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Voyage dans le Soudan occidental/02

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Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 17 (p. 17-32).
Deuxième livraison

Chute de Gouïna (Sénégal) pendant les hautes eaux. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.


VOYAGE DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL
(SENÉGAMBIE — NIGER),


PAR M. MAGE, LIEUTENANT DE VAISSEAU[1].


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Départ de Gouïna. — Navigation entre Gouïna et Bafoulabé. — Mode de voyage par terre. — Chasse à l’hippopotame. — Marigot, limite du Khasso. — Marigot de Kétiou. — Un caïman depuis Gouïna. — Arrivée à Bafoulabé. — Journée pénible. — Sidy et Yssa à la découverte.

Le 1er décembre je quittai la chute de Gouïna, non sans serrer une dernière fois les mains des seuls Européens que nous dussions voir de bien longtemps.

À partir de ce moment nous étions face à face avec l’inconnu et le désert, car depuis Banganoura jusqu’à. une journée au delà de Bafoulabé, je savais ne pas devoir trouver d’habitants.

Désormais nous étions seuls, car si dévoués que fussent les dix noirs de l’expédition, il ne pouvait y avoir entre eux et nous aucune communion d’idées, aucune intimité réelle. À nous donc, et nous seuls, de nous protéger, de nous soutenir dans nos faiblesses, de nous encourager dans nos moments pénibles, de nous soigner dans nos maladies.

Le 2 décembre, j’embarquai une partie de mes vivres dans le canot, et particulièrement de magnifiques giraumons que les noirs de Tamba-Coumba-Fara étaient venus me vendre pour un peu de poudre, et, pendant que M. Quintin, aidé de Samba-Yoro et de cinq hommes, se frayait avec les animaux une route par l’intérieur, je cherchai avec les quatre autres, à remonter par eau jusqu’au grand barrage reconnu depuis l’avant-veille. Rappelons, en quelques mots, la composition de la caravane au moment de ce départ : Deux officiers, dix hommes travaillant, deux mules, trois chevaux, quatorze ânes, cinq bœufs, dont un porteur. Quand quatre hommes étaient dans le canot, il en restait six pour conduire tous ces animaux. Alors nous attachions les mules et les chevaux en file ; un homme était mis aux bœufs, et les trois ou quatre restant « conduisaient quatorze ânes. On conçoit qu’ils n’avaient pas de temps à perdre pour retenir les charges qui tombaient encore de temps à autre, surtout au passage de marigots à peine desséchés. Combien de fois, dans ces occasions, ne fûmes-nous pas obligés de mettre pied à terre pour aider au rechargement des bagages ! Mais ce n’était pas tout : il n’y avait pas de sentier à travers ces herbes, hautes de dix à douze pieds ; il fallait se frayer un chemin. On tombait quelquefois dans des fourrés de mimosas épineux, dont on ne sortait qu’au prix de quelques lambeaux de vêtements ou de peau. On conçoit que la marche ne pouvait être rapide ; les tours et détours prenaient du temps. Souvent, en face d’une ravine, on était obligé de revenir sur ses pas pour aller tourner par l’intérieur ; puis, on revenait au fleuve, et, après l’avoir suivi quelques instants, il fallait recommencer le même exercice.

Nous avions campé le 1er décembre, sur la berge de la rive gauche, en allumant de grands feux pour éloigner les bêtes féroces de l’intérieur et les hippopotames, dont le grognement sourd nous avait bercés toute la nuit. Ces monstrueux amphibies, troublés pour la première fois, depuis bien des années, dans les eaux où ils régnaient en maîtres, aiguillonnés maintenant par nos cris, nos avirons, par les décharges de nos carabines et blessés quelquefois, semblaient nous suivre à la piste. Nous campions d’ordinaire sur les plages de sable fin, qui leur servent aussi généralement de débarcadère quand ils vont la nuit au pâturage. Mais la même raison qui attirait leur troupe près de ces pacages nous les faisait choisir afin d’y trouver l’herbe nécessaire aux nombreux animaux de la caravane. Aussi, lorsque, conduits par l’habitude et par l’instinct, ils venaient pour atterrir, ils se trouvaient en face de nos feux, et leurs sourds grognements s’élevant des profondeurs du fleuve témoignaient de leur fureur de propriétaires évincés. Puis leurs têtes apparaissaient et respiraient bruyamment en soufflant de l’eau. Ces bruits, dans le calme de la nuit, mêlés aux cris lointains de l’hyène, à la voix imposante du lion, et aux mille soupirs d’une nature qui a bien sa grandeur, ne nous empêchaient pas de reposer. Et cependant, il faut bien le dire, l’inquiétude me travaillait. Bien qu’à vraiment parler les noirs n’eussent pas encore subi de privations, le changement de vie, l’énormité du travail que je leur imposais, semblaient les aigrir davantage, et, dans leurs rapports entre eux, je constatais chaque jour des symptômes alarmants. Aussi, sous le poids de ma responsabilité, je passai plus d’une nuit d’insomnie ; par la suite, mon sommeil devint léger, et bien qu’entre mon compagnon et moi il y eût peu d’expansion alors, j’observais avec bonheur qu’en dépit de son calme il ne négligeait aucune des précautions indispensables pour une pareille vie. C’est ainsi qu’il couchait, comme moi, la main sur son revolver, et que le danger, soit qu’il provînt des hommes, soit qu’il vînt des animaux ou de toute autre cause, l’eût trouvé prêt à lui faire face.

Le 2 décembre, en quittant notre campement, à six heures cinquante et une minutes, notre canot passa entre la berge et une île longue, couverte de baobabs et de palmiers ; le fleuve venait du Sud, et nous marchions avec une vitesse que j’estimai de 5 kilomètres à l’heure. À sept heures quatre minutes, je m’engageai dans un groupe d’îles, où je trouvai le fleuve barré sur toute sa largeur ; il se brisait sur des roches visibles à la surface de l’eau, avec une vitesse de plus de sept milles. Je fis mettre les hommes dans l’eau, et là, traînant péniblement le canot sur des roches glissantes, tombant pour nous relever et retomber encore, nous recommençâmes ce que nous avions déjà fait tant de fois. Dans ces occasions, je le constatai avec bien du plaisir, tant que durait le danger, chacun y apportait un véritable courage, une obéissance passive indispensable, chacun de mes ordres était exécuté à la parole, quelquefois avec un véritable dévouement, car celui sur lequel pesait, par exemple, le canot tout entier, entraîné parfois par la violence du courant ou par suite de la chute d’une partie des hommes, courait danger de la vie, et un faux mouvement pouvait faire chavirer le canot et perdre les vivres, accident bien grave dans un pays où on ne peut les renouveler. Après ce barrage, nous en franchîmes un insignifiant ; puis un autre assez difficile, mais dans lequel je pus faire haler le canot, avec une cordelle. La différence de niveau y était de quatre-vingts centimètres, et la violence du courant sur le rapide devait être de dix nœuds au moins. Enfin, après une navigation difficile, dans laquelle, de minute en minute, je relevais la direction du fleuve, la vitesse, les montagnes environnantes et les marigots, nous arrivâmes au grand barrage qui était le but de la journée. Ce barrage, dont je pris un lever, a deux mètres cinquante centimètres de chute.

