Voyage dans le Lazistan et l’Arménie/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 29 (p. 1-16).
Première livraison
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LE TOUR DU MONDE
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NOUVEAU JOURNAL DES VOYAGES

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Fortifications de Trébizonde (voy. p. 4).


VOYAGE DANS LE LAZISTAN ET L’ARMENIE.
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TEXTE ET DESSINS INÉDITS,
PAR M. THÉOPHILE DEYROLLE.
1869

Ce fut un paquebot des Messageries maritimes françaises qui me porta de Marseille à Constantinople et à la mer Noire. J’étais loin de m’attendre à ce que j’éprouvai devant l’admirable spectacle des côtes sud de cette mer. Jusque-là j’avais été de ceux qui croient qu’on ne voit jamais en Orient que des paysages dores par un soleil ardent sous un ciel toujours bleu, et j’avais sous les yeux des paysages alpestres d’une végétation luxuriante, dominés par des montagnes au sommet neigeux, sur les flancs desquelles roulaient de gros nuages. De loin en loin, les rochers du rivage s’ouvraient et découvraient un vallon fertile descendant jusqu’à une petite ville, à un bourg ou à un village, dont les maisons coquettes étaient souvent à demi enfouies dans une forêt d’arbres fruitiers, qui miraient ou baignaient leur feuillage dans les flots.

Il est vrai qu’entre Constantinople et le Caucase les côtes de la mer Noire n’ont pas toujours cet aspect. A Samsoum, à Batoum et à Poti, par exemple, les sables d’alluvion ont fait du rivage une immense plaine marécageuse, qui avec le temps s’est couverte de forêts.


TRÉBIZONDE.
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I
Son ancienne splendeur et la route d’Erzeroum. – Le débarquement. – Les hamals. – La douane.


Vers la fin du mois de février, j’arrivai à Trébizonde. Cette ville commence à être bien connue des voyageurs qui se rendent en Arménie, dans le Kurdistan et en Perse. Quatre compagnies de bateaux à vapeur y font un service hebdomadaire et y introduisent peu à peu l’influence européenne, qui efface à la fois du costume et des mœurs le caractère oriental.

Le mouvement commercial a cependant beaucoup diminué depuis l’immigration des Circassiens. Avant cette époque, plus de douze cents sandals naviguaient entre Trébizonde, Souchoum-Kaleh et Redout-Kaleh. Les Russes ont beaucoup contribué à la décroissance du transit qui se faisait avec la Perse, et dont une grande partie, attirée par des conditions meilleures, passe maintenant sur leur territoire par le Caucase et Poti.

On espère que la route carrossable qu’a fait ouvrir le gouvernement ottoman et qui doit passer par Gumuch-Khané, Baïbourt et Erzeroum, pour se prolonger jusqu’à Bayazide, à la frontière de la Perse, pourra rendre à Trébizonde un peu de son ancienne splendeur[1].

Le débarquement, à Trébizonde, ne manque pas d’un certain effet pittoresque. Le peu de profondeur de la rade oblige les grands navires à mouiller au loin, et il faut se transborder dans des caïqs qui, lors de l’arrivée des navires, viennent en grand nombre prendre les voyageurs pour les conduire au rivage. Lorsque la petite estacade de bois et de pierres, seul indice du port, se trouve par trop encombrée de marchandises, on doit se résoudre à se hisser sur les épaules d’un hamal (porte-faix) plongé dans l’eau jusqu’à la ceinture. Ces hamals sont des hommes d’une force herculéenne et justifient bien le proverbe qui dit : « Fort comme un Turc. » J’ai vu tel de ces hommes qui, à l’aide de deux de ses camarades, chargeait sur ses épaules et sur ses reins (protégés par un épais rouleau de nattes cousu dans une peau) une pièce de vin ou un boucaut de sucre pesant trois cents kilos, et il montait, avec cet énorme fardeau, la côte qui va du port au Giaour-Meïdan ; c’est quelque chose comme l’ascension des buttes Montmartre.

La douane est peu rigoureuse pour celui qui sait à propos user du bakhchich (pourboire). Les douaniers turcs, semblables en cela à beaucoup de leurs confrères des États-Unis, ou même de quelques États européens, ne sont jamais insensibles à ces générosités.

Il est fort curieux de voir sur la plage les barques, sandals, caïqs, mahones, hissés à l’aide de cabestans, rangés en ligne, comme l’étaient, sur le rivage de Troie, les galères des Grecs ; le rapprochement est d’autant plus sensible que ces embarcations, à la poupe et à la proue recourbées, aux flancs arrondis, rappellent par leurs formes, dans l’ensemble et les détails, les navires des bas-reliefs anciens.


II
Population maritime. — La pêche du khamsi et la chasse aux grebes.


La population maritime est assez nombreuse à Trébizonde. En dehors de la petite navigation commerciale, les marins y sont employés à la pêche d’une espèce d’anchois nommé par les Turcs khamsi, et dont il se fait sur toutes les côtes du nord de l’Anatolie une prodigieuse consommation. Pour les vrais Trébizondis, ce poisson est un mets de prédilection et de première nécessité ; et même, lorsqu’ils sont loin du pays, ils demandent avec sollicitude si cette pêche a été abondante. Les pêcheurs de khamsi allument à l’arrière de leur embarcation un brasier de bois résineux placé dans un gril de fer. Les bancs de khamsi, attirés par l’éclat de la flamme, vont et viennent autour d’un filet qui reste dans l’axe du bateau en dérivant avec lui. C’est par milliers que l’on pêche ces petits poissons, qui sont en partie mangés frais, en partie salés et empilés dans des sacs de laine pour être expédiés dans les localités voisines. On vend le khamsi à très-bas prix ; c’est une précieuse ressource pendant les longs carêmes des Grecs et des Arméniens.

On pèche à Trébizonde beaucoup d’autres poissons de qualité inférieure ; il en est de même des huîtres, qui sont petites et très-fades, l’eau de la mer Noire étant peu chargée de sel.

Pendant plusieurs années, de 1865 à 1868, on fit à Trébizonde et dans les ports des environs une chasse aux grèbes très-active et très-productive.

