Voyage dans la Babylonie/03
VOYAGE DANS LA BABYLONIE,
VIII
Je dirai, pour finir, que le patriarche actuel des Chaldéens, résidant à Bagdad depuis que Babylone et Ctésiphon ont disparu, mentionne Coche, ou comme sa résidence, ou comme un de ses évêchés suffragants.
Si le faubourg que j’ai signalé n’est pas Coche, il pourrait bien être la grande ville qui remplaça Séleucie sous les Khalifes et que je trouve ainsi décrite dans une géographie arabe du douzième siècle :
« Nous campâmes le soir dans une ville nommée Zariran. Cette ville est une des plus belles de la terre pour la beauté de son aspect, l’étendue de ses cours, la largeur de ses rues, la grandeur de ses jardins, de ses champs de blé et de ses plantations de palmiers. Il y a un bazar dont des parties suffiraient pour faire des bazars à des villes entières. Le Tigre arrose l’est de la ville et l’Euphrate est à l’ouest, et elle est entre eux comme une fiancée. Les plaines, les villes, les champs cultivés occupent l’espace entre ces deux fleuves bénis. À l’est, on voit l’Iwen Kesra, et son imam, à gauche… Quant à Madeïn, ce n’est qu’une ruine. »
Il dit plus loin que le monument de Selman le Persan était à une demi-parasange à l’est.
Ammien dit que parmi les ruines de Séleucie, on voit une source abondante qui verse ses eaux dans un grand étang. Je n’ai vu ni la source ni l’étang, ce qui ne veut pas dire absolument qu’ils n’existent pas. L’étang aura été remplacé par le marais dont j’ai parlé plus haut.
Repassant le fleuve, je revins à Ctésiphon, et me mis en mesure d’en lever le plan, dont je donne une réduction (voy. p. 83). Il me fut absolument impossible de trouver une enceinte à cette ville (je ne parle pas de la ligne de murs voisine du Tigre, que je regarde comme le rempart oriental de Séleucie). Je reconnus pourtant au sud les fragments d’une enceinte en ligne brisée, mais ce fut tout. Au levant il y avait bien le Bostan, dont je parlerai plus bas, mais qui est une ruine à part.
Pourtant, il n’y avait pas à s’y tromper : Ctésiphon était une ville fortifiée. Ammien Marcellin en attribue la fondation au roi parthe Vardane ou Varane, ce qui me semble incliner à la légende comme tous ces kasr Bahran (château de Varane) que j’ai vus en Perse. Varanne-Bahran est l’un des trois ou quatre grands héros légendaires de la Perse, et il serait curieux qu’Ammien eût connu cette histoire. Il ajoute que Pacorus, fils d’Orodes, l’embellit. C’était pour les rois parthes une résidence d’hiver, leur campement d’été se trouvant à Ecbatane ou en Hyrcanie : pour les Sassanides, ce fut une capitale fixe. Elle était grande, puisque Sévère en enleva cent mille prisonniers : elle était forte, puisque le prince de Palmyre, Odenat, ravagea la Mésopotamie, la population trouva un appui assuré dans les murs de Ctésiphon. Julien vainqueur n’osa l’assiéger, et alla se faire tuer à vingt lieues de là vers le nord.
La plaine, au sud et à l’est du Tak et de ses environs immédiats, est presque absolument dépourvue de ruines ; après force tâtonnements, j’ai fini par trouver une grande masse de décombres tout à fait au nord, derrière Zembil et Maëro (voy. mon plan). Malheureusement, quand j’arrivai là, notre temps était compté et il était impossible de consacrer à ce quartier l’étude patiente qui eût permis d’en faire un bon levé. J’ai dû me borner à tracer quelques rues et ruelles, et je désire vivement qu’un prochain explorateur termine ce travail. J’avais d’abord inscrit ce quartier comme faubourg, grâce à mon idée préconçue que le Tak représentait un point assez central dans la cité : mais j’incline à croire que c’était la ville même. Le Tak était évidemment un palais ; mais nulle part, surtout en Orient, un palais n’est nécessairement renfermé dans le quartier le plus populeux d’une ville.
Pour se faire une idée de la renommée qu’avait en Orient ce palais et celui qui en fit sa résidence la plus chérie, Chosroès le Victorieux (Kesra ou Kesrou Parviz), j’emprunte quelques lignes à la Bibliothèque orientale de d’Herbelot. Ne nous arrêtons pas aux hâbleries qui remplissent ce passage : nous sommes chez les Arabes et les Persans.
« Ce trône étoit un grand palais d’une hauteur prodigieuse, et son étendue étoit si vaste, qu’il étoit soutenu de quarante mille colonnes d’argent, toutes rangées en divers ordres d’architecture. Sa voûte étoit enrichie de mille globes d’or, lesquels avoient tous leur mouvement différent, et représentoient les planetes et les diverses constellations du Zodiaque. Les murailles étoient parées de trente mille housses en broderie, tendues en plusieurs compartimens.
« Sous ce palais il y avoit des voûtes séparées, où l’on gardoit des trésors immenses d’or, d’argent, de
trésors portoit le nom de Badaverd, apporté par le vent, à cause de l’aventure qui en rendit Chosroès le possesseur.
« L’empereur grec ayant fait charger tout ce qu’il avoit de plus précieux sur une flotte qu’il envoyoit à Constantinople, le vent lui fut si contraire, qu’ayant perdu sa route, elle fut jetée dans les ports du roi de Perse, lequel étoit pour lors maître de toute la Syrie, d’une grande partie de l’Asie Mineure. » Ces richesses tombèrent aux mains des officiers du roi, et furent dirigées sur le trésor de Ctésiphon.
Je fais grâce à mes lecteurs du harem, rempli de trois mille épouses bien nées et de douze mille esclaves les plus belles de la Perse. Le maître trop heureux de tant de beautés ne sut pas sans doute comprendre son bonheur, car il ne témoigna d’amour violent qu’à une femme qui ne le lui rendait guères, la charmante Irène (Chirin), fille de l’empereur Maurice, qui lui préférait un simple et romantique plébéien, le jeune Ferhad. Les amours de ce couple platonique défrayent encore le talent des bardes ambulants de la Perse et de l’Irak, côte à côte avec les amours de Majnoun et de Leila ou celles de Bahran et de la princesse des Indes.
Voilà bien l’imagination populaire. Une belle histoire d’amour malheureux obtient d’elle un souvenir plus vivant que le passage lumineux d’un Alexandre ou d’un César à travers le monde. Je ne veux pas dire qu’elle ait si grand tort…
J’ai dit que Chosroès Parviz habita le Tak, mais je n’ai pas dit qu’il le fonda. Il paraît que cette œuvre est due à l’autre Chosroès, le fameux Nouschirvan, le Salomon de la Perse : il était l’aïeul de Parviz, et était surnommé le Juste.