Une chaussée part de la rive droite et ferme presque entièrement le cours, ne laissant qu’un canal de vingt-cinq à trente mètres de large, dans lequel se précipitent les flots torrentueux, dont les lames, de plus d’un mètre d’élévation, se brisaient sur des rochers dont les têtes seules paraissaient au milieu de flots d’écume. Ce canal a près de deux cent cinquante mètres de long ; sur la gauche, en le remontant, on trouve une autre chute, bien plus rapide, mais formant une série de petits bassins étagés, et dont le volume d’eau est bien moins considérable. C’est par ce passage que je fis hisser le canot, d’échelons en échelons, jusque sur le bassin supérieur, après avoir préalablement transporté son chargement à bras dans le lieu que j’avais choisi pour camper sur la rive gauche, en face du plus fort du courant.

En cet endroit, le fleuve varie en largeur totale de cent cinquante à deux cents mètres.

Ce récit de l’emploi de nos deux premières journées est applicable, à quelques intermèdes près, à toutes celles qui suivirent sur le parcours du fleuve qui ne présente qu’une série de barrages et de chutes jusqu’à son confluent avec le Bakhoï.

Le 3 décembre, nous avions remarqué que les montagnes de la rive gauche se rapprochaient du fleuve au



point de venir s’y baigner en un endroit situe à moitié

route. La montagne, étagée en gradins de couleur rouge et noire, découpée par les massifs d’arbres qui sortaient de toutes les crevasses, était littéralement couverte de singes à tous les étages ; sur toutes les fentes horizontales, ils étaient établis les uns contre les autres ; les arbres pliaient sous leur poids, et, à notre passage, ils nous saluèrent par des gambades incroyables et des aboiements forcenés. En affirmant que ce quartier général ne renfermait pas moins de six mille cynocéphales, je ne crois pas exagérer.


Deuxième barrage au-dessus du Félou. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Derrière cette montagne était un marigot profond qui devait offrir un passage difficile ; je m’étais donc décidé à accompagner le convoi dans cette partie, où d’ailleurs j’avais dressé le cours du fleuve. Le soir, pour en faciliter la marche, je fis transporter par le canot un chargement de matériel ; pendant ce temps, avec quelques hommes, je faisais allumer des feux dans les herbes sèches, afin de dégager la route.


La montagne aux Singes. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Quand vint l’heure de rentrer les animaux, on chercha les bœufs qu’on avait mis au pacage ; mais ce ne fut que très-tard et non sans de longues inquiétudes qu’on parvint à les trouver ; ils s’étaient couchés dans des herbes épaisses et hautes de quatre à cinq mètres. Puis le canot eut du retard ; enfin, à sept heures du soir, on entendit la chanson des latpots dans le lointain, puis des détonations, et à huit heures nous étions tous réunis.

Le canot, à son retour de nuit, avait été littéralement cerné par les hippopotames ; on les touchait des avirons, et on ne s’en était dégagé qu’à coups de fusil. Ces animaux, d’ailleurs, sont plus effrayants que terribles, et bien qu’ils m’aient souvent poursuivi, ils ne m’ont jamais attaqué.

Le 4 décembre, après une nuit très-humide, en dépit des feux que nous avions allumés, nous nous réveillâmes couverts de rosée : il était cinq heures et demie ; les hommes étaient engourdis et hésitaient à entrer dans l’eau. Néanmoins je fis charger le canot et les animaux, et à sept heures deux minutes, le canot glissait sur le fleuve ; nous le suivîmes en serrant la berge d’aussi près que possible.


Caïman essayant de saisi un bœuf. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

La route était horrible. De temps à autre apparaissait un bout de sentier impraticable, indiquant l’entrée et la sortie de quelque ancien village ruiné par les guerres d’El Hadj et dont des soubassements de cases démolies indiquent seuls aujourd’hui la place. Le reste du temps, malgré les feux allumés depuis deux jours, on ne pouvait passer qu’à grand’peine à travers les épines. C’est ainsi que nous parvînmes à la montagne du palais des singes, à neuf heures et demie, en constatant l’impossibilité de noter la route.


Cynocéphales du Sénégal. — Dessin de Mesnel d’après nature au Muséum d’histoire naturelle.

Un peu avant cette montagne, nous eûmes à passer un marigot encore vaseux ; des traces de lion toutes fraîches témoignaient de sa présence à peu de distance ; dans le fond du marigot, tous les singes s’étaient réfugiés dans une montagne circulaire, dont ils occupaient tous les étages. J’étais descendu le premier dans le marigot, et ayant mis pied à terre, à cause de la rapidité des berges, je marchais avec précaution pour ne pas être surpris par le lion qui me guettait peut-être. Lorsque j’arrivai en vue de la montagne, un concert semblable à celui d’une meute en chasse, mais d’une meute immense, me salua. J’étais déjà de mauvaise humeur, à cause des difficultés sans cesse croissantes de cette route. Bafoulabé semblait s’éloigner de moi comme à plaisir. Ces animaux hurlant, gambadant, n’exaspérèrent ; je pris une carabine, et je tirai dans un groupe ; j’en vis un tomber, et, en un clin d’œil, les autres se précipitant, l’enlevèrent, et la montagne fut déserte. Il nous fallut alors gravir la berge opposée. Elle était tellement roide que la plupart des charges tombèrent. Nous eûmes alors à nous frayer un chemin dans les anfractuosités de la montagne. Nous apercevions sur le fleuve le canot nageant contre le courant. Mais ce ne fut qu’après bien des tours et détours, tenant les chevaux par la bride, et après les avoir vus s’abattre plus d’une fois, que nous parvînmes au bas de la montagne.

