un sujet de moquerie pour tous ceux des pays voisins. Rien ne fait plus de peine à un habitant de Doumasansa, que de lui proposer de prendre un lion en vie ».

Le 3 décembre à une heure après midi, je pris congé du docteur Laidley, ainsi que de messieurs Ainsley, et étant monté à cheval, je m’avançai lentement dans les bois. Je voyois devant moi une forêt immense, habitée par des peuples incivilisés, et pour la plupart desquels un homme blanc étoit un objet de curiosité ou de pillage. Je pensois que je venois de me séparer des derniers européens que je verrois dans ces contrées, et que peut-être, en les quittant, j’avois perdu pour jamais la société des chrétiens.

Ces réflexions attristoient mon ame, et absorboient ma pensée. J’avois fait environ trois milles, lorsque je fus tout-à-coup tiré de ma rêverie, par une troupe de nègres qui accoururent au-devant de moi, arrêtèrent ma petite caravane, et me dirent que je devois les suivre à Peckaba pour me présenter au roi de Walli, ou bien leur payer les droits qui lui étoient dus quand on traversoit son pays. Je tâchai de leur faire entendre que l’objet de mon voyage n’étant pas le trafic, je ne devois point être sujet à la taxe des slatées et des autres marchands qui n’ont pour but que le gain.

Tous mes raisonnemens furent inutiles. Les nègres me répondirent que les voyageurs de toute espèce devoient un présent au roi de Walli, et que si je refusois de me soumettre à cet usage, on ne me permettroit pas d’aller plus loin. Comme ils étoient en plus grand nombre que les gens de ma suite, et qu’en outre ils paroissoient très-décidés, je crus qu’il étoit prudent d’adhérer à leur demande. Je leur présentai donc trois barres de tabac pour leur roi ; après quoi ils me laissèrent tranquillement continuer ma route. Au coucher du soleil, j’arrivai dans un village voisin de Koutaconda, et je m’y arrêtai pour passer la nuit.

Le lendemain matin[3] je traversai Koutaconda, dernière ville du royaume de Walli. Tout près de là, je fus détenu environ une heure dans un village, pour payer les droits de passe à un officier du roi de Woulli. Je marchai ensuite toute la journée, ainsi que mes compagnons de voyage, et le soir nous nous arrêtâmes dans le village de Tabajang. Le lendemain[4] à midi, nous arrivâmes à Médina, capitale des états du roi de Woulli.

Le royaume de Woulli est borné à l’occident par celui de Walli ; au midi, par la rivière de Gambie ; au nord-ouest, par une petite rivière qui lui donne son nom ; au nord-est, par le pays de Bondou ; et à l’orient, par le désert de Simbani.

Le royaume de Woulli offre de toutes parts de petites montagnes couvertes de bois, et les villes sont situées dans les vallées intermédiaires. Chacune de ces villes est environnée d’un assez grand espace de terrein cultivé, dont le produit suffit, je pense, pour nourrir les habitans. La terre paroît très-fertile dans les vallées, et même sur les hauteurs, à l’exception des crètes, où les pierres ferrugineuses et les arbustes rabougris annoncent un sol infécond. Les principales productions du royaume de Woulli, sont le coton, le tabac, et les légumes. On les recueille dans les vallées ; car les collines sont réservées pour la culture de diverses sortes de grains.

Les habitans de ce pays sont mandingues ; et de même que dans la plupart des autres états qu’ont formés leur nation, ils se divisent en deux sectes, les mahométans, ou buschréens[5], et les payens, qu’on désigne, tantôt sous les nom de kafirs[6], tantôt sous celui de sonakies[7]. Les payens sont beaucoup plus nombreux que les autres, et le gouvernement du pays est entre leurs mains. Quoique les plus respectables des mahométans soient souvent consultés dans les affaires importantes, ils n’ont point de part dans l’administration, qui dépend entièrement du mansa[8] et des grands officiers de l’état. Le premier de ces officiers est l’héritier présomptif de la couronne, qui porte le titre de farbanna. Après lui viennent les alkaïds, ou gouverneurs provinciaux, qu’on appelle aussi, et même plus fréquemment, kimos.

