Voyage dans le Sahara algérien, de Géryville à Ouargla

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Fort et place de Géryville. — Dessin de M. de Lajolais.


VOYAGE DANS LE SAHARA ALGÉRIEN,

DE GÉRYVILLE À OUARGLA,


PAR M. LE COMMANDANT V. COLOMIEU.
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[1].


I

Ouargla, la sultane des oasis, surnommée l’Oasis aux Sultans, était autrefois la capitale prétentieuse d’un royaume microscopique. Perdue dans l’immensité du Sahara, au milieu de sables, comme un îlot de verdure dans un océan de feu, défendue par une enceinte en pisé que protégeait un fossé bien entretenu, la fière cité se targuait de son isolement et de ses murailles pour jouer à la royauté. Les prétendants au trône ne manquaient pas ; les parvenus se succédaient rapidement. Leur règne éphémère commençait presque toujours par une lutte fratricide, pour finir par un assassinat. Un peu de bruit, du sang, et enfin la tombe, tous les règnes se ressemblaient.

Lorsque le vent du sud apportait jusqu’au littoral méditerranéen un écho d’Ouargla, on écoutait avec anxiété, presque avec charme. N’était-ce pas la ville du lointain, de l’inconnu ? À côté des sombres récits, on croyait entendre le murmure des palmiers poussé par la brise du désert. On voyait, à travers le mirage, la cité mystérieuse entourée de sa ceinture de jardins et de dattiers, ornée de son diadème de reine des oasis, luxuriante de verdure et de fraîcheur. Les quelques taches de sang jetées sur sa robe verte étaient comme des lambeaux de pourpre qui seyaient bien à la ville aux Sultans. Les hardis caravanistes qui en revenaient, conduisant de longues files de chameaux chargés de dattes, et poussant pêle-mêle des troupeaux de négresses et négrillons, ne manquaient pas d’en raconter une foule de merveilles. Le teint fortement bazané, des guêtres de laine aux jambes, le burnous jauni par les sables, le fusil en bandoulière, ces voyageurs du désert avaient un aspect qui prêtait à leur narration quelque chose de fantastique et d’attrayant à la fois. Tantôt ils racontaient un combat sanglant de quartier à quartier, tantôt le massacre des Mozabites, tantôt une bataille entre Ouargla et N’goussa ; d’autres fois ils vous menaient à travers les fouillis de la forêt de palmiers, dans les sentiers ombragés et sinueux qui conduisent aux portes de la casbah royale, vous montraient épars, dans ces labyrinthes de chemins qui s’entre-croisent, ces kobbas aux dômes blanchis, pieux monuments élevés à la mémoire des marabouts vénérés, sur lesquels viennent s’ébattre des nuées de palombes et de tourterelles ; ou bien encore ils vous faisaient entendre les chants de la nuit dans les jardins, aux bords des ruisseaux s’écoulant des puits artésiens. On se taisait pour écouter encore, quand déjà depuis longtemps le voyageur ne parlait plus. C’est que, malgré nous, notre imagination a toujours un fond de poésie dont elle se plaît à revêtir l’inconnu, soit pour le parer de riantes couleurs, soit pour l’assombrir et le rendre sauvage. Que de fois, dans les voyages que j’ai faits dans le Sahara, j’ai passé la nuit l’oreille tendue aux récits des chameliers et des dellils, ces pilotes du désert pour qui l’immensité semble n’avoir point de mystères ! Accroupis autour d’un feu d’herbes sèches ou de broussailles, une tasse de café à la main, l’étoile du matin nous surprenait attentifs encore à l’histoire de quelque lointain voyage. Que ne puis-je mettre dans mes lignes ces gestes éloquents que les conteurs arabes savent si bien approprier à leurs récits ? C’est surtout dans le Sahara que la puissance du geste ajoute à la parole. Au milieu de cette terre morte, où pas un arbrisseau n’agite une branche, où pas un oiseau ne fait entendre un cri, où pas un écho ne reflète la voix, l’œil écoute pour ainsi dire autant que l’oreille.

Un de ces conteurs arabes me disait un jour, à propos d’Ouargla, cette phrase caractéristique : « Le ksar[2] d’Ouargla ne fait pas ses sultans, il les défait. » Ce mot dépeint bien, à mon avis, la tradition politique de la vieille cité royale et les tiraillements continuels de ce petit peuple grouillant dans un limon d’indépendance.

Dans les derniers temps, les souverains d’Ouargla étaient nommés à l’élection pour un an. Les abus, les conflits ne firent qu’augmenter avec les Syllas annuels. Un beau jour, quelques années après la conquête d’Alger, la casbah des sultans fut démolie et l’anarchie reprit tous ses droits. L’anarchie a ses adorateurs, on le sait, mais elle conserve peu de temps la majorité ; il suffit, le plus souvent, d’un homme énergique pour la faire cesser ; cet homme énergique réclame pour lui la majorité qui ne lui fait pas défaut, et en obtient la dictature. C’est l’histoire du dernier sultan d’Ouargla, le chérif Mohamed-Ben-Abdallah, aujourd’hui prisonnier à Perpignan[3].

Mohamed-Ben-Abdallah, marabout important des Traras, avait joué un certain rôle politique dans la subdivision de Tlemcem. En 1843, présenté au général Bedeau par un chef influent de notre maghzen, comme un homme assez puissant pour contre-balancer la puissance d’Abd-el-Kader. On l’avait nommé khalifa de Tlemcen avec un traitement annuel de dix-huit mille francs. On s’aperçut bientôt de la nullité de son action au point de vue de l’intérêt de notre occupation, et, tout en tolérant l’homme, on n’attendit qu’une occasion pour écarter le chef. Quelques difficultés qu’il crut de son devoir de nous susciter, firent qu’on l’engagea à se rendre à la Mecque.

L’ex-khalifa partit pour le pèlerinage, emportant pour principal bagage les plus haineuses rancunes contre l’autorité qu’il avait si mal servie, et à laquelle il avait, à son point de vue, sacrifié la fleur de ses croyances religieuses. Purifié devant le dieu de l’islam par son voyage à la terre sainte de Mahomet, il jura guerre à mort aux chrétiens en expiation de sa vie passée.

De retour en 1848, à Tripoli, il rêva la conquête de l’Algérie sur les Français et s’apprêta à mettre à exécution ses projets de nouvel Abd-el-Kader. Notre occupation compacte dans le Tell algérien ne lui laissait aucune chance de réussite près du littoral, au début. Il fallait d’abord s’organiser loin de notre atteinte. Originaire de la célèbre famille des Ouled-Sidi-Chikh, toute-puissante dans le sud, connaissant admirablement le Sahara, il jeta les yeux sur Ouargla pour y jeter les bases de sa grandeur future. Le bâton de pèlerin à la main, son chapelet au cou, la robe verte de sectateur de Mahomet sur les épaules, l’ex-khalifa vint frapper à la porte du petit ksar de Rouissat, du district d’Ouargla, et situé à une lieue environ de cette dernière ville.

Le bruit de nos succès, de nos excursions déjà lointaines s’était fait entendre dans ces parages, notre nom de chrétien y était maudit. Les prédications forcenées du nouveau derviche trouvèrent un retentissant écho dans les fidèles accourus de tous les points du district entendre le pieux marabout. La réputation de sainteté qu’il cherchait à s’établir fut vite créée. Appelé à régler des questions litigieuses, des querelles, des conflits, il y apporta tout son zèle. En moins d’un an, il était déjà une autorité sacrée. Profitant alors habilement de sa position, il fit l’inspiré et s’adjoignit de fervents adeptes auxquels il confia qu’il avait reçu la mission de régénérer l’Algérie. Il devait commencer par être nommé sultan d’Ouargla, organiser son entourage choisi parmi ses fidèles et se préparer ensuite à exterminer les infidèles. C’était le programme qui lui avait été révélé. On n’eut garde d’y faillir ; l’anarchie qui régnait dans Ouargla trouva sa fin sous l’autorité d’un étranger que Dieu imposait. Le derviche fut proclamé sultan. En homme habile, il n’alla point dans la cité des souverains pour en faire sa capitale. Une casbah lui fut bâtie à Rouissat, en dehors des murs de cette oasis. Autour de son château fort, se groupèrent les casbah de sa cour : c’étaient les demeures de son kodja ou secrétaire, de son khrasnadji ou trésorier, de son cadhi ou justicier, de son porte-étendard, de son chaouch, de son maghsen.

Quand il se crut assez fort, le nouveau sultan commença la lutte. Profitant des divisions qui s’étaient formées dans les quelques grandes familles du Sahara à l’occasion des incursions françaises, il attira à lui les mécontents, et, encouragé par quelques razzias heureuses, essaya de nous tenir tête dans l’oasis de Laghouat dont il était parvenu à s’emparer. On connaît notre beau fait d’armes de 1852 contre cette ville. Le chérif, échappé par miracle, crut pouvoir aller pleurer en paix sa défaite dans sa casbah de Rouissat. Mais Si-Amza, notre khalifa du sud de la province d’Oran et chef de la famille des Ouled-Sidi-Chikh, dont Mohamed-Ben-Abdallah avait accueilli les frères dissidents, lui avait voué une haine implacable. Déjà, pendant que le chérif fuyait de Laghouat, ce chef enlevait les troupeaux des tribus qu’il avait entraînées à sa suite. Non content de ce succès, Si-Hamza demanda à poursuivre encore Mohamed-Ben-Abdallah, dont la présence à Rouissat l’inquiétait. De brillants succès obtenus dans le sud des trois provinces de l’Algérie firent admettre ses demandes, et, en 1853, appuyé par des sorties françaises, notre khalifa se porta contre le chérif, le chassa de Rouissat, le battit complétement à Areg-bou-Seroual et le força à aller chercher refuge à Insalah, dans le Tidikelt, à cent soixante lieues sud-ouest d’Ouargla. Les casbah de Rouissat furent démolies, Ouargla fut proclamée ville française, l’antique royaume prit le nom d’Aghalik sous le commandement de Sid-Zoubir, frère de Si-Hamza, et l’impôt qui formait les revenus de l’ancienne couronne fut englobé dans celui du cercle de Géryville, cercle nouvellement fondé, en même temps que nos troupes s’installaient définitivement à Laghouat.

La création de Géryville et de Laghouat, en 1852, fut un coup d’audace. Jeter hardiment nos officiers des affaires arabes dans le désert, avec une poignée d’hommes, pour y réglementer des populations nombreuses, aguerries et d’une extrême mobilité, était une témérité. Cette témérité fut des plus heureuses. C’était le dernier appoint donné comme conviction dans notre force, comme témoignage de notre volonté bien arrêtée de faire de l’Algérie une terre française.

Honneur aux hommes de guerre et d’intelligence qui ont présidé et travaillé à cette extension de nos limites. L’occupation de Laghouat et les fondations de Géryville étaient le signal de la chute de la Kabylie, dont nous devions forcément avoir raison quelques années après, sous peine d’un contre-sens. C’était toute l’Algérie à nous, sans restriction, sans exception.

Mohamed-Ben-Abdallah détrôné, pourchassé, se réfugia, avons-nous dit, à Insalah, chef-lieu du groupe d’oasis du Tidikelt, à quinze journées d’Ouargla. L’ex-sultan se refit marabout, avec ce stoïcisme fataliste qui est l’apanage des vrais croyants de l’islamisme. Dévorant en silence ses douleurs et ses regrets, sa foi ne l’abandonna jamais. Épiant avec une patiente résignation toutes les occasions, il se tenait constamment en relations avec nos possessions par les caravanes, et se ménageait des intelligences de tous côtés, dans l’espoir d’une revanche.

Huit ans se passèrent ainsi à nous guetter. Pendant ce temps nos progrès ne ralentissaient point ; ces progrès eux-mêmes furent l’occasion attendue. Exploitant adroitement l’espèce d’inquiétude semée dans les populations du Touat, du Tidikelt et des Touaregs, par l’extension de notre conquête, par l’influence de nos officiers sur les populations nomades et quelques explorations lointaines qu’il représentait comme des reconnaissances précédant un envahissement prochain, il parvint à se faire écouter et à persuader à un certain nombre de fanatiques et d’aventuriers de venir nous menacer dans nos possessions. Huit années de paix à Ouargla étaient d’ailleurs un miracle. Les intrigues traditionnelles avaient repris leurs cours. Notre agha avait à lutter contre des tiraillements incessants ; son autorité, quoique reconnue et incontestée, trouvait sans cesse des résistances passives à surmonter. Des plaintes organisées contre l’agha d’Ouargla et son frère Si-Hamza avaient été portées à Alger par une réunion de brouillons mécontents. Si-Hamza, appelé pour répondre aux accusations portées contre son frère Sid-Zoubir, était mort subitement en arrivant à Alger, laissant comme héritier de sa puissance religieuse un jeune fils peu connu, jusque-là annulé par lui et auquel la voix publique refusait toutes les qualités nécessaires pour succéder à son père. Ce fils était Si-Bou-Beker, que quelques jours suffirent à grandir et à élever à la hauteur du rôle qui lui incombait.

Renseigné sur tous ces événements, sur toutes ces intrigues, Mohamed-Ben-Abdallah crut le moment opportun de réédifier sa fortune. Arrivant à la tête de quelques centaines d’hommes des Touaregs et du Touat, le marabout d’Insalah vint camper sous les murs d’Ouargla, après avoir recruté en route les Chambâa-hab-er-rih, tribu de pirates que l’on surnomme les Touaregs blancs, et qui dépendaient de l’aghalik. Cette première défection était déjà un succès. Les oasis de l’aghalik se hâtèrent de se ranger sous l’autorité de leur ancien sultan, qui fut de nouveau proclamé. Sans perdre de temps, Mohamed-Ben-Abdallah se hâta d’attaquer nos tribus voisines pour tenir les promesses faites aux pillards qui le suivaient. Les troupeaux de nos tribus furent surpris, des pointes heureuses dans toutes les directions produisirent un butin considérable et compromirent gravement la fidélité de nos nomades, toujours disposés à se ranger du côté du plus fort. Cependant quelques combats livrés contre les goums de Laghouat et de Touggourt furent le signal d’un point d’arrêt dans sa marche vers le nord de nos possessions sahariennes. Les hommes qui l’accompagnaient se souciaient peu de lutter contre nos forces ; leur unique but, le pillage, était atteint, et ils songeaient à abriter le butin déjà fait. Se retirant sous Ouargla pour protéger ses prises et procéder au partage, le chérif se vit abandonné des Touaregs et des hommes du Touat après les parts faites. Au même instant on annonçait la marche de Si-Bou-Beker à la tête de forces considérables. Impuissant à retenir les Touaregs, Mohamed-Ben-Abdallah voulut fuir avec eux, mais les Chamhâa, qu’il avait compromis, le suppliaient de rester à leur tête et lui juraient fidélité. Toutefois, décidé à ne pas attendre Si-Bou-Beker dont il connaissait l’influence religieuse sur les Chamhâa eux-mêmes, il s’enfonça dans les sables au sud d’Ouargla. C’est là que Si-Bou-Beker et Sid-Lala, son oncle, le rejoignirent en suivant les traces laissées sur le sable par sa troupe, et le firent prisonnier, les armes à la main, après l’avoir bloqué pendant deux jours sur une dune de sable. Les Chambâa, après une résistance assez vive, demandèrent et obtinrent l’aman de notre jeune chef.