J’allai immédiatement camper sur la berge, guidé par le bruit d’une chute d’eau.

Lorsque nous eûmes hissé le canot dans le bassin supérieur, très-peu profond en cet endroit, nous fûmes surpris par le spectacle très-curieux d’une bande d’hippopotames à demi plongés dans l’eau et n’ayant pas assez de fond. Les vieux se précipitèrent aussitôt dans les eaux profondes ; mais un jeune, voulant suivre sa mère, se trouva à ma portée, et je lui logeai trois balles de revolver dans la tête. Bien que son sang coulât, il atteignit un instant sa mère ; mais, sans doute épuisé, il la quitta et fut entraîné par le courant dans le rapide.

Je me souviendrai toujours de ce qui se passa : la mère, s’élevant par un effort incalculable, découvrit la moitié de son corps, et voyant son petit emporté par le flot, s’y jeta avec une incroyable rapidité ; elle l’atteignit sur la crête du torrent, à l’endroit où il se précipite, et ils roulèrent ensemble dans la chute pour ne plus reparaître.

Il y avait, dans ce spectacle de dévouement d’une mère à son petit, quelque chose qui nous attendrit tous, même les noirs de l’expédition, ce qui ne les empêcha pas d’aller à la recherche des deux amphibies, dont ils espéraient vainement se faire un régal.


Pointe de Bafoulabé. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Dans ce voyage, bien que j’y aie vu et côtoyé plus d’hippopotames que dans tout le cours de mes autres pérégrinations en Afrique, il ne m’a jamais été donné d’en goûter. Je suis cependant à même de parler de la qualité de cette viande, dont j’ai mangé une fois en Cazamance. Elle ressemble à celle du bœuf ; la texture en est plus grosse, mais c’est une bonne nourriture ; quant à la graisse, en dépit des éloges que lui donnent d’autres voyageurs, elle m’a toujours paru avoir un goût un peu rance.

En amont de cette chute, nous pûmes faire environ six lieues en embarcation sans trouver d’obstacles à la navigation. Le fleuve se resserrait, s’encaissait entre deux murailles verticales d’une espèce de grès noir. Les différentes assises de ces pierres étaient horizontales ; l’eau filtrait à travers et suintait par toutes les fissures ; il y avait des endroits où elle formait de petites cascades. Dans les fentes horizontales, un nombre prodigieux de pigeons sauvages, gris, à l’œil rouge, avaient élu domicile. Nous y aperçûmes aussi quelques poules d’eau et des rats gris (le surmulot).

Néanmoins, cette espèce de canal était d’un aspect triste ; nous étions dominés des deux côtés par les berges noires, verticales, unies comme au cordeau, sur lesquelles ne se voyait aucune végétation. Le courant était très-fort, et une illusion d’optique, dont je n’ai pu me rendre compte, nous faisait paraître la surface du fleuve comme un plan incliné très-prononcé ; tellement qu’il me fallut faire appel au raisonnement, et me souvenir que des pentes de quelques minutes rendent un fleuve innavigable, pour ne pas appliquer une fausse appréciation à cette partie du cours du Sénégal.

Après avoir reconnu un lieu de campement pour le lendemain, nous rentrâmes, car la nuit s’avançait ; elle nous surprit même, car nous ne parvînmes qu’à grand’peine à écarter les hippopotames. Craignant ensuite d’être entraîné par le courant près de la chute voisine de notre campement, je fis atterrir à environ cinq cents mètres au-dessus. À cet endroit, la plage était formée de cailloux énormes, roulés, recouverts par la dernière crue du fleuve d’un limon verdâtre très-glissant, ou unis comme une glace ; on eût dit du verglas. La nuit était très-noire ; pour parcourir le demi-kilomètre qui nous séparait du camp, nous mîmes près d’une heure et fîmes chutes sur chutes, dont quelques unes assez malheureuses pour occasionner de fortes contusions. Nous rentrâmes moulus et découragés : car le cinquième jour, depuis notre départ de Gouïn, était arrivé, et nous avions acquis la conviction que nous ne verrions pas Bafoulabé ce jour-là, et qu’il y avait encore d’autres barrages devant nous.

Le 5 décembre, j’envoyai le canot porter un chargement à environ quatre lieues, puis, à son retour, nous partîmes pour nous rendre à ce nouveau campement. La route par terre fut moins difficile que d’habitude ; nous campâmes vers quatre heures et demie, et on s’occupa de brûler les herbes. En cet endroit la montagne baignait sa base dans le fleuve, et, devant nous, on entendait le sourd grondement d’un nouveau barrage.

Pendant la nuit, notre feu s’éteignit, et les hippopotames sortirent à moitié de l’eau ; mais en voyant tant de monde, ils se rejetèrent dans le fleuve, et leur bruit réveilla une partie des hommes.

Les journées du 6 et du 7 furent employées à traverser, à grand renfort de bras et de touline, une série de rapides que je désigne sous le nom de barrages de Malambèle, village ruiné dont nous retrouvâmes des traces sur la berge et sur les bancs du fleuve. Le courant était violent et l’opération fort délicate, les berges étant loin d’être unies comme un chemin de halage. Il arriva même, à un moment où trois des hommes allaient tourner une roche, que le quatrième, qui s’arc-boutait pour maintenir le canot, fut entraîné et tomba à l’eau. Aussitôt le canot vint en travers et fut entraîné avec la rapidité d’une flèche. M. Quintin et moi étions seuls dans l’embarcation. Je tenais le gouvernail ; nous essayâmes d’armer l’aviron pour redresser le canot, mais la force du courant ne le permit pas.


Chute du Sénégal dans le Bambouk (le 4 décembre). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Nous descendîmes le rapide, et voyant que nous allions directement nous briser sur les roches, je n’eus qu’une ressource, ce fut de me jeter en dehors du canot, pour étaler, comme disent les marins. Le choc fut bien diminué de violence, et nous pûmes arrêter et reprendre l’opération.

Le 7, après de rudes labeurs, j’écrivis sur mon carnet ces mots :

« Au milieu de ces fatigues, un caïman a essayé d’attraper nos bœufs pendant qu’ils buvaient. Depuis Gouïna, c’est le premier que nous voyions ; serait-ce un indice que les barrages sont terminés et que nous approchons enfin de Bafoulabé ? »

En dépit de cet espoir, nous eûmes encore trois barrages à franchir, dont un présentait une chute vertical d’un mètre cinquante centimètres.