Le peuple se divise en hommes libres et en esclaves[9]. Les slatées, dont j’ai déja parlé plusieurs fois, sont considérés comme les principaux des hommes libres ; mais dans toutes les classes, les vieillards sont traités avec beaucoup de respect.

À la mort du roi, son fils lui succède dès qu’il a atteint l’âge de majorité. Si le roi mort n’a point laissé de fils, ou que celui qu’il laisse ne soit point majeur, les grands de l’état se rassemblent, et défèrent le gouvernement au frère du monarque, ou à son plus proche parent, qui ne devient pas seulement régent et tuteur du jeune prince, mais véritablement roi.

Les revenus du gouvernement consistent dans les contributions qu’on lève au besoin sur le peuple, et dans les droits qu’on perçoit sur tout ce qui traverse le pays. Les voyageurs, qui vont des bords de la Gambie dans l’intérieur de l’Afrique, paient les droits en marchandises d’Europe, et à leur retour, ils les paient en fer natif et en schétoulou. Ces droits sont perçus dans chaque ville.

Médina[10], capitale du royaume de Woulli, est une ville dont l’enceinte est très-considérable, et contient de huit cents à mille maisons. Elle est fortifiée, comme les autres villes d’Afrique, par une haute muraille de terre, revêtue de pieux pointus et d’arbustes épineux. Mais l’entretien de la muraille est négligé, et la palissade souffre beaucoup de la rapacité des femmes du voisinage, qui vont en arracher les pieux pour allumer leur feu.

Je logeai chez l’un des parens du roi. Mon hôte me prévint que lorsque je serois présenté au monarque, je ne devois pas me hasarder à lui prendre la main, parce que ce prince n’étoit pas dans l’usage d’accorder cette liberté aux étrangers. L’après-midi j’allai faire ma visite au souverain, et lui demander la permission de traverser ses états pour me rendre à Bondou. Ce roi se nommoit Jatta. C’étoit ce même vieillard, dont le major Houghton’a parlé d’une manière si avantageuse. Je le trouvai devant sa porte, assis sur une natte. Beaucoup d’hommes et de femmes, rangés de chaque côté de lui, chantoient en battant la mesure avec leurs mains.

Après avoir respectueusement salué le roi, je l’informai du sujet de ma visite. Il me répondit très-obligeamment, que non-seulement il me permettoit de passer dans ses états, mais qu’il prieroit le ciel pour ma sûreté. Alors un des nègres qui étoient à ma suite, voulant témoigner au roi combien nous étions sensibles à sa bienveillance, se mit à chanter ou plutôt à mugir un cantique arabe ; et à la fin de chaque verset, le roi et tous les siens se frappoient le front avec la main, et crioient d’une voix haute et avec beaucoup de solemnité, amen, amen[11].

Le roi me dit ensuite que le lendemain il me donneroit un guide qui me conduiroit en sûreté jusqu’à la frontière de son royaume. Je pris congé de ce bon vieillard, et dans la soirée, je lui fis remettre un ordre pour faire prendre, de ma part, chez le docteur Laidley, trois gallons de rum. Il m’envoya en retour, une grande quantité de provisions.

Le 6 décembre, je me rendis de bon matin auprès du roi, pour savoir si le guide qu’il m’avoit promis étoit prêt. Je trouvai le monarque assis sur une peau de bœuf. On avoit allumé devant lui un grand feu, et il se chauffoit ; car les africains sont sensibles aux moindres variations de la température, et souvent ils se plaignent du froid quand un européen trouve qu’il fait trop chaud.