Si-Bou-Beker, victorieux, revint à Ouargla avec sa capture. Il trouva cette ville en proie à l’anarchie la plus complète et aux plus grands désordres. À la surexcitation produite par les succès d’un jour du chérif, avait succédé une sombre consternation. Vainement essaya-t-il de remettre un peu de calme dans les esprits, il ne fut point écouté, chacun s’isola ; tous ceux qui avaient un peu d’influence ou d’autorité s’étaient ou se croyaient compromis, et craignaient pour leur personne. En présence de ce vide qu’on lui opposait, Si-Bou-Beker s’abstint et attendit des instructions.

L’autorité française crut avec raison, devoir faire procéder à une enquête avant de prendre une mesure quelconque. Avant tout il fallait bien connaître le mal pour appliquer le remède. Pendant que Si-Bou-Beker recevait l’ordre de ramener son prisonnier, le chef du bureau arabe de Géryville, M. le capitaine Burin, se rendait à Ouargla et procédait à de minutieuses investigations sur les faits passés, leurs causes, et sur les moyens de prévenir leur retour à l’avenir.

Ordonnance et bagage de M. Alfred Couverchel. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

La suite donnée au rapport de cet officier fut une réorganisation de l’aghalik. L’ancien agha Sid-Zoubir, fut remplace par son frère Sid-Lala, dont l’énergie avait puissamment contribué à capturer le chérif. Un maghzen soldé fut mis à la disposition du nouvel agha. Un service de correspondance par meharis, organisé entre Ouargla et Géryville, etc. Enfin, le commandant supérieur du cercle de Géryville reçut l’ordre d’aller, à la tête de quelques forces, assurer le fonctionnement du nouvel ordre de choses, installer l’agha, prélever l’impôt, s’assurer des hommes de désordre, et faire connaître à chacun ses devoirs et les limites de ses droits.

C’est l’itinéraire suivi par la petite colonne du commandant supérieur de Géryville que nous avons en vue de faire connaître.


II

Les poëtes ont souvent comparé le désert à l’océan et les caravanes aux flottes qui le traversent. À cette comparaison pleine de justesse, il faudrait ajouter que l’océan est connu, ses écueils sont signalés, les atterrissements décrits et éclairés de phares, tandis que la carte du désert n’existe pas, que les récifs y sont nombreux, que les pirates le sillonnent en tous sens. Une carte du désert existerait-elle, que quel que fût le soin apporté à l’établir, elle serait insuffisante à guider le voyageur d’une manière efficace. Il est indispensable d’avoir des guides, non-seulement connaissant admirablement le pays, mais ayant leurs points de repère à eux. Pour faire comprendre cette nécessité, nous citerons une petite anecdote qui nous est personnelle.

En 1860, nous étions au milieu des sables qui séparent les possessions africaines du Touat. Ce jour-là, la marche était pénible à cause de la mobilité extrême des sables,

la chaleur était accablante. Il y avait six jours que nous avions quitté les dernières eaux et que nous buvions celle de nos outres. Nous devions coucher le soir sur un puits réputé excellent et abondant. Vers quatre heures de l’après-midi, les guides de la caravane nous signalèrent dans le lointain une haute dune derrière laquelle se trouvait un petit plateau : au centre du plateau était le puits tant désiré. Devançant la caravane avec quelques cavaliers, nous arrivâmes sur le plateau indiqué une grande heure avant les guides. Tout aussitôt nous mîmes pied à terre, espérant boire. Malheureusement, aucun des Arabes qui nous accompagnaient ne connaissait la position du puits ; nous eûmes beau chercher, gratter, flairer le sol, rien, et toujours rien ; nous attendîmes, et quand nos guides arrivèrent, ils ne purent se défendre d’un accès d’hilarité : nous étions assis sur l’ouverture même qu’une couche de sable masquait.

Une traversée dans le Sahara exige, au départ, une foule de minutieuses précautions. Tout oubli devient irréparable. Nous croyons qu’il y aura un certain intérêt à donner ici quelques détails sur les préparatifs de notre voyage et sur l’organisation de notre colonne. Cela donnera une idée de la puissance des moyens à mettre en œuvre pour rendre possible un trajet pareil, moyens qui doivent être en rapport avec les difficultés à surmonter, et dont se préoccupent généralement fort peu les hommes qui journellement écrivent sur les relations à établir avec l’Afrique centrale, sur l’envoi d’expéditions ou de caravanes au Soudan, sur l’organisation d’une correspondance terrestre avec le Sénégal et autres questions analogues.

L’état-major de notre petite expédition comprenait :

Le commandant supérieur du cercle de Géryville, commandant V. Colomieu ;

Un officier des affaires arabes de Géryville, M. Villot ;

Deux officiers de spahis, l’un Français, M. de la Valette, l’autre indigène ;

L’ingénieur en chef des mines de la province, M. Rocard, chargé d’études relatives aux nappes d’eau souterraines ou autres ;

Le garde-mines d’Oran, M. Pomel, qui est en même temps un botaniste et un paléontologue distingué ;

Un jeune peintre d’histoire, M Couverchel, chargé par le gouvernement de faire un tableau de la prise du chérif Mohamed-Ben-Abdallah ;

M. Louvier de Lajolais, venu en touriste ;

Si-Seliman, frère de Si-Bou-Beker. — Dessin de M. de Lajolais.

Le Bach-Agha Si-Bou-Beker et son frère Si-Seliman.

La troupe régulière se composait d’un peloton de trente spahis du bureau arabe, deux ordonnances et un cuisinier. À ce personnel, il faut joindre deux domestiques indigènes.

La troupe irrégulière se composait d’un goum de cent chevaux y compris la suite du Bach-Agha.

Hommes et chevaux durent se munir de vivres pour deux mois. Quatre chameaux furent affectés à chaque cavalier pour emporter les provisions et l’eau nécessaire à sa personne et à sa monture ; il fut prescrit qu’on emporterait six peaux de bouc par cheval et deux par homme.

En outre, cent chameaux furent affectés au transport d’un matériel de réserve comprenant cent dix barils de cinquante litres, deux cents peaux de bouc de vingt litres, six caisses de cartouches, trente outils du génie, huit atatichs ou palanquins destinés aux malades ou blessés, une caisse de médicaments, six rouleaux de cordes à puits. Cette réserve fut placée sous une garde spéciale et à la disposition unique du commandant.

Attatich. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

Un troupeau de moutons et un autre de cent chameaux haut-le-pied, destinés aux rechanges, marchait avec cette réserve. Les conducteurs des chameaux étaient au nombre d’environ un chamelier par trois animaux. Chacun d’eux emportait, outre ses vivres et ses deux peaux de bouc qu’il mettait en surcharge sur le convoi, une faucille, une corde à fourrages, une corde à bagages et un arçon de bât de rechange. Ces chameliers étaient tous armés.

En résumé, nos effectifs étaient :

150 cavaliers.

280 chameliers fantassins.

160 chevaux y compris ceux en main.

860 chameaux.

La réunion eut lieu le 24 février 1862 à Géryville. Une inspection fut faite des vivres de chacun, et ceux dont les provisions furent reconnues insuffisantes furent immédiatement mis en demeure de les compléter. Peaux de bouc et tonnelets furent comptés et essayés. Le convoi fut organisé en pelotons de chameaux, placés chacun sous la surveillance d’un chamelier chef, rendu responsable des objets qui lui étaient confiés, et dont la liste fut dressée. Il fut de même dressé des listes des cavaliers et de leurs chameliers. Les peaux de bouc de la réserve furent marquées. Les chameaux de toute la colonne reçurent aussi une marque générale à laquelle chacun ajouta en outre un signe distinctif. C’est une précaution indispensable pour qui connaît les habitudes arabes.

Le 25, à la pointe du jour, eut lieu le départ. Le convoi se mit en marche le premier, La cavalerie ne partit qu’à huit heures, afin de donner le temps aux animaux de transport de franchir le col de Sitten, situé à trois lieues de Géryville. On alla coucher à Ain-Farch, belle source d’eau excellente qui coule au pied d’une montagne rocheuse, garnie de thuyas et térébinthes. De grands feux égayèrent le bivac. On fit une petite provision d’eau, sachant que le lendemain la source où l’on devait boire était un peu saumâtre. Les barils furent tous remplis, afin d’éviter leur dessication, et l’ordre fut donné de faire en route le lendemain provision de bois et d’alfa.

Le 26, notre bivac fut installé sous le ksar de Bou-Alem. C’est une pauvre oasis perchée sur un mamelon à l’entrée d’une large vallée dénudée.

Le ksar Bou-Alem. — Dessin de M. de Lajolais.

Le 27, nous couchions au pied de la montagne de Sel, après avoir traversé le petit ksar de Sidi-Tifour qui barre l’autre extrémité de la vallée de Bou-Alem. Les gens de Sidi-Tifour sont des marabouts qui exploitent la commisération des passants au moyen d’une koubba où est enterré le marabout Sidi-Tifour, quelque saint homme qui continue ainsi à faire le bien aux uns aux dépens des autres. Les oukils (curateurs) de la koubba nous attendaient, la bannière du saint déployée, avec forte provision de souhaits et de bénédictions à notre adresse, ce qui leur valut quelques poignées d’orge ou de blé, et quelque menue monnaie. Notre camp fut installé près de Ain-Teiba, source d’eau saumâtre qui est à l’entrée du Kheneg-el-Mel’h (défilé du Sel) et au pied de la montagne de Sel. La montagne donne son nom à la rivière qui contourne sa base et vient s’y imprégner fortement de sa substance. Le lit de cette rivière forme le défilé que nous avions à franchir le lendemain et à l’entrée duquel nous étions bivaqués, sur les eaux encore douces. De nos tentes nous apercevions toutes les hautes pentes de la montagne de Sel ; de larges fondrières blanches alternent sur ses flancs avec des plaques rocheuses d’un vert bleuâtre bien accentué, et d’autres d’un violet tendre. Ces mélanges de couleurs donnent à la montagne une physionomie toute bizarre à laquelle on a de la peine à s’habituer, d’autant plus qu’elle domine de tous côtés une chaîne de montagnes ordinaires dont la couleur n’a rien de saillant. Nos jeunes peintres admiraient ; quant à notre ingénieur et son collaborateur, nos savants, comme nous les nommions avec juste raison, leur admiration se reportait à l’époque reculée où le soulèvement salin avait eu lieu, et ils se promettaient une moisson de cailloux pour le lendemain.

Le marabout de Sidi-Tifour. — Dessin de M. de Lajolais.

Le 28, nous nous engagions dans le défilé du Sel, Kheneg-el-Mel’h, pour déboucher ensuite dans le grand Sahara, car la chaîne traversée par le défilé est la dernière série de montagnes séparant le petit désert ou Dahara du grand désert ou Sahara.

Kheneg-el-Mel’h est célèbre chez les Sahariens. Outre que c’est un des rares passages conduisant de la province d’Oran dans le grand désert, et qu’il est par suite très-fréquenté, c’est le point où une foule de tribus viennent faire leurs provisions de sel. À l’entrée, on voit encore les rampes par où M. le général Pélissier fit passer les canons qui battirent en brèche les murs de Laghouat. On voit les anciens bivacs d’Abd-el-Kader ; on vous montre des mamelons auxquels est resté le nom de bandits célèbres qui détroussaient autrefois les voyageurs : tel rocher se nomme le rocher du sang. À chaque pas des tas de pierres surmontés de quelques chiffons en loques, indiquent qu’un homme est tombé là sous une traîtreuse balle ; enfin, la légende fait du Kheneg la demeure de Djenoun ou esprits nocturnes, les uns bienveillants, les autres horriblement cruels. Tous ces souvenirs forment un cortége lugubre au voyageur isolé qui le traverse la nuit, et lui font de la traversée un épouvantail. Nul ne s’y risque sans s’être assuré des amorces de ses armes. La longueur du défilé est d’environ quatre lieues. On marche presque constamment dans le lit de la rivière ou sur les accotements, au milieu de bouquets de tamarins et de lauriers roses. De distance en distance le mince filet d’eau qui coule pendant les mois d’hiver forme de grandes flaques où s’ébattent des nuées de canards et d’oiseaux aquatiques. Quand on arrive au pied de la montagne du Sel, que la rivière vient laver sur une longueur d’environ trois kilomètres, on sent une odeur prononcée de marée. La montagne, en partie fendue et effondrée de ce côté, se dresse presque à pic, gigantesque, étalant mille nuances cristallines et irisées, qui font ressortir encore les couches vert bleu des roches transversales et les grandes ravines blanches. À mesure qu’on avance, le lit de la rivière se recouvre sur ses rives de dépôts salins, et la végétation des berges devient maritime, il semble que l’on approche de la mer, et en effet bientôt l’horizon se découvre et l’immensité apparaît dans toute sa splendeur. On débouche dans le grand Sahara.

Le gué de l’Oued-Zergoun. — Dessin de M. de Lajolais.


III

Après une marche de six heures, nous arrivâmes au ksar de Tadjerouna, oasis sans verdure et sans palmiers, qui s’est logée dans une dépression en forme de conque au milieu des plaines. La richesse de cette oasis consiste en quelques labours que les crues de l’Oued-Melh arrosent. Un barrage dans cette rivière permet, lors des grosses pluies, d’inonder toute la conque de Tadjerouna ; la terre imbibée est aussitôt mise en culture, et deux mois font germer et jaunir les moissons. Outre cette ressource, les habitants de Tadjerouna sont les magasiniers des Ouled-Yagoub, tribu puissante avec laquelle ils sont alliés par l’intérêt et le sang. Pendant que le ksar conserve le grain des nomades, moyennant une faible redevance, ceux-ci font pacager les troupeaux de leurs alliés avec les leurs.

Le ksar de Tadjerouna. — Dessin de M. de Lajolais.

Les Ouled-Yagoub étaient campés sous les murs de l’oasis lors de notre arrivée. Une diffa abondante, composée de moutons rôtis, de lait et de dattes, fut offerte à toute la colonne. Le caïd de Tadjerouna, prévenu de l’arrivée d’un personnel européen, s’était piqué de courtoisie et avait fait provision à Laghouat de pain frais et de vin. Sa délicate attention fut appréciée dignement. Nous ne perdîmes ni une goutte de vin ni une miette de pain. Nous savions trop bien que nous avions devant nous une perspective de longues journées de privations pour ne pas prendre en bonne part cette galanterie saharienne.

Une habitation dans le ksar de Tadjerouna. — Dessin de M. de Lajolais.

Nous restâmes deux jours à Tadjerouna. Nous y fûmes rejoints par le Bach-Aga Si-Bou-Beker, qui nous avait quittés en route pour aller dire un dernier adieu à sa smala. Pauvre Si-Bou-Beker ! Nous ne nous doutions pas que nous allions enlever à sa famille une bonne partie des quelques jours qui lui restaient encore à vivre. Âgé de vingt-cinq ans seulement, officier de la Légion d’honneur pour son beau fait d’armes de la prise du chérif, Si-Bou-Beker était appelé par sa position, sa bravoure chevaleresque et son amour des voyages, à se faire un nom européen. Façonné à nos usages et à nos habitudes, il connaissait l’importance que nous attachions à des relations avec l’intérieur de l’Afrique, et il rêvait d’ouvrir un jour, au moyen de son influence religieuse et de son sabre, la route du Soudan par Insalah. Venu avec nous jusqu’au Touat, il avait pu juger par lui-même de la puissance de son nom, et se croyait assez fort pour aller avec les Chambâa demander compte aux gens du Tidikelt et aux Touaregs de leur agression contre Ouargla. Il caressait cette idée et nous en entretenait souvent. Quelques jours de fièvre ont suffi pour anéantir tous ces projets, en nous enlevant un des hommes les plus brillants de l’aristocratie indigène et des plus dévoués à nos vues humanitaires et commerciales.