Vers l’époque où les grands froids glacent les lacs et les grands étangs de l’intérieur, c’est-à-dire du mois de janvier au mois de mars, ces oiseaux, que les Turcs désignent sous le nom de koukarina, viennent le long des plages se mettre à l’abri et chercher leur nourriture. Les pêcheurs et les riverains se réunissent. Des centaines de caïqs sortent, montés chacun de trois ou quatre hommes. Le plus adroit se place à l’avant, pendant que les autres rament ou chargent les armes. Toutes ces embarcations se déploient en fer à cheval, en face d’une petite baie où les koukarinas sont nombreux ; elles s’avancent en ligne vers la côte, et cherchent à enfermer dans un espace étroit ces oiseaux, qui plongent pour regagner le large et passent tout autour des barques ; mais, d’instant en instant, ils reparaissent sur l’eau pour respirer et s’exposent ainsi au feu des chasseurs ; le plus grand nombre de ceux qui ont pu échapper à la fusillade, affolés par la peur, se réunissent dans une baie voisine où les caïqs les poursuivent.

La journée finie, chasseurs et bateliers portent dans les villes et les villages voisins le produit de leur chasse, et le vendent à des spéculateurs de toutes les nations qui ont établi des séchoirs et des ateliers pour dépouiller les grèbes et préparer leur peau.

À Batoum, la quantité de ces oiseaux morts était telle, que la police turque fut obligée d’ordonner de les enterrer, de peur que les miasmes délétères qu’ils dégageaient en se corrompant ne fussent nuisibles à la santé publique.

Les peaux, qu’on ne payait en 1864 que quelques sous, valaient en 1868 cinq à six francs la pièce. On estime à six cent mille la quantité de koukarinas expédiés en Europe pendant cette période de quatre années ; mais tant de massacres imprudents ont considérablement diminué le nombre de ces oiseaux, et l’on peut prévoir l’époque prochaine où ils auront à peu près disparu des rivages de la mer Noire.


III
Le Giaour-Meïdan au point de vue utile et agréable. – Caravanes.


Non loin du port, un chemin abrupt longe l’arsenal militaire et mène à la grande place du Giaour-Meïdan, que traverse d’une extrémité à l’autre la route neuve d’Erzeroum. Dans un des coins de cette place, s’éleve une mosquée (voy. p. 13). Aux alentours sont construits des khans, des caravansérails et un hôtel franco-italien, sorte de locanda levantine, plus confortable qu’on ne saurait s’y attendre dans une ville turque de troisième ordre. C’est aussi dans le voisinage du Giaour-Meïdan que se trouvent tous les consulats et toutes les agences maritimes, ainsi que les maisons des riches négociants arméniens et grecs. Beaucoup moins pittoresque que le quartier du grand bazar et de la ville fermée, cette partie de Trébizonde leur est supérieure au point de vue de la propreté : on y sent l’influence de la civilisation européenne.


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Gravé par Erhard


Le dimanche et les jours de fête, le Giaour-Meïdan semble être le lieu de réunion favori des habitants du quartier ; de nombreuses familles arméniennes et grecques se plaisent à y exposer leurs plus beaux atours, et l’on peut dire que cette promenade, surtout depuis qu’on y a planté quelques arbres, est pour la société européenne, peu considérable d’ailleurs, les Champs-Élysées de Trébizonde.

J’ai vu plusieurs fois avec intérêt, sur cette vaste place, des caravanes venant de la Perse ou de différents points de l’intérieur. Plus d’un millier de bêtes de somme, entravées par les pieds, s’alignaient sur des cordes tendues à la surface du sol. Les catterdjis et les devedjis (muletiers, chameliers) arabes, turcs, persans, kurdes ou arméniens, allaient et venaient autour de leurs animaux, criant contre l’un, frappant l’autre, serrant les sangles ou débouclant les bâts, passant au cou d’une mule une mesure d’orge ou présentant à un chameau une brassée de paille de maïs, grossière nourriture qui pour la pauvre bête était un vrai régal.

La plupart de ces animaux étaient couverts d’un harnachement enrichi de broderies de laine de couleurs variées, de pompons ou de tresses garnies de coquillages ; tous, indistinctement, portaient au cou ou au poitrail des sonnettes, des grelots, et quelquefois d’énormes chaudrons faisant office de cloches, qui produisaient, orchestre étrange, un inimaginable charivari.


IV
Aspect de Trébizonde vue de la mer. – Le couvent des femmes et l’ancien palais des Comnènes. – La mosquée Sainte-Sophie et la mosquée du Sérail. – Les chapelles. – La ville turque. – Les murailles et les portes.


Trébizonde, batie en amphithéâtre sur le bord de la mer, est, lorsqu’on arrive de ce côté, d’un très-bel aspect. Sur le rivage s’élèvent des maisons pittoresques, aux couleurs éclatantes, au-dessus desquelles on aperçoit d’autres constructions à demi cachées parmi les arbres fruitiers, les orangers et les oliviers. Çà et là émergent de la verdure les élégantes colonnes blanches des minarets. Les lignes sévères des ruines des anciennes fortifications contrastent avec ce riant tableau.

A l’est, la montagne de Bostepeh, taillée à pic du côté de la mer, descend en pente douce vers la ville. Sur ce coteau est situé un couvent de femmes, où l’on remarque un vieil édifice qui passe pour avoir fait partie du palais des Comnènes.

Les Turcs de Trébizonde sont fiers du nombre de leur mosquées qu’ils portent à quarante. Mais elles sont peu remarquables, et à part la mosquée de Sainte-Sophie située à peu de distance de la ville, le seul monument qui attira mon attention fut une église byzantine transformée en mosquée, et dont les murailles extérieures sont en partie ornées de mosaïques : elle s’élève dans la ville close, non loin du palais du gouverneur (sérail). En cet endroit, on me montra aussi quelques tronçons de colonnes et des chapiteaux intéressants.

Çà et là, on rencontre d’anciennes petites chapelles en ruine, qui ont été édifiées par les Grecs du Bas-Empire avec les débris des temples et des monuments des colonies grecques anciennes ; c’est du moins ce que j’ai cru reconnaître en regardant attentivement leurs bas-reliefs et leurs ornements, qui sont d’un style très-pur.


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Un cafedji ambulant


La ville turque ou ville close, dont nous venons de parler, et qui occupe la partie ouest de Trébizonde, est entourée d’une ligne de hautes murailles défendues par de grosses tours. Cette enceinte a pour bases d’énormes rochers qui dominent de larges ravins couverts d’une riche végétation.

Les murailles et les portes d’entrée disparaissent en partie sous un épais feuillage de lierre. Les plus importantes de ces portes sont construites avec des débris d’architecture grecque et romaine. L’une d’elles est ornée d’une grande inscription grecque, en face de laquelle s’est blottie l’échoppe d’un tabellion turc, officier public qui ne serait en France qu’un modeste écrivain.