« Super flumina Babylonis. » — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
Voici une des histoires les plus originales qui courent sur ce justicier. Il y avait à la porte du Tak une corde qui communiquait avec une cloche à l’intérieur, et quiconque voulait faire appel au souverain n’avait qu’à tirer cette corde, il était admis sans délai. Un jour, un malheureux âne rogneux et pelé qui vaguait par là, vient se gratter au mur du palais et met, sans s’en douter, la cloche en branle. Le chambellan de service accourt, voit ce que c’est, revient faire son rapport, et veut que l’âne soit chassé à grands coups de bâton. Chosroès réfléchit, sort, voit à son tour la pauvre bête, est ému de son état de maigreur et de ses plaies, fait rechercher le maître et le condamne à une peine sévère, puis il donne des ordres énergiques pour qu’à l’avenir tous les animaux soient bien traités dans le pays. « Et cette coutume, dit l’historien de Chosroès, s’y est conservée jusqu’à ce jour. »
Je saisis ici une occasion de rectifier un fait que répètent tous les livres de géographie. À l’exemple de d’Herbelot, tout le monde traduit Madaïn (nom de Céleusie-Ctésiphon sous les Khalifes) par « les deux villes, » aïn et eïn représentant en effet le duel en arabe. Imbu de cette idée, et probablement mis de mauvaise humeur par la fatigue ou 40° de chaleur à l’ombre, je pris à partie Signor Michel, déjà nommé, et lui reprochai rudement de m’induire en erreur et de savoir l’arabe moins que moi. Si Michel avait été moins respectueux, il aurait pu me dire : « Est-ce que vous prétendez m’enseigner ms langue maternelle ? » Au lieu de cela, il prit la peine de me prouver poliment que Madaïn est un simple pluriel de Medina, et que le duel devrait être Medineteïn.
Je reconnus franchement mes torts, et ne fus pas trop humilié de m’être trompé en compagnie de d’Herbelot.
Ce n’est pas seulement le temps qui a mis le Tak en cet état : c’est le vandalisme d’un khalife célèbre. Abou-Djafar-al-Mansour (le Victorieux), qui fonda Bagdad, trouva très-simple de démolir le palais de Chosroès pour en faire une carrière à matériaux. Mais la masse de ce palais était si imposante que le vizir dissuada son maître d’entreprendre une démolition qui, disait-il, ne pouvait se faire que par miracle, et était par conséquent réservée au prophète seul. « Si vous l’entreprenez et que vous ne puissiez en venir à bout, dit-il au khalife, vous serez la risée du monde entier, pour n’avoir pu faire un bel ouvrage sans en ruiner un autre également beau. » Le prince s’obstina, employa force ouvriers à cette besogne, et ne réussit qu’à entamer l’imposante construction : il se rebuta alors, et fut raillé par les gens de goût, notamment par un poëte persan, qui fit ces vers :
« Admirez ce privilége et cette récompense des belles œuvres : — Le temps qui dévore tout n’a pu triompher de l’arc de Chosroès ! »
Je sais qu’en plaçant l’ancienne ville au nord du Tak-Kesra, je ne suis pas de l’avis de M. Oppert, qui signale, un peu au sud du Tak, une ligne de tumuli fermant la péninsule que forme là l’énorme courbe du Tigre, et pense que Ctésiphon a rempli cette péninsule. C’est une affirmation très-hasardée, et je crois que le savant cunéiformiste n’a vu la plus grande partie de ces terrains, que de loin, car voici en quels termes il décrit le Bostan, dont je vais parler tout à l’heure :
Tour ruinée d’Akerkouf (voy. p. 94). — Dessin de A. de Neuville d’après un croquis de M. G. Lejean.
« À l’est du Tak Kesra, mais environ à une lieue de là, on voit les restes d’un mur carré sur trois côtés, à l’est, au nord et à l’ouest : la partie sud serait parallèle au Tigre, si elle existait. Ces débris ne me semblent pas de l’époque sassanide et pourraient avoir une origine babylonienne. Ce fut, selon nous, la citadelle de Ctésiphon, qui se composait de la cité royale, de la ville propre et de la forteresse. Cette citadelle avait été la partie la plus antique de la cité. »
On peut voir, sur mon plan, les erreurs matérielles contenues dans ce passage. Quant à ce que dit M. Oppert que les ruines de Bostan lui semblent plus anciennes que l’époque sassanide, je ne sais sur quoi il fonde son opinion : car c’est un monceau d’abominables ruines, qui pourrait tout aussi bien dater des khalifes, tant elles ont perdu tout caractère essentiel. Ce qui prouverait davantage en faveur de l’antiquité du lieu, ce serait la circonstance (dont je ne suis pas sûr) de la trouvaille en cet endroit du précieux caillou de Michaux, pierre couverte d’une longue inscription cunéiforme et qui est une des curiosités de notre musée du Louvre.
Dans la plaine, à demi-portée de fusil du Tak, un camp arabe dresse ses tentes sombres. Ces Bédouins remplissent toute la plaine jusqu’au pied des montagnes qui avoisinent la frontière persane. On voit fréquemment de ces maigres nomades à Bagdad, venant vendre la laine de leurs troupeaux ou divers produits d’occasion, comme des peaux de panthères ; mais, en général, ils évitent les villes et attendent au fond du désert qu’on vienne commercer avec eux.
Un de mes compagnons de voyage, M. Wartmann, employé de la maison Weber, déjà nommée, allait souvent dans l’intérieur, jusqu’à Bedraya, même vers Mendeli, pour acheter en gros les laines provenant de la tonte annuelle ; il était dans les meilleurs termes avec les cheiks, et passait sans défiance des quinze à vingt jours dans les douairs, seul et sans armes. Il me proposa de faire avec lui l’excursion qu’il devait entreprendre huit jours plus tard ; mais je n’étais pas libre, et dus, à mon grand regret, refuser cette aubaine.
J’en étais d’autant plus désolé qu’il y a dans l’intérieur, à ce qu’il m’apprit, des ruines de grandes villes d’autant mieux conservées que l’homme n’a pas voulu accélérer leur disparition totale. En général, plus l’homme est civilisé, plus il est funeste aux belles ruines. L’Européen, obligé d’utiliser chaque mètre de terrain cultivable, fait passer la charrue sur les castra stativa et les villæ romaines. Le barbare démolit les temples pour bâtir ses mosquées ou ses habitations ; à un degré de barbarie plus bas, il n’a pas même d’habitations fixes, mais il brise les chapiteaux et les colonnes doriques pour en couvrir ses tombeaux, et prend les sarcophages pour en faire des auges à bétail.
Le sauvage est seul respectueux (sans le savoir) envers l’auguste souvenir du passé. Il laisse le temps faire son œuvre, et le temps, quand on ne l’aide pas sottement ou brutalement, décore admirablement les ruines. Il couvre de mousse le granit âpre et grisâtre, fait courir les festons de lierre le long des frises, jette à travers les arceaux interrompus les lianes et la vigne sauvage, fait étinceler au front des mâchicoulis lézardés, béants, les couleurs vives de la giroflée, couvre du noble manteau de l’impérissable et intarissable nature les œuvres les moins naturelles de l’égoïsme humain. Voyez tel castel féodal, par exemple, au bord du Rhône ou du Rhin. Du temps qu’il vivait, il était laid, lourd, sans goût, aussi offensant à l’œil de l’artiste que gênant pour tout le monde. Aujourd’hui ce n’est qu’une ruine : mais que cette ruine est adorable à voir !
Je recommande cette thèse-ci aux chercheurs d’idées originales : — si les amis du moyen âge pullulent parmi nous, c’est que le moyen âge ne nous montre aujourd’hui que son squelette ruiné, et que cette ruine a bon air. Tel qui, par goût d’artiste, regrette amèrement le temps de la chevalerie, — eût, s’il eût vécu en l’an 1300, pris avec ardeur sa vouge et son haubert pour marcher avec la commune contre le castel seigneurial près duquel il est né.