Le roi me reçut aussi bien que la première fois, et me conseilla, d’un air très-affectueux, de renoncer au projet de voyager dans l’intérieur de l’Afrique, me disant que le major Houghton avoit été assassiné dans ces contrées, et que si je suivois ses pas, j’aurois probablement le même sort. Il ajouta que ce n’étoit pas d’après le peuple de Woulli que je devois juger de celui des pays situés à l’orient de ses états ; que le premier connoissoit les hommes blancs et les respectoit, au lieu que l’autre n’en avoit jamais vu, et chercheroit sans doute à me tuer.

Je remerciai le roi de sa bienveillante sollicitude ; mais je lui observai que j’avois bien réfléchi à mon entreprise, et que quels que fussent les dangers qui me menaçoient, j’étois résolu à poursuivre ma route. Alors il secoua la tête, et n’essaya pas plus longtems de me dissuader. Il me dit seulement que le guide qu’il m’avoit offert, seroit prêt à partir dans l’après-dinée.

Le guide vint effectivement me joindre à deux heures après-midi. J’allai aussitôt faire mes adieux au bon vieux roi, et je me mis en route avec tous mes compagnons. Après trois heures de marche, nous arrivâmes à Konjour, petit village où nous nous déterminâmes à passer la nuit. J’achetai-là un très-beau mouton pour quelques grains de verroterie. Les serawoullis de ma suite le tuèrent avec toutes les cérémonies prescrites par leur religion, et nous en fîmes cuire une partie pour notre souper. Une dispute s’éleva alors entre un des serawoullis et mon interprête Johnson. Le premier prétendoit que, comme il nous avoit servi de boucher, les cornes du mouton lui appartenoient. L’autre soutenoit le contraire. Je terminai le différend en leur donnant une corne à chacun.

Je fais mention de ce léger incident, parce qu’il me donne occasion de faire connoître un des usages de ces contrées. Les cornes qui faisoient l’objet de la dispute, étoient du nombre de celles qu’on estime beaucoup, attendu qu’on en fait aisément des espèces d’étuis, dans lesquels on renferme des charmes ou amulettes, que les nègres appellent saphis, et qu’ils portent constamment sur eux. Ces saphis sont des versets du koran, que les prêtres mahométans écrivent sur de petits morceaux de papier, et vendent aux nègres ; et ceux-ci ont la stupidité de croire que ces morceaux de papier possèdent une vertu extraordinaire. Il y a des nègres qui les portent pour se préserver de la morsure des serpens ou des crocodiles, et alors le saphi est ordinairement enveloppé dans un morceau de peau de serpent ou de crocodile ; et attaché au bas de la jambe. D’autres s’en servent en tems de guerre, dans l’idée que cela peut les mettre à l’abri de l’atteinte des armes de leurs ennemis. Mais ce qui fait sur-tout employer les saphis, c’est qu’on croit qu’ils préviennent et guérissent les maladies ; qu’ils empêchent qu’on n’éprouve la faim et la soif, et que dans toutes les circonstances, ils attirent sur celui qui les porte, la bienveillance des puissances célestes[12].

Il est impossible de ne pas admirer en cela combien la superstition est contagieuse. Quoique la plupart des nègres soient payens et rejettent absolument la doctrine de Mahomet, je n’en ai pas vu un seul, soit buschréen, soit kafir, qui ne fût pleinement persuadé du pouvoir des amulettes. La cause en est, que tous ceux de cette partie de l’Afrique considèrent l’art d’écrire comme une espèce de magie. Ce n’est donc point dans les sentences du prophète, mais dans lé talent du magicien, qu’ils placent leur confiance. On verra, par la suite, que dans des circonstances très-fâcheuses, je fus assez heureux pour pouvoir me servir avec avantage, de cette sorte de préjugé.