V
La ville chrétienne. – Le grand bazar et ses richesses. – Usages des marchands.


La ville chrétienne n’est pas très-intéressante si l’on veut la considérer au point de vue de l’architecture pittoresque ; c’est là cependant que se trouve le principal bazar. La première fois que j’y entrai, je fus d’abord tout désillusionné en n’y trouvant qu’en très-petite quantité les marchandises d’Orient que j’espérais y voir ; je n’apercevais guère autour de moi que des contonnades, des draps et des bimbeloteries autrichiennes et suisses ; mais de fréquentes promenades me firent peu à peu découvrir les trésors cachés de ce bazar où le véritable amateur de curiosités orientales, s’il est muni d’argent, pourra s’abandonner avec joie aux plus agréables séductions.

Depuis les tapis les plus riches de la Perse, du Khorassan et de Smyrne, depuis les étoffes d’Alep, de Diarbekir et de Brousse, jusqu’aux bijoux du filigrane le plus fin et le plus admirable, on trouve là tout ce qu’on peut souhaiter : des pierres fines de grande valeur, des armes hors ligne, des monnaies anciennes, rares et précieuses ; mais il faut savoir les chercher dans les ruelles étroites et les sombres petites boutiques du Bit-Bazar (bazar des Poux), sorte de marché du Temple, où les tellalis (crieurs publics)

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Le bord de la mer, à Trébizonde.
vont et viennent, et annoncent, en hurlant a tue-tête,

la dernière enchère des marchandises.

Quel charmant endroit pour un flâneur que ce bazar, et quels bons moments j’y ai passés dans quelque échoppe de revendeur, entre un narguilhè et une tasse de café, que mon hôte ne manquait jamais de m’offrir !

La différence des caractères et des mœurs entre les marchands des différentes races de l’Anatolie est extrèmement sensible et très-intéressante à observer.

Le Turc, grave et muet, fumant sa pipe ou son narguilhè, attend l’acheteur, et quand celui-ci, après avoir bien tourné et retourné entre ses mains l’objet qui est à sa portée, en demande le prix, le musulman (je parle du vrai croyant, en gros tutrban, en robe et en babouches) ouvre la bouche et laisse tomber un chiffre. Il est tout à fait inutile de marchander, rien ne fera départir le dukiandji de sa demande ; à toutes les paroles de son client, à toutes ses offres, il ne répondra plus que par un mouvement de la tête de bas en haut, les yeux fermes, et en faisant claquer le bout de la langue contre les incisives.

Le Grec et l’Armenien en agissent tout autrement. A l’instar de nos marchands de la Halle et du Temple, ils hèlent le client, le tirent par son vêtement, débitent un flot de paroles, lui donnent les noms les plus doux : – « Mon frère, mon âme, mon ami, » – et lui proposent leur marchandise au double de sa valeur. Sur son refus de rien acheter, ils le laissent partir, puis le rappellent, et finalement lui vendent a un prix de beaucoup inférieur l’objet proposé, dont souvent l’acquéreur regrette d’avoir fait emplette, tant il est de mauvaise qualité sous une apparence trompeuse.

Le marchand arménien est cependant plus grave et plus honnète que le grec, dont généralement la mauvaise foi dépasse tout ce qu’on peut imaginer.

Quant aux négociants persans, qui sont nombreux au bazar de Trebizonde, ils ont quelques-unes des qualités des Turcs jointes aux défauts des chrétiens. Leur caractère est souple, leurs manières sont aimables ; ilsvont le sourire sur les lèvres : ce seraient des marchants hors ligne si leur honnêteté égalait leur talent. Ils ont la réputation d’être très-difficiles à tromper, ce qui explique peut-être pourquoi les Grecs et les Juifs orientaux, qui font fortune ailleurs, ne peuvent pas prospérer en Perse.


VI
Le petit port du bazar. – Les jours du marché. – L’arrivée d’une caravane. – Les paysans des environs de Trébizonde. – Les professions. – Cafés et salons de coiffure.


Plusieurs rues du bazar aboutissent au rivage de la mer, sur une petite place qui, les jours de marché, récrée un instant les voyageurs.

Là, sur les ruines d’une jetée de peu d’étendue, dont la construction est attribuée aux Génois, les caïqs et les sandals viennent des villages des côtes environnantes et déposent des marchandises de toute espèce. Ceux de Platana et de Surmineh débarquent des monceaux de fruits et de légumes, des bois et des grains. D’autres embarquent des tuiles et des poteries grossières qu’on fabrique en quantité et Trébizonde. D’autres encore sont chargés de troupes de paysannes dont les costumes variés égayent ce tableau de marine.

Il y a sur cette petite place un va-et-vient, une cohue inexprimables. Il en est de même dans le bazar à certains jours de la semaine, alors que des milliers de montagnards viennent en ville vendre le produit de leurs troupeaux, la récolte de leurs jardins et des forêts qu’ils habitent. Ils apportent ces marchandises sur leurs épaules, à l’exception des plus lourds fardeaux, des grains ou des bois chargés sur des ânes ou des chevaux, et quelquefois sur des arabas traînés par des bœufs ou des buffles. Ces produits sont échanges contre des étoffes, des armes et de menus objets de première nécessite.

De tous ces spectacles, le plus curieux est celui qu’on a sous les yeux quand une longue caravane de chameaux, de chevaux ou de mulets arrive de l’intérieur et vient déposer des milliers de balles de coton dans un grand khan ou chez un riche négociant. On ne saurait décrire la confusion, le tumulte et surtout le bruit étourdissant de ces scènes : les cris des conducteurs se mêlent à ceux des passants à demi écrasés, à ceux des marchands dont les auvents s’en vont accrochés à la charge d’une bête de somme qu’un faux pas a jetée dans leur boutique, et par-dessus tout, aux rugissements de colère des chameaux.

Dans cette foule bigarrée, où se rencontrent tous les costumes de l’Orient, grouillent en grande quantité des enfants et des mendiants à demi nus, sans compter les chiens, au moins aussi nombreux qu’à Constantinople.

Quoi qu’on fasse ou qu’on veuille, c’est toujours au bazar que l’on revient. On a grand’peine à s’éloigner de toutes ces mauvaises échoppes en bois, qui se succèdent le long de ruelles étroites, au milieu desquelles coule un ruisseau fangeux. Quelle richesse et quelle variété de coloration ! Quels charmants tableaux attendent à chaque pas l’artiste ou le voyageur errant à l’aventure dans ce dédale !