Le 2 mars, veille de notre départ, nous eûmes, le spectacle d’un de ces épisodes annuels qui tiennent à une recommandation du Koran : c’est la recherche de la nouvelle lune. Nous étions à la fin du mois qui précède celui du Rhamadan. On sait que les musulmans comptent par années lunaires dans toutes les prescriptions religieuses. Faute d’astronomes pour fixer en tous pays les jours exacts des nouvelles lunes, le législateur musulman fait commencer les mois du moment ou la nouvelle lune apparaît, et charge ses fidèles de cette recherche pour le mois de Rhamadan. Aussi, dès que l’apparition devient possible, c’est-à-dire des que l’astre est dans la période que l’on nomme lune perdue, les vrais croyants attendent le coucher du soleil pour se mettre en observation. Le premier qui aperçoit le croissant dans le reflet crépusculaire est tout aussitôt assailli par les autres qui demandent à vérifier la grande nouvelle. Bientôt l’image devient plus distincte, des coups de feu sont tirés, le mois est commencé ; dès le lendemain le terrible jeûne sera observé.

Autrefois les pachas envoyaient à l’avance des cavaliers dans toutes les directions, et surtout dans le sud, à l’approche du Rhamadan, de crainte qu’au jour voulu des nuages n’obscurcissent l’atmosphère. L’affirmation sous serment de deux croyants qui avaient vu et bien vu l’astre signal suffisait pour que le canon annonçât à tous l’ordre de jeûner dès le lendemain.

À Tadjerouna, dès le coucher du soleil, des groupes de chercheurs de lune se formèrent sur les terrasses du ksar et sur le devant des tentes de notre camp. Nous nous mîmes de la partie avec nos lunettes. Une grosse demi-heure se passa ainsi, personne ne voyait rien, quand tout à coup on entendit crier : la voilà ! et tous aussitôt d’accourir. L’œil de lynx qui avait le premier aperçu le petit trait blanchâtre du croissant ne put réussir à convaincre les autres qu’en prenant un fusil et indiquant par la visée le point où il distinguait l’astre ; bientôt après il n’y avait plus de doute pour personne, et le jeûne était décrété pour le lendemain.

Départ du ksar de Tadjerouna. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

La nuit se passa en fêtes et en préparatifs de départ. Les chameaux, blessés et fatigués par nos quatre premières journées de marche, furent confiés aux habitants du ksar. Nos provisions d’eau furent faites, chameaux et moutons furent bien abreuvés, et des éclaireurs furent envoyés dans la nuit pour aller en avant se renseigner auprès des bergers ou des voyageurs de l’état des pâturages sur les divers points à proximité de notre direction. Il arrive souvent qu’à quelques lieues de la route que l’on se propose de suivre, un orage a fait pousser l’herbe et a laissé des flaques d’eau. On comprend donc combien il est important d’être renseigné. Une légère déviation de la ligne droite n’a aucun inconvénient dans ces immenses étendues, tandis que la présence sur son chemin de pâturages abondants et surtout de redirs (ou de flaques d’eau laissées par les orages) pourvus d’eau est une providence.


IV

Le 3 mars, dès l’aube, le convoi se mettait en route. L’ordre était donné de se diriger sur Dayet-el-Roumel. La marche devait continuer tous les jours jusqu’à l’arrivée à Metlili, dont nous étions séparés par une distance de cinquante-trois lieues sans autre eau potable que celle d’Aïn-Massin, source sulfureuse et nauséabonde, à dix lieues de Metlili. La cavalerie ne se mit en marche qu’à dix heures, après avoir fait boire ses chevaux sur les puits de Tadjerouna.

Aïn-Massin. — Dessin de M. de Lajolais.

Cette première journée fut marquée par un de ces ouragans sahariens que Félicien David a si bien dépeints. Nous eûmes un coup de simoun, ce que les Arabes appellent el-azedje. Le simoun, pour le désert, c’est le typhon pour le grand Pacifique. Ce n’est point (du moins pour les sables sahariens), comme on l’a cru longtemps, un vent pestilentiel qui étouffe et tue par sa nature pernicieuse, ou bien qui vous engloutit sous des avalanches de sable. Ses dangers sont d’une nature que l’homme peut combattre. Le simoun n’est qu’un coup de vent très-violent ; au milieu des sables, il se produit une infinité de tourbillons qui tiennent à ce que les dunes brisent le courant. Outre que le vent est violent, il est brûlant et chargé de sable au point d’obscurcir l’air. Les peaux de bouc suintent toujours, et ce suintement est considérablement activé par la couche de sable dont le vent les entoure en un clin d’œil. Voilà le grand danger du simoun ; une demi-journée suffit, pendant l’été, par un azedje intense, pour dessécher une outre. Les Arabes le savent bien. Ils ont, pour lutter contre l’azedje, des procédés à eux, mais très-imparfaits. On emploie des récipients en peau de chameau, on vide les outres à demi desséchées les unes dans les autres, de manière à compléter les plus grandes et les meilleures ; on abrite ces dernières en les enveloppant de plantes et les plaçant au fond de grands sacs de laine que l’on nomme gharas, et qui servent au transport à dos de chameau. Malheureusement il est arrivé souvent que cela n’a point suffi[4], et qu’après avoir égorgé les chameaux pour boire l’eau de leurs intestins, cette ressource suprême a été insuffisante pour atteindre les eaux les plus voisines, et alors les hommes sont tombés sous les étreintes de la soif, le naufrage a été complet, et les sables, soulevés par le vent, en s’amoncelant sur les cadavres, les ont engloutis. On le voit, la cause réelle des désastres, c’est la soif. Sous ces zones torrides, avec un sol jaune et ardent, au milieu de tourbillons d’un vent et d’un sable brûlants, la soif tue en quelques heures. Lisez plutôt les pages contemporaines d’un illustre voyageur, vous y verrez que le docteur Barth, égaré une après-midi et surpris par la soif saharienne, cette angine de plomb fondu, s’ouvrit les veines pour sucer son sang et se désaltérer. Les Arabes ont appelé le simoun le vent de la peste ; ils vous disent que les sables qu’il soulève enterrent les caravanes ; ils ont raison ; mais le voyageur sérieux n’aime point les fictions, et c’est pour cela que j’ai cru devoir ici mettre le lecteur en garde contre une opinion généralement admise. La réalité pure est déjà bien assez terrible ; la soif tue, et le sable recouvre les cadavres.

Le moyen de lutter contre le simoun ou plutôt contre l’azedje est très-simple : être muni d’une réserve de tonnelets d’eau hermétiquement fermés. Nous l’avons expérimenté plusieurs fois. Plusieurs fois j’ai dû procéder moi-même, entouré d’hommes dévoués, à la distribution des réserves de mes tonnelets, et éviter le pillage par des mesures énergiques. Chacun venait boire à tour de rôle dans des gamelles, et nul ne pouvait emporter d’eau que dans son estomac. Nous aurons occasion du reste de raconter un fait pareil dans notre voyage à Ouargla.

À notre départ de Tadjerouna, à dix heures du matin, l’horizon était chargé de lourdes nuées blanchâtres, aux rebords arrondis et tranchés. Vers quatre heures du soir, au moment où, dépassant la tête de notre convoi, que nous avions rejoint, nous arrivions au lieu du bivac, Dayet-el-Roumel (la mare aux sables), l’air était lourd et la chaleur suffocante ; l’horizon se rembrunissait, et des roulements lointains grondaient en se rapprochant de nous. Les chameliers, voyant venir l’orage, pressaient leurs animaux et serraient les groupes de chameaux, afin d’éviter leur dispersion pendant la bourrasque. Au moment où la tête du convoi arrivait au bivac, quelques tourbillons de sable traversèrent la longue colonne de notre caravane : c’étaient les avant-coureurs de la tempête. Une masse rougeâtre, ressemblant à un immense flot aérien, s’avançait menaçante en déroulant des ondes de sable. Les chameaux furent agenouillés et rangés. Une première rafale passa comme un éclair. Les hommes s’abritèrent à la hâte derrière les animaux, se couvrant la tête du pan de leur burnous. Les chevaux tournèrent la croupe au vent. Une seconde après l’ouragan nous enveloppait et nous nous trouvâmes tout à coup dans l’obscurité. Le sable était tellement épais dans l’air que nous ne pouvions distinguer à deux pas de nous. Un coup de foudre effrayant quelques chevaux ajouta encore à ce chaos au milieu duquel la position aveuglait tous les yeux qui cherchaient à voir.

La tourmente continua furieuse pendant cinq longues minutes ; nous étions immobiles. L’orgueil du plus superbe s’inclinait devant cette impuissance de l’homme en face des éléments déchaînés. Après cet espace de temps quelques larges gouttes d’eau se mêlèrent aux grains de sable et commencèrent à éclaircir le nuage sec qui nous étouffait. Nous secouâmes la couche de poussière qui nous avait recouverts, et bientôt une grosse averse mêlée d’eau et de grêle vint nous rendre la vue, tout en nous inondant et rafraîchissant l’atmosphère. La pluie, en lavant nos outres, maintint nos provisions d’eau intactes. Nos chevaux mouillés supportèrent mieux la soif ; ayant bu le matin vers neuf heures, ils devaient attendre jusqu’au lendemain six heures du soir avant d’être abreuvés, car dans le Sud l’habitude et la nécessité font une loi de ne les désaltérer qu’une fois par jour.

Notre camp s’installa à Dayet-el-Roumel[5]. Ce point est assez fourni de drinn, graminée qui ne pousse que dans les sables et vient par grosses touffes hautes et épaisses. La paille du drinn constitue un assez bon fourrage pour les animaux. Cette plante est la providence des sables. Son épi donne un grain ténu et long que les Arabes nomment le loul, et que les nomades des régions sablonneuses récoltent pour leur propre nourriture. Les Chambâa, les Touaregs, les Meharza du Gourara, les Khenafsa du Touat récoltent le loul et le mangent faute de mieux. Outre le drinn, nous trouvâmes à Dayet-el-Roumel quelques gros térébinthes qui nous permirent avec leurs branches mortes de faire de grands feux pour nous sécher.

Nos éclaireurs revinrent dans la nuit et nous amenèrent un courrier que nous expédiait l’agha d’ouargla, ainsi qu’un autre venu de N’goussa, envoyé par son caïd. Nous apprîmes que l’orage qui nous avait assaillis avait surtout éclaté à dix lieues à notre est, et que dans la direction de Metlili, la route la plus fournie en pâturages était celle de l’Oued-Maïguen.


V

Le 4, dès trois heures du matin, le camp était levé et le départ avait lieu. Vers huit heures nous débouchâmes dans l’Oued-Maïguen au point du confluent de l’Oued-Menchar (rivière de la Scie, ainsi nommée à cause des dentelures de ses berges). Ce point de jonction se nomme Bel-Iaddin à cause d’un rocher debout que la légende dit être la pétrification d’un nommé Bel-Iaddin.

L’Oued-Maïguen ne roule jamais d’eau, même pendant les gros orages. Son lit, large d’environ deux kilomètres, forme une dépression d’une trentaine de mètres au-dessous des plateaux adjacents. Ce lit va se perdre dans une immense daya qui touche aux Aregs ou grands sables. L’Oued-Maïguen est totalement sablonneux, et pour cette raison abondamment pourvu de végétation. Les Arabes aiment avec juste raison à marcher dans ces oued, qui sont en grand nombre dans les plateaux ; non-seulement leur direction bien connue évite des erreurs de route, mais ils n’offrent pas la monotonie des grandes plaines ; ils sont toujours garnis de plantes pour les animaux et de bois pour les feux de bivac.

Nous nous arrêtâmes pour camper dans la rivière une heure avant le coucher du soleil. Notre convoi fut allégé de six mille litres d’eau, que consommèrent hommes et chevaux, ce qui nous permit de prescrire pour le lendemain une longue étape, afin d’atteindre l’Oued-el-Loua.

Le 5, nous continuâmes à cheminer dans le lit de la rivière jusqu’à dix heures du matin, pour grimper ensuite sur les plateaux à notre gauche, au point nommé Seba-Redjem, les sept tas de pierres. En ce point, l’Oued-Maïguen tourne au sud-ouest, tandis que notre direction était sud-est. Les sept tas de pierres qui signalent le point où l’on quitte la rivière recouvrent, dit-on, sept malheureux qui furent tués par une troupe de voleurs.

Le plateau sur lequel nous arrivâmes est d’une désolante nudité ; pour s’y diriger, les guides s’orientèrent sur la direction de l’Oued-Maïguen, et l’on marcha ensuite dans la ligne qu’ils tracèrent. Ce plateau est uni comme la surface d’un étang ; son sol est formé de petites pierres à cassures vives, qui rendent la marche extrêmement pénible. De quelque côté que l’œil se tourne, on n’aperçoit que l’immensité sans bornes. Pour juger si la direction déviait ou non, les guides employèrent un moyen assez simple, analogue au sillage ; il consiste à marcher de manière à maintenir rectiligne la queue formée par la longue caravane. Notre convoi avait environ une lieue de longueur, nos pelotons de vingt-cinq à trente chameaux marchant espacés d’environ cent mètres l’un de l’autre, de telle sorte qu’il était facile de s’apercevoir des fluctuations de la marche. Après quatre heures d’un pénible trajet sur la Gada (c’est le nom que les Arabes donnent à ces plaines hautes) de Seba-Redjem, nous aperçûmes la Chebka du Mzab, soulèvement rocheux dont la vue nous fit tressaillir d’aise : nous devions camper à une lieue en deçà de ses pentes. La direction nouvelle donnée par les guides fut un promontoire de soulèvement, où l’on distingue de loin une raie blanche horizontale ; ce promontoire se nomme Chaïb-Rassou (tête blanche). Malgré toute notre bonne volonté, nous n’arrivâmes qu’a la nuit au bivac, fixé d’avance ; il était indispensable de pousser jusque-là, attendu l’absence totale de bois et de fourrages sur la Gada. La journée avait été accablante ; plusieurs groupes de chameaux ne nous rejoignirent que vers dix heures du soir : un grand nombre de ces animaux avaient dû être déchargés afin de pouvoir suivre, et une quarantaine avaient été abandonnés en arrière sous une garde particulière ayant mission de les amener à petites journées à Metlili, ou nous devions faire séjour. Heureusement le soir notre convoi était encore allégé de six mille litres d’eau nécessaires aux hommes et chevaux. Le lit de l’Oued-el-Loua était bien pourvu de drinn et de retem (genêt a fleurs blanches), ce qui permit aux chameaux de se repaître, la Gada nue ne leur ayant pas offert en route un seul brin de fourrage.

Le 6, le départ n’eut lieu qu’à six heures du matin, afin de donner un peu plus de repos à tous. Nos savants se dirigèrent à la recherche de pierres, vers le Chaïb-Rassou (le cap à la tête blanche), pendant que nous longions ce promontoire pour aller chercher une ravine rocheuse qui, moins escarpée que les berges du soulèvement, permet d’arriver sur les plateaux de la Chebka.

Chebka signifie un filet en arabe ; la Chebka du Mzab doit probablement son nom à la forme particulière des ravines qui sillonnent dans tous les sens le soulèvement rocheux qui la compose. Ce soulèvement est plat ; il se prolonge, au dire des Arabes, avec une direction sud-sud-ouest, jusqu’à Goliah, c’est-à-dire sur une étendue de cinquante à soixante lieues, et forme, à l’est, une barrière aux grands sables qui séparent la province d’Oran du Gourara.

