Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 06

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 36-41).

CHAPITRE VI.


On trouve la trace des chasseurs Osages. — Départ du comte et de ses compagnons. — « Camp de guerriers abandonné. — Chien errant. — Le campement.


Dans le cours de la matinée, nous vîmes la trace que nous suivions croisée par une autre qui allait de la forêt à l’ouest, dans la direction de la rivière Arkansas. Beatte, notre métis, après avoir considéré un moment ces marques, déclara qu’elles indiquaient la route suivie par les chasseurs, après le passage de la rivière, pour se rendre à leurs territoires de chasse.

Ici le jeune comte et ses compagnons firent halte, et se préparèrent à nous quitter. Les hommes des frontières, les plus expérimentés, auraient reculé devant leur entreprise. Ils allaient se lancer dans les déserts sans autre guide, sans autre garde, sans autre suite qu’un jeune métis ignorant et un Indien encore plus jeune.

Ils étaient embarrassés d’un cheval de bât et de deux chevaux de rechange, et devaient avec tout cela se frayer un chemin dans les taillis les plus serrés, et traverser des rivières et des marais. Les Osages et les Pawnies étaient en guerre, et ils pouvaient tomber dans quelque parti des derniers, qui traitaient leurs ennemis avec férocité ; de plus, leurs beaux chevaux et leur petit nombre étaient de grands motifs de tentation, même pour les bandes errantes d’Osages qui maraudent aux environs des frontières, et qui pouvaient les laisser à pied et dévalisés au milieu des prairies.

Cependant rien ne pouvait calmer l’ardeur romanesque du comte pour une campagne de chasse aux buffles avec les Osages ; son instinct de chasseur était stimulé à l’idée seule du danger. Son compagnon de voyage, plus raisonnable par son âge et son caractère, était convaincu de la témérité de l’entreprise ; mais ne pouvant modérer le zèle impétueux de son jeune ami, il était trop loyal pour le laisser poursuivre seul des plans si hasardeux. Ainsi donc nous les vîmes, à notre grand regret, abandonner la protection de notre escorte et commencer leur expédition chanceuse. Les vieux chasseurs de notre bande hochaient la tête, et notre métis leur prédisait toutes sortes d’événemens fâcheux. Mon seul espoir était qu’ils trouveraient bientôt assez d’empêchemens pour refroidir l’impétuosité du comte et l’induire à nous rejoindre ; dans cette pensée, nous allâmes plus lentement et fîmes une longue halte à midi.

Peu après avoir repris notre marche, nous arrivâmes en vue de l’Arkansas, large et rapide courant bordé par une rive de sable fin, couverte de saules et de cotonniers-arbres. Au-delà de la rivière, l’œil se perdait sur une belle campagne de plaines fleuries et d’éminences doucement arrondies, diversifiée par des bosquets et des bouquets d’arbres, et terminée par un long rideau de coteaux boisés ; le tout donnait l’idée de la culture complète, même ornée, et nullement celle d’un désert agreste.

Non loin de la rivière, sur une éminence découverte, nous passâmes à travers un camp d’Osages récemment abandonné par ses guerriers. Les cadres des tentes, ou wigwams, formés de morceaux de bois, couchés en arc, et fichés en terre à chaque extrémité, restaient encore ; on remplit les interstices de ces bois avec des rameaux et des branches, et l’on recouvre le tout avec des écorces et des peaux.

Ceux qui connaissent les mœurs des Indiens peuvent déterminer à quelle tribu un camp appartient, et s’il a servi à des chasseurs ou à des guerriers, d’après la forme et la disposition des wigwams. Beatte nous montra, dans ce squelette de camp, le wigwam dans lequel les chefs conféraient, autour du feu du conseil, et une arène bien battue sur laquelle on avait exécuté la danse de guerre.

En traversant une forêt nous rencontrâmes ensuite un chien égaré et à demi mort de faim, qui se traînait sur la trace que nous suivions nous-mêmes, avec des yeux enflammés et un air complètement effarouché : bien qu’il eût été presque écrasé par les premiers cavaliers, il ne prit garde à rien, et continua de courir au milieu des chevaux d’un pas incertain. Le cri de chien enragé s’éleva tout à coup et le fusil d’un rôdeur dirigé contre l’animal ; mais l’humanité du commissaire, toujours prête à s’exercer, l’arrêta ; il est aveugle, dit-il, c’est le chien de quelque pauvre Indien qui suit son maître à la piste ; ce serait une honte de tuer une créature si fidèle. L’homme remit son fusil sur son épaule ; le chien se faufila étourdiment à travers la cavalcade sans recevoir le moindre mal, et continua sa course en flairant toujours le long des traces ; rare exemple d’un chien survivant à un mauvais soupçon.

Vers trois heures nous arrivâmes au campement récent d’une compagnie de rôdeurs ; les tisons fumaient encore dans un de leurs feux, en sorte que suivant l’opinion de Beatte ils devaient avoir été là un seul jour avant nous. Comme un beau ruisseau coulait près de cet emplacement, et qu’il y croissait une grande abondance de pois-vigne pour les chevaux, nous y établîmes le camp de nuit. À peine avions-nous terminé nos arrangemens que nous entendîmes crier sur nous au loin, et nous vîmes bientôt après le jeune comte et sa compagnie s’avancer à travers la forêt. Nous leur souhaitâmes la bien-venue avec la joie la plus cordiale, car leur départ nous avait laissés dans une grande inquiétude. Une courte expérience les avait convaincus de la difficulté et des dangers auxquels des voyageurs inexpérimentés s’exposaient en s’aventurant dans ces solitudes avec tant de chevaux et si peu d’hommes. Heureusement ils avaient pris la résolution de revenir avant la fin du jour, car une nuit passée à l’air les eût peut-être privés de leurs chevaux.

Le jeune comte avait décidé son protégé et écuyer, le jeune Osage, à rester avec lui, et il espérait toujours, avec son assistance, se distinguer par de grands exploits sur les prairies des Buffles.