Ici, c’est le quartier des marchands de fruits, qui étalent jusque sous les pieds des passants leurs marchandises aussi riches de tons que la palette d’un coloriste.

A côté, c’est celui des maréchaux ; plus loin, celui des bijoutiers qui, accroupis sur leurs genoux dans une noire et sale petite boutique, font de petits chefs-d’œuvre et enchâssent des pierres précieuses avec un art comparable à celui de nos ouvriers parisiens.

En sortant du quartier des bijoutiers, on entre dans celui des tailleurs, qui sont généralement Arméniens ; on les voit, derrière un vitrage, coudre et broder des vêtements de drap, de velours et de soie, aux couleurs chatoyantes,

Les confiseurs, les marchands de loukoums, de cavourma et autres pâtisseries sont également nombreux.

Mais le quartier le plus important et l’un des plus intéressants est celui des bourreliers, selliers, cordonniers, bottiers, et en général de tous ceux qui travaillent le cuir. L’habileté avec laquelle certains de ces ouvriers brodent des ceintures, des licols et des selles, avec de petites lanières de maroquin, est véritablement surprenante.

Les cafés, qu’on ne trouve que sur les places ou à l’extrémité des rues, ressemblent à tous les cafés d’Orient. Autour d’une grande salle sont des bancs couverts de nattes, sur lesquels des fumeurs de narguilhè hument leur tasse de café. Souvent le cafedji est barbier, et les clients attendent, en causant et en buvant, leur tour de se faire raser. Je me suis toujours senti de l’éloignement pour ces établissements à deux fins. J’étais au contraire l’habitué très-assidu d’un certain café qui, dans la ville close, près du palais du gouverneur, offre à ses clients les frais ombrages de délicieux bosquets de jasmins, de rosiers et de citronniers. Combien n’y ai-je point passé d’après-midi à faire le kief ! Il se trouvait toujours là quelque chanteur qui, s’accompagnant d’une mandoline, psalmodiait les louanges d’un sultan ou les aventures héroïques ou amoureuses d’un jeune Osmanli.


VII
Population de Trébizonde. – Chrétiens et musulmans. – Le costume.


La population de Trébizonde est de quarante mille habitants, et se compose de Turcs (Osmanlis), de Persans,


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Retour du marché de Trébizonde.


de chrétiens des rites arménien grégorien et latin, de grecs orthodoxes, d’une vingtaine de familles européennes, et d’une population flottante de catterdjis, de muletiers, de hamals et de Kurdes ; on peut même dire qu’on y voit des représentants de tous les peuples d’Orient, et chacun d’eux y porte son costume.

Les Turcs sont pour la plupart commerçants, pêcheurs, ou employés de l’État. Ce sont de fidèles observateurs de la loi de Mahomet. Les fonctionnaires publics dérogent seuls aux traditions. Ils ne portent pas l’ancien costume ; ils boivent jusqu’à s’enivrer du raki (eau-de-vie de grains anisée), et, ce qui est pire, ils n’ont pas toujours l’honnêteté et la bonhomie qui distinguent les simples musulmans.

Les Persans sont négociants et ouvriers d’art ; leur caractère souple et délié, leur esprit mercantile et leur goût esthétique, font qu’ils arrivent rapidement à la fortune. Ils sont superstitieux et pratiquent minutieusement les devoirs de leur religion. J’ai vu un jour l’un d’entre eux interrompre sa promenade et retourner à la mosquée faire ses ablutions et se purifier, seulement parce qu’un Européen l’avait malicieusement coudoyé.

Sectateurs d’Ali, ils ont avec les Turcs qui suivent la loi d’Omar de fréquentes querelles religieuses. Plus polis et plus civils que les Turcs avec les étrangers, ils aiment, dans leurs conversations, à vanter leur pays au delà de toute expression. En quelque contrée qu’ils soient, ils conservent leur costume national et le portent ou de soie ou d’étoffe grossière, suivant la classe à laquelle ils appartiennent, mais il est uniformément composé d’une robe qui descend aux genoux et recouvre un justaucorps ; leur pantalon, large et ouvert en bas, ne dépasse pas la cheville ; leur coiffure varie par degrés du long bonnet d’astrakan à la calotte sphérique de feutre.

Çomme ils jouissent dans l’empire ottoman des avantages des capitulations au même degré que les Européens, les Persans en profitent pour assaillir de leurs réclamations le consul de leur nation, qui a fort à faire à cause de leur goût naturel pour les chicanes et les procès.

Les Arméniens des deux rites, grégorien et latin, sont de mœurs douces ; les traits de leur visage annoncent la bienveillance. Ils vivent chez-eux d’une façon patriarcale. Les enfants ne s’asseyent jamais devant leur père, et les filles servent à table leurs parents et les étrangers. Les questions religieuses sont les seules qui divisent les partisans des deux rites ; elles amènent quelquefois des rixes, où toutefois le sang ne coule jamais.

Le costume particulier des Arméniens se compose d’une petite veste qui recouvre un gilet croisé. Ils enroulent autour de leur corps une large ceinture de soie : leur pantalon, large et bouffant, descend jusqu’à la cheville ; ils sont généralement coiffés d’un fez qu’ils entourent d’un ou de deux foulards de soie ou de cotonnade.

Les Grecs, sujets ottomans qu’on désigne aussi sous le nom de rayas, sont, ainsi que les Arméniens, plus dévoués à la Russie qu’à la Porte. Il n’est pas facile de trouver la raison intéressée qui peut les pousser à cette préférence. Je suis persuadé qu’ils ne pourraient que perdre à un changement de maître.

Aussi paisibles dans la vie privée que les Arméniens, ils sont plus remuants lorsqu’il s’agit de politique ou de religion. Ils n’ont pas gardé le costume de leurs pères : le plus grand nombre d’entre eux Le costume particulier des Arméniens se compose s’habille à la franque.


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Le Kabak-Meîdan (voy. p. 11).


Hors de leur demeures, toutes les femmes de Trébisonde sont enveloppées d’un tcharchaf, et il est impossible de reconnaître à quelle nationalité ou à quelle religion elles appartiennent. Quelques-unes se couvrent le visage d’un masque de crin noir. Celles qui sont riches s’entourent d’un tcharchaf de soie blanc, à larges carreaux violets ; les pauvres le portent en étoffe de coton à petits carreaux bleus et blancs.

Les femmes, qui pour circuler dans les rues boueuses de Trébizonde ajoutent à leur chaussure des socles de bois de dix centimètres de hauteur, ont, sous le grand voile qui les couvre de la tête au pieds, une démarche disgracieuse et quelquefois comique.