Enfin, le 9 décembre, je partis en canot, et, après avoir reconnu un dernier barrage qui devait présenter peu de difficultés, j’aperçus devant nous le fleuve se séparant en deux branches : c’était son confluent avec le Bakhoy, c’était Bafoulabé ! J’atterris sur la rive, et je remontai à pied par des sentiers d’hippopotames, jusqu’à ce que je pusse bien voir cette pointe tant désirée.

Il était temps, au reste, que cette bonne nouvelle vînt ranimer le courage de nos hommes, car les choses allaient mal. Sous l’empire de la fatigue, les caractères s’aigrissaient de plus en plus ; une animosité croissante s’était déclarée entre Samba Yoro, capitaine de rivière, et Bakary Guëye, mon homme de confiance, que je me savais dévoué. Les choses étaient arrivées à tel point que j’avais dû intervenir pour les empêcher de se battre, et mettre Bakary en faction, seule punition que je pusse infliger. En dehors de cela, Bara, un de mes hommes les plus courageux et les plus habiles, venait de se blesser cruellement. Dans un barrage, au moment où il supportait tout le poids du canot, il avait glissé dans un de ces trous désignés, au Sénégal, sous le nom de baignoires, dont les bords, travaillés par les cailloux roulés et les eaux, sont souvent tranchants comme un couteau, et il avait une entaille profonde à la jambe.


Montagnes du Bambouk. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Mamboye, sergent de tirailleurs que j’employais surtout à terre, était attaqué de fréquents accès de fièvre, et la plupart des hommes avaient, par suite de travaux alternatifs dans l’eau et dans les broussailles épineuses, les jambes très-endommagées.


Montagnes de Bafing : Vue prise de Firia (voy. p. 30). — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Le 10 décembre, vers neuf heures et demie, je me trouvais sur le bord, du fleuve, près de l’embouchure du Bafing. Voyant le canot devant nous, je cherchai à le rejoindre, et je tombai alors dans un fourré d’épines, véritable labyrinthe, dont je ne pus sortir qu’en laissant des lambeaux de vêtements aux branches, avec force épines dans ma figure et dans mes mains ensanglantées. Un peu plus tard, j’étais dans des herbes hautes de neuf à dix pieds. Voyant bondir devant moi deux magnifiques antilopes, j’armai mon revolver pour tirer, mais mon ardeur cynégétique se calma sous le rugissement d’un lion qui, à dix pas, se dressa dans les herbes où il était tapi et peut-être en chasse. La mule que je montais m’emporta, et alors je laissai aux épines d’autres morceaux d’habits avec la moitié de la coiffe de mon chapeau, trop heureux de n’être pas poursuivi par le superbe roi de ces forêts.

Entre onze heures et midi, je hélais, pour la quatrième fois, lorsqu’on me répondit ; j’étais à côté du canot. Une demi-heure après, Bara arrivait avec le docteur. J’avais déjà commencé, à coups de couteau de chasse, à élaguer les broussailles pour faire un campement. À une heure et demie, les hommes arrivèrent ; mais un âne manquait, ainsi que la peau de bouc contenant les effets de Mamboye. Samba Yoro et Alioun étaient à la recherche de l’âne. À deux heures, Alioun arriva sans avoir rien trouvé ; à trois heures, ce fut le tour de Samba Yoro, rendu de fatigue. Je fis alors partir tout le monde, et, pendant ce temps, une de nos mules rompit sa corde et s’échappa, suivie de deux chevaux.


Racine Tall, chef des troupes d’El Hadj, à Koundian (type de Toucouleur) (voy. p. 26). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Enfin, à sept heures du soir, tout le monde arriva  ; on avait retrouvé la charge de l’âne, la mule et les deux chevaux ; mais l’âne manquait.

La mule avait repris le chemin de Médine, et plus d’une fois elle nous joua le même tour par la suite.

Après une journée comme celle-là, on a besoin de repos, et cependant le 11, au matin, on repartait à la recherche de l’âne égaré et de la peau de bouc contenant les effets de Mamboye. À onze heures on avait retrouvé l’un et l’autre. Le reste de la journée fut employé à installer des branches pour faire sécher de la viande, à nettoyer le camp, et à mettre de l’ordre dans nos bagages. Puis, ayant trouvé, en rôdant aux alentours, des traces fraîches d’individus qui se préparaient à prendre le miel d’une ruche, et sans doute avaient fui au bruit des coups de fusil dont nous accompagnions souvent notre marche, il fallut songer à la prudence ; je fis disposer autour de notre campement une haie d’épines au milieu des herbes, de manière à former une défense à l’abri de laquelle nous eussions pu tenir tête à une centaine d’hommes.

Puisqu’il y avait traces d’hommes, leurs demeures ne devaient pas être loin : aussi, dès le 12 décembre, je fis partir Sidy avec Yssa à la recherche d’un village. Sidy était Khassonké et devait se trouver en pays de connaissances ou de parents ; je l’avais chargé de donner partout l’assurance de mes intentions pacifiques, de dire que je venais voir le pays, et au besoin commercer, mais que j’avais des forces suffisantes pour me faire respecter au besoin.

Pendant que ces messagers remplissent leur mission, je me reposais à Bafoulabé, où je n’étais pas installé sans un vif plaisir.

J’avais déjà abordé l’inconnu, je n’avais pas entamé mes marchandises, et j’avais parcouru quarante lieues de fleuve inexploré, enfin remonté ou franchi par terre trente barrages ou chutes d’eau.


Tentative d’exploration sur le Bakhoy. — Make-Dougou et son chef cupide. — Souvenir de Mongo-Park. — Les envoyés de Diango, chef de Koundian. — Voyage à Koundian. — Réception. — Soupçons. — Koundian, sa position, sa forteresse. — Départ. — Passage du Baling. — Marche vers l’est.

D’après les renseignements que j’avais pris, la route directe de Bafoulabé au Niger aurait dû suivre le Bakhoy, affluent du Niger qui vient le rejoindre en cet endroit, apportant ses eaux blanches (Ba eau, Khoy blanc), aux eaux limpides du Ba fing (Ba eau, fing bleu ou noir), d’où le nom de Bafoulabé, littéralement les deux rivières.