Le 7 décembre, nous partîmes de Konjour, et nous allâmes coucher dans le village de Malla ou Mallaing. Le 8, à midi, nous atteignîmes Kolor, ville considérable. En y entrant, je remarquai qu’on avoit appendu à un arbre, une espèce d’habit de masque fait d’écorce d’arbre, et qu’on me dit appartenir au mombo-jombo. Cet étrange épouvantail se trouve dans toutes les villes mandingues, et les nègres payens ou kafirs s’en servent pour tenir leurs femmes dans la sujétion. Comme la polygamie leur est permise, ils épousent ordinairement autant de femmes qu’ils peuvent en entretenir. Souvent ces femmes sont jalouses les unes des autres ; les discordes, les querelles se multiplient, et l’autorité du mari ne lui suffit pas pour établir la paix dans son ménage. Alors il a recours au mombo-jombo, dont l’interposition est toujours décisive.

Cet étrange magistrat, qu’on suppose être le mari lui-même, ou quelqu’un instruit par lui, se déguise sous l’habit dont je viens de parler ; et armé d’une baguette, signe de son autorité, il annonce son arrivée en faisant des cris épouvantables dans les bois qui sont auprès de la ville. C’est toujours le soir qu’il fait entendre ses cris ; et dès qu’il est nuit, il entre dans la ville, et se rend au bentang, où aussitôt tous les habitans ne manquent pas de s’assembler.

On peut croire aisément que cette apparution ne fait pas grand plaisir aux femmes, parce que, comme celui qui joue le rôle du mombo-jombo leur est essentiellement inconnu, chacune d’elles peut soupçonner que sa visite la concerne. La cérémonie commence par des chansons et par des danses, qui durent jusqu’à minuit. Alors le mombo désigne la femme coupable. Cette infortunée est saisie à l’instant, mise toute nue, attachée à un poteau, et cruellement frappée de la baguette du mombo, au milieu des cris et de la risée de tous les spectateurs. Il est à remarquer que dans ces occasions, ce sont les femmes qui crient le plus fort contre la malheureuse qu’on châtie. Le point du jour met un terme à cette farce indécente et barbare.

Le 9 décembre, nous nous mîmes en marche de bonne heure ; et comme nous savions que nous ne trouverions point d’eau sur la route, nous voyageâmes avec célérité jusqu’à Tambaconda. Le lendemain matin[13] nous partîmes de Tambaconda, et le soir nous arrivâmes à Kouniakary, qui est à-peu-près aussi grand que Kolor. Le 11, à midi, nous fîmes halte à Koujar, ville frontière du royaume de Woulli du côté de Bondou. Ces deux états sont séparés par un désert de deux journées de marche.

Le guide que m’avoit donné le roi de Woulli devant me quitter à Koujar, je lui fis présent d’un peu d’ambre pour le récompenser de m’avoir accompagné ; et comme l’on me dit que dans aucun tems, on ne pouvoit trouver de l’eau dans le désert[14], je cherchai à me procurer des hommes qui voulussent n’en charrier et me servir de guides jusques sur le territoire de Bondou. Trois chasseurs d’éléphant m’offrirent leurs services à cet effet. Je les acceptai, et leur payai trois barres d’avance. La journée étant avancée, je me déterminai à ne me mettre en route que le lendemain.

La vue d’un européen n’étoit pas totalement étrangère aux habitans de Koujar, puisque la plupart d’entre eux avoient été sur les bords de la Gambie : malgré cela, ils me regardoient avec un mêlange de curiosité et de respect, et l’après-midi ils m’invitèrent à me rendre au Bentang pour y voir un néobering, c’est-à-dire un combat à la lutte. C’est un amusement dont on jouit souvent dans tous les pays des mandingues. Les spectateurs forment un grand cercle autour des lutteurs, qui sont toujours des hommes jeunes, agiles, robustes, et sans doute accoutumés dès l’enfance à cet exercice. Ils n’ont d’autres vêtemens qu’une paire de caleçons courts ; et avant de combattre ils oignent leur corps avec de l’huile ou du beurre végétal[15]. Ceux que je vis s’approchèrent l’un de l’autre, s’évitèrent, étendirent un bras pendant longtems ; enfin l’un d’eux s’élança et saisit son adversaire par le genou. Ils montrèrent tous les deux beaucoup d’intelligence et de jugement ; mais la force triompha. Je crois que très-peu d’européens auroient été en état de se mesurer avec le vainqueur. Il est nécessaire de remarquer que les combattans étoient animés par la musique d’un tambour, dont la cadence régloit assez bien leurs mouvemens.