Dans l’intérieur des maisons, le costume des femmes est au contraire très-gracieux ; il varie quelque peu dans chaque secte religieuse ; la fortune d’une femme ou d’une jeune fille se chiffre d’après la quantité de pièces d’or qui recouvrent sa coiffure ou composent son large collier. J’ai trouvé dans la parure de quelques dames arméniennes des monnaies anciennes d’une grande valeur.


EXCURSION A DJEWILISK. – VOYAGE A KARATCHOUKOUR.
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VIII
Préparatifs de départ. - Un zaptié. - Les drogmans en Orient — Costume des paysans et des montagnards. Singulière occupation des hommes. - Triste condition des femmes.


Après un court séjour à Trébizonde, où le mauvais temps et la fonte des neiges m’avaient retenu trop longtemps au gré de ma curiosité impatiente, je profitai d’une embellie pour faire une excursion sur les montagnes voisines.

Grâce à la bienveillance de M. Derché, le consul de France, j’avais obtenu de Murhlis-Pacha, gouverneur du vilayet de Trébizonde, un boyourouldi qui

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Dames arméniennes et grecques, à Trébizonde.
ordonnait a tous caïmakans, murdirs et moutards de

me couvrir de leur protection, et surtout de me fournir, contre argent un gîte, des chevaux et des vivres.

Pour me donner une marque plus sensible encore de son estime, le pacha m’avait envoyé, la veille de mon départ, un des zaptiés de sa garde, qui avait pour mission de me garantir de tout désagrément. C’était un grand et solide gaillard d’origine laze ; mais je n’eus pas à me louer de ses services.

J’avais fait l’emplette de deux chevaux, l’un pour mon domestique et mes bagages, l’autre pour mon usage personnel.

Mon domestique était jeune. Où était-il né ? Il paraissait n’en rien savoir. Il écorchait tant bien que mal plusieurs langues, notamment le français, qu’il affirmait savoir, mais qu’il transformait, de la manière la plus fantaisiste, en une sorte d’italien barbare.

Hélas ! les gens qui prétendent en Orient à la fonction de drogman sont presque tous de cette trempe. Heureux qui peut s’en passer !

Ainsi escorté, je partis un beau matin pour Djewilisk, petit village situé à six heures de Trébizonde (à peu près vingt-huit kilomètres), au confluent du Deghermen-Dère et d’un autre petit torrent, qui descend des montagnes du côté de l’est.

En route, nous fimes la rencontre de nombreuses troupes de paysans, qui se rendaient à Trébizonde ; le costume des hommes était généralement de grosse étoffe de laine brune ou blanche. Quelques-uns portaient unee veste, d’autres de longues robes qu’ils relevaient pour marcher à la manière des Circassiens. Leurs coiffures étaient le fez, le turban, le baschlik ou le bonnet de peau de mouton.

Presque toutes les femmes étaient enveloppées d’un tchartchaf de coton à carreaux bleus et blancs. Les Grecques ne portaient ce voile que très-court et descendant jusqu’à la ceinture ; il était quelquefois blanc. Leur jupon de grosse laine rouge et leur corsage de cotonnades variées donnaient assez d’agrément à l’ensemble de leur costume.

Tandis que les femmes étaient souvent chargées de lourds fardeaux, les maris allaient devant ou derrière, tricotant un bas ou des guètres. Il était assez singulier de voir ces rudes montagnards, un long poignard à la ceinture, un fusil sur l’épaule, se livrer il ces travaux féminins : les rôles semblaient renversés. Les hommes sont grands et bien bâtis ; leur physionomie est belle et régulière ; celle des femmes, au contraire, du moins celles dont j’ai vu le visage, n’avaient rien d’agréable.


IX

Départ de Trébizonde par la vallée du Deghermen-Dère. – Le couvent. – Assassinat d’un ingénieur et de son fils. – Les moulins et les fontaines.

Nous étions sortis de la ville par la route d’Erzeroum, qui traverse d’abord le faubourg de Zeitenlik-Mahalessi, passe sur le bord de la mer au bas de la falaise du Bostepeh, et longe ensuite le cours du Deghermen-Dère : cette rivière se jette dans la mer à un kilomètre de Trébizonde en sortant d’une délicieuse vallée. Un peu après avoir laissé derrière soi la montagne du Bostepeh, on aperçoit, à droite, sur la hauteur, les ruines d’un ancien couvent, qui par leur importance attestent ce qu’a dû être la splendeur de cet édifice religieux.

Près du village de Mugurdji, à trois heures de Trébizonde, Hussein-Aga, mon zaptié, me fit voir la maisonnette où deux ans auparavant un ingénieur français, M. Baltazar, et son fils âgé de quinze ans, furent tués, à coups de poignard et de pistolet, pendant la nuit, par une bande de misérables dont le mobile avait été la vengeance.

Cet ingénieur avait eu l’imprudence extrême de railler au sujet de leur religion les travailleurs musulmans qui étaient sous ses ordres.

Les barbares, dans leur rage, avaient coupé les mains du pauvre jeune homme et l’avaient ensuite frappé de dix-sept coups de couteau sous les yeux mêmes de l’ingénieur, blessé mortellement, mais encore assez vivant pour voir le supplice de son enfant. Les auteurs de cet horrible crime furent immédiatement recherchés, et l’on mit en prison une vingtaine d’individus. Mais on ne put trouver de preuves suffisantes de leur culpabilité.

Deux années après cet événement, on me fit voir dans la prison de Trébizonde l’un de ces individus les plus gravement scupconnós. Il attendait là le résultat de l’enquête, qui paraissait loin d’être encore terminée.

À quelque distance au delà de Mugurdji, à l’endroit nommé Maturadji, la vallée de Deghermen-Dère se resserre et l’on voit sur la rivière quelques moulins en bois pittoresquement situés. Leurs roues horizontales font mouvoir des meules très-primitives qui ne donnent qu’une farine grossière.

De même que sur toutes les routes d’Orient, on voit de nombreuses fontaines, soit en bois, soit en pierre, suivant qu’elles sont situées dans la vallée ou au faîte des montagnes. Elles ne sont pas dues à la prévoyance du gouvernement, mais à la piété et à la charité des particuliers.

Les fontaines de la montagne donnent une eau délicieuse et sont souvent curieusement construites. Un énorme tronc d’arbre creusé tout auprès sert d’abreuvoir aux bestiaux et aux bêtes de somme.