Je me dirigeai en canot de ce côté jusqu’à Maka-Dougou, petit hameau malinké, situé dans une île du fleuve au milieu de fertiles lougans. Le village véritable est Kalé, situé sur la rive gauche. J’étais rentré dans le Bambouk ; aux Pouls mêlés de Malinkés qui forment la population du Khasso, du Logo et du Natiaga, avaient succédé les Malinkés purs. M. Pascal, qui avait déjà, en 1859, fait une exploration dans le Bambouk, n’avait pas eu à s’en louer. Trente ans auparavant, leur cupidité avait fait échouer l’expédition du major Gray. Je n’étais pas sans quelques appréhensions sur l’accueil qui m’attendait. Aussi avais-je laissé mes bagages en arrière dans les broussailles, sous la garde de quelques hommes, et bien m’en prit. Nous fûmes d’abord très-bien reçus par Diadié, le chef du village qui, selon l’usage, nous logea chez son forgeron. Quand, après une nuit sous ce toit hospitalier, où nous fûmes dévorés de moustiques, nous voulûmes nous éloigner, nous eûmes à subir un quart d’heure de Rabelais, dont je me souviendrai longtemps. Mais je ne me laissai pas intimider, et je dis à ce brave homme de m’envoyer un de ses gens de confiance, que je lui ferais un cadeau, mais que j’étais venu les mains vides et que je n’avais rien à lui donner. Quand il vit que je ne m’émouvais pas plus que cela, il en prit son parti, rabattit de ses prétentions et nous nous quittâmes en bons termes.

Ce chef est le fils de celui qui reçut Mongo-Park, venant de Oualiha ; il s’en souvient encore, et me montra de l’autre côté du fleuve une montagne dont le célèbre voyageur avait fait l’ascension. J’y voulus faire un pèlerinage, et j’y montai par une pente très-rapide, comme toutes celles des montagnes de ce pays ; le sommet est un plateau très-peu accidenté, sur lequel la végétation est sensiblement la même que dans la plaine. J’apercevais de là le Bakhoy venant de l’est-sud-est, où il se perdait entre deux chaînes de montagnes qui ne paraissaient pas beaucoup plus élevées que celle où je me trouvais (quatre-vingts à cent mètres) ; vers l’ouest, je voyais un défilé qui conduit à Oualiha. En redescendant, nous prîmes un mauvais chemin, et bientôt nous fûmes obligés de descendre le long d’une muraille verticale, nous aidant des racines et des interstices des pierres. Je faillis m’y casser le cou, car une des pierres ayant cédé sous ma main, je restai suspendu par l’extrémité des doigts de la main gauche, et presque au même instant, le docteur fut en danger de tomber du haut de la montagne, par suite d’un accident douloureux et subit : en trébuchant, une paille lui était entrée dans l’œil. Le même soir, je rentrai à mon campement, bien décidé à ne pas n’aventurer sur cette route sans une protection sérieuse ; je savais que je devais être près d’un village soumis à El Hadj, et j’aimais mieux me remettre entre les mains de ses talibés que d’aller affronter de village en village la cupidité des Malinkés.

Je restai vingt jours à Bafoulabé, dressant le plan de la pointe, recherchant les matériaux de construction qui abondent à l’exception de la chaux. Pendant que je me livrais à ces travaux, je reçus une ambassade de Diango, chef à Koundian pour El Hadj, et qui me faisait sommer d’évacuer le pays de son maître si je n’étais pas venu pour le voir. C’était là ce que j’attendais ; j’avais enfin affaire aux Toucouleurs, et l’avenir de mon voyage allait se décider.

Je fis force questions et je finis par savoir que Koundian était une vraie forteresse du sein de laquelle une véritable armée commandait à tous les pays malinkés soumis à El Hadj, et pillait les autres à discrétion. Diango, le chef de ce point militaire, était un esclave d’El Hadj et ne demandait qu’à me bien accueillir.

Son envoyé se présentait fort bien ; c’était un Tall (famille Toucouleur de Torodos à laquelle appartient El Hadj Omar). Il n’avit pas plus de 1 mètre 60 centimètres de haut, était maigre et avait la figure énergique et cruelle ; longtemps employé chez un traitant de Podor, il était devenu général en chef de l’armée de Koundian. Son escorte comprenait six cavaliers montés sur de bons chevaux, quoique petits, et une trentaine d’hommes à pied.

Fidèle à mes habitudes de prudence, je lui offris de partir avec lui pour Koundian, mais de laisser mes bagages, disant qu’il était nécessaire que je m’entendisse avec Diango sur la route à suivre. Je remontai encore, en dépit de nombreux barrages, le Bafing en canot jusqu’à Oualiha, village malinké, près duquel je fis établir mon campement dans les broussailles et je partis avec le docteur et deux hommes.

La route de Oualiha à Koundian longe le fleuve à petite distance et vient fréquemment le rejoindre. Elle ne présente qu’une difficulté sérieuse : c’est le passage de deux marigots ; l’un près de Koria, l’autre, torrent très-rapide, le Galamagui[2], un peu avant Koundian.

Après avoir franchi ce torrent, on est presque de suite au village de Kabada. Là, notre guide, Racine Tall, nous dit qu’il allait nous quitter pour aller prévenir Diango de notre arrivée, et il nous conduisit à un autre village un peu à l’est de celui-là, nommé Bougara. Ce fut là, qu’après de longues heures d’attente, nous vîmes approcher Diango à la tête de trois compagnies de fantassins, devant lesquelles une centaine de cavaliers se livraient à la fantasia la plus brillante, tandis que le tabala battait lentement la marche. Cette marche se bat en frappant un coup sec suivi à long intervalle de deux coups rapprochés. Le tabala est, on le sait, une grande demi-sphère en bois, recouverte d’une peau de bœuf tendue et sur laquelle on frappe avec une pomme de caoutchouc du pays, emmanchée d’un manche flexible. Diango couvert d’un burnous rouge, coiffé d’un turban noir, montait un cheval mené en main par quatre esclaves à la tête et quatre à la queue ; un nombre considérable de marabouts[3] et de talibés le suivait.

Son accueil fut cordial, mais empreint d’une défiance dont je me rendis compte en apprenant que Sambala, le roi de Médine, venait d’envoyer piller un de leurs villages par son armée.