La lutte fut suivie de la danse. Les danseurs étoient en grand nombre. Ils avoient tous de petits grelots autour de leurs bras et de leurs jambes, et leurs pas étoient réglés par le son du tambour. Celui qui battoit cet instrument, se servoit d’une baguette crochue qu’il tenoit dans sa main droite, et de tems en tes il employoit sa main gauche à amortir le son ; afin de varier la musique. Dans ces assemblées, le tambour sert aussi à maintenir l’ordre parmi les spectateurs, et pour cela on lui fait imiter le son de certaines phrases mandingues. Par exemple, avant de commencer la lutte, on le frappe de manière que l’assemblée s’imagine entendre les mots ali bœ si, c’est-à-dire asseyez-vous tous ; et à l’instant tous les spectateurs s’asseoient. Au moment où les combattans s’ayancent l’un vers l’autre, le tambour dit amouta, amouta, — saisissez-vous, saisissez-vous.

Dans le cours de la soirée, on m’offrit de me rafraîchir, et en conséquence on me servit d’une liqueur qui ressembloit tellement à la meilleure bière forte de mon pays, que je m’informai de quelle manière on la composoit. J’appris, non sans étonnement, qu’elle venoit d’être faite avec de la drèche préparée avec du millet, tout comme on en prépare en Angleterre avec de l’orge. Au lieu de houblon, on se sert d’une racine qui a une amertume agréable, et dont j’ai oublié le nom. Le millet qu’on emploie pour faire cette drèche, est le holcus spicatus[16] des botanistes.

Le 12 décembre, j’appris, en me levant, qu’un des chasseurs d’éléphant qui avoient guides, pris l’engagement de me servir de guides, s’étoit caché avec l’argent que je lui avois donné d’avance. Pour empêcher que les deux autres n’imitassent son exemple, je fis à l’instant remplir d’eau leurs calebasses, et au lever du soleil nous entrâmes dans le désert qui s’étend entre le royaume de Woulli et celui de Bondou.

À peine avions-nous fait un mille, que les gens de ma suite voulurent s’arrêter pour préparer un saphi, ou charme, qui garantît notre sûreté pendant notre voyage à travers le désert. Cette conjuration consistoit à marmotter quelques paroles, et à cracher sur une pierre qui étoit jetée dans le chemin. Les nègres répétèrent trois fois la même cérémonie ; après quoi ils se remirent en route avec la plus grande confiance. Tous étoient persuadés que, semblable au bouc émissaire, la pierre conspuée emportoit avec elle tout ce qui auroit pu induire les puissances qui sont au-dessus de l’homme, à nous occasionner quelque malheur.

Après la conjuration, nous marchâmes jusqu’à midi ; et alors nous fîmes halte sous un grand arbre, appelé par les gens du pays neema taba. Cet arbre offroit un aspect fort singulier, car toutes ses branches étoient couvertes de lambeaux d’étoffe, que des personnes qui avoient traversé le désert en différens tems, y avoient attachés. Probablement un tel usage a dû son origine au desir d’indiquer aux voyageurs qu’ils pouvoient trouver de l’eau en cet endroit ; et avec le tems il est devenu si sacré, que personne n’ose passer là sans suspendre quelque chose à l’arbre. Je me soumis à la coutume ; je suspendis une très-jolie pièce d’étoffe à une des branches.