J’en reviens à mes Arabes.
Ceux des environs de Ctésiphon appartiennent aux trois tribus de Chamar, de Montefik, des Beni-Lam. J’ai dit qu’en général les Turcs les craignent franchement et ne s’aventurent guères chez eux. Parmi nos hommes d’escorte est un kavas qui a servi de guide à trois Français pour aller dans l’intérieur, il y a moins de dix ans, et qui a conservé de ce petit voyage l’idée que les Français sont le peuple le plus brave de la terre. Voici comme. Le ministère de la guerre avait envoyé à Bagdad un sous-officier et deux cavaliers de remonte pour faire des achats de chevaux. Mes trois braves, ne connaissant pas le pays, avaient entrepris une excursion assez loin dans l’intérieur. Grand effroi du guide, qui leur dit, comme un argument sans réplique : « Mais il y a des Arabes par là ! — Des Arabes ! s’écrie le maréchal des logis en éclatant de rire. Eh bien, mon bonhomme, s’ils viennent, on leur parlera. — Mais si on trouve un goum de deux cents cavaliers ? — Nous sommes trois Français : est-ce que cela ne suffit pas ? Des Arabes ! Elle est bonne, par exemple ! » Et ils vont en avant, et arrivent à une espèce de butte, où ils montent. Une troupe d’Arabes, qui campait derrière une butte voisine, se montre alors et se met en mesure d’envoyer quelques balles aux intrus. Ceux-ci ouvrent le feu, abattent deux hommes : les Arabes, persuadés qu’ils ne sont que les éclaireurs d’une troupe plus nombreuse, détalent vite avec leurs hommes morts ou blessés. Nos trois Français retournèrent le soir à Bagdad. Ce qu’il y eut de plus original, c’est qu’ils ne comprirent jamais qu’ils avaient échappé à un grand danger.
Voici quelques renseignements que j’ai obtenus sur une de ces tribus, les Chamar, qui occupent non-seulement une partie de la Babylonie, mais la Mésopotamie jusqu’à l’Euphrate et probablement un peu plus loin.
Le cheikh actuel des Chamar est un homme jeune qui gouverne despotiquement, mais est fort populaire parce qu’il a la main ouverte à la manière arabe, c’est-à-dire qu’il vole et pille à tort et à travers pour enrichir quiconque lui demande quelque chose.
Il y a quelques années, le gouvernement turc voulant se concilier l’amitié de ce chef puissant, lui envoya le brevet et la plaque de l’Osmanié ou du Medjidié, qui lui furent remis par un kavas du pacha dont relevait cette portion de la Mésopotamie. Le jeune cheikh reçut avec indifférence ce cadeau dont il ne soupçonnait pas l’importance : juste au même moment, un Arabe, mal vêtu, un Chamar, entra dans la tente, et, voyant sur un meuble la décoration enrichie de brillants, il l’emporta ostensiblement et sans mot dire. Le cheikh trouva le procédé leste, mais dans les idées des Bédouins, un homme qui réclame un objet qu’un visiteur a jugé à propos de s’approprier passe pour un ladre, et le chef avait sa réputation de main ouverte à ménager.
Quant au brevet, il l’envoya à sa mère qui se le fit lire et fut surprise de voir qu’il ne portait pas sa plaque. Elle en demanda la raison à son fils qui répondit ingénument : « Mais je ne l’ai plus. — Tu l’as donnée ? — Non. Ali le borgne est entré sous ma tente, a désiré le bijou turc, et l’a emporté. Je me suis tu, ainsi qu’un homme bien né devait le faire. — Comment, imbécile ? Tu laisses un chien lépreux s’approprier le nichan du padichah ! Rappelle-le bien vite, reprends ce nichan à tout prix, et que cela n’arrive plus ! » Et ainsi fut fait.
Cette femme gouverne toujours, à l’heure qu’il est, la tribu des Chamar sous le nom de son fils. Son mari (le précédent cheikh) avait en elle une grande confiance que ses enfants lui ont continuée. C’est elle qui fait toute la correspondance de son fils, qui n’est qu’un sauvage bon au plus à donner un coup de lance, tandis qu’elle est reconnue comme un diplomate de première force. Elle ne sait pas écrire, mais elle a un kiatib (secrétaire), qui est un homme sûr : elle se fait lire par lui les lettres adressées à son fils, et dicte les réponses au kiatib.
Des exemples d’influence féminine sur les affaires publiques sont fort rares chez les Musulmans sédentaires, mais ils sont plus communs chez les Bédouins. N’oublions pas d’ailleurs que nous sommes au pays de Nitocris et de Sémiramis.
Les Chamar s’étendent au nord jusqu’à la route d’Orfa à Mardin, qu’ils inquiètent et d’où ils ont expulsé les Kurdes. Le gouvernement turc, trop faible pour les contenir, leur paye tribut, ou plus exactement les laisse traiter de gré à gré avec les villes d’Orfa, Mardin, Mossoul, Diarbekir et sans doute d’autres, qui leur payent une contribution annuelle afin que leurs caravanes ne soient pas détroussées sur les routes. Ne crions pas trop à la barbarie : il y a un siècle, si ma mémoire est fidèle, les gens des basses terres d’Écosse payaient la fameuse taxe noire (black mail) aux Highlanders, pour empêcher ceux-ci de venir razzier leurs bestiaux.
Si ce que l’on m’a dit est vrai, les Chamar n’ont qu’à se bien tenir. La Porte, qui s’est décidée à faire quelque chose pour les milliers de Circassiens arrivés chez elle, veut les établir en colonies de sûreté autour des ruines de l’ancienne Resène, au beau milieu du désert. On a commencé à leur bâtir là une ville, on leur concédera autant de terres qu’ils pourront cultiver, et ils devront veiller à la sécurité des routes en empêchant les Arabes de passer du Tigre à l’Euphrate et réciproquement, grâce à un système de villages échelonnés le long de la rivière Chabour.
Tout cela est très-louable, mais les gens qui connaissent bien le pays et le caractère circassien, ne voient à ce plan qu’un léger inconvénient : c’est que les héros du Caucase pourraient bien être les premiers, dès que les Arabes se montreraient, à leur donner la main et à piller ensemble.
Au moment où je finissais mes plans et mes esquisses, un vapeur apparaissait à l’horizon, venant du sud-est, c’est-à-dire de Bassora. Une demi-heure après il rasait le Bostan, et je m’attendais à le voir passer au bout de quelques minutes à la hauteur du Tak Kesra, quand je le vis s’éloigner et disparaître à peu près dans la même direction que celle d’où il arrivait. La carte que j’ai jointe à ce récit de voyage donne l’explication du mystère : le Tigre, après avoir passé le Bostan, décrit une courbe énorme vers le sud et le vapeur, qui du reste prenait son temps, mit quelque chose comme deux heures à franchir les ruines de Ctésiphon.
Ce vapeur revenait presque à vide. C’était l’époque du pèlerinage juif au tombeau d’Esdras, situé aux trois quarts de la route de Bagdad à Bassora, sur la rive gauche du Tigre. Dans ce moment, les bateaux qui descendaient avaient leurs ponts chargés de pèlerins, et remontaient presque sans passagers ; quinze jours plus tard c’était le contraire.