Rien de triste comme les plateaux de la Chebka. Le sol est un parquet de roches glissantes et noires, parsemé de débris de pierres brisées : on dirait un sol de lave ; l’œil, en parcourant l’infini de l’horizon, ne trouve pas une plante verte pour s’y reposer ; le soleil, en éclairant cette étendue noirâtre, semble perdre de son éclat et donne au paysage une teinte lugubre : on se croirait dans les domaines de la mort. Tout à coup les sombres plateaux s’entrouvrent, et de riantes vallées apparaissent encaissées dans des berges à pic, étalant au milieu d’une couche de sable jaune la verdure des touffes épaisses de leurs plantes et de leurs arbrisseaux. Quelques dunes flanquent le pied des escarpements, et forment un cadre doré et plein de lumière autour des bas-fonds. Tout cela se présente à l’improviste, comme un lever de rideau. C’est ainsi que se montra la vallée d’Aïn-Massin, gigantesque crevasse dans l’immense table rocheuse de la Chebka ; elle ne se montra à nos yeux qu’au moment où nous arrivions au sommet de la berge abrupte qui y conduit par un escalier de Titans.

La vallée d’Aïn-Massin doit son nom à une mare fétide flanquée de trois puits, que le même filet d’eau souterraine alimente. La nappe d’Aïn-Massin coule entre deux bancs, l’un de sel gemme, l’autre de plâtre. Ce sont ces bancs qui, mis à nu à Chaïb-Rassou, forment la tête blanche de ce cap. Aïn-Massin est signalé au voyageur par quelques palmiers du bon Dieu que chacun respecte. Qui les a plantés ? nul ne le sait : des noyaux de dattes, reste de quelque frugal repas, ont germé sans doute près de l’eau, et les arbres ont poussé. L’eau d’Aïn-Massin est mauvaise, purgative et fortement saumâtre. En dépit de ces qualités négatives, elle n’en est pas moins une providence pour les voyageurs ; bêtes et gens ne sont pas difficiles, dans le pays de la soif. Quoique notre provision d’eau fût encore assez complète, nous fîmes boire aux animaux tout ce qu’ils voulurent, afin de diminuer d’autant la distribution d’eau du soir.

Après une halte de quelques heures faite par la cavalerie, pour laisser le temps à nos savants d’analyser l’eau, de prendre les hauteurs barométriques et de faire leurs observations scientifiques, nous nous remîmes en marche pour atteindre la tête de notre convoi, qui avait déjà presque totalement débouché dans la vallée, et aller installer notre bivac à Mader-Ben-Messaoud, à quatre lieues plus loin, toujours dans la vallée de Massin. Ce point est abondamment fourni en drinn, genêt et autres plantes des sables ; les lefâa ou vipères à cornes y abondent.

Nous reçûmes là la visite des caïds de Metlili et des Chambâa. Nous n’étions plus qu’à une journée de l’oasis ; aussi fîmes-nous des largesses avec l’eau de nos tonnelets, bien autrement agréable et pure que celle des peaux de bouc. Nous ne gardâmes que vingt tonnelets pleins, pour le déjeuner du lendemain et pour le cas d’un accident.

Le 7, dès trois heures du matin, la cavalerie et le goum prenaient la tête de colonne et se dirigeaient sur Metlili. La route continua pendant trois lieues dans le bas-fond de Massin, jusqu’à Argoub-Shah[6]. Nous trouvâmes sur notre chemin plusieurs douars des Chambâa, ainsi que leurs troupeaux ; les chefs vinrent brûler un peu de poudre en l’honneur de la colonne et nous prier d’accepter une diffa, que nous refusâmes. Arrivés à Argoub-Sbah, nous eûmes à escalader une berge rocheuse d’une difficulté inouïe, pour aller reprendre nos sombres plateaux de la veille et retomber, après quelques heures de marche, dans le bas-fond de Metlili, où nous conduisit un ravin nommée Chaba-Lekahl, le ravin noir.


VI

Comme l’Oued-Massin, l’Oued-Metlili est garni de pâturages et enclavé dans des berges rocheuses, ardues et élevées. Après une heure de marche dans le bas-fond de l’oasis, et au détour d’une grosse dune qui barre la vallée, la forêt de palmiers de l’oasis se dessina tout à coup à un kilomètre de nous. Un hourra de joie accueillit cette apparition ; toutes les fatigues étaient oubliées. Les gens de la ville et des jardins, bannières en tête et le fusil à la main, nous attendaient pour nous faire fête. Une première décharge de leurs armes fut le signal de bienvenue ; les tambours et les flûtes se firent aussitôt entendre. Nos cavaliers ripostèrent en masse au salut. On se rejoignit bientôt, et les premiers moments de la rencontre furent un tohu-bohu inexprimable. Les groupes d’hommes à pied organisés pour la fantasia venaient, en courant et poussant de grands cris, tirer entre les jambes de nos chevaux ; les flûtes et tambourins s’escrimaient de leur mieux ; les cavaliers passaient comme des éclairs, en déchargeant leurs armes ; les vieux amis s’embrassaient ; nos jeunes peintres s’extasiaient : chacun avait son rôle. Après ces premières expansions, l’ordre se fit un peu. Nous n’étions qu’à la tête de la forêt de dattiers, et nous comptions camper sous la ville même. Des dispositions furent prises pour que les grands bassins d’arrosage des jardins situés sur la route fussent remplis d’eau, afin d’abreuver les chameaux de la caravane à leur passage, remplir les tonnelets, etc. ; et, après un repas d’une heure, nous nous enfoncions dans un des plus jolis chemins qu’on puisse rêver au milieu des palmiers, pour arriver à notre bivac sous l’oasis. Des groupes de femmes et d’enfants, perchés sur les murs d’enceinte des jardins, nous accueillaient par des you-you frénétiques ; nos cavaliers faisaient les beaux, les uns cabrant leurs chevaux, les autres chantant à tue-tête ; les fantassins de l’oasis nous accompagnaient, tirant de temps à autre des coups de feu, et tout cela sous une voûte de palmes, au milieu de pêchers, d’abricotiers, de grenadiers en fleur, dans un air délicieusement embaumé, et enfin à l’ombre, après de si longues journées sous un soleil de plomb.

Une des entrées de Metlili. — Dessin de M. de Lajolais.

Pendant que notre camp s’installait, nous parcourûmes l’oasis et ses environs. Metlili offre au premier abord un aspect étrange, comme un contraste avec ce qu’on attendait. Son nom doux et mignon nous faisait rêver à une coquette petite cité blanche et parée, et nous ne trouvions qu’un petit amas de maisons parsemées de ruines et se pressant sur un petit mamelon, autour d’une mosquée mal entretenue, placée au sommet. Toutefois, nous ne tardâmes guère à revenir de notre impression première. Une fois habitués à ces maisons de ange et de pierres, l’emplacement de la cité nous parut très-heureux. Le petit piton sur lequel s’élève l’oasis est pittoresquement situé au centre d’un carrefour de vallées. En amont comme en aval, ces vallées sont couvertes de jardins, et du minaret l’œil peut contempler leur riante verdure. Deux cours d’eau, que les pluies font couler une ou deux fois l’an, se réunissent au pied de la petite cité. Ces ruisseaux sont la richesse de l’oasis. Les jardins sont disposés de telle manière que, lors d’une crue, toutes les eaux sont réparties aux pieds des dattiers. Les jours d’orage sont des jours de fête. L’arrivée des eaux est signalée par des hommes à cheval : chacun se hâte d’aller revoir les barrages et les trous qui laissent pénétrer l’eau dans les jardins. Quand les premiers bouillonnements du torrent se montrent, des coups de feu retentissent ; les femmes et enfants poussent des you-you de joie. Un orage, à Metlili, c’est le repos pour quinze jours, c’est la récolte assurée ; malheureusement ils sont fort rares, et, quand Dieu ne se charge pas de l’arrosage, il faut y suppléer. L’irrigation des jardins, à Metlili, est un labeur très-ardu et presque continuel. Le système employé mérite une description ; il donnera une idée des fatigues journalières de la population de l’oasis, et fera comprendre l’intérêt qu’elle attache à une irrigation par les eaux pluviales.

Une rue de Metlili. — Dessin de M. de Lajolais.

Il n’existe à Metlili qu’une nappe souterraine, à une profondeur qui varie entre quinze et vingt mètres. Chaque jardin possède son puits et un grand bassin servant à l’arrosage. Il est indispensable d’arroser les palmiers au moins tous les deux ou trois jours ; il en est de même des arbres fruitiers. Quant aux légumes et aux céréales, ils sont cultivés en planches et irrigués deux fois par jour. Le remplissage des bassins d’irrigation de chaque jardin nécessite un travail presque continu.

Nuit et jour, on entend grincer les poulies des puits : hommes, femmes, enfants, bêtes de somme, tout est employé à tirer l’eau ; les relais sont organisés pour éviter le chômage. L’appareil de traction et le récipient à puiser l’eau sont d’une simplicité primitive, mais d’un emploi très-facile et très-ingénieux. Le récipient est un grand vase en peau de bouc, qui se termine à la partie inférieure par un long col ouvert, lui aussi, et en peau. Ce col est assez long pour que l’on puisse le relever et faire arriver son ouverture au niveau de la grande ouverture du vase, de manière à former ainsi un siphon renversé. On comprend que la double poche de ce siphon étant remplie d’eau, le liquide est parfaitement maintenu. C’est là la position que l’on donne au vase quand il a été rempli au fond du puits pour le hisser. Arrivé en haut, il suffit de lâcher la corde qui maintient la petite branche du siphon, pour que tout le vase se vide. On dirige donc cette branche du siphon vers le bassin, pour y verser l’eau. Pour faire remplir le vase, on le retourne au moment où il arrive au niveau de l’eau, et il se remplit alors absolument comme un entonnoir renversé.

À chacune des branches du vase-siphon est attachée une corde qui sert au hissage et à la manœuvre du vase, soit pour le faire vider, soit pour le remplir. Ces cordes passent sur deux poulies qui sont placées à l’ouverture du puits, à des différences de hauteur telles que, par la simple traction des deux cordes, le vase se vide seul dans le bassin.

Procédé employé à Metlili pour retirer l’eau des puits. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

À chaque opération on élève ainsi de quarante à cinquante litres d’eau. Pour que la traction sur les cordes soit plus facile, un plan incliné est disposé à côté du puits, et les travailleurs, attelés aux cordes, descendent sur ce plan incliné et élèvent ainsi l’eau. On emploie souvent des chameaux à ce travail, et, pour les y habituer, des femmes et des enfants, placés aux deux extrémités du plan incliné, leur donnent à chaque voyage une pelote d’herbe ou une poignée de noyaux de dattes.

C’est au moyen de ce pénible procédé que tout le terrain de l’oasis est irrigué ; aussi le travail est-il incessant.

Malgré ces difficultés, pas un pouce de terre n’est perdu. Tout ce qui fait vivre est utilisé, et, devant ce sentiment du besoin, tous les autres ont dû se taire.

Afin de ne rien perdre du sol productif, on a dû même refuser aux morts, dans le terrain de la vallée, cette modeste et minime part de terre qui est dévolue à nos corps, lorsque nous ne sommes plus. La nécropole de Metlili, ce sont les gradins rocheux des montagnes qui l’entourent. Ces gradins forment une série de corniches sur l’entablement desquelles on couche les trépassés, pour leur bâtir ensuite un sépulcre qui les enveloppe. La montagne se trouve ainsi recouverte d’une couche humaine, alignée et maçonnée sur ses escaliers ; elle ressemble à ces mamelons ardus de nos pays vignobles, ou l’on a étagé des murs pour soutenir les terres : seulement, au lieu de ceps de vignes, on ne voit dominer que les sommets de pierres placées debout, qui, chez les musulmans, signalent la tête et les pieds de chaque tombe.

Metlili, vue prise de l’est. — Dessin de M. de Lajolais.

Metlili n’a point de murailles et n’en a pas besoin. Sa protection consiste dans le voisinage des nomades qui sont alliés de l’oasis, les Chambâa Berazga. Une autre protection, c’est celle du patron de la ville, le grand marabout Sidi-Chikh, qui a défendu, il y a plus d’un siècle, aux nomades d’attaquer Metlili, prédisant malheur à ceux qui s’y risqueraient. Il prescrivit en même temps aux Metliliens de ne jamais se bâtir de murailles, s’ils voulaient conserver ses bons offices. Prédictions et prescriptions durent depuis ce temps, et rien ne les a démenties. Il faut dire que la plupart des nomades sont propriétaires des jardins de l’oasis, et que les habitants sédentaires ne sont que leurs fermiers.

V. Colomieu.

(La suite à la prochaine livraison.)




VOYAGE DANS LE SAHARA ALGÉRIEN,

DE GÉRYVILLE À OUARGLA,


PAR M. LE COMMANDANT V. COLOMIEU[7].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI (Suite.)

Le commandement de la ville de Metlili et des nomades qui en dépendent ne fait qu’un. Les Chambâa-Berazga forment deux fractions ayant chacune leur caïd, et ces deux chefs sont sous l’autorité plutôt nominale que réelle d’un caïd des caïds. Ce petit trio vit en bonne harmonie.

Le caïd des caïds se nomme Mohamed-Ben-Smaïn ; et pour un chef de Chambâa il a des allures et des goûts qui, au premier abord, surprirent beaucoup nos jeunes artistes. Le mot de l’énigme, c’est que Mohamed-Ben-Smaïn n’est autre que le chambi que tout le monde a connu à Paris, le chambi du général Daumas. Fier du peu de français qu’il connaît, de quelques mots d’anglais qu’il a rapportés de Londres, le chambi jouait son rôle de vieil habitué du boulevard avec un aplomb qui nous amusait beaucoup, trouvant le moyen de nous questionner sur son Paris, sur les Champs-Élysées, le Chateau-des-Fleurs, et placer tant bien que mal son français. Il prenait surtout un air indéfinissable quand on lui parlait de Mabille, et sa bouche s’ornait alors d’un sourire d’une finesse extrême. Sa présence à Metlili était pour nos jeunes artistes une aubaine excellente. Façonné à nos habitudes, il se prêtait de bonne grâce à toutes les demandes qui lui étaient faites, et c’est par son intermédiaire qu’il fut possible de dessiner des intérieurs, et même de faire d’après nature le portrait d’une jeune fille. Celle-ci consentit de bonne grâce à laisser faire son portrait, à la condition d’être parée de ses atours. Nos coquettes parisiennes souriraient de pitié de tout cet attirail de breloques dont les habitantes des oasis s’embellissent ; mais je suis sûr qu’elles n’auraient pas le même dédain pour les yeux de gazelle de ces belles et brunes filles, et pour leur taille, qui se balance gracieusement en marchant, comme un palmier que le vent agite, suivant l’expression des poëtes du désert. Nous étions, à Metlili, dans la patrie même de la belle Messaouda, que le général Daumas nous montre comme une colombe de bonne augure, saluant la caravane du Soudan, et faisant flotter son écharpe de soie en signe d’adieu. La délicieuse narration de l’auteur du Voyage au pays des nègres était là vivante au milieu de nous ; et le jour du départ, quand nous quittâmes Metlili pour nous enfoncer encore dans le pays de la soif, nos yeux cherchèrent instinctivement dans les sentiers, le long des jardins, une Messaouda d’heureux présage.

Pendant les trois jours que nous restâmes à Metlili pour nous reposer et laisser reposer la caravane, pas une minute ne fut perdue ; les jeunes peintres dessinaient ; nos savants faisaient leurs observations et exploraient les montagnes ; nos cavaliers faisaient des excursions au M’zab, dont nous étions rapprochés de quelques lieues seulement ; nos chameliers étaient occupés à réparer les bâts des chameaux, mettre les outres en état, remplir les récipients d’eau pour le voyage. Une centaine d’entre eux étaient allés avec vingt-cinq chevaux garder les chameaux, en pâturage à six lieues au sud de Metlili.