X

Arrivée et séjour à Djewilisk. – Le mauvais temps. – Retour forcé à Trébizonde. – Le Kabak-Meïdan et le thé des Persans.

Dans le village de Djewilisk on trouve des khans et des douckans bien approvisionnés de tout ce qui est nécessaire aux caravanes ; c’est souvent là qu’elles s’arrêtent pour la première fois en venant de Trébizonde

Les versants des vallées où coulent les torrents qui se rejoignent dans cet endroit sont des amoncellements de rochers, au milieu desquels se développe une splendide végétation. Les noyers (djewis), qui à cause de leur abondance donnent leur nom au pays, poussent avec les aunes sur les rives du torrent ; au-dessus, les chênes, les hêtres et les abiès confondent leurs cimes ; plus haut encore, on aperçoit de verdoyantes prairies alpestres, ou des lignes de neige lorsque l’hiver vient de finir.

Je m’installai, tant bien que mal, à Djewilisk, dans une bicoque construite lors des travaux de la route. Malheureusement le mauvais temps revint, et me parut menacer d’être d’une telle durée, qu’après une semaine je décidai d’abandonner la place et de retourner à Trébizonde. J’étais d’autant plus poussé à cette résolution, que j’avais été pris par les fièvres et que mon domestique était malade d’une pleurésie.


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Loueur de chevaux.


Toutefois je regrettai vivement le temps perdu, car déjà les oiseaux chantaient dans les bois ; les cyclamens, les scylles et les violettes étaient en fleur ; les faux pistachiers et beaucoup d’arbres fruitiers ouvraient leurs bourgeons. Pendant les rares instants où la pluie et le vent m’avaient permis de mettre le pied au dehors du logis, j’avais fait une récolte très-intéressante de plantes et d’animaux.

De retour a Trébizonde, et en attendant une température plus clémente, je fis quelques promenades et des chasses dans les ravins qui entourent la ville fortifiée.

Je visitai aussi Sainte-Sophie, ancienne église byzantine, transformée en mosquée, à une demi-heure de la ville du côté ouest, sur le bord de la mer. Pour se rendre à cette église, on passe par le Kabak-Meïdan, où les musulmans vont se récréer aux jours de fête.

Sur les prairies qui s’étendent autour des tombes et des turbés d’un cimetière abandonné, les cavaliers luttent de vitesse et lancent le djérid.

Aux jours du baïram, des jeux publics y sont installés et attirent de nombreux cafedjis, des marchands de loukoums et de salep. Je remarquai là pour la première fois des Persans débitants de thé. Pour quelques paras, on a une tasse de cette boisson qui, préparée par eux et mêlée d’aromates divers, est vraiment un breuvage délicieux.


XI
Départ pour Karatchoukour en compagnie de loupeurs. — Un souper pantagruélique.


Le temps s’étant enfin remis au beau dans les premiers jours de mai, je quittai de nouveau Trébizonde, le 12 de ce mois, pour aller à Karatchoukour, petit village situé sur le Charschüt-tchaï ou Charchout-sou[2], rivière qui descend du plateau de Balochor, pour se jeter dans la mer à Tripoli ou Tireboli ; c’est pourquoi on lui donne aussi le nom de Tribola-sou ; elle suit une direction nord-est.

Un loupeur (on désigne ainsi les gens qui recherchent et exploitent les loupes ou excroissances naturelles du noyer vulgaire, précieuse matière pour l’ébénisterie), un loupeur, dis-je, m’avait certifié que je trouverais là des forêts immenses, des plateaux couverts de belles prairies et de fleurs. Selon lui le gibier de toute sorte y abondait, et surtout les ours et les chamois ; c’était plus qu’il ne fallait pour séduire un voyageur naturaliste.

Je me mis donc en route en compagnie de quatre loupeurs. J’avais envoyé devant moi deux chevaux qui portaient mon domestique et mes bagages, composés d’une tente, d’un lit de campement, et de quelques ustensiles, tant pour les préparations culinaires que pour celles de tout ce qu’on peut vouloir conserver par amour de la zoologie, de l’entomologie et de la botanique. Cette fois, je m’étais passé de la protection de Hussein-Aga, qui du matin au soir, à ma précédente excursion, n’avait fait que boire mon café et fumer mon tabac, ne s’inquiétant de ma personne et de mes chevaux que pour m’engager froidement à ne pas m’éloigner de notre campement et à ne faire aucune excursion dans les montagnes, de peur d’être oblige de me suivre.

Quand je dis qu’il ne faisait rien, c’est par oubli : le coquin avait su se procurer dans le bazar de Djewilisk une sorte de mandoline, avec laquelle il accompagnait une mélopée criarde ; cette détestable musique était pour moi un supplice.

Partis à midi de Trébizonde, nous nous retrouvâmes le soir à Djewilisk. L’un de nos compagnons de voyage nous y prépara un souper pantagruélique ; il fit entrer cinquante œufs et un gigot de mouton salé et fumé, qu’on nomme tourma, dans la confection d’une omelette gigantesque.


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Un zaptié du pacha.


Les quatre loupeurs étaient des types curieux. Ils ne doutaient de rien. Montés sur de bons chevaux, sans autre bagage que quelques vêtements, armés d’une tarière pour sonder le bois et d’une grande scie de scieur de long, ils allaient exploiter les loupes que deux d’entre eux avaient trouvées l’année précédente sur les bords du lac de Van et dans les montagnes qui le dominent au nord-est, contrées les plus sauvages et les moins connues de l’Arménie. Il n’est pas facile d’y pénétrer, et ils avaient en perspective un rude travail, la coupe et le transport de blocs de bois pesant de trois cents à mille kilos, mais ils paraissaient n’en avoir aucun souci.

Ils n’avaient pas de cartes et ils n’auraient pas su s’en servir ; cependant, après avoir vu la mienne, l’un d’entre eux me demanda de lui en procurer une, persuadé

qu’il parviendrait à la comprendre.
XII
Départ de Djewilisk. – Les sources minérales et le pont naturel de Yer-Keupru. – L’ascension du Zigana. – Descente.


Le lendemain nous nous mîmes en route à la pointe du jour. Vers midi nous arrivions à Yer-Keupru, ce qui veut dire, en turc : « Pont Naturel. » En effet, le Déghermen-Dère, qui n’est là qu’un petit torrent, y coule pendant une centaine de mètres sous la montagne.


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Mosquée du Giaour-Meïdan, à Trébizonde (voy. p. 3).