Sambala n’ignorait pas que j’étais en voyage ; il avait même prédit à mes hommes qu’avant Bafoulabé, nous serions tous morts, et c’était peut-être dans l’intention de nous susciter des obstacles qu’il avait fait cette expédition ; car Sambala, qui a eu sa famille massacrée en partie par El Hadj, qui a été assiégé par ce dernier, et qui nous a vus en guerre avec lui parce que nous soutenions les Khassonkés, ne peut accueillir favorablement nos tentatives de rapprochement avec le prophète ; rapprochement dont le premier résultat serait d’interdire toute razzia aux chefs intermédiaires et de leur enlever ainsi une source importante de revenus.

Néanmoins le témoignage du général Racine, auquel j’avais fait voir mes bagages, et la franchise de notre démarche qui nous livrait entre ses mains, triomphèrent de ses défiances, et Diango nous emmena coucher à Koundian.

J’y passai trois jours, puis je revins trouver mes hommes et nous prîmes de nouveau cette route, la seule praticable pour aller à Ségou.

J’étais convenu avec Diango qu’il me donnerait un guide pour me conduire à Ségou, en passant par une route directe et sans difficultés, en moins de quinze jours. C’est cette route que je vais décrire en partie.

Koundian est la quatrième station que j’aie déterminé en latitude astronomique et par la hauteur méridienne du soleil. Voici le résultat de ces observations :

Latitude observée. Longitude estimée.
Gouïna 14° 00′ 45″ nord 13° 30′ 14″ ouest
Bafoulabé 13° 48′ 27″ 13° 09′ 46″
Oualiha, camp 13° 39′ 53″ id.
Koundian 13° 08′ 57″ 12° 58′ 22″

La ville se compose de la forteresse et d’un village dont les cases sont en partie maçonnées, mais couvertes presque toutes en paille.

La forteresse est un carré régulier de 160 mètres de côté, flanqué de seize tours, dont deux contiennent des portes:l’une, située à l’est, sert à la circulation ; l’autre, située dans une des tours de l’ouest, est toujours fermée. Cette muraille a de huit à neuf mètres de haut, sur un mètre cinquante centimètres d’épaisseur à la base ; elle est en pierres maçonnées avec du pisé, et chaque année on la crépit en terre. Il ne nous a pas été permis d’en visiter l’intérieur ; mais elle contient, outre la maison d’El Hadj, dans laquelle il a une femme, et que gouverne Diango, l’habitation de la plupart des sofas (esclaves guerriers) et d’une partie des talibés. Tout alentour s’étend une plaine dans laquelle on ne pénètre que par quatre défilés bordés de hautes montagnes. Cette situation présenterait une grande difficulté, même à l’attaque de troupes régulières. Le pays est riche en mil et en or, mais il n’avait plus de bestiaux, car, à la suite de la guerre, il y a eu disette et l’on a tout mangé. Aussi le cadeau d’un bœuf que me fit Diango était-il princier.

En somme, Diango était un Malinké, et les instincts rapaces de sa race se décelaient à chaque instant. Je lui fis un cadeau, il en parut mécontent ; mais quand il vit que sa colère ne m’effrayait pas et que je le menaçais de son maître, lui disant qu’il pouvait prendre, mais que je ne donnerais pas, il devint petit garçon, et il m’extorqua petit à petit du sel en assez grande quantité, des pièces de guinée, etc., etc.

D’autres côtés, on venait m’obséder de demandes. Les griots et les griotes venaient faire de la musique et danser ; les chefs venaient mendier l’un un pantalon, l’autre un boubou ; les malades pleuvaient au docteur qui voyait s’épuiser sa pharmacie et qui tomba malade de fatigue. J’avais eu moi-même la fièvre à la suite d’un bain froid. Il fallait sortir de là. Je sommai donc Diango de me donner le guide promis et fis fixer l’heure du départ.

Le 9 janvier, Diango à cheval venait m’accompagner à petite distance, et en me quittant me remettait en signe d’amitié une petite boucle d’or, d’environ douze grammes (36 francs). Je lui donnai en ce moment et de bon cœur une calotte de velours brodé en soie et m’éloignai, heureux d’être débarrassé de tous ces mendiants et d’être enfin en route.

Diango m’avait assuré qu’il avait reçu des nouvelles d’El Hadj, depuis quelques jours ; il disait que je le trouverais à Ségou. Je voyais ma mission presque remplie et je croyais, alors, avoir franchi les plus grandes difficultés de la route.

En quittant Koundian, nous remontâmes au nord, pour aller rejoindre le Sénégal ou Bafing que nous devions traverser en cet endroit (la route directe à l’est, offrant des difficultés impraticables à des animaux chargés et même à des cavaliers à cause des montagnes qui la sillonnent), nous vînmes ainsi, le soir, rejoindre le fleuve en face de Médina Gongou ou île de Médina, ainsi nommée d’après le village qu’elle contient. En aval de l’île était une chute d’eau de quelque importance et en amont un barrage. Cela ne fit que confirmer ce qu’on m’avait dit de l’innavigabilité complète du Sénégal dans tout son cours supérieur ; fait qui m’avait décidé à abandonner mon canot à Oualiha.

Mon guide, avec lequel nous allons faire connaissance, m’offrait de coucher au village et de commencer le transbordement des bagages et des animaux le lendemain matin. Ce transbordement était, en effet, assez difficile ; il fallait l’effectuer au moyen de deux pirogues grossières, n’ayant, pour les faire avancer, que des pagayes du pays qui se composent d’un manche de bambou sur lequel cinq à six morceaux de bambou sont fixés en travers, au moyen d’une corde, et figurent une pelle. Quelquefois, c’est un morceau de calebasse.

Ces deux pirogues étaient placées de chaque côté de l’île. Je déclarai de suite que j’entendais coucher de l’autre côté du fleuve le soir même, et on se mit à l’œuvre. Mes hommes se partagèrent en deux compagnies ; pendant que les uns passaient jusqu’à l’île, les autres
Vue de Koundian (voy. p. 26). ~ Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
portaient à bras les bagages au deuxième embarcadère, puis, de là, traversaient la deuxième branche. Le soir, à sept heures, j’avais franchi le Sénégal, et telle était la fatigue que j’avais éprouvée à Koundian, par suite d’obsessions continuelles, que, dès ce moment, je pris la décision de ne jamais camper à l’intérieur d’un village.