Nos derniers préparatifs consistèrent dans l’épuration de nos animaux de transport : une centaine et plus de chameaux fatigués fut laissée aux Chambâa de Metlili, sous la responsabilité de la tribu et la garde d’une trentaine de nos chameliers, auxquels furent adjoints des Chambâa. Le 10 au soir nos chameaux revinrent du pâturage ; une partie de la soirée fut employée à les abreuver et à les bâter. Nous avions quarante-cinq lieues à franchir sans eau, pour toucher à Ouargla ; aussi prîmes-nous des dispositions en conséquence.


VII

Dès trois heures du matin, le convoi fut chargé et mis en route. Pour éviter des transports inutiles, nous laissâmes à Metlili l’orge qui nous était nécessaire pour le retour de ce point à Géryville, n’emportant que pour vingt-cinq jours de vivres à Ouargla. Malgré cette précaution, il ne nous resta environ que quarante animaux de rechange : chacun avait fait sa petite provision de dattes ou d’achats au M’zab ; en outre, nous eûmes à fournir des transports aux nouveaux guides.

La cavalerie ne se mit en marche qu’à dix heures, après avoir fait boire ses chevaux. Notre route, en quittant Metlili, continua dans le bas-fond de cette oasis pendant environ quatre heures. À mesure que nous avancions, les berges diminuaient de hauteur, tout en gardant leur nature escarpée. Nous arrivâmes ainsi insensiblement à des plaines faisant suite aux plateaux adjacents à l’Oued-Metlili, et vers six heures du soir nous rejoignîmes le convoi, au moment où il arrivait au bivac, indiqué d’avance et nommé El-Mekam-Sid-El-Hadj-Ben-Hafs.

On appelle Mekam un tas de pierres élevé, en signe religieux, à la mémoire d’un personnage. Sid-El-Hadj-Ben-Hafs est un marabout des Ouled-Sidi-Chikh, qui entreprit autrefois le pèlerinage par terre de son pays, situé près de Géryville, jusqu’à la Mecque. Émir de la caravane sainte, il voulut laisser sur le sol des traces de son passage, et sa première étape, en partant de Metlili, fut marquée par sa suite au moyen de pierres en nombre considérable, que les passants non-seulement respectent depuis cette époque, mais augmentent encore en jetant chacun au passage un caillou sur le tas.

Le 11, notre campement fut installé sur des dunes de sable, riches en drinn et bois. Nos animaux de transport non-seulement purent se repaître, mais leur couchage moelleux les reposa bien.

Nous eûmes ce jour-là vingt chameaux à remplacer.

Jeune femme de Metlili. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

Dès deux heures du matin, le signal du lever fut donné. Ce n’est point un spectacle ordinaire que le départ d’une caravane ; la scène est pittoresque et remplie d’un charme sauvage pour le voyageur qui se trouve, comme nous, forcément mêlé à l’action. Ce sont d’abord les feux qui s’allument de toutes parts : on assure les bâts qui se seraient dérangés pendant la nuit par le vautrage des animaux ; cette opération est le début des grognements des chameaux. Le chargement commence ensuite, pendant que les tentes s’abattent, que le café chauffe et que l’on selle les chevaux. Tout le monde est alors occupé, et un tohu-bohu général en est la conséquence. Les chameaux font un vacarme horrible par leurs cris ; les chevaux hennissent, quelques-uns se détachent. Les guides viennent prendre les ordres. Les chameliers chefs viennent rendre compte des petites misères qui leur arrivent : c’est un chameau fatigué qui ne veut pas se lever, et pour lequel il faut un rechange ; c’est un chameau qui a eu peur, a pris la fuite en semant sa charge, et qu’il faut retrouver ; quelques disputes ont lieu, et il faut les réprimer. Les ordres multiples se succèdent et sont portés par des cavaliers qui passent au galop, le burnous flottant, au milieu de ce désordre. Bientôt cependant on distingue des masses noirâtres qui commencent à se mouvoir : ce sont les premiers groupes du convoi qui sortent du camp pour se masser ; les guides les attendent et commencent la marche. Le calme renaît peu à peu, et bientôt il ne reste plus que les retardataires, que l’on presse. Quand tout est parti, les chefs du goum viennent faire leur rapport et prendre les ordres pour la route. Enfin la cavalerie se range à son tour, et quelques minutes après il ne reste plus, à l’endroit ou naguère il y avait tant de bruit et de mêlée, que quelques tisons mourants dont la lueur se perd insensiblement.

Le 12, nous allâmes coucher à El-Gholga, après une marche de huit heures et demie pour nos chevaux, à travers une plaine sans végétation et sans fin. El-Gholga est un bas-fond faisant suite à l’Oued-Metlili. Il y a là des dunes de sable et, par suite, du drinn et du bois. Nous eûmes l’occasion de poursuivre en route quelques autruches, mais sans pouvoir les tirer. À El-Gholga, un de nos chameliers fut mordu par une vipère à cornes, à l’index de la main droite. Le malheureux, en fauchant du drinn, avait choisi une touffe qui cachait le reptile ; heureusement nous étions près de lui, et une prompte opération le garantit de tout danger. Pendant que l’on liait fortement son doigt, on chauffait une lame de fer à blanc, et, après l’avoir cautérisé jusqu’à l’os, nous mettions sur la plaie un peu de charpie imbibée de zem ou graisse d’autruche. On fit boire ensuite au patient, d’après les conseils arabes, un demi-litre de beurre fondu, et la guérison la plus complète couronna l’œuvre.

Une partie de la soirée fut employée à remplir de drinn les filets à fourrage, pour la journée du lendemain.

Le Bach-Agha Si-Bou-Beker. Naëmi. Sid-Lalla, caïd de Ouargla. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

Le 13 fut notre journée la plus fatigante : toujours les steppes unies et sans fin à parcourir. Nous nous arrêtâmes au coucher du soleil, quelques minutes après avoir aperçu à l’horizon les hautes dunes nommées El-Eurma. La marche de la cavalerie avait duré neuf heures et demie, ce qui donne cinquante-six à cinquante-sept kilomètres pour la distance franchie. Les chameaux n’avaient rien trouvé à broutiller en route : on leur fit leur part du drinn des filets ; mais, malgré nos soins, nous eûmes le lendemain une soixantaine de ces animaux qui refusèrent de se lever. Nous fîmes la provision d’eau d’une vingtaine d’hommes, qui furent chargés de les amener tout doucement aux dunes d’El-Eurma pour les placer ainsi au milieu des pâturages, et les charges furent réparties sur le restant de la caravane.

Le 14, après trois heures de marche, nous arrivions aux grandes dunes d’El-Eurma. C’est une longue colline de sable qui se dresse au centre d’une immense daya nue ; la dune peut avoir trois lieues de longueur ; la daya où elle se trouve, environ quatre à cinq lieues. Quand nous quittâmes les steppes pour entrer dans la daya, nous eûmes à serpenter dans un terrain tout bistourné par les eaux. Nous nous dirigeâmes au sud de la dune, afin de la contourner sur les sables moins élevés qui en forment le pied.

Le point où nous franchîmes les sables se nomme Bot-Teboul (frappe-tambour). Ce nom est donné à un petit mamelon en forme de cône tronqué qui sert de séjour à une foule d’esprits frappeurs qui adorent le tambour et se livrent la nuit à de joyeux ébats. Plusieurs de nos guides nous affirmèrent avoir entendu, la nuit, le tambour, quand ils passaient près de Bot-Teboul. Nous eûmes garde de les dissuader, car il nous sembla que, par la conformation accidentée du terrain en ce point, il devait en effet se produire une série d’échos répercutant le bruit du vent dans les dunes, et pouvant produire un bruit analogue à celui d’un tambour.

Pendant que nous faisions une halte à El-Eurma, l’agha d’Ouargla, Sid-Lalla, vint nous rejoindre, entouré de son maghzen. La joie éclatait sur sa mâle figure ; la nouvelle de l’arrivée de notre colonne avait changé à son égard les dispositions des esprits des oasis ; les cavaliers les moins compromis avaient demandé à l’accompagner ; les djemâa (assemblée des villages) avaient décidé qu’on irait au-devant de nous, pour nous faire honneur : c’était un revirement complet.

Radjel-el-Hachem (marabouts quêteurs). — Dessin de M. Alfred Couverchel.


VIII

Vers deux heures de l’après-midi, nous débouchâmes en bon ordre dans l’immense bas-fond où se trouve Ouargla. La forêt de palmiers s’étendait à perte de vue ; à la lisière des dattiers nous trouvâmes, rangés en bataille, les fantassins de l’oasis, drapeaux et musique en tête. Une décharge générale de leurs armes fut le signal de notre bienvenue. Nous répondîmes au salut par une fantasia effrénée. Une revue de ces fantassins eut lieu, après laquelle hommes de pied et hommes de cheval se mêlèrent, et nous allâmes installer notre bivac près du bordj de l’agha.

Une des portes de Ouargla. — Dessin de M. de Lajolais.

Jusque-là ce chef n’avait eu qu’une autorité à peu près nulle, et depuis sa nomination, récente il est vrai, il n’avait osé pénétrer dans la ville d’Ouargla. Notre présence venait de tout modifier. Aussi, pour ne pas perdre le fruit du bon accueil qui venait de nous être fait, nous nous dirigeâmes, aussitôt le camp tracé, vers la ville aux Sultans, guidés par Sid-Lalla et son maghzen. Nous étions accompagnés de Si-Bou-Beker et son jeune frère, montés sur leurs magnifiques chevaux, et ruisselants d’or et de soie. Nos jeunes peintres et nos Savants étaient de la partie.

Notre Premier soin fut de conduire Si-Bou-Beker et ses gens à la mosquée, où une diffa improvisée nous fut immédiatement offerte. Pendant les préparatifs de la diffa, nous escaladâmes le minaret le plus élevé, afin d’embrasser toute la cité du regard. Cette ascension n’est pas une opération facile pour qui n’en a pas l’habitude. La tour du minaret est une pyramide quadrangulaire, construite en briques de terre cuite au soleil ; l’escalier, formé de marches irrégulières et d’une hauteur d’environ cinquante centimètres par gradin, est construit au moyen de troncs de palmiers s’appuyant sur le mur extérieur et sur un gros pilier central en briques cuites pareillement au soleil ; le couloir, où il faut se hisser et qui contourne en limaçon ce pilier central, n’a pas plus de quarante à quarante-cinq centimètres de largeur ; il faut marcher courbé, de peur de se heurter la tête contre le dessous des marches supérieures, et tout cela dans une obscurité presque totale. Une fois parvenus au sommet, nous nous installâmes sur la plate-forme qui entoure un ornement formé par le sommet du pilier central ; cette plate-forme n’a pas plus de vingt-cinq centimètres entre le garde-fou et le pilier. La tour elle-même n’a pas, au sommet, plus de un mètre cinquante centimètres, y compris le garde-fou. C’est sur cette plate-forme que nous nous logeâmes au nombre de huit pour observer la ville. Nous étions ainsi perchés à vingt-cinq mètres au-dessus du sol. Le vent faisait osciller le minaret, ce qui ne laissait pas que de nous causer une certaine émotion. Nous avions, il est vrai, en compensation, une vue magnifique. On domine, de là, tous les palmiers ; la ville étale au pied sa vaste enceinte circulaire, dans l’intérieur de laquelle on distingue, malgré les ruines, les trois quartiers distincts qui la composaient. Ces trois quartiers portent les noms des fractions qui les habitent ; ce sont les :

Beni-Sissin.
Beni-Ouaggin.
Beni-Brahim.
Une sentinelle à la porte de Ouargla. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

Chacun de ces quartiers constitue une ville dans la ville, et est séparé des autres par des murailles et des portes. La poudre parlait souvent autrefois de quartier à quartier, et le sultan était quelquefois impuissant à ramener l’ordre. Le palais de ce souverain nominal, placé sur une petite éminence, dans la grande enceinte aussi, n’était qu’une citadelle, une casbah fortifiée dont il sortait rarement. Cette casbah, adossée au grand rempart, avait une entrée d’honneur nommée encore Bab-El-Sultan, et une porte secrète. L’intérieur de la citadelle avait tout le confortable que pouvait raisonnablement exiger un sultan d’Ouargla, c’est-à-dire les logements de sa suite et de sa garde, les magasins, écuries, mosquée, etc., le tout formant, avec les appartements de Sa Majesté, un massif compacte couvrant environ un hectare et entouré de fossés au delà des remparts. Hélas ! il ne reste plus que des ruines de tout cet attirail de royauté : un petit minaret debout, quelques chambres servant d’asile à des malheureux, et des inscriptions sur quelques murs dont le plâtre n’est pas encore tombé. Du haut du minaret, l’aspect général d’Ouargla, vu ainsi à vol d’oiseau, est celui d’une ville bombardée et démantelée.

Vue de Ouargla. — Dessin de M. de Lajolais.

Après avoir pris une faible part à la diffa improvisée, consistant en lait, dattes et vin de dattes, nous visitâmes successivement les diverses parties de la ville, pour rentrer ensuite à notre camp. Les rues sont étroites, et dans bien des points il serait impossible à un cavalier de tourner bride. Les maisons sont presque toutes sans étages ; elles sont construites en briques de terre chauffées au soleil. Nombre de portes de maisons sont garnies d’ornements grossiers en plâtre et d’une inscription tirée du Coran. Les habitants, en sortant, emportent généralement la clef de leur chambre particulière où sont enfermées leurs provisions et leurs richesses. Ces clefs sont en bois et d’une forte dimension ; elles consistent en un gros carrelet garni de clous saillants destinés à soulever les chevilles qui retiennent le pêne également en bois de la grossière serrure.

La place du marché d’Ouargla fixa notre attention. Ce marché n’est autre que la boucherie ; aussi l’odeur du sang y prédomine-t-elle. Les viandes sont étalées en plein soleil et disparaissent sous une nuée de mouches. La chair de chameau s’y vend communément, quelquefois aussi la viande de chien. Toutefois il faut faire, au sujet de cette dernière, une réserve : à tort ou à raison, le bouillon fait avec de la viande de chien passe pour un remède infaillible contre la fièvre, cette maladie qui sévit à Ouargla depuis mai jusqu’en septembre, et ce n’est guère que comme médicament que cette chair se vend à cette époque.

Impasse, à Ouargla. — Dessin de M. de Lajolais.

Ouargla est loin d’être salubre ; les étrangers y sont sujets à des fièvres terribles ; les habitants eux-mêmes souffrent, tous les ans, de cette maladie, mais à un degré bien moindre. Nous croyons que la cause de cette insalubrité est due à la mauvaise qualité des eaux, qui ne sont pas assez saturées d’oxygène. Il est recommandé expressément de ne boire jamais que l’eau qui a passé une nuit à se refroidir, et de ne pas manger de dattes sans boire de lait. La recommandation relative à l’eau n’est point particulière à Ouargla, mais à toutes les oasis du Touat.

Les eaux artésiennes d’Ouargla sont tièdes ; il en est de même de celles du Touat. Ingurgitées au moment de leur sortie, leur digestion est difficile, même pour les animaux, et il y a cela de particulier, que ce sont les animaux les plus robustes, les plus forts, qui en souffrent le plus, probablement parce qu’ils boivent davantage.