J’eus occasion de voir un de ces chargements, et ce fut la collection la plus complète de juifs mésopotamiens qu’on pût imaginer. Il y avait là des figures de jeunes gens fort insignifiantes, car elles n’avaient pas encore le cachet de la vie juive, qui n’est pas tout à fait celui de la race ; des faces de vieillards tenant le milieu entre le patriarche et le marchand de lorgnettes ; si bien qu’on eût volontiers flotté entre le désir de leur demander leur bénédiction et celui de leur offrir deux sous.
Les femmes étaient mieux : elles avaient pour la plupart une distinction naturelle que l’élément masculin avait rarement. Il y avait des jeunes filles dont l’éclat rappelait la comparaison biblique des roses de Jéricho, et des matrones âgées qui devaient ressembler quelque peu à Judith, vingt ans après Holopherne.
Le tombeau d’Esdras, où tout ce monde se rendait, est un monument fort simple, au bord du fleuve, riche de dons et d’offrandes à l’intérieur, mais à l’extérieur, semblable au premier ziaret musulman venu. Une tradition dont l’authenticité m’est suspecte fait mourir là le prophète favori de Cyrus et qui fut le vrai reconstructeur de Jérusalem : cette dernière circonstance explique le culte que les Hébreux rendent à sa mémoire. Ézéchiel est un prophète d’une bien autre envergure que le bon Esdras, mais on ne va guère à sa tombe à Kefl, d’abord parce qu’il n’y a pas de steamer pour aller à Kefl, puis parce qu’Ézéchiel n’est pas, comme Esdras, le prophète des jours heureux.
Le capitaine du steamer nous proposa, en passant, de nous ramener à Bagdad ; mais nous avions nos chevaux, et d’ailleurs je n’avais pas encore fini mon exploration. Nous remerciâmes, et il passa.
Dans la plaine absolument nue s’élevait, vers le sud-est, une ruine qui me parut du même genre que le Sour déjà décrit, et un peu moins délabrée : j’allai en lever le plan. Je vis deux pans de mur se joignant à angle droit, et qui semblent avoir fait jadis partie d’un rectangle dont une partie aurait été mangée par le Tigre. Il y a un pli du fleuve qui présente sa concavité à cette ruine, et d’après une loi physique bien connue, le Tigre ne peut que continuer à ronger la rive de ce côté plutôt que du côté opposé.
Une tradition persistante appelle ce lieu Bostan, « le Jardin, » nom que confirme encore celui de Tell el Bagh (bagh, en persan, signifie également jardin), donné à la partie la plus éloignée de la ruine. Pour expliquer ce nom de jardin, reportons-nous au passage où Ammien-Marcellin raconte la suite de la campagne de Julien à partir de Séleucie.
De cette grande ruine, l’empereur était venu camper sur le Nahar Malkha, qu’Ammien appelle le fleuve creusé (flumen fossile) : il le trouva à demi comblé de grosses pierres, ce que j’ai de la peine à croire, car il est impossible de trouver un caillou de ce côté. Il le fit déblayer, l’eau y entra, l’armée s’y embarqua, descendit jusqu’au Tigre et passa sur la rive gauche, en face de Ctésiphon.
« À l’autre bord, une riche et verdoyante campagne couverte de vignobles et de vergers, nous offrit le repos dont nous avions besoin. Là s’élevait au milieu d’un bois de cyprès une résidence bien ombragée (diversorium opacum) dont les murs intérieurs couverts de peintures barbares, représentent le roi frappant de cent manières les bêtes fauves. Chez ce peuple, l’art ne figure jamais que des scènes de guerre, de meurtre et de carnage. » (xxiv, 6.)
Tak-Kesra. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie.
Depuis longtemps, hélas ! les vignobles et les vergers ont fait place au plus maigre désert qu’aient brouté les moutons maigres et faméliques des Arabes Beni-Lam ou Chamar : mais il faudrait être fort prévenu pour ne pas voir dans le Bostan le diversorium, le pied à terre des rois Sassanides. Quant aux peintures intérieures, il va sans dire qu’il n’en reste pas la moindre trace, et il n’est pas bien certain que l’art ait beaucoup perdu à leur disparition. La manie que signale Ammien chez les rois persans est tout aussi vivace aujourd’hui qu’alors ; il n’y a pas de résidence royale dans la Perse moderne qui ne soit décorée de quelque fresque impossible, où un roi vêtu de bleu, avec une barbe noire qui tire l’œil à
en louchant affreusement un lion rose qui se laisse faire sans trop de résistance. Le roi est le plus souvent remplacé par Rustem, le héros national de la Perse.
Les Sassanides, je me hâte de le dire, avaient plus de goût, témoin les splendides bas-reliefs de Chahpour. Il y avait à Rey, près Téhéran, un ancien et beau bas-relief sassanide sur un rocher : mais Feth Ali Chah, le prédécesseur du roi actuel, a eu l’inspiration vandalique de faire gratter ce bas-relief et d’y substituer une scène de chasse dont il est le héros. Encore, ce nouveau bas-relief est-il tolérable, comparé à l’ornementation de la Porte-Neuve (dervaseh nou) de Téhéran, qui n’est pas encore finie.
Le voyageur anglais Edward Yves (1758) a vu le Bostan, qui était alors un peu moins ruiné qu’aujourd’hui, s’il est vrai qu’il y eût trois faces, le fleuve formant le quatrième côté : que chaque face eût un mille de long (ceci est improbable) et que les murs eussent quarante pieds de haut sur trente d’épaisseur. Aussi Yves est-il persuadé que c’était un ouvrage avancé défendant Ctésiphon. Comme ce voyageur m’a semblé très-véridique dans sa description de ces ruines en général, je dois croire que de son temps le Bostan avait trois côtés au lieu de deux qu’il a maintenant, et que le mur était beaucoup plus haut.
Ctésiphon, création favorite des Sassanides, a été leur résidence tant que la nationalité persane a duré, c’est-à-dire jusqu’à la conquête musulmane. Parmi les scènes tragiques dont ce palais a été témoin, je choisis une des plus saisissantes.
Le grand Chosroès avait laissé deux filles qui régnèrent
l’une après l’autre. La seconde, nommée Azermi-Dokht
(Azermi la Vierge) était une très-jeune fille d’une
beauté merveilleuse et d’une âme virile. Elle gouverna
avec sagesse et fermeté et parut de force à arrêter l’empire
sur le penchant de sa ruine : mais elle avait à
Antiquités. — Dessin de Tournois d’après nature.
compter avec la féodalité la plus orgueilleuse, la plus
lâche et la plus égoïste qu’on pût imaginer, et qui, imbue
des préjugés orientaux, regardait comme un opprobre
d’obéir à une jeune fille. Il y avait parmi ces chefs
un général de l’armée, qui eût bien voulu réussir à
épouser la reine et par conséquent à devenir roi des rois :
pour cela il ne trouva rien de mieux que de feindre pour
Azermi la plus violente passion, supposant, avec la fatuité
commune aux Persans (qui sont généralement de
beaux hommes) que la princesse serait sensible au bonheur
d’être aimée « pour elle-même » et non pour le
trône. Il jugeait mal cette jeune fille douée d’une expérience
précoce. Elle lut fort bien dans son jeu, et furieuse
d’une prétention qu’elle regardait comme la plus
grosse insulte, mais craignant de lui rompre en face, elle
feignit d’être touchée de ses sentiments et lui accorda un
rendez-vous nocturne au palais même. Il est vrai qu’elle
n’y alla pas, et l’amant présomptueux trouva à sa place
quelques bourreaux qui firent prestement leur office.