Du reste, qui connaît les villages de noirs comprendra que j’y gagnais un temps considérable. Que ce soient des villages en terre ou en paille, fortifiés ou entourés d’une simple palissade, ou moins encore, d’une haie d’épines, la disposition est la même. Une porte étroite y donne accès ; il faut décharger les bagages pour y passer ; puis les porter à bras au logement qui est assigné, souvent fort loin et où vous êtes quelquefois fort mal ; il faut alors se séparer, aller les uns à droite, les autres à gauche ; à l’arrivée et au départ, on perd un temps considérable. De plus, ces intérieurs de maisons sont sales ; dans les cases la chaleur est malsaine ; en plein air la fumée des cuisines vous étouffe. Au lieu de subir tous ces inconvénients, je préférai camper à la belle étoile. Lorsque j’approchais d’un village, j’allais reconnaître un bel arbre autour duquel on déposait les bagages. Ceux qui connaissent le benténier ou fromager, comprendront pourquoi je choisissais cet arbre de préférence. Ses racines gigantesques, semblables à des cloisons, laissent entre elles des espèces de magasins ou nous pouvions serrer nos menus bagages à l’abri du vol ; un homme se couchait en travers et l’on dormait tranquille à la lueur d’un beau feu. D’ailleurs, la vie des émotions violentes semblait passée. Depuis Koundian, nous étions dans un pays où régnait


Danse de Malinkés, à Maka N’diambougou. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

une autorité régulière ; nous y étions sous la protection

de cette autorité ; que pouvions-nous craindre ? Ce n’était plus le temps où, entre Gouïna et Bafoulabé, les bêtes féroces venaient nous inquiéter presque journellement et où nous allions sans savoir ce qui était devant nous.

Le 10 janvier, je commençai ma marche vers l’est, à travers un pays désert ; chaque pas que je faisais m’indiquait une ruine : des vestiges de tata, de vieux morceaux de pilon, quelques crânes blanchis au soleil, voilà ce qui restait. On me disait bien que les habitants avaient rétabli leur village de l’autre côté, sur la rive gauche du fleuve ; et, en effet, j’aperçus quelques colonnes de fumée, j’entrevis sur les flancs de la montagne qui borde cette rive quelques toits de cases. Peut-être un centième de la population de ces pays a-t-elle survécu à la conquête, au massacre, à la terrible famine de 1858 et aux mille autres maux qui sévissent sur les populations noires, plus vigoureusement que sur les autres, à cause de leur imprévoyance.

Nous traversâmes ainsi le pays du Bating, situé sur les deux rives du fleuve. Nous longeâmes le fleuve quelque temps, puis nous le quittâmes pour nous diriger à l’est, lorsque ses rives vinrent clairement nous indiquer son origine.

Nous étions, alors, dans une plaine couverte de hautes herbes vertes, unies comme un beau gazon ; au sud disparaissait, après quelques sinuosités, la haute chaîne qui, depuis Koundian, règne le long de la rive gauche, jusque sans doute dans les montagnes du Fouta-Diallon[4]. Un peu plus sur la gauche, une chaîne parallèle, mais moins haute, remontait la rive droite et faisait un vaste circuit autour de nous.

Des troupeaux d’antilopes bondissaient dans la plaine, allant chercher un refuge dans les escarpements des roches, et c’est à peine si au milieu des hautes herbes où nous passions, une ondulation des tiges indiquait notre présence. Nous cheminions en file. Devant était un homme à pied que je suivais, puis les bagages, les mules en tête, précédant les ânes. Un homme (généralement c’était Samba Yoro), à l’arrière-garde, nos bœufs sur les flancs et le docteur allant de la tête à la queue de la colonne, tel était l’ordre de la marche que fermait Fahmahra, notre guide officiel. Nous ne tardâmes pas à quitter la vallée du Bafing réduite à une zone étroite de terre le long du fleuve et nous entrâmes dans le Gangaran, pays un peu plus peuplé. C’est toujours la race malinké qui l’habite ; nous y retrouvâmes donc son costume national : boubou jaune, pantalon jaune, bonnet jaune, quelquefois blanc. Cette couleur est tirée d’un arbre nommé rat ou rbat, dont le bois est jaune. On emploie pour teindre les racines et les feuilles ; le bois se brûle pour les usages domestiques, et ses cendres, légèrement alcalines, sont employées pour obtenir, par le lavage, un mordant pour la teinture bleue de l’indigo. Les villages malinkés sont régulièrement entourés de champs de coton à demi récoltés. Cette culture est en grande vogue par suite de la nécessité de se suffire, car n’ayant que peu ou point de communication avec les comptoirs européens, les Malinkés ne peuvent se procurer d’étoffes et doivent se borner aux ressources du pays.

Le 11 janvier, au soir, nous arrivâmes par une pente douce à une muraille presque verticale qui nous entourait à l’est, au nord et au sud. À nos pieds était un marigot vaseux dans lequel on ne trouva pas d’eau. En nous voyant, deux femmes qui étaient venues en chercher s’enfuirent dans la montagne, et ce ne fut pas sans peine que Fahmahra les décida à venir lui parler. C’est que chaque fois qu’une troupe de cavaliers paraît à l’horizon, ces pauvres gens, sur lesquels le glaive du conquérant a pesé de tout son poids et pèse encore bien durement, se demandent si ce n’est pas la guerre qui leur arrive, et comme au fond du cœur ils se révoltent à chaque instant du jour contre le joug qui les opprime, ils se demandent, sans doute, si on ne veut pas les punir de ces coupables pensées.

Le guide nous déclara que nous étions à Firia, et les ruines d’un grand village vinrent à l’appui de cette assertion. Mais qu’était devenu ce village ? La montagne était haute de cent mètres au moins ; nous ne pouvions songer à la franchir ce même jour, et la perspective de passer la nuit dans les broussailles ne me souriait guère. J’avais, depuis Koundian, considéré Firia comme un nouveau port, et voilà que nous étions sans eau ! Bon gré, mal gré, il fallut en prendre son parti. Les animaux se passèrent de boire ; quelques calebasses d’eau amère et sale furent recueillies pour nous dans le marigot, et nous nous étendîmes sur nos couvertures.

La nuit ne tarda pas a venir, et vers onze heures du soir, nous fûmes réveillés par un décor féerique : la montagne devant nous était illuminée. La nuit était noire, une centaine de torches éclairait les escarpements ; quelques ombres humaines mises en relief par la lumière animaient ce tableau. Je ne me lassais pas de l’admirer : c’était le village de Firia, bâti sur le haut de la montagne qui venait nous apporter à souper : trente calebasses de mets du pays pour les hommes, et, pour nous, deux poules, des œufs, et un panier de mil pour les chevaux.