Pour nous, la recommandation de laisser refroidir l’eau équivaut à celle-ci : la laisser aérer. Son influence malsaine ne s’exerce pas au même degré à toutes les époques, et cela se comprend. C’est surtout lorsque la transpiration est abondante et l’absorption plus considérable, que les maladies arrivent ; d’ailleurs, les chaleurs affaiblissent, les émanations du sol sont plus grandes, et toutes ces causes réunies font de l’été une saison redoutable pour les voyageurs dans les oasis.


IX

Il existe, dans tout le bas-fond de la vallée, deux nappes d’eau : l’une dormante, et à quelques pieds sous le sol ; l’autre jaillissante, et à une profondeur moyenne de quarante à quarante-cinq mètres.

La nappe stagnante est saumâtre, presque salie, et sert peu à l’arrosage, par la grande raison qu’il faut, pour cela, puiser, et qu’avant tout l’habitant des oasis est paresseux. Il n’y a que quelques malheureux mourant de faim qui utilisent cette nappe, se servant, pour tirer de l’eau des puits dormants, d’une bascule en bois analogue à celle de nos jardins maraîchers.

La nappe artésienne est celle qui est la plus généralement utilisée pour l’arrosage des quinze cent mille palmiers de l’oasis. Ses eaux sont amenées à la surface par près de quatre cents puits que les indigènes appellent des sources. Le forage de ces derniers est tout à fait primitif ; on y va bonnement comme pour un puits ordinaire très-large.

La seule difficulté consiste dans l’épuisement constant à opérer des eaux de la couche stagnante, afin de pouvoir s’enfoncer. On arrive ainsi à mettre à nu la dernière croûte rocheuse qui recouvre la nappe jaillissante ; quelques coups de pic percent cette croûte ; aussitôt un torrent s’échappe de l’ouverture, comble rapidement le puisard, et ses eaux, parvenues à la surface du sol, trouvent des rigoles qui vont les distribuer aux palmiers altérés.

Tel est le procédé de forage autrefois employé ; nous disons autrefois, car depuis longtemps les Ouargliens ne forent pas de puits nouveaux ; ils se contentent de réparer les puits morts et d’entretenir les anciens qui fonctionnent encore.

Il y a bien deux cents puits effondrés qu’un peu de travail ferait revivre, et dus aux ancêtres de l’oasis à l’époque où la ville était florissante ; mais la race des oasis a suivi la même marche rétrograde que toutes les populations musulmanes en contact avec la civilisation ; elle est sur cette pente fatale de décadence, où, une fois engagé, un peuple se laisse aller jusqu’à ce qu’il tombe.

La place de la Boucherie, à Ouargla. — Dessin de M. de Lajolais.

Si les puits artésiens d’Ouargla offrent de grandes facilités pour l’arrosage, ils offrent aussi de graves inconvénients pour leur entretien en bon état. L’un des plus fréquents est l’obstruction de l’œil souterrain (nom que les Arabes donnent au trou pratiqué dans la roche super-artésienne) par les sables provenant soit de la couche aquifère que le courant d’eau vertical entraîne, soit des coups de vent de la surface du sol. Il faut alors descendre au fond du puits et déblayer le passage rocheux qui met le puisard en communication avec la nappe. C’est une opération d’une difficulté et d’un péril extrêmes, et qu’une corporation de plongeurs que l’on désigne sous le nom de kertassa se charge d’exécuter. La profondeur moyenne, avons-nous dit, est de cent vingt à cent trente pieds. Les hommes voués à ce pénible travail forment des brigades ayant chacune son chef ; chaque plongeur va à son tour remplir un couffin de sable, et reste, pour cela, trois ou quatre minutes sous l’eau ; s’il reste davantage, le plus hardi se hâte d’aller le chercher, et le plus souvent ne ramène qu’un cadavre.

Le trajet des plongeurs s’effectue au moyen d’une corde fixe qui leur sert à se haler, soit pour descendre, soit pour monter ; ils n’emploient point de lest pour descendre plus vite, ils se laissent couler le long de la corde.

Avant de plonger, le kertassa s’assure que le couffin qu’il va remplir est bien au fond et placé à sa convenance ; il vérifie que la corde de ce panier n’est point entortillée dans celle qui sert à son voyage. Ces vérifications faites, il entre brusquement dans l’eau, se frotte vigoureusement la tête, appuie, sur la cire qui bouche hermétiquement ses oreilles, et reste ensuite immobile pour attendre que l’oppression produite par la fraîcheur du bain ait totalement disparu. Il prie avec ferveur et à voix basse. Le plus grand silence règne autour de lui. Ce gouffre, où va s’engloutir un être plein de vie et de courage, rendra-t-il où gardera-t-il sa proie ?

Le moment approche, le plongeur a essayé ses poumons par de longues aspirations ; on le voit jeter un dernier regard vers le ciel, on entend le nom d’Allah ! comme suprême invocation, et il se laisse couler.

Kertassa curant un puits, à Ouargla. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

Chacun suit alors avec anxiété ses mouvements au moyen des deux cordes qui vont au fond du puits ; on juge de l’instant où il est arrivé, il travaille, il a rempli le couffin, il remonte… Il y a déjà trois minutes et quelques secondes ; enfin il apparaît, on le saisit à moitié asphyxié et étourdi, on le soutient dans l’eau afin qu’il respire quelques instants, puis on le retire en le complimentant. Le couffin plein de sable est enlevé, et invariablement on félicite celui qui l’a si bien rempli. Pendant ce temps, il va réchauffer ses membres et ses poumons auprès d’un bon feu, et attendre que son tour revienne.

Nous avons suivi avec le plus vif intérêt le travail exécuté ainsi par diverses brigades de kertassa. Nous avons remarqué que les jeunes de chaque brigade sont forts et vigoureux, mais les vieux sont des squelettes. Comme dans tout, l’habitude forme les plus habiles, et les vieillards sont ceux qui restent le plus longtemps sous l’eau et semblent le moins souffrir de cet asphyxiant voyage aquatique. Les plus jeunes descendent et remontent plus vite ; ils sont plus forts, mais leurs mouvements hâtifs les essoufflent plus vite. Il nous est arrivé plusieurs fois de les voir revenir à la surface le visage pâle, malgré leur couleur de café brûlé, le sang sortant de leurs oreilles, du nez et de la bouche ; les vieux les grondaient alors et leur reprochaient leur précipitation, qui avait activé le besoin de respirer. Nous avons constaté que les pulsations du cœur étaient profondément modifiées par chaque immersion ; pour l’un d’eux, nous avons compté quatre-vingt-six battements à la minute avant l’opération, et à son retour, nous n’en avons retrouvé que cinquante-cinq.

Chaque brigade de kertassa comprend de six à huit hommes. Leur travail est payé à raison de cinquante centimes par couffin rempli. Chaque plongeur n’enlève guère que cinq ou six couffins au plus dans sa journée. Les puits ont généralement besoin d’un curage tous les trois ou quatre ans. On en retire en moyenne 250 à 300 couffins de sable.

Les kertassa sont chargés aussi de réparer les puits ; ordinairement ce travail se paye à prix fixé et convenu d’avance. Les réparations consistent et rétablir le blindage en troncs de palmiers. Ce blindage ne va pas à une grande profondeur et dépasse rarement sept à huit mètres au-dessous du sol ; plus bas les parois sont rocheuses.


X

Le système employé à Ouargla pour l’arrosage est suivi dans les sept oasis qui font partie de ce district, et accuse chez les habitants d’autrefois une industrie puissante dont leurs descendants n’ont conservé que peu de chose.

Il n’en est pas de même dans les oasis plus méridionales, au Gourara, au Touat et au Tidikelt, où les habitants actuels ont encore une énergie de travail et de création que nous ne retrouvons pas au nord de l’Afrique, quoique cependant ils soient déjà bien dégénérés de ce qu’ils étaient autrefois. Le procédé pour se procurer de l’eau courante à la surface du sol dans les oasis du Gourara, du Touat et du Tidikelt est assez curieux pour que nous en donnions rapidement une description ici. Les oasis sont placées sur des pentes reliant les bas-fonds de grands bassins ou chotts avec des plateaux supérieurs. Ces chotts sont probablement d’anciens lits de lacs ou étangs ayant servi de réceptacles aux dernières eaux diluviennes. Les sables poussés par les vents ont raccordé les berges de ces chotts avec les bas-fonds. Les habitants des oasis ont creusé des puits sur les plateaux supérieurs et ont amené l’eau par des conduits souterrains sur les points de ces pentes placées à un niveau inférieur à celui de l’eau des puits des plateaux, et ont ainsi obtenu de véritables ruisseaux.

Ordinairement on creuse sept à huit puits sur le plateau, à côté les uns des autres, et on les relie ensemble au moyen de conduits souterrains. Chacun de ces puits devient une source. Il faut ensuite amener le débit total sur les pentes de la berge. Pour cela, on creuse de dix en dix mètres et suivant la ligne de la plus grande pente un puisard servant de regard, dont on relie le fond avec celui du précédent par un conduit souterrain pour les eaux. La profondeur des puisards diminue à mesure que l’on descend vers le chott, jusqu’à ce que l’eau arrive ainsi au niveau du sol où des rigoles vont la distribuer aux palmiers.

Tout un système pareil porte le nom de Feggara.

Il n’est pas rare de voir une Feggara compter jusqu’à cent vingt et cent cinquante puits. À Timimoun leur moyenne compte trente-cinq à quarante puits. Dans l’Aouguerout, elle est de soixante-dix environ. Si l’on compte pour l’Aouguerout, que ce petit groupe d’oasis possède à lui seul une soixantaine de Feggara, on verra que les puits creusés se dénombrent par milliers.

Ce nom de Feggara a donné lieu à une légère erreur de traduction dans l’excellent ouvrage de M. le général Daumas, le Voyage au pays des nègres. L’auteur raconte qu’arrivés à l’Aouguerout les gens de la caravane du Soudan allèrent boire à Aïn-El-Fankkara ou Fekkara, la fontaine des pauvres. Il nous a été facile de nous convaincre sur les lieux qu’il n’y a pas de fontaine des pauvres et que la caravane du Soudan a dû boire comme nous à la source d’une Feggara, au point où l’eau arrive à couler à ciel ouvert et que l’on nomme Aïn-El-Feggara.


XI

Une djemâa. — Dessin de M. de Lajolais.

Notre séjour à Ouargla dura une quinzaine de jours, qui s’écoulèrent rapidement au milieu d’occupations et d’études variées, malgré les inconvénients d’une installation de bivac sous un ciel embrasé et humide tout à la fois. Le bas-fond dans lequel est situé Ouargla est un de ces immenses lits de rivière comme on en rencontre tant dans le Sahara et qui sont dus probablement a des mouvements d’eaux diluviennes. La largeur de l’Oued-Ouargla est de trois à quatre lieues ; des dunes de sable recouvrent en grande partie le bas-fond. Çà et là se trouvent d’immenses lits de daya à fonds salins et constamment humides ; l’air est toujours imprégné de vapeurs. Des nuées de moustiques voltigent de tous côtés et martyrisent surtout les étrangers ; le drinn et le bois, communs dans l’oued, font totalement défaut jusqu’à une distance de quatre à cinq lieues des palmiers à cause de la consommation journalière des habitants de l’oasis et des caravanes. Nous fûmes obligés d’envoyer nos chameaux sous une garde particulière à six lieues au sud dans la rivière. Tous les quatre jours on amenait ces animaux pour les abreuver, et ils nous apportaient en venant les provisions de bois pour nos cuisines et les fourrages pour nos chevaux.

Le ksar El-Rouissat. — Dessin de M. de Lajolais.

Nous ne tardâmes pas à ressentir les effets du climat meurtrier dans lequel nous vivions. Des fièvres se déclarèrent parmi nos convoyeurs, surtout parmi ceux des tribus campées ordinairement dans les hauts plateaux. Les coups de vent nous amenant des tourbillons de sable furent aussi la cause de nombreuses maladies d’yeux. Il nous fut facile de comprendre combien il serait important qu’un médecin fût toujours attaché à ces petites colonnes dans le sud. Malgré l’imperfection de notre science médicale et l’exiguïté de nos moyens curatifs, les indigènes n’avaient confiance qu’en nous pour leurs maladies. Nous fîmes usage d’une soixantaine de grammes de sulfate de quinine et nous eûmes la consolation de ne perdre aucun homme de la colonne. Quant aux maladies d’yeux, notre procédé invariable, qui du reste fut infaillible, consista dans des cautérisations au moyen d’une dissolution faible de sulfate de cuivre. Ce dernier procédé que nous avons expérimenté dans tous nos voyages dans les sables, est celui qui nous a toujours donné les meilleurs résultats. L’emploi du sulfate de cuivre a été maintes fois comparé dans nos voyages avec celui du nitrate d’argent, du sulfate de zinc et autres caustiques, et nous a toujours semblé mériter la préférence ; nous ne pouvons que le recommander aux futurs voyageurs.

Porte d’entrée du ksar Rouissat. — Dessin de M. de Lajolais.

Nos relations avec les habitants d’Ouargla furent ce que leur accueil nous avait fait pressentir. Chaque jour à l’aurore et au coucher du soleil les musiques des trois quartiers de la ville vinrent à tour de rôle nous rendre les honneurs dus autrefois aux sultans. Une diffa nous fut offerte chaque jour et servit à nourrir les hommes compromis dans les derniers événements et arrêtés dès le lendemain de notre arrivée. Ces arrestations, loin de compromettre nos relations amicales avec les oasis, n’avaient fait que les activer. Les prisonniers étaient les chefs de la résistance opposée à Sid-Lalla ; ils étaient redoutés de leurs compatriotes à cause de leur rôle passé, de leur position de fortune et de leur caractère énergique. Leur arrestation fut difficile, mais porta un coup terrible à l’esprit de désordre. Le jour de notre brusque entrée dans Ouargla, pas un homme n’avait salué Sid-Bou-Beker et son oncle Sid-Lalla. Les faibles hommages des habitants avaient été pour le seul représentant de l’autorité française. Dès le lendemain, alors que le maghzen et nos spahis s’étaient emparés des têtes de partis, les marques de soumission et de repentir étaient incessantes, et la froideur calculée d’autrefois avait fait place à une obséquiosité fatigante. En quelques jours les impôts et les amendes furent versés. Les nouveaux chefs nommés furent investis et reconnus, en un mot la soumission devint complète. Quelques excursions dans les petites oasis faisant partie du district furent le couronnement de la mission politique de notre petite colonne. Chacune de ces oasis fut visitée, de bonnes mais fermes paroles furent adressées aux djemâa ou assemblées de ces villages, qui répondirent par les protestations les plus entières d’obéissance, rejetant tous leurs torts sur les hommes que nous avions faits prisonniers, et dont les oasis avaient subi l’influence. Chacune de ces oasis avait encore ses souvenirs récents de la dernière commotion produite par le chérif Mohamed-Ben-Abdallah. À Rouissat nous visitâmes les ruines de l’ancienne Casbah du chérif ; c’est à Hadjadja que les chefs de la petite cité avaient forcé la djemâa à lui offrir le drapeau de guerre sainte que Si-Bou-Beker enleva le jour de la capture de cet agitateur. En face de Aïn-Ameur, nous retrouvâmes encore les squelettes des animaux tués dans le combat livré au chérif sous les murs de cette oasis ; enfin à N’goussa nous fûmes accueillis avec l’esprit d’orgueil d’une cité qui a résisté aux sommations de l’ennemi et dont l’énergie a été couronnée de succès. Cette dernière excursion mérite une mention particulière.

Le ksar El-Hadjadja. — Dessin de M. de Lajolais.