Aux environs sont de nombreuses sources minérales, généralement ferrugineuses, dont les sels calcaires se déposent en formes curieuses le long des roches, des arbustes et des herbes, sur les bords des ruisseaux.

A Yer-Keupru, je fus oblige de laisser en arrière mon domestique, faute de pouvoir me procurer un cheval pour mes bagages, celui qui les avait portés jusqu’à cette station étant retourné à Trébizonde avec le catterdji qui me l’avait loué. C’est un grave inconvénient de ne pas être le propriétaire des chevaux qu’on emploie dans un pays où il est si difficile d’en louer à volonté.

Dans l’après-midi, nous commençâmes à gravir la montagne de Zigana ; la route est mauvaise, pleine de trous et de fondrières, et si étroite que ce n’est guère qu’un sentier : elle serpente sur des pentes rapides au bord de précipices sans fond.

La végétation y est splendide ; elle ressemble beaucoup à celle du Caucase.

Les abiès, les pins et les hêtres y sont d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuses. À leur pied d’épais massifs de rhododendrons étalaient leurs bouquets de fleurs violettes ; plus loin, çà et là, des groseilliers et des framboisiers sauvages commençaient à montrer leurs feuilles et leurs fleurs.

Aux approches du sommet, le chemin est garni de gros rondins de bois placés à peu de distance les uns des autres pour soutenir le sol qui pourrait être entraîné par les pluies ou la fonte des neiges. Les animaux des caravanes, qui posent régulièrement leur pied là où l’a mis la bête de tête, ont creusé, entre ces morceaux de bois, des trous profonds, remplis d’eau et de boue, ce qui rendait notre voyage très-pénible.

À quelques centaines de mètres de cet endroit. nous trouvàmes de la neige au fond des ravins, et nous aperçûmes une centaine de cadavres de bêtes de somme, à demi déchiquetées par les oiseaux de proie : spectacle hideux qui nous disait assez ce qu’avait dû être la route pendant les premiers jours du printemps. Les gypaètes, les vautours et les corbeaux s’envolaient avec bruit à notre vue et attendaient sur les rochers voisins que nous fussions éloignés pour se remettre à leur festin.

Au milieu du plateau, nous trouvâmes les khans de Becchiler, où des ingénieurs français, qui ont fait les études du tracé de la route d’Erzeroum, ont écrit en grosses lettres, par regret, envie ou dérision, les noms des plus fameux hôtels de Paris.

Enfin, nous atteignîmes le point le plus élevé de la route ; nous étions à deux mille vingt-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer. Pendant notre halte, je fus assez heureux pour tuer un aigle botté, oiseau rare et curieux. De ce site, la vue doit s’étendre à des distances considérables ; mais une épaisse couche de nuages, que nous avions traversée pendant notre ascension, roulait sous nos pieds ses immenses vagues floconneuses et nous empêchait de rien distinguer de plus que les sommets de quelques montagnes avoisinantes.


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Marchand de charbon de Djewilisk.


Le versant sud est presque complètement privé d’arbres. L’un de mes compagnons m’en donna pour raison que les mines exploitées dans les environs avaient nécessité la destruction complète des forêts. Mais en examinant la nature du sol, entièrement composé de roches volcaniques, tout à fait aride et sans terre végétale, je pensai qu’on pouvait attribuer en grande partie à la stérilité cette absence de végétation.

La descente est au moins aussi pénible que la montée. Il fallut, pour ménager nos montures, mettre pied à terre. On ne saurait imaginer combien ces routes sont difficiles et fatigantes pour les mulets et les chevaux de caravanes qui portent des poids de cent vingt à cent cinquante kilos !

Le soir, après douze heures de marche, nous arrivâmes, en compagnie d’une troupe de marchands persans, au fond d’un petit ravin où se trouvent quelques khans. Nous entrâmes dans l’un d’eux, tenu par un Arménien.

Une observation assez triste à faire est que, dans ces pays, chaque fois que l’on prend pour gîte un khan chrétien, on est a peu près sur d’avoir à se plaindre de la cupidité excessive de celui que nous appellerions ici l’aubergiste ; aussi est-ce un devoir de donner aux voyageurs le conseil de préférer autant que possible les khans des musulmans : ils sont presque toujours beaucoup plus hospitaliers et plus honnêtes.

Le lendemain, à l’heure de notre départ, notre khandji chrétien nous demanda six fois la valeur de ce que nous avions pris chez lui ; encore le traitre crut-il devoir affecter de pleurer comme un enfant parce que nous ne voulûmes satisfaire qu’a moitié à ses ridicules exigences. Les voyageurs persans qui avaient passé la nuit chez un musulman n’avaient eu, au contraire, qu’à se louer de ses procédés.

XIII
Ardasa. – Les ponts du Charschüt-Tschaï. – Arrivée à Karatchoukour. – Les habitants. – Le choix d’un gîte.


Dans la journée nous arrivâmes à Ardasa ou Ardost, où je me séparai des loupeurs. Ce ne fut pas sans un serrement de cœur que je laissai derrière moi ces joyeux et hardis compagnons.

Ardasa est un petit village de khans et de boutiques, pittoresquement situe sur les rives du Charschüt-Tschaï. Il est dominé par un haut rocher, au sommet duquel on aperçoit les ruines d’une forteresse, dont les silhouettes étranges font songer aux châteaux des légendes fantastiques.

On rencontre quelques cultures dans les environs, mais on ne voit presque partout que pentes escarpées, terrains rocailleux, jaunes, gris et rouges, où croissent à peine de maigres buissons de chênes et de pins sylvestres.

J’attendis pendant un jour mon domestique et mes bagages, qui arrivèrent enfin à la suite d’une caravane, et le 15 mai, je partis pour Karatchoukour, situé à sept heures d’Ardasa. Le sentier très-étroit suit les flancs de montagnes où est profondément encaissé le lit du Charschüt-Tschaï, que nous passons sur deux ponts pittoresques, mais mal construits.

Après trois heures de marche, on rencontre un petit village semblable à une oasis. Une dépression de la montagne a permis d’y établir quelques champs d’orge.

Sur les haies d’épine-vinette et de buisson-ardent je recueillis quelques insectes intéressants, et, sur les noyers du chemin je tuai des geais mélanocéphales et des pigeons.


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Ma tente in Karatchoukour.


Après bien des détours, de montées et de descentes, nous passâmes devant un second village, puis devant un troisième, et enfin à travers une vaste gorge de la montagne ]’aperçus Karatchoukour.