Ce châtiment mérité, mais qui empruntait les formes d’un guet apens, fut trop cruellement puni. Le fils du général exécuté commandait sur la frontière orientale : il accourut suivi de quelques troupes qu’il avait fait révolter, s’empara de la reine-vierge que l’armée eut la lâcheté de ne pas défendre, lui fit couper la langue, les seins, crever les yeux, et finalement mettre à mort après bien d’autres tortures que j’abrége. Ainsi périt une jeune fille qui aurait été un grand roi dans un pays moins troublé et moins dégénéré. Les Arabes se chargèrent quelques années plus tard, de la venger dans le sang de son assassin et de la triste armée qui ne sut pas mieux défendre son pays qu’elle n’avait défendu sa souveraine.
Nous repartons de Ctésiphon vers les dix heures du matin, et grâce à plusieurs temps de galop, nous rentrons de bonne heure au consulat sans avoir remarqué sur la route rien de bien intéressant, sauf que les eaux de la Diyala sont grises de sauterelles noyées. La Babylonie n’échappera pas, je le vois, au fléau ailé qui désole cette année tout l’Orient, et que le public français connaît trop par les lamentables nouvelles d’Algérie.
Je m’aperçois, à propos du consulat que je viens de nommer, que je n’ai pas encore donné à mes lecteurs l’explication d’une particularité qui a pu les étonner : c’est de me voir installé au consulat de France dans toute ville où il en existe, et à défaut, à tout autre consulat européen. Sans parler de la situation personnelle à laquelle je dois d’être en famille chez mes ex-collègues, et de l’esprit gracieusement hospitalier qui est commun à presque tous, je dirai que dans la plupart des villes du Levant, un voyageur bien recommandé, et de la classe de ceux que les journaux de High Life appellent « des voyageurs de distinction » est sûr d’un accueil courtois et empressé au consulat de sa nation. C’est une tradition du Levant, et ce n’est pas moi qui y trouverai à redire. Il y a du reste à cela une excellente raison : c’est qu’à part cinq ou six villes qui ont des hôtels comme Smyrne et Beyrouth ont des omnibus (Messieurs les voyageurs pour Nahr el Kelb, en voiture !) : — à part, dis-je, ces villes civilisées, trop civilisées ! il n’y a pas un hôtel, pas même une locanda borgne dans des villes comme Bagdad, Diarbekir, Mossoul ou Bassora.
« Mais alors que font les voyageurs ? »
Ils vont loger chez leurs frères, musulman chez musulman, chrétien chez chrétien, juif chez juif et bâbi chez bâbi, ou bien au caravansérail s’il y en a.
Antiquités. — Dessin de E. Tournois d’après nature.
L’hospitalité pour les voyageurs est chez les Orientaux une tradition séculaire, sanctionnée par le dogme religieux. Dans les grandes villes d’Orient, principalement dans celles qui sont des villes saintes pour quelque culte, il existe de vastes et somptueux caravansérails[2], fondés par des princes ou de riches négociants, et où tous les coreligionnaires du fondateur sont hébergés gratis pendant le séjour qu’il leur plaît de faire dans la ville. Il y a deux ans, un riche négociant parsi de Bombay a fait inaugurer un établissement de ce genre qui lui a coûté deux cent cinquante mille francs, pour loger les Parsis que les nouveaux chemins de fer amènent en visite d’agrément à Bombay : il l’a inauguré conformément au rite parsi : « pour l’amour du Très-Haut, par la faveur de Zoroastre le législateur très-saint, en mémoire de ma mère décédée Gulistan-Banou, j’ai bâti ce Dharmsala. » Quel rapprochement de mots ! Zoroastre — train de plaisir !
Je ne cherche pas à faire les Orientaux meilleurs que nous : tout bien calculé et bien balancé, nous valons incontestablement plus qu’eux, nous valons généralement mieux. Ce qu’ils ont pour eux, c’est une distinction naturelle d’extérieur, de parole et de pensée que nous avons peut-être en naissant, mais que nous perdons vite dans ce que les Anglais appellent excellemment life’s struggle, la bataille vulgaire de la vie civilisée. Notre idéal, à nous, c’est le juste : l’idéal de l’homme d’Orient, c’est le noble, qui est, souvent, tout à fait le contraire du juste. L’hospitalité étant l’un des attributs les plus essentiels de la vie noble, rien d’étonnant à ce qu’elle soit si profondément entrée dans la vie intime de ces peuples.
Il y a encore une autre raison à cela : c’est l’intérêt personnel largement entendu. L’Oriental est naturellement voyageur, plus voyageur que nous, plus du moins que nous ne l’étions avant les chemins de fer. Pèlerin, derviche, pasteur, soldat d’aventure, colporteur, ouvrier nomade, il est toujours par vaux et par monts, et une fois qu’il a une demeure fixe, il ne peut refuser l’hospitalité au passant sans être ingrat envers ceux qui la lui ont accordée pendant des mois et des années, — envers ceux qui la lui accorderont encore le jour qu’il lui plaira de seller son âne et de reprendre le bâton recourbé du voyageur. Pour moi, j’ai reçu cent fois l’accueil le plus cordial chez de bons paysans arabes, turcs, bulgares, arméniens, chaldéens, et je suis persuadé que la bonne grâce de mon hôte était souvent activée (sans être moins méritoire pour cela) par la pensée que son fils enrôlé dans le Nizan, son frère parti pour la Mecque ou son gendre emmené en vertu d’une réquisition du pacha vers quelque port éloigné, — recevait peut-être ce soir-là de quelqu’un de mes coreligionnaires, un accueil non moins empressé.
C’est pourquoi j’avoue que toutes les fois que mes bons amis d’Orient, ceux au turban blanc ou bleu comme ceux aux longs cheveux tressés, m’ont demandé comment on voyageait dans mon pays et si l’hospitalité s’y exerçait comme chez eux, j’ai, pour ne pas rougir, menti avec un aplomb diplomatique. Et si quelque jour, comme je l’espère bien, quelqu’un d’eux veut m’accompagner en France, je promets solennellement de persister dans ce chauvinisme et d’épargner avec soin à mon mouçafir les notes de certains hôtels de province et les buffets des chemins de fer.
IX
Je profitai de mes quelques jours de séjour à Bagdad pour étudier les populations de la Babylonie, plus intéressantes que je ne l’avais pensé à première vue.
J’ai dit que les Arabes s’étendent jusqu’au pied des montagnes ; dans ces montagnes est cantonnée une race qui forme avec les Arabes le contraste le plus énergique qu’on puisse imaginer. Je veux parler des Kurdes, population de plus de trois millions d’âmes, qui commence près de Trébizonde et ne finit qu’aux portes de la Susiane. J’ai beaucoup fréquenté les Kurdes, et je les estime fort, surtout quand je les compare au peuple persan, dont ils semblent les frères aînés. Leur langue a un caractère antique : elle est au persan un peu ce que le français du douzième siècle, par exemple, est au nôtre.