De plus, il fut bien convenu que le lendemain les habitants viendraient aider au transport des bagages pour franchir la montagne, car je me demandais comment les animaux grimperaient sur ces roches où les hommes ne passaient qu’avec l’aide d’un bambou.

Ce passage fut en effet difficile ; à l’exception d’une mule et d’un âne, il fallut décharger tous les animaux et porter les fardeaux à bras sur le sommet de la montagne. Heureusement on n’eut pas à redescendre, car nous étions sur un véritable plateau très-uni, ou se croisaient diverses montagnes, elles-mêmes assez élevées ; je compris alors la configuration du pays : nous avions quitté la vallée du Sénégal.

Le jour même nous allâmes camper à Niantanso village fortifié, situé au milieu d’un estuaire de montagnes, où nous parvînmes par une gorge étroite et très-rapide. De magnifiques baobabs, situés près du village, devinrent notre campement naturel. Cet arbre, on le sait, est un des plus utiles que la nature ait distribués sur la terre des noirs ; il croît dans tout le Soudan avec une profusion remarquable. Il fournit un fruit nommé pain de singe, très-astringent, dont la farine sucrée et acide mêlée au lait constitue un remède très-efficace contre la dyssenterie, ainsi que j’en ai fait l’épreuve et qui, outre cela, est un rafraîchissant agréable. Dans quelques cas de famine, j’ai vu les noirs en faire du couscous. La feuille séchée et pilée fournit le lallo, poudre verte impalpable qui est l’accompagnement indispensable du couscous des Yoloffs et du lack lallo dès Bambaras, ces deux principaux plats de la cuisine du Soudan ; enfin, son écorce battue fournit des fils d’une certaine ténacité et d’une belle couleur, avec lesquels on fait des cordes très-régulières, mais de peu de durée.

Grâce à notre guide, nous fûmes bien accueillis à Niantanso ; on vint nous construire une case en secos (sorte de nattes grossières en paille tressée). On nettoya la place de notre campement, on nous apporta un grand vase en terre cuite qu’on remplit d’eau reposée et claire, et nous pûmes prendre un instant de repos.

Puis, vinrent les chefs de villages environnants, la plupart apportant un petit contingent de provisions. Nous eûmes ainsi la visite des chefs de Diakifé et de Bambandinian. Celui de Firia m’envoya trois poules ;
Niantanso. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
le chef du village m’en donna deux et une calebasse de beau riz. J’achetai quelques vivres pour les hommes de mon escorte, à raison d’une poule pour deux poignées de sel environ, et trois litres de riz pour cinq charges de poudre.

Je fis l’ascension d’une montagne, située à l’ouest du village ; je vis l’horizon très-court à l’est, fermé par une chaîne de montagnes que nous devions traverser le lendemain. Ces montagnes, comme presque tout le sol du Bambouk, sont ferrugineuses, et les habitants fondent le fer par un procédé qui se rapproche de la méthode catalane et que tous les voyageurs ont décrit. Ici ce métal n’a que peu de valeur ; j’achetai un grand couteau pour Bara, qui avait perdu le sien, moyennant une tête de tabac (à peu près 0, 50 centimes).

Le soir, le griot du village, armé de sa grande guitare mandingue, instrument à douze ou quinze cordes, vint me saluer de ses chants. Je le dessinai, et il fut abasourdi de voir que tout le monde le reconnaissait sur le papier noirci par mon crayon. Quant à lui, qui, peut-être, ne s’était pas vu dans une glace et n’avait jamais aperçu son image que réfléchie dans l’eau, il est très-probable qu’il ne comprenait pas comment cette feuille de papier pouvait lui ressembler. C’est, du moins, ce que son air hébété semblait me faire comprendre, et ce n’est ni la première ni la dernière fois que j’ai eu l’occasion de faire une remarque analogue.

Le lendemain nous retrouva en route ; nous franchîmes un marigot, puis une petite montagne, un second marigot, et nous arrivâmes à une haute montagne de cent cinquante mètres aux pentes rapides, que cependant on put gravir sans mettre pied à terre, non sans peine, à cause des bambous qui la couvrent et qui sont entrelacés à ce point de fermer par moments tout passage. Lorsque je fus au sommet, je m’aperçus que nous passions par une sorte de col et que cette chaîne, la plus considérable que j’aie traversée dans mon voyage, était la ligne de faîte qui sépare la vallée du Bafing d’avec celle de ses affluents. La descente fut rapide : le plateau sur lequel nous arrivions était à mi-hauteur de la montagne qui, de ce côté, n’avait pas plus de 80 mètres.

Nous entrions alors dans des plaines cultivées ; aux pays déserts que nous avions vus depuis notre départ succédait enfin, pendant quelques jours au moins, l’apparence du bien-être. Le soir nous couchions au village de Makhana, où nous reçûmes la première nouvelle de troubles agitant l’empire d’El-Hadj, événements qui devaient avoir une grande et fâcheuse influence sur le succès définitif de notre voyage.


Sambou, griot de Niantanso (type de Malinké). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Nous n’y attachions pourtant que peu d’importance à cette époque ; il ne s’agissait que d’une rébellion dans le Bélédougou, dont les guerriers d’Ahmadou avaient pillé quelques villages. Pourtant, à chacun de nos campements du soir, dans le Gangaran que nous traversions, nous ne pouvions nous abuser sur le sens du tribut de vivres que nous apportaient les indigènes. Ce n’était pas un cadeau volontaire, mais un de ces impôts arbitraires que lèvent les gens d’El Hadj partout où ils passent au milieu des captifs ; au fond, je voyais que ces gens avaient la tête basse, le regard triste, et moi, pauvre voyageur inoffensif, je sentais peser sur moi une part de la haine qu’ils vouent à leurs conquérants.

Mage.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. page 1.
  2. Ce torrent, énorme dans les hautes eaux, est une défense de la place de Koundian. En 1857 l’armée d’El Hadj s’échappant de Médine, dut le traverser à la nage et plusieurs centaines d’hommes y périrent.
  3. Les marabouts sont les gens qui sont censés savoir l’arabe et lire le Coran.

    Les talibés sont leurs élèves, dont El Hadj a fait des soldats.

  4. Le Sénégal, on le sait, sort des montagnes du Fouta Diallon du sud de Timbo. Voy. le Voyage du capitaine Lambert dans cette contrée ; texte et carte. Tour du Monde, t. III, p. 373.