Étant informé qu’il y avoit un puits, ou plutôt une marre à peu de distance de l’arbre, j’ordonnai aux nègres de décharger nos ânes, afin de leur faire manger du maïs, pendant que nous nous régalerions nous-mêmes avec une partie de nos provisions. J’envoyai un des chasseurs d’éléphant à la découverte de l’eau ; parce que, dans le cas qu’il fût possible de s’en procurer, je me proposois de rester en cet endroit jusqu’au lendemain. Le chasseur revint bientôt me dire qu’il avoit trouvé une marre, mais que l’eau y étoit trouble et boueuse. Il ajouta qu’il avoit vu tout auprès les restes d’un feu éteint depuis peu, et des débris de provisions qui prouvoient qu’elle avoit été récemment visitée par des voyageurs ou par des brigands. La crainte faisoit croire à mes compagnons de voyage que c’étoit par ces derniers ; et s’imaginant que des voleurs nous guettoient, ils m’engagèrent à renoncer au dessein de passer la nuit auprès de l’arbre, et à me mettre en marche pour un autre endroit où il y avoit de l’eau, etoù nous pouvions, disoient-ils, arriver le soir de bonne heure.

Nous quittâmes donc le lieu de notre première station, et nous poursuivîmes notre route : mais il étoit huit heures du soir avant que nous fussions rendus dans l’endroit où étoit la seconde marre. Fatigués de notre longue marche, nous allumâmes un grand feu, et nous nous couchâmes sur la terre nue, ayant nos animaux auprès de nous. Nous étions à plus d’une portée de fusil de toute espèce d’arbuste ; malgré cela, les nègres convinrent de veiller chacun à son tour de peur de surprise.

Certes j’étois loin de penser que nous fussions menacés d’aucun danger pressant : mais, durant tout le voyage, les nègres parurent craindre sans cesse d’être attaqués par les brigands. Dès que le jour parut, nous remplîmes d’eau nos outres[17] et nos

  • calebasses, et nous partîmes pour Tallika,

la première ville qu’on rencontre dans le royaume de Bondou, quand on sort du désert. Nous y arrivâmes à onze heures du matin. Mais je ne puis quitter le territoire de Woulli, sans observer que j’y fus toujours bien accueilli par les habitans. J’y étois ordinairement dédommagé des fatigues du jour par une nuit agréable. La manière de vivre des africains me déplaisoit au commencement ; mais insensiblement je surmontai ma répugnance, et leurs mets finirent par me paroître assez bons.



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  1. Buschréens.
  2. L’on a vu plus haut que dans cette partie de l’Afrique, la couverture des maisons forme un cone très-élevé. (Note du traducteur).
  3. 4 décembre.
  4. 5 décembre.
  5. Le mot buschréen ou bischaréen, qu’on a deja vu employé plus haut, signifie vrai croyant. (Note du traducteur).
  6. Infidèles.
  7. Hommes buvant des liqueurs fortes.
  8. C’est le roi, ou souverain.
  9. Les hommes libres s’appellent Horée, et les esclaves Jong.
  10. En arabe, Medina signifie ville. Les nègres emploient souvent ce mot, qu’ils ont sans doute emprunté des mahométans. (Note de l’auteur).
  11. Il semble qu’on doit inférer de là que le roi étoit mahométan : mais je fus assuré du contraire. Ce n’étoit probablement que par bienveillance qu’il accompagna le cantique qu’on chanta en cette occasion ; et peut-être croyoit-il que les prières qu’on faisoit au Tout-puissant avec sincérité, avec dévotion, étoient favorablement reçues, soit que celui qui les lui adressoit fût mahométan, soit qu’il fût payen. (Note de l’auteur).
  12. Je crois que dans toutes les parties de l’Afrique on porte de sémblables charmes ou amulettés, sous les noms de dominis, de grigris, de fetiches.
  13. 10 décembre.
  14. On en imposoit à M. Mungo Park, puisqu’il trouva ensuite de l’eau à une demi-journée de marche de Koujar. (Note du traducteur).
  15. Du sché-toulou.
  16. Panicum ou millet à épi.
  17. En langue mandingue, les outres se nomment soufros.