Il est difficile d’être reçu chez eux ; mais une fois
qu’on est leur hôte, on peut dormir sur les deux oreilles
avec mille ducats dans sa ceinture. Ce qui contribue à
leur élever l’âme, c’est un sentiment d’égalité qui s’étend,
non-seulement aux pauvres, mais (chose rare chez
des musulmans) aux femmes. En voici une preuve irrécusable.
Lors de la guerre d’Orient, la Porte avait appelé
à la guerre sainte les contingents des fidèles croyants,
surexcitant ainsi toutes les passions religieuses sous couleurs
Ctésiphon. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
politiques. Aussi Constantinople vit-il affluer du
fond de l’Asie des bandes à mine aussi peu rassurantes
que celles des croisés qui, près de huit siècles auparavant,
passaient au même endroit mais dans un sens opposé,
et qui inspiraient des terreurs si ingénues à la fille
d’Alexis Comnène. On ne vit jamais plus de guenilles
pittoresques, plus longs pistolets, plus riche collection
de fusils damasquinés qui devaient dater du temps de
Soliman le Magnifique. Mais rien ne dépassa, comme
effet, Kara Fatma la princesse kurde.
Kara Fatma (Fatma la noire) était princesse comme tous les gentilshommes mingréliens sont princes, c’est-à-dire qu’elle était chef d’un clan assez important dans les montagnes du Kurdisian turc, et elle amenait ses hommes à la guerre sainte. Elle n’était pas jeune, ainsi qu’on peut le voir par son véridique portrait (voy. p. 81) : elle était d’une insigne laideur, mais en revanche les quelques centaines d’escogriffes à cheval qui l’avaient suivie étaient les plus beaux bandits de théâtre que peintre romantique puisse imaginer. Le gouvernement n’eut qu’à se féliciter de l’effet qu’elle produisit à Constantinople parmi les fidèles, mais il se garda bien d’envoyer au feu Kara-Fatma et ses paladins. Ils auraient fait, malgré leur bravoure et leur bon vouloir, triste figure en face des escadrons moscovites.
La princesse noire, après avoir été la lionne de Stamboul pendant quelques semaines, est rentrée dans ses montagnes, et il n’en a plus été question. On m’a plus parlé d’elle à Constantinople que dans le Kurdistan même.
Une dernière population, la plus intéressante à étudier à cause du mystère qui l’entoure, est celle des Yezidis ou prétendus adorateurs du diable ; ils vivent parmi les Kurdes et parlent le kurde, mais sont évidemment un peuple différent. Il n’est sorte de crime ou d’abomination dont ils ne soient accusés par les bons musulmans de la vallée du Tigre, où ils sont éparpillés dans une traînée de villages qui ne finit que dans l’Arménie russe ; mais je sais à quoi m’en tenir sur l’impartialité des fils du prophète quand ils ont à parler des infidèles. Pour ma part, j’ai beaucoup fréquenté ces parias et je n’ai que du bien à en dire.
Voici de quelle façon je fis la connaissance de ces « scélérats amis de Satan. »
Je venais d’arriver à un village kurde, nommé Kobrasar, où j’avais à visiter de très-belles antiquités. Le village avait pauvre mine ; quand mon guide, un kavas du pacha, demanda le logement, selon l’usage, pour moi et ma suite (trois hommes en tout), ce fut un concert de plaintes et de refus. Les hommes parlaient bruyamment, les femmes glapissaient avec fureur, mais la note était toujours la même : « Nous sommes des derviches (des pauvres), notre affaire est de demander et non de donner : nous n’avons pas une croûte de pain à votre service, et surtout pas d’orge pour vos chevaux. »
C’était embarrassant, car mon kavas hésitait ; il avait bien le droit absolu de réquisition, et s’il avait été dans un village chrétien, il ne se serait pas gêné ; mais les Kurdes sont à moitié libres et ont le caractère peu endurant. Il se soulageait en les appelant pezevenk et boklu, eux répliquaient en kurde et l’appelaient brigand, cela ne finissait pas. Il finit par insinuer qu’il nous faudrait aller chercher un gîte à deux lieues de là.
Cela ne faisait pas mon compte. J’étais fatigué, la nuit approchait, puis je ne voulais pas manquer l’occasion de visiter les ruines.
« Fais ce que tu voudras, lui dis-je froidement : moi, je veux coucher ici. Si je ne passe pas cette nuit sous un toit, je te promets que ton pacha ne dormira pas, dans deux mois d’ici, sous le toit de son konak. »
Je m’avançais beaucoup ; mais avec les Orientaux, il
est très-important de frapper fort. La querelle recommença
et menaçait de durer, quand un homme très-convenablement
Séleucie. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
mis, me prit le bras et me mena vers son
logis, en me disant :
« Venez chez moi ; vous y trouverez un accueil de bon cœur. Je suis un infidèle comme vous. »
Je trouvai cette façon de se définir assez singulière, mais je suivis mon homme, et les autres gens du village, piqués d’émulation, emmenèrent mon gendarme. On s’expliqua amicalement, on s’excusa, et les Kurdes qui avaient le plus crié finirent par nous dire :
« Nous ne sommes pas inhospitaliers d’habitude, Dieu nous garde ! mais nous craignions que vous ne fussiez exigeants sur le manger, comme le sont quelquefois des voyageurs qui ne sont pas si grands que vous. »
Pour retourner à mon hôte, je trouvai chez lui une douzaine d’amis et de flâneurs du village ; on se mit à causer, et je finis par savoir l’explication du mot qui m’avait intrigué : mon hôte était un yezidi, et deux vieillards de l’assistance étaient prêtres de ce culte mystérieux. J’en fus fort aise, car j’avais lu beaucoup de choses vraies et fausses sur les Yezidis et je tenais à les voir de près. Je me souviens que mon hôte me demanda :
« Les Français, c’est tous yezidis, n’est-ce pas ? »
Je répondis un peu vivement :
« Mais non, pas du tout !
— Vraiment ! Mais alors, vous êtes donc musulmans !
— Encore moins, Dieu nous en garde !
— Vous voyez bien que j’ai raison. Vous n’êtes pas musulmans, donc vous êtes yezidis. C’est clair, cela, il me semble. »
J’étais ahuri et ne savais trop que répondre à cette logique serrée. Mon homme continua :
« Eh bien, vrai, cela nous flatte : les Français sont des braves, c’est connu. Ah ! nous ne sommes pas musulmans, nous autres : la preuve, c’est que nous buvons de l’eau-de-vie. En avez-vous là ?
J’eus l’imprudence d’exhiber un flacon : il passa de main en main et fut vidé lestement. Cette preuve n’était pas des plus logiques, car le musulman se dédommage sur l’eau-de-vie de la prohibition contenue dans le Koran à l’endroit du vin. Il y a là-dessus deux opinions. Les théologiens grincheux déclarent que le prophète ayant désigné toute boisson fermentée par un mot qui a été plus tard pris dans le sens plus étroit de vin, il est défendu de boire le vin, la bière, les alcools. Mais les théologiens gais soutiennent qu’on peut faire son salut sans être si fort sur la grammaire, et que Mahomet (sur qui soit le salut !) n’ayant pas spécifié le cognac, il n’y a pas de péché à en boire. J’aime ce raisonnement — absurde.
Voici, sur la religion des Yezidis, les quelques notes que j’ai pu obtenir.
