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Voyage dans le Canada/Lettre 2

La bibliothèque libre.
Traduction par madame T. G. M..
chez Léopold Colin (tome premierp. 10-16).

LETTRE II.

Le colonel Rivers, à miss Lucie, sa sœur.

Québec.

Je reçois à l’instant votre lettre, ma chère Lucie ; j’apprends avec joie que ma mère ait trouvé de l’agrément dans le séjour de Bath, et je ne suis pas surpris qu’elle rivalise avec vous dans vos conquêtes ; quoique vous m’assuriez être mieux que jamais, je doute encore que vos charmes surpassent les siens ; cependant je m’étonne toujours qu’elle conduise dans le monde une fille de votre âge, et laisse par là deviner un secret que personne ne devrait soupçonner, qu’elle a passé vingt-cinq ans.

Vous êtes une enfant, Lucie ; pouvez-vous croire que je n’aurais pas autant de plaisir à passer mes jours tranquillement avec ma mère, à jouir près d’elle de toutes les douceurs de la vie, que je n’en puis trouver à les goûter seul ? Je vous prie de la réconcilier avec mon absence, et de lui dire qu’elle me rendra plus heureux de jouir gaîment du peu que je lui ai laissé, qu’elle ne le ferait en me procurant les richesses d’un nabab, si je ne pouvais les partager avec elle.

Je reviens à vous, Lucie. Vous me faites mille questions, et je ne sais à laquelle je dois répondre d’abord le pays, les couvents, les bals, les femmes, les petits-maîtres ; ce n’est pas une lettre, mais une histoire que vous me demandez, et il me faudrait un an pour satisfaire votre curiosité. Par où commencerai-je ? certes, par ce qui doit frapper d’abord un militaire. Je vous dirai donc que j’ai vu ces jeux terribles où le jeune et valeureux guerrier succombe sous les armes de la victoire : on le suit dans ses mouvements avec autant de surprise que d’admiration ; c’est dans ce pays seulement qu’on peut se former une idée juste d’une entreprise dont les difficultés doivent effrayer ceux qui osent tenter d’y réussir.

La campagne est charmante ; on n’y voit pas seulement les beautés ordinaires à celles de l’Europe, mais le grand sublime au degré le plus étonnant. Tous les objets qui frappent les yeux ont un air de magnificence ; le peuple de ces contrées paraît être d’une espèce particulière, et ne peut se comparer aux Français dont il descend.

Lorsque j’approchai la côte d’Amérique, je ne pus, sans une émotion religieuse, contempler d’énormes rochers, dont la cime, perdue dans les nues, est couverte d’une épaisse forêt de sapins qui ne semblent pas moins anciens que le monde ; le silence profond de ces lieux ajoute encore à la vénération qu’ils inspirent ; depuis le cap Rosières jusqu’au fleuve Saint-Laurent (ce qui fait un espace de deux cents milles), on ne voit aucune trace de pas humains ; nul autre objet ne se présente à la vue que des bois, des montagnes, et un grand nombre de rivières qui semblent rouler en vain leurs eaux limpides.

On ne peut admirer un tel spectacle sans déplorer en même temps la folie de ces hommes qui se livrent des combats sanglants, pour obtenir une petite portion de cette terre dont la plus belle et la plus grande partie reste encore inculte, abandonnée, faute de mains laborieuses pour la cultiver. La rivère est une des plus majestueuses qu’on puisse voir ; sa largeur est de quatre-vingt-dix milles à son embouchure ; elle diminue par degrés imperceptiblement. Cette rivière, navigable jusqu’à près de cinq cents milles de la mer, forme, en divers lieux, des îles dont l’aspect varié charme les yeux.

La vue de Québec est magnifique à son approche ; cette ville est située sur le penchant d’une colline, à l’embouchure de deux grandes et belles rivières, Saint-Charles et Saint-Laurent. Les couvents et les autres édifices, frappant d’abord les yeux, sont d’un grand avantage à la perspective du port ; l’île d’Orléans, la vue lointaine de la cascade de Montmorency et du joli village de Beauport, situé à l’opposite, répandent une aimable irrégularité sur les bords de la rivière Saint-Charles, et ajoutent infiniment aux charmes du paysage.

Je n’ai pas encore eu le temps d’examiner les femmes avec attention ; cependant j’ai déjà cru voir que les Canadiennes réunissaient à la vivacité des Françaises une forme de beauté plus agréable. Quant aux bals et aux assemblées, il n’en existe point maintenant, par une espèce d’interrègne dans le gouvernement. Si je voulais vous parler de la situation politique du pays, je remplirais des volumes in-folio des pour et contre ; mais je ne suis pas de ces observateurs pénétrants qui, après avoir habité quelques jours des lieux jusqu’alors inconnus pour eux, se croyent assez de connaissances pour faire, non seulement la description du pays où ils se trouvent, mais encore son histoire politique et morale ; d’ailleurs, nous sommes trop jeunes l’un et l’autre pour être de profonds connaisseurs dans cette partie ; nous attendons incessamment un successeur au trône, dont nous espérons un nouvel âge d’or ; je pense qu’alors j’aurai à vous entretenir de sujets plus agréables pour une femme.

Adieu, ma chère Lucie ! Chargez-vous de mes tendres et respectueux sentiments pour ma mère, et recevez les embrassements affectueux de votre

Édouard Rivers.