Je n’avaís certes pas eu l’intention d’annoncer mon arrivée ; mais ayant tiré un coup de fusil sur une grive, le bruit de l’explosion fit arriver à ma rencontre quelques hommes et, parmi eux, un grand zaptié qui m’offrit immédiatement ses services.

J’eus lieu d’être surpris de la placidité des chiens du village, qui, au lieu de chercher à me dévorer ou à sauter d’un commun accord sur mon chien, comme cela nous arrivait ailleurs, vinrent doucement me souhaiter la bonne arrivée en remuant la queue.

Pendant que les hommes déchargeaient mon bagage, les enfants accoururent, et avec eux les femmes qui ne portaient pas de voiles, encore que le village fût entièrement habité par des musulmans.

Les enfants, à peine vêtus (quelques-uns même ne l’étaient pas du tout), me contemplaient d’un air effrayé. Ils faisaient peine à voir, tant ils tremblaient et grelottaient sous le froid, qui était assez vif. Comme tous les enfants qu’on nourrit exclusivement de laitage et de farineux, ils avaient des ventres énormes.

On m’offrit plusieurs gites, mais, dès le seuil, leur saleté me repoussait. J’étais donc fort perplexe, quand j’aperçus à une centaine de pas, sur une éminence, une petite cabane isolée qui, me dit on, servait de grenier ; il me parut que ce devait être mon affaire. Je décidai que mon domestique coucherait dans la cabane ainsi que mes chevaux et que j’établirais ma tente sous l’auvent. La situation était d’ailleurs magnifique. A mes pieds, le village s’étalait sur une pente doucement inclinée vers le torrent que je voyais scintiller dans la vallée. Au-dessus de moi, se dressaient les montagnes dont les flancs étaient couverts de sombres forêts d’arbres verts au-dessus desquels j’entrevoyais, au milieu des nuages, les prairies alpestres du plateau qui domine Karatchoukour. D’un autre côté, mon horizon était borné par les cimes encore blanches des montagnes de Gumuch-Khané et de la chaîne du Schaab-Khané.

Je fis mon installation au milieu de plus de cinquante individus des deux sexes ; mais à l’exception de Mehemet, mon zaptié, personne ne remua seulement un doigt pour m’aider.

Je ne sais ce qui s’était passé dans l’esprit de tous ces gens ; la bienveillance qu’ils m’avaient témoignée au premier moment avait déjà fait place à l’indifférence ou à une froide curiosité. Après bien des pourparlers, j’obtins à peine un peu de nourriture pour nous et nos chevaux.


XIV
Indiscrétion des villageois. – L’iman.

– Chasse entomologique dans la forêt.

– La richesse minerale du pays.


Le lendemain, quand j’entr’ouvris les rideaux de ma tente, un brouillard épais, pluvieux, montait des profondeurs de la vallée et commençait à envahir la montagne ; il m’était impossible de sortir et de commencer mes chasses.

Les indiscrets villageois de la veille revinrent en foule. Avec un sans-gêne incroyable, ils prirent ma place devant le foyer ; puis, sans même me saluer, ils se mirent à causer entre eux. Ils paraissaient ne pas plus s’occuper de moi que si j’avais été absent de ce logis improvisé. Mais ce que leur société avait de plus déplaisant, c’était qu’ils se débarrassaient, près de ma cuisine, de leurs parasites qu’ils n’écrasaient même pas, se contentant de les jeter doucement à terre.

Je voulus me fâcher, les faire déguerpir ; ils me regardèrent d’un air calme, sourirent bêtement et ne bougèrent pas.

Afin de me distraire j’essayai mon revolver, et quelques coups heureux stupéfièrent ces Turcs naïfs. Ma carabine Remington ne les surprit pas moins, et une balle qui alla frapper le tronc d’un gros arbre à plus de trois cents mètres me valut presque leur respect.

Aidé de mon drogman, j’essayai de prendre quelques renseignements sur la faune locale.


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Jeune fille arménienne.


Les chasseurs me promirent des chamois, des chevreuils et des ours. Je leur fis quelques petits cadeaux de poudre pour les encourager.

L’iman, à la fois prêtre et maître d’école, le seul probablement qui sût lire, vint voir le boyourouldi, que m’avait donné le pacha de Trébizonde. Tout d’abord il ne comprit rien au contenu de ce papier ; mais lorsque après quelque temps d’étude il fut parvenu à en deviner à peu près le sens, d’impoli qu’il était d’abord il devint servile, et voulut me faire déménager en me promettant un meilleur logis. – Un homme de ma qualité, disait-il, ne pouvait coucher dehors comme un oiseau. – Je ne lui demandai que de me laisser en repos.

Ainsi se passa la première journée. Le lendemain, le t temps était radieux, et, avant que le soleil eût dépassé les montagnes dont il dorait seulement les sommets, je partis accompagné de mon nouveau zaptié, et, pendant tout le jour, tantôt sous les sombres voûtes des forêts de sapins, tantôt au milieu des prairies, je cherchai des insectes et des plantes ; ma récolte en objets rares et précieux fut abondante. Je n’eus qu’à me louer du zèle du grand gendarme que j’avais choisi, et qui m’apportait, de temps à autre, un coléoptère ou une fleur.

Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi avec agrément et utilité. Les enfants du village, plus familiers, venaient m’offrir tous les animaux qu’ils trouvaient. Quelques menues pièces de monnaie stimulaient leur zèle. Les chasseurs tuèrent deux chamois et un chevreuil, dont je préparai la dépouille. Ce gibier vint à propos pour varier mon ordinaire, qui ne s’était composé jusqu’alors que de yaourte d’œufs et d’oignons.

Le pays est d’une grande richesse minérale ; on me fit voir près du village plusieurs mines de cuivre abandonnées. Parmi les scories je découvris quelques morceaux de minerais et des pyrites de fer. Ces mines n’ont qu’une galerie fort petite où l’on ne peut entrer qu’en se courbant.

Au sommet de la montagne, je vis à la surface du sol de superbes échantillons de fer magnétique, mais je n’y découvris aucune trace d’exploitation.

Th. DEYROLLE.

(La suíle à la prochaine livraison.)

  1. Depuis l’époque où je prenais ces notes, la route de Trébizonde en Perse a été livrée à la circulation ; mais le chemin de fer transcaucasien, récemment terminé, et qui doit aboutir à Erivan, accaparera probablement tout le transit.
  2. Dère, tchaï et sou sont à peu près synonymes en turc pour désigner un fleuve, un torrent ou une rivière.