Il va sans dire qu’ils n’adorent pas le diable. Mais ils croient qu’avant la fin des temps le diable se réconciliera avec Dieu : qu’il est dès lors prudent de s’en faire un ami d’avance. Ils lui adressent donc quelques prières, mais sans l’adorer, et montrent un peu d’humeur quand devant eux un musulman répète contre Satan quelqu’une des malédictions du Koran. Aussi, pour les vexer, on ne se fait pas faute d’injurier le maudit et le lapidé.
Je crois encore qu’ils ajoutent ceci : « Satan est un opprimé. Il est peu généreux de maudire et d’insulter un opprimé. »
Mais le pivot de leur culte, c’est cheikh Adi. Qu’est cheikh Adi ? Je ne le comprends pas bien, et eux-mêmes ne disent pas tout. Je pense que c’est le fondateur du Yezidisme, et pour ses disciples actuels, c’est un homme-Dieu, comme le Christ chez les chrétiens ou le Bouddha dans l’Inde et la Chine. Il a eu une incarnation et des miracles : il est éternel. Il a un grand temple près de Mossoul, temple couvert de signes bizarres et qui a été décrit par un missionnaire anglais, le révérend Psadger. C’est là qu’est le fameux dik ou taouch sacré, le coq des Yezidis, comme on l’appelle inexactement.
Le coq des Yezidis est une figure fort grossière d’oiseau, forme et grosseur d’une dinde truffée, il est en cuivre, et couvert d’inscriptions antiques. J’en parle par ouï dire, car on ne permettrait pas à un hétérodoxe de voir cet objet sacré. En ma qualité de Yezidi français, j’aurais peut-être pu y prétendre : mais il eût fallu passer sous l’œil d’argus des prêtres qui n’eussent pas été faciles à tromper sur mon orthodoxie. Malheureusement, au moment même où j’étais dans le pays, l’oiseau fut enlevé par des voleurs tentés évidemment par la seule valeur du cuivre. La désolation fut grande dans toute la nation : le grand prêtre alla se plaindre au pacha de Mossoul et demander justice énergique. Le pacha ne fit rien, selon l’usage, et les Yezidis qui sont riches eussent mieux fait de faire leur enquête eux-mêmes en mettant à prix les révélations et la découverte du coq.
S’il ne se retrouve pas, le grand prêtre des Yezidis devra en faire faire un autre qui n’aura pas le même crédit que l’ancien, ou bien il mourra de faim. Le coq était en effet, sa poule aux œufs d’or. Chaque année, des prêtres prenaient l’oiseau de métal et s’en allaient, tout le long des villages yezidis, quêter pour « les frais du culte. » Voici comment cela se faisait.
On se réunissait sur la place du village et on mettait le coq aux enchères. Chacun se faisait un point d’honneur de surenchérir. Lorsque la plus haute enchère avait été obtenue, le coq était nominalement adjugé à l’enchérisseur, et les saints voyageurs emportaient l’argent. Le coq, naturellement, était rendu à ces exploiteurs qui allaient le remettre aux enchères au prochain village. On allait ainsi jusqu’en Russie.
La quête finissait par rapporter quelques centaines de milliers de piastres, qui allaient toutes au clergé et principalement au grand prêtre, mauvais drôle et ivrogne toujours à court d’argent. Il avait, tout récemment, engagé le coq pendant cinq ans à une espèce d’usurier qui était en même temps consul d’une puissance européenne, et qui devait, moyennant quarante mille piastres par an payées à ce Joad de contrebande, toucher le montant de la quête : l’affaire était malhonnête, mais superbe pour le signor M… J’ajouterai pour en finir avec ledit Joad, qu’il était à Mossoul lorsque j’y passai, à l’époque des fêtes du ramadan, et qu’il avait scandalisé les fidèles en passant dans les rues sur sa mule, ivre-mort, ce qui avait fini par une chute et une grave blessure.
X
J’ai dit plus haut qu’en revenant de Babylone, j’avais vu se dessiner sur ma gauche la vaste ruine d’Akerkouf, seul point des environs de Bagdad qui m’intéressât beaucoup. C’était l’affaire de quatre petites heures de cheval, et je franchis cette distance d’autant plus aisément que rien de bien curieux ne pouvait m’arrêter sur la route.
Je mis pied à terre au pied même de la ruine, sur cette sorte de monticule formé par les détritus accumulés par les siècles et lui faisant comme une base qui dissimule un peu sa hauteur.
De là je commençai par jeter les yeux autour de moi, pour reconnaître sommairement le pays. Je vis comme partout en Babylonie, des monticules et des lignes d’anciens canaux, et je fus un peu surpris de ne pas voir à l’est et au nord-est le lac indiqué sur les cartes. J’appris qu’il avait été desséché : à la place régnait une légère dépression couverte d’une petite plante rase, rouge, dont j’ignore le nom, et qui est très-commune dans ces sortes de terrains en Orient. Elle était si dense qu’elle donnait à la plaine un aspect particulièrement sinistre : on eût dit un lac de sang.
J’eus vite inspecté la masse d’Akerkouf, et constaté l’exactitude de la description d’Olivier que je donne ici, car c’est la plus circonstanciée que j’aie lue :
« C’est une masse solide, carrée, construite en briques, que l’on a attaquée sur deux de ses faces, afin d’y pénétrer, dans l’intention sans doute d’en connaître la destination, ou d’y chercher des trésors, que les Arabes supposent être enfermés dans tous les édifices anciens… Les briques qu’on y a employées ne sont pas cuites au feu, mais seulement séchées et durcies au soleil ; elles ont environ treize pouces en carré de surface, et deux pouces et demi d’épaisseur. On les a posées à plat, les unes sur les autres, et cimentées avec la même terre dont elles furent faites. On en compte huit ou dix rangées qui forment une couche de deux pieds ou deux pieds et demi d’épaisseur. On a placé au-dessous de ces briques quatre ou cinq pouces de gravois ou terre grossière, puis une couche de deux à trois pouces, formée de trois rangées de paille ou de roseaux qui se croisent. Les couches de briques recommencent au-dessus de celles de roseaux, et les gravois sont toujours placés au-dessus des briques. Le tout se continue avec le même ordre jusqu’au sommet de la tour. La seule chose que nous ayons remarquée, c’est que les lits de briques ne sont pas toujours égaux : on en voit qui ont à peine deux pieds d’épaisseur, et d’autres qui en ont près de trois. On avait ménagé, à peu de distance les uns des autres, des trous carrés, qu’on dirait avoir servi aux échafaudages, et peut-être aussi à faciliter le desséchement de cette masse ; car on voit évidemment qu’ils pénètrent fort avant dans l’intérieur. Les lits de paille qui saillent aujourd’hui hors des briques, paraissent de loin ; ils sont parfaitement conservés, et ont résisté aux temps, bien plus que n’aurait fait le bois le plus dur. Ils ont seulement un peu bruni là où ils ont été exposés à l’air. Si l’on parvient à les en retirer, ainsi que nous l’avons fait aux murs de Ctésiphon, on reconnaît qu’ils ont appartenu à La même plante qui croît abondamment sur la rive des deux fleuves, et dans les marécages qu’ils forment. C’est une espèce de graminée, l’uniola bipennata, Linn., qui diffère peu du poa cynosuroides, de Retzius. »
On a trouvé peu de briques à inscriptions à Akerkouf : l’une d’elles porte cette inscription :
« En l’honneur du dieu Sin, le roi de l’Orient, son roi, Kourigalzou, le serviteur du dieu Sin, a bâti la maison du grand maître, le temple de sa souveraineté et le temple de… »
Cette trouvaille et la mention du nom de ce roi (qui fut d’ailleurs un personnage peu fameux) ont autorisé quelques archéologues à placer à Akerkouf une ville de Dour-Kourigalzi, dont les inscriptions cunéiformes nous donnent le nom. C’était une place frontière, comme on le voit par cette inscription d’un roi ninivite du neuvième siècle, Teglatphalazar IV, qui porta de rudes coups à l’État babylonien :
« Dès le jour de mon avénement, je régnai sur le pays à partir de Dour-Kourigalzi, de Sippara, la ville du Soleil, de Pasit, qui est dans le pays de Douna, jusqu’à Nipour, le pays des Itous, des Roubous, du peuple d’Aram, tous habitants des rives du Tigre, du Surappi et jusqu’aux deux Ouknis, qui se jettent dans la mer. »
L’État babylonien ne devait pas alors être bien important, circonscrit qu’il était par Akerkouf, Sispara, Ouasit, entre le Tigre et l’Euphrate, et enfin par tout ce qui s’appelle aujourd’hui l’Arabistan au delà du Tigre.