XII

Des sept oasis qui font partie du district d’Ouargla, N’goussa est la plus importante ; elle est aussi la plus éloignée du chef-lieu, dont la sépare une distance de cinq à six lieues, tandis que les palmiers des autres sont contigus à ceux d’Ouargla. N’goussa était autrefois comme Ouargla un royaume, et si notre mémoire ne nous fait pas défaut, le nom du royaume de Négusse eut jadis, même en Europe, une celébrité dont Yvetot pourrait se montrer jaloux. Quoi qu’il en soit, cette cité a eu l’honneur d’imposer plusieurs fois ses souverains à Ouargla. La dynastie des rois de N’goussa avait des droit héréditaires. Le domaine de la couronne se composait de douze jardins, de douze mille palmiers et d’un palais encore occupé par l’ancienne famille régnante. Cette famille est celle des Babia. Elle est de race nègre pur sang, comme tous les habitants de N’goussa. Les priviléges de la couronne n’étaient point autrefois une fiction. Chaque fois que le Babia régnant montait à cheval et dépassait la ligne des palmiers, il avait droit à une redevance assez considérable pour ses frais d’excursion ; quand il paraissait en public il avait sa garde d’honneur et sa musique. Tout change ici-bas ; un beau jour le souverain, un Babia, je ne sais quel numéro, se réveilla simple caïd de par l’autorité française et apprit que son royaume était englobé dans l’aghalik d’Ouargla. Mais peu lui importait, il restait le premier de l’oasis, et chez les Arabes le premier est toujours sultan.

Prisonniers (chefs arabes et nègres) dans le bordj du caïd de Ouargla. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

Le caïd actuel Bahous-Ben-Babia nous a paru fort peu soucieux de la couronne de ses ancêtres et très-jaloux de son titre de caïd. Il jouit d’un embonpoint remarquable qui semble témoigner du calme de ses passions et de sa conscience.

Marabout de Sidna-Noé, à N’goussa. — Dessin de M. de Lajolais.

Lors de notre visite, il vint au-devant de nous avec sa musique et ses sujets en armes. Nous fûmes régalés de tous les exercices pédestres de sa population noire. Tambourins et musettes étaient infatigables. Pendant près d’une lieue les fantasias à pied et les danses ne discontinuèrent pas. À notre arrivée près des portes de la ville les you-you glapissants des femmes accourues en foule sur les terrasses occasionnèrent un accès frénétique chez les danseurs et les hommes de poudre. Ce fut une immense clameur de tambours, de cris, de musique, de détonations. Bahous-Ben-Babia était rayonnant. Quant à notre jeune bach agha, Sid-Bou-Beker, il y avait dans ses traits une expression indéfinissable. Affectant un calme plein de dignité, on sentait bouillonner son impassibilité. Monté sur un de ces magnifiques coursiers du sud dont les grandes familles seules ont conservé la race pure, son regard calme et souriant planait autour de lui, pendant que son cheval se cabrait furieux, mais maintenu par un poignet de fer.

Notre entrée dans la ville se fit solennellement.

Après avoir parcouru une assez longue rue à arcades transversales, que appelâmes rue de Rivoli, nous arrivâmes au château des Souverains. Bahous-Ben-Babia nous fit les honneurs de son palais avec une courtoisie muette pleine de charmes, veillant à tout quoique ne disant rien.

Place du ksar Aïn-Ameur. — Dessin de M. de Lajolais.

Une diffa copieuse nous attendait. Les Arabes jeûnaient à cause du rhamadan. Nous n’avions pas les mêmes raisons d’abstention et notre route matinale nous avait affamés ; aussi fîmes-nous les plus grands honneurs au repas de notre amphitryon. Parmi les galanteries dont nous fûmes l’objet, je ne veux pas oublier celle de l’offre d’une véritable bouteille de bordeaux ; rien qu’une, il est vrai, retrouvée au fond des archives du garde-meuble dans une peau de bouc ayant servi à contenir du beurre rance. Cependant le contenu de la bouteille ne se ressentait nullement du mode particulier de mise en cave. Nous étions huit Européens, tous militaires ou artistes qui n’aiment guère à boire dans des dés à coudre, surtout au pays de la soif : une bouteille pour huit, c’était modeste ; mais outre que nous n’aurions jamais osé compter sur une pareille aubaine à N’goussa, nous eûmes la consolation de nous donner de cette exiguïté une explication sinon vraie, du moins saine au point de vue historique, et à laquelle nous étions loin de nous attendre. Après le déjeuner, pendant que toute notre escorte musulmane se livrait aux douceurs de la sieste, nous allâmes parcourir les jardins et nous fîmes une trouvaille inespérée, une koubba délicieuse, dans une position charmante, et dédiee à Sidna-Noé, notre seigneur Noé. Ce respect des ancêtres nous émerveilla ; le bordeaux aidant, nous nous rappelâmes que Sidna-Noé planta le premier la vigne, et but de son vin, qu’il en but même trop certain jour, ce qui aurait pu nous arriver si le cellier du caïd nous l’avait permis : de là une explication plausible de la parcimonie de Bahous-Ben-Babia, dont nous nous fîmes part, à notre commune satisfaction.


XIII

Bab-El-Sultan, à N’goussa. — Dessin de M. de Lajolais.

Nous n’avons rien dit encore des mœurs et coutumes des habitants d’Ouargla, et si nous avons réservé jusqu’ici nos appréciations, c’est pour suivre les règles de l’ordre chronologique. Ce travail est dû à des notes prises journellement sur les lieux, et nous avions attendu dans ces notes d’avoir bien vu et bien étudié pour nous prononcer en connaissance de cause.

La population d’Ouargla provient d’origines diverses. On peut distinguer quatre races distinctes : les Arabes, les Mozabites, les Aratins et les nègres.

Les Arabes sont de la même race que les nomades qui dépendent de l’oasis. Ils sont généralement peu fortunés.

Bahous-Ben-Babia, caïd de N’goussa. — Dessin de M. de Lajolais.

Les Mozabites sont des réfugiés du M’zab venus depuis des siècles s’installer à Ouargla pour y commercer. Ils sont pour la plupart riches. Ils n’habitent que dans deux quartiers de la ville, chez les Beni-Sissin et Beni-Ouaggin. Leur absence totale du quartier des Beni-Brahim tient à un événement terrible que les annales font remonter à 1652. Autrefois les Mozabites habitaient dans les trois quartiers. Devenus très-riches, ils étalaient un luxe insolent et des prétentions aristocratiques basées sur leurs richesses. Fort intrigants par leur nature, ils étaient mêlés aux questions politiques. Un complot fut formé pour punir leur conduite ; le motif avoué de la conspiration était leur dissidence religieuse. On sait que les habitants du M’zab sont aux vrais mahométans ce que les protestants sont aux catholiques apostoliques romains. Une Saint-Barthélemy fut décrétée d’un commun accord. La nuit fixée pour la terrible sentence, les Beni-Brahim se levèrent comme un seul homme et massacrèrent tous les Mozabites de leur quartier jusqu’au dernier. Les Beni-Sissin et Beni-Ouaggin hésitèrent d’abord, puis s’abstinrent. Depuis cette époque pas un originaire du M’zab n’a habité chez les Beni-Brahim.

Les Aratins sont une race à part ; ils sont les autochtones autrefois dépouillés par l’invasion musulmane et assujettis à la glèbe à titre de fermiers. On les retrouve surtout dans les oasis centrales de l’Algérie ; leur histoire est encore à faire. Quant à leur origine autochtone, nos convictions, que nous ne pourrions développer ici à cause des longueurs que cela exigerait, sont bien arrêtées. Nous avons déjà formulé cette opinion dans un travail officiel, non livré à la publicité. Les signes caractéristiques de leur race sont distincts, et leurs mœurs témoignent d’une sujétion bien définie à un peuple conquérant, dans des conditions différentes de l’esclavage et tenant à un pacte entre vaincus et vainqueurs. Les Aratins sont noirs, mais d’un noir bleu particulier qui n’est pas celui du Soudanien importé.

Enfin, les nègres sont d’origine soudanienne ; ils proviennent de l’importation par la traite terrestre. La traite par caravane n’amène que des femmes et des enfants. La condition de la femme en Nigritie n’est pas des plus fortunées, et le changement que lui apporte l’esclavage est par suite bien minime. Quant aux enfants ils prennent vite les habitudes de leur position nouvelle, et d’ailleurs chez les musulmans, l’esclavage est loin d’avoir les rigueurs que nous lui supposons. L’esclave est un serviteur aimé et choyé, il est de la famille, on le traité avec égard, et pour un exemple de dureté d’un maître envers un esclave il y a mille exemples d’ingratitude de ces derniers envers leurs propriétaires. Les nègres d’Ouargla connaissent bien nos lois qui les affranchissent, et pas un ne demande à en profiter. Que feraient ils de leur liberté dans un pays où il faut s’ingénier pour travailler et vivre ? ils en seraient embarrassés, ils préfèrent rester ce qu’ils sont, ayant ici-bas une famille qui est pour ainsi dire la leur et ne les abandonne jamais.

Telles sont les quatre races principales que nous trouvons à Ouargla, en dépit des mélanges qui ont un peu confondu et les traits et la couleur.

Petite place du quartier nègre, à Ouargla. — Dessin de M. de Lajolais.

Tout le monde vit des produits du sol et des échanges que ces derniers procurent. Quelques Mozabites font bien un peu de commerce, mais point de ce trafic cherché par nos commerçants et consistant en denrées de l’intérieur de l’Afrique. Leur négoce consiste en achat et vente de laines, céréales, dattes, épices, cotonnades. C’est le M’zab qui fournit les importations coloniales et celles du Tell algérien ; ce sont les caravanes des hauts plateaux qui emportent l’excédant des produits des jardins, en échange de céréales, beurre et viande sur pied.

L’habitant d’Ouargla n’a qu’une occupation, celle de ses jardins. S’il est riche, il surveille ses nègres ou ses fermiers aratins ; s’il est pauvre, il cultive lui-même son terrain. Le gros travail des jardins est l’arrosage. Les canaux des puits artésiens rendent la besogne facile. Près des rigoles conductrices de l’eau, on sème un peu de blé, quelques légumes, carottes, navets, pastèques et melons.

V. Colomieu.

(La fin à la prochaine livraison.)




VOYAGE DANS LE SAHARA ALGÉRIEN,

DE GÉRYVILLE À OUARGLA.


PAR M. LE COMMANDANT V. COLOMIEU[8].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XIII (Suite.)

Quelques indigènes font du vin de palmier. Le procédé consiste à enlever, au sommet d’un palmier mâle, le chou, c’est-à-dire le cœur qui tend à faire grandir l’arbre. On opère une véritable décapitation. Tout autour de la section horizontale ainsi obtenue, on fait, avec de la glaise, un bourrelet ayant une gouttière par où la séve qui arrive sous forme liquide est déversée dans un vase suspendu à côté. Un palmier peut donner ainsi, chaque jour, plusieurs litres de vin. Au moment où cette liqueur est recueillie, elle est blanchâtre et ressemble à du lait étendu d’eau ; le goût est analogue à celui de l’orgeat. Quelques heures suffisent, quand il fait chaud, pour amener la fermentation, et donner alors un liquide aigrelet possédant de grandes qualités alcooliques et produisant l’ivresse. Les indigènes fabriquent aussi du miel de dattes ; le procédé consiste à placer des dattes fraîches et molles dans un panier, d’où découle naturellement une liqueur visqueuse qui à tout à fait l’apparence et le goût du miel des abeilles.

Les hommes seuls sont admis au travail des palmiers et des jardins. Les femmes sont chargées des soins intérieurs et du tissage des étoffes. Les caravanes qui viennent acheter les dattes emportent peu d’argent monnayé, mais des denrées d’échange, céréales et laines ; ces laines sont ouvragées par les femmes, qui non-seulement fournissent ainsi aux vêtements de la famille, mais produisent encore des vêtements pour la vente, que les caravanistes achètent et exportent. Le M’zab commerce aussi sur ces tissus, qui consistent en burnous, habayas, charchias, haïks. Quelques Mozabites sont tanneurs et apprêtent les peaux de mouton que leur vendent les nomades ; ils fabriquent aussi des sandales, des dessus de selle, des cartouchières, des bottes arabes, des souliers, etc. En résumé, les occupations de la majorité des habitants consistent en travaux de culture qui sont peu de chose et laissent de grands loisirs à une population que le climat dispose déjà à la paresse. Aussi le farniente est-il l’état normal de la cité, surtout pendant l’été et pendant le rhamadan. À l’époque de notre voyage, commençait la floraison des dattiers ; le seul travail agricole consistait dans l’arrosage, c’est-à-dire la distribution de l’eau des rigoles intarissables et la fécondation artificielle des arbres. Le repos le plus absolu semblait planer sur l’oasis. Pendant le jour, les couloirs sinueux de chacune des portes de la ville, couloirs pleins de recoins munis de larges bancs de pierre, étaient garnis d’oisifs et de dormeurs, qui venaient chercher là une obscurité précieuse et un faible courant d’air. Dans les fourrés des jardins, à l’ombre des koubbas, sur les revers des dunes abritées du soleil, nègres et aratins faisaient une sieste continuelle, oubliant ainsi les tiraillements du jeûne ; les femmes dormaient dans les maisons, dont toutes les portes restaient closes pendant la chaleur.

Prière du soir ou du maghreb. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

Dans notre camp, l’immobilité était presque complète ; on y respirait le sommeil. Tout notre monde ne se réveillait qu’à la tombée du soleil. En ce moment les feux s’allumaient et les impatiences commençaient ; chacun attendait le signal du muezzin de la colonne, dont l’appel à la prière du soir, prière du maghreb, indiquait la fin du jeûne de la journée. À sa voix, les affamés, les altérés, les fumeurs se hâtaient de prendre qui sa gorgée, qui sa bouffée, comme premier acte de la liberté de satisfaire ses appétits. Les hommes graves et jaloux de leur dignité reportaient leur pensée vers le Dieu de l’islam, et avant de rompre le jeûne s’inclinaient avec une fière ostentation pour la prière. Après le premier repas du soir, nous arrivaient de nombreux visiteurs d’Ouargla ; les groupes de fumeurs se formaient en divers points ; les joueurs de flûte attiraient les chanteurs, et bien souvent les danses s’organisaient ; les Vestris de renom étaient recherchés, on les accueillait avec enthousiasme, on les poussait au centre des groupes en leur mettant un sabre à la main, et pendant qu’ils trépignaient un pas à la fois guerrier et lascif, on les excitait en chantant et battant des mains en cadence. La nuit se passait ainsi en jeux, en fêtes et en visites. À Ouargla et dans les oasis de l’Afrique centrale, l’habitude de faire de la nuit le jour, et inversement, n’est point seulement particulière à l’époque du rhamadan, mais à toute la saison de l’été. Pendant les grosses chaleurs, tout dort le jour, et ce n’est que le soir que le mouvement se fait. On va courir alors les jardins pour voir l’arrosage et humer le frais ; les femmes sont de la partie, les groupes voisins se rejoignent et des cris joyeux volent dans les airs de tous côtés. Les ris et les danses se prolongent assez avant dans la nuit ; puis tout ce monde se dispose à aller dormir au frais, les riches et leurs femmes sur leurs terrasses, les nègres et aratins sur le sable dans les jardins, à portée de leurs travaux. Le calme règne alors jusqu’à l’appel matinal du muezzin : les hommes profitent de la fraîcheur matinale pour vaquer à leurs affaires, pendant que les femmes ont repris leurs travaux de tissage et que le déjeuner se prépare. Après le repas du matin, chacun va chercher le coin le plus frais pour la sieste ou mguiil[9].