Il y a d’autres savants qui, se fondant sur une vague ressemblance de noms, voient dans Akerkouf l’Accad biblique, fondée par Nemrod. Il est bon de noter (sans en tirer grandes conséquences) que les indigènes appellent toujours ce lieu la colline de Nemrod (Nimrud-Tepeci).
Ce nom de Nemrod remplit la Babylonie et l’Assyrie, comme celui d’Abraham remplit la Mésopotamie, celui de César l’ancienne France, celui de Trajan la vallée du Danube, celui d’Alexandre tout l’Orient. D’où vient cette étrange popularité à un homme qui fonda peut-être une certaine agglomération d’hommes, mais n’apparaît dans l’histoire que comme « un fort chasseur devant l’Éternel ? »
C’est que la chasse, dans l’antiquité, n’était pas le divertissement inoffensif auquel se livrent chez nous, passé le 1er septembre, avec la permission du préfet et du percepteur, de petits ou grands messieurs porteurs de casquettes qui leur donnent une vague ressemblance avec les petits oiseaux dont ils sont la terreur. Ils aiment à s’intituler « les Nemrods de l’arrondissement, » mais le vrai Nemrod ne les reconnaîtrait pas. Pour comprendre le fort chasseur, il faut se reporter aux premiers âges de l’humanité, alors que la forêt, libre, souveraine et comme affolée d’expansion et de vie, couvrait le monde comme elle couvre aujourd’hui le Mato du Brésil et le Mazaga d’Abyssinie : où l’homme timide et dispersé, cultivant son champ de blé ou de maïs autour de sa butte, n’était que le locataire de cette terrible et trop féconde marâtre. Les fils aînés de la forêt, ce n’étaient pas nous, c’était le peuple rugissant, tumultueux, des bêtes fauves, depuis le tigre qui de son buisson bondit par derrière sur le passant qu’il n’ose regarder dans les yeux, jusqu’au lion et au léopard, maraudeurs circonspects des troupeaux, jusqu’à l’éléphant qui passe lourdement dans le champ de maïs qu’il ravage, jusqu’à l’hippopotame et au sanglier qui se vautrent dans les blés, au singe malicieux qui dévaste pour le plaisir de nuire : sans parler du python qui s’enroule indolemment autour du poteau de la hutte, du ceraste qui rampe jusqu’au foyer où dort l’enfant, du crocodile embusqué dans les joncs du fleuve, de l’alligator qui veille dans les eaux noires et pesantes de la mare.
Pour avoir le droit de vivre, l’homme a dû de bonne heure accepter froidement et hardiment le duel que lui offrait la nature. Je ne crois pas que le premier chasseur ait été la bête aux sons articulés qui saisit par les cornes l’antilope empêtrée dans les lianes de la forêt, ouvrit de ses ongles aigus la gorge du doux animal aux yeux veloutés, but son sang chaud, dévora sa chair et s’enveloppa de sa peau souillée. J’aime mieux voir ce premier chasseur dans l’homme fort qui, attiré par les cris d’agonie de son enfant, aura, d’un coup de sa hache de bronze ou de silex, brisé le crâne du lion accroupi sur le cadavre, et de ses deux mains velues déchiré la mâchoire formidable. Puis, ce qu’on a commencé pour sa propre défense, on le continue pour l’amour des autres : c’est la guerre dans sa plus noble et plus méritante acception, la guerre aux monstres. La nature cède peu à peu, mais pendant que les monstres du règne animal disparaissent du monde purifié, les monstres de l’ordre moral apparaissent aux yeux de l’humanité tremblante. Les dernières hydres et les derniers pythons ont pour contemporains les premiers tyrans, Busiris sur le trône, Cacus dans son antre, Minos dans son île. C’est le second âge des chasseurs, chasseurs de bêtes fauves et de scélérats plus sauvages que les bêtes fauves, l’âge d’Hercule et de Thésée. Je fais La part de la fiction dans leurs aventures, mais comme ils sont vrais, comme ils sont humains, le premier avec sa patience héroïque, sa naïve bonhomie, la simplicité avec laquelle il se laisse duper par deux ou trois sirènes que je trouverais bien modernes, si Omphale et Dalila n’étaient pas aussi anciennes que le monde ; le second avec sa bravoure insouciante, son charme irrésistible, ses gracieuses perfidies que toutes les femmes de son temps s’empressent de lui pardonner. S’il n’était pas Athénien ce Thésée, comme il serait Français !
Ezra. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
Plus tard, dans l’effroyable nuit anarchique du moyen âge, les monstres moraux ne sont plus des exceptions, ils sont l’immense majorité. Contre eux, le sentiment raffiné de l’honneur guerrier et du respect de la femme suscite toute une armée de chasseurs de monstres, les chevaliers errants qui courent le monde à la recherche de scélérats à punir, les chevaliers d’Arthur, Perceval, les compagnons du Saint-Graal, la chevalerie d’Occident enfin. Qu’importe que l’institution ait si vite dégénéré ? Cela ne prouve qu’une chose, c’est qu’elle avait visé à un but au-dessus des forces de l’humanité. Elle est bien, dans un sens, la fille légitime de Nemrod, et pour ne citer qu’un fait, ils étaient aussi de forts chasseurs devant l’Éternel, ces trente chevaliers bretons qui, pour la défense de quelques paysans, combattirent à Mi-Voie, il y a cinq cents ans, l’un des combats les plus nobles et les plus oubliés de notre ingrate histoire.
- ↑ Suite et fin. — Voy. pages 49 et 65.
- ↑ J’emploie ce mot parce qu’il est le plus généralement compris, mais il est loin d’être juste. Le caravansérail est devenu avec le temps un établissement tout commercial, comme du reste son nom l’indique (karavan-séraï, palais des caravanes). L’hospitalité y est gratuite pour les pauvres, mais seulement pour eux. Il n’y a pas moins des caravansérails qui ont été fondés par dévotion et comme œuvre de charité, dans des lieux où il y a une grande circulation, mais peu de riches voyageurs, et où les haredjis, commercialement parlant, ne font pas leurs frais.