Les habitants d’Ouargla sont généralement bons, hospitaliers, probes, très-dévots, au moins ostensiblement, et, avec cela, très-amis des plaisirs sensuels. Il y règne une plus grande facilité de mœurs que dans le nord de nos possessions algériennes : ce qu’il faut attribuer à l’oisiveté de la population en général, à la condition et à l’éducation misérable des femmes, et enfin aux agréments des jardins qui invitent aux promenades.

Les femmes des riches ne sortent que rarement et toujours accompagnées de leurs négresses et voilées de noir, ou des femmes de leurs aratins. Elles se tiennent le plus souvent sur leurs terrasses et vaquent aux soins de leur intérieur ; aussi le reproche de légèreté s’applique-t-il rarement à elles : il s’adresse aux malheureuses femmes d’aratins, surtout aux veuves et orphelines, et enfin aux négresses. Misère et malheur sont de mauvais conseillers en tous pays.

La nourriture des habitants consiste surtout dans les dattes et le lait. Chaque famille possède quelques chèvres ; les caravanes apportent de l’orge en échange des dattes, et cela permet de faire quelquefois du couscous et de la galette. Les jardins donnent quelques légumes, surtout des carottes, navets et oignons ; il est à regretter que les habitants ne sèment pas de riz dans les rigoles qui sillonnent les jardins : ce serait pour eux une ressource précieuse que nous leur avons fait connaître.


XIV

Quinze jours après notre arrivée à Ouargla, la mission politique de notre colonne était accomplie, l’impôt était versé et les hommes de désordre en notre pouvoir. Les maladies commençaient à sévir parmi nos gens. Le départ fut fixé au 28 mars, dans le but d’arriver à Metlili la veille de la fin du rhamadan et de passer la fête dans cette oasis.

La veille du départ, pendant que les derniers préparatifs se faisaient, le bach-agha Si-Bou-Beker, voulant donner à M. Couverchel, chargé par le gouvernement de faire un tableau de la prise du chérif, une idée assez exacte de son beau fait d’armes, fut autorisé à aller, avec le goum et quatre cents fantassins, opérer dans les hautes dunes, situées à une lieue du camp, un simulacre de la lutte qu’il avait eu à soutenir. Je ne raconterai qu’un épisode assez original de cette petite guerre. Pour être entièrement dans le vrai, le jeune bach-agha costuma un bon diable de sa suite chargé de représenter le chérif, et lui donna les instructions voulues pour la résistance factice qu’il devait opposer ; on l’entoura, comme l’était le chérif, de nègres, de Touaregs, etc. Tout étant disposé, l’attaque eut lieu. Le groupe du chérif fut poursuivi, cerné, et on se jeta sur le chef pour le faire prisonnier. Fidèle à la consigne donnée, le chérif fictif fit semblant de résister ; en un clin d’œil on le saisit, on le terrassa, et alors, pour de bon, chacun le gratifia d’un vrai coup de poing, de bourrades, de coups de plat de sabre, au milieu d’éclats de rire fous. En vain le malheureux se débattait contre l’avalanche, criant : « Assez ! assez ! » les coups pleuvaient toujours et les rires continuaient, jusqu’à ce qu’à la fin il se mit à hurler qu’il n’était pas le chérif et qu’il demandait grâce. On le laissa, il était moulu. Il jura qu’on ne l’y reprendrait plus, mais s’arrêta au milieu de son serment en se voyant mettre dans la main une poignée de douros par M. Couverchel.

Touareg en tenue de combat. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

Le 28 mars, le départ eut lieu dès la pointe du jour. Suivant l’habitude prise en quittant les points où il y avait de l’eau, la cavalerie se mit en marche à dix heures, après avoir abreuvé ses chevaux. Les guides reçurent l’ordre de nous conduire de manière à aller couper l’Oued Metlili plus en avant, afin de trouver des campements nouveaux, où le drinn et le bois seraient par suite plus abondants.

Le ksar el Madhy. — Dessin de M. de Lajolais.

Nous ne ferons pas l’itinéraire de ce retour ; nous n’en raconterons que les faits saillants. Par Suite de l’insolation et des fatigues de la route, plusieurs hommes furent pris du délire et nous maintinrent en éveil pendant les nuits de bivac par leurs cris furieux.

Le ksar Raçoul. — Dessin de M. de Lajolais.

Le 30, après avoir forcé notre marche, notre bivac fut installé à six lieues de Metlili seulement. Pendant les trois jours précédents, la chaleur avait été inouïe, et des coups de siroco avaient desséché une grande partie de nos outres. Lorsque le camp fut installé, l’eau manquait à tout le monde ; il fut nécessaire de faire usage de nos réserves, et de rationner hommes et chevaux. Des précautions militaires furent prises pour empêcher le pillage de l’eau par les convoyeurs altérés, mais nos efforts furent vains pour garder les peaux de bouc ; heureusement nos barils nous sauvèrent d’un désastre. Les peaux de bouc de la réserve, qui conservaient un peu d’eau, furent enlevées en un clin d’œil ; on se les disputait, on se les arrachait malgré nos efforts. Nos barils trop lourds pour être enlevés aisément, purent être défendus. La répartition se fit ensuite avec calme, et chaque homme put boire. Les chevaux n’eurent chacun que quinze litres d’eau, ce qui était loin d’être suffisant, mais leur permettait d’attendre au lendemain matin.

Le 31, le départ du goum eut lieu à deux heures du matin, et à sept heures tous nos chevaux étaient abreuvés aux premiers puits de Metlili.

La tour et l’intérieur des murailles du ksar Raçoul. — Dessin de M. de Lajolais.

Ces quatre jours nous avaient horriblement fatigués ; nous avions près de soixante malades dans la colonne ; il nous était mort près de quarante chameaux en route et des meilleurs. Cette mortalité devait être attribuée, d’après nos Arabes, aux eaux d’Ouargla. Outre cette perte, deux cents chameaux étaient restés en arrière. L’influence de la maladie nous poursuivait. Cette influence, aggravée par le jeûne, par le soleil et par notre marche de quatre jours, menaçait de nous encombrer davantage de malades et de nous enlever encore nombre de chameaux. Aussi, un repos de quatre jours pleins à Metlili fut-il résolu.

Avec quel bonheur nous retrouvâmes nos ombrages frais et l’eau de notre premier séjour ! Là nous attendait la cessation du jeûne, ce martyre qui tuait nos malheureux chameliers. Nos animaux de transport devaient trouver à s’abreuver dans des eaux salubres et à pâturer dans des vallées abondantes en drinn ; nos malades étaient enlevés à ce climat malsain des chotts d’Ouargla, à ces milliers de moustiques qui les tracassaient, et à cette préoccupation résultant de leur éloignement de leur tribu. La route de Metlili à Géryville est souvent sillonnée par des voyageurs du M’zab ; elle est sûre ; les gens de Metlili sont connus dans nos tribus, chacun y possède un ami ; bref, nos gens n’étaient pas dépaysés. Aussi, dès le jour de notre arrivée, les fatigues paraissaient-elles oubliées, il semblait que nous étions arrivés à la terre promise. On se prépara à célébrer le lendemain la fête de l’Aïd-el-Seghir, la fin du rhamadan, et la nuit se passa gaiement dans cette attente.

Chambâa en prière. — Dessin de M. Alfred Couverchel.

Dès le lever de l’aurore, nos cavaliers étaient revêtus de leurs plus beaux vêtements, leurs chevaux étaient richement caparaçonnés ; chacun allait voir ses amis pour leur souhaiter une aïd-mebrouk, une heureuse fête. Bientôt arrivèrent les gens de l’oasis en habits de gala et armés, avec leurs marabouts à leur tête, leurs étendards, leur musique. Après les compliments, les félicitations mutuelles, à un signal donné tout le monde était à cheval et se rangeait pour la fantasia sous les murs de l’oasis et dans le lit de la rivière, afin que les femmes et les enfants pussent jouir de la vue de dessus les terrasses.

Je ne vous décrirai pas la fantasia, quoique du reste elle fût brillante. Nos cavaliers firent, comme d’ordinaire, une foule de charges à fond par petits groupes, en tirant de nombreux coups de fusil au moment où ils passaient en vue des femmes qui les accueillaient par leurs cris de joie.

Le reste de la journée se passa en promenades dans les jardins, visites aux koubbas voisines ; femmes et enfants avaient mis leurs plus fins haïks, tous les colliers et bracelets de leurs cassettes. Le soir, des offrandes religieuses, composées de couscous et de viande, furent faites à la mosquée pour les pauvres ; une diffa nous fut apportée, composée de couscous, moutons rôtis, dattes et gâteaux de miel ; nos prisonniers ne furent pas oubliés.

Après le repas du soir, les joueurs de flûte et de hautbois se mirent à l’œuvre, accompagnant les chanteurs en réputation de la colonne. Leur rhythme, plaintif et monotone fut bientôt interrompu par une musique infernale qui s’avançait vers notre camp. C’étaient les nègres et négresses de l’oasis qui venaient en grande pompe nous gratifier du spectacle de leurs danses. Leur orchestre se composait de tambourins et de grosses castagnettes en fer, dont l’horrible tapage suivait en mesure une psalmodie bizarre chantée par tout leur groupe. C’était un concert étrange ; chanteurs et orchestre dansaient en marchant. Les hommes, vêtus les uns de burnous blancs, les autres de haïks ou de habayas de couleur ; les femmes habillées de sayes bleues et de foulards rouges, s’escrimaient à qui mieux mieux. Les plus agiles bondissaient en faisant des contorsions et poussant des cris rauques. En voyant tous ces corps à tête noire s’agiter ainsi, on eût dit un ballet de damnés.

Le saut de l’Arouï. — Dessin de M. de Lajolais.

Après avoir visité successivement les tentes des principaux personnages pour y recueillir quelques douros, le groupe noir s’installa au milieu du camp, près d’un grand feu destiné à éclairer la scène. De nombreux spectateurs accourus vinrent former le cercle, au centre duquel les danses continuèrent jusque vers le milieu de la nuit, sans interruption. Les femmes surtout étaient infatigables. Parmi ces dernières, se trouvaient deux jeunes filles, jolies pour des négresses, et dont le manége de coquetterie nous amusa beaucoup. Excitées par les applaudissements et les encouragements qui se traduisaient presque toujours en libéralités, elles se livraient pour ainsi dire un assaut chorégraphique où les contorsions les plus hardies, les poses les plus voluptueuses succédaient aux plus fringantes minauderies, aux plus agaçantes chatteries. Habitués que nous étions à voir des nègres, nous trouvions de la beauté dans ces figures jeunes, à traits réguliers, qui montraient dans un sourire une rangée de perles, et dont les grands yeux blancs s’animaient d’éclairs, pendant que leurs corps souples et élégants se tordaient frémissants, comme dans un délire. Nos Arabes admiraient avec passion, nos jeunes peintres trouvaient que c’était… nature. Nos savants philosophaient sur la nature de la femme. Bref, cette journée de fête avait jeté dans le camp une animation qui contrastait avec la tristesse et les fatigues du voyage, et le lendemain nous retrouva tout joyeux encore de la veille.

Pendant les trois jours qui nous restaient à passer à Metlili, nous reçûmes la visite des djemâas du M’zab, qui avaient quelques menus litiges pendants avec les chambâas de Metlili et les gens de l’oasis, et qui profitèrent de l’occasion de notre présence pour régler tous les différends. Ces djemâas nous invitèrent à aller les visiter, ce que nous regrettâmes de ne pouvoir faire ; mais nous avions hâte de rentrer à Géryville.

Les chameaux fatigués que nous avions laissés en route, depuis Ouargla, étaient rentrés le lendemain de notre arrivée : nous les fîmes partir d’avance à petites journées. Ceux que nous avions laissés à Metlili à notre premier passage s’étaient remis de leurs fatigues ; aussi étions-nous en mesure pour nos transports d’eau.

Vue du ksar Brézina[10]. — Dessin de M. de Lajolais.

Notre départ eut lieu le 5 avril ; la route prescrite était celle de l’aller. Nous n’eûmes d’autre épisode remarquable qu’un furieux orage, le 6 avril, qui couvrit le sol de grêlons et nous permit de boire à la glace ce jour-là.

Depuis notre premier passage, quelques pluies étaient tombées ; l’Oued-Maïguen avait reverdi : aussi nos animaux purent-ils bien se repaître.

Après cinq jours de marche, nous arrivâmes au ksar d’El-Maia, petite oasis qui se trouve à quelques lieues à l’est de Tadjerouna, et sur laquelle nous nous dirigeâmes le dernier jour de notre marche, en suivant pour cela l’Oued-Maïguen.

Nous séjournâmes deux jours à El-Maia, comblés d’attentions par le caïd de Tadjerouna, qui nous apporta, entre autres choses, du pain et du vin de Laghouat. Il y avait un grand mois que nous ne mangions que du biscuit ; aussi le pain fut-il accueilli comme une précieuse friandise, et celui qui nous l’apportait avec des bénédictions.

À El-Maia, où nous ne restâmes que deux jours, le goum fut licencié, et nous ne gardâmes de nos transports que le strict nécessaire pour arriver à Géryville. Nous arrivions dans le pays des Djadje-Elma, c’est-à-dire des poules d’eau : c’est le nom que les Sahariens donnent au petit désert dans leurs plaisanteries. Nos tonnelets ne devaient plus nous servir, non plus que nos peaux de bouc.

Nos savants et nos artistes partirent le 12 avril pour Birizina, avec Si-Bou-Beker, qui tenait à leur montrer son pays et leur faire les honneurs de sa maison, pendant que les spahis et les prisonniers rentraient à Géryville par la route de la rivière du Sel, et y arrivaient le 15, après cinquante jours d’absence.

V. Colomieu.


  1. Les auteurs des dessins sont MM. Alfred Couverchel et de Lajolais, qui tous deux ont fait le voyage de Géryville à Ouargla avec l’expédition (voy. p. 166).
  2. Ksar signifie : ville fortifiée ; ksour au pluriel. Les oasis sont généralement entourées de murs. Ces places fortes servent de magasins d’entrepôt pour les tribus nomades qui y mettent leurs grains et leurs richesses à l’abri quand elles vont au loin chercher des pâturages pour leurs troupeaux.
  3. Interné actuellement à Bône, sur la propriété du gouverneur général de l’Algérie.
  4. Cette assertion, bien que fréquemment reproduite par les conteurs arabes, ne saurait être acceptée d’une manière sérieuse. En tout cas, elle donnerait l’occasion de répéter, avec le poëte, que

    Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

  5. Daya signifie : mare, bas-fond sans issue pour les eaux. La plupart des dayas n’ont jamais d’eau ; quelques-unes en ont cependant lors des grosses pluies, et offrent alors une ressource précieuse aux nomades et aux voyageurs.
  6. Argoub-Sbah signifie : colline du lion.
  7. Suite. — Voy. page 161.
  8. Suite et fin. — Voy. pages 161 et 177.
  9. MM. de Lajolais et Couverchel, qui ont passé toutes les journées à fouiller le ksar, pénétrant partout, devinant tout, même ces intérieurs jusqu’ici impénétrables, ont rencontré l’accueil le plus sympathique et le plus désintéressé. Ils m’ont répété plusieurs fois depuis que c’est à Ouargla qu’ils ont trouvé le plus de facilités pour leurs travaux et de bienveillance dans la population. Plusieurs Ouargliens leur ont même demandé leur portrait.
  10. M. Couverchel n’a pas suivi, pendant les dernières journées, la même route que le convoi, ce qui explique comment les sites figurés aux pages 196 et 198 ne sont l’objet d’aucune mention dans le récit. Voy. la carte, p. 163.