Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 10

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 66-74).

CHAPITRE X.


Amusemens du camp. — Un conseil. — Pitance ordinaire et dessert du chasseur. — Scènes du soir. — Musique nocturne. — Sort uneste d’un hibou amateur de musique.


À notre retour au camp nous y vîmes régner une grande hilarité ; c’était le moment de la récréation, et les cavaliers se livraient à divers amusemens : ils tiraient au blanc, sautaient, luttaient, jouaient aux barres. La plupart étaient de très jeunes gens, à leur première campagne, remplis d’espérance, de force, d’activité. Rien n’est plus propre à enflammer le cœur de la jeunesse que cette vie de forêts, à travers ces solitudes magnifiques, abondantes en gibier et non moins fertiles en aventures. Nous envoyons nos jeunes gens en Europe, où ils deviennent efféminés, où ils contractent des habitudes de luxe et de mollesse ; il vaudrait mieux, ce me semble, les faire voyager dans les prairies ; ils en rapporteraient des dispositions plus mâles, plus indépendantes, plus conformes aux mœurs exigées par nos institutions politiques. Tandis que les jeunes soldats s’amusaient de ces jeux bruyans et guerriers, un groupe plus grave, composé du capitaine, du docteur et de quelques autres sages ou principaux officiers du camp, était assis sur l’herbe autour d’une carte de la frontière, tenant conseil sur notre position et sur la route que nous devions suivre.

Notre plan était de passer l’Arkansas au-dessus du confluent de la rivière Rouge, ensuite d’aller dans la direction de l’ouest, en traversant une grande forêt ouverte nommée Cross-Timber, ou bois transversal qui s’étend presque du nord au sud, depuis l’Arkansas jusqu’à la Rivière Rouge, après quoi nous devions nous diriger au sud vers la dernière de ces rivières.

Notre métis Beatte, en sa qualité de chasseur osage expérimenté, fut appelé au conseil. « Avez-vous chassé quelquefois dans cette direction ? lui dit le capitaine.

— Oui, répondit-il laconiquement.

— Peut-être pourrez-vous nous dire alors dans quelle direction se trouve le confluent de la Rivière Rouge ?

— Si vous suivez les bords de la prairie où nous sommes, vous arriverez à une colline dépouillée sur laquelle est un monceau de pierres.

— J’ai remarqué cette colline en chassant dans ces parages, dit le capitaine.

— Eh bien, ces pierres sont une marque faite par les Osages ; de ce point vous verrez le confluent de la Rivière Rouge.

— En ce cas nous arriverons demain matin à ce confluent, s’écria le capitaine, et puis nous traverserons l’Arkansas un peu au dessus ; nous serons dans le pays des Pawnies, et dans deux jours nous ferons craquer les os des buffles. »

L’idée d’arriver sur les terres aventureuses des Pawnies et d’être enfin sur les traces des buffles produisit l’effet d’une étincelle électrique. En ce moment notre conférence fut interrompue par le bruit d’un fusil tiré non loin du camp.

« C’est le fusil du vieux Ryan, s’écria le capitaine ; il y a un daim ou un chevreuil par terre, j’en réponds. » Il ne se trompait pas : quelques momens après, le vétéran parut, appelant un des plus jeunes cavaliers à retourner avec lui pour l’aider à rapporter la bête.

Le pays environnant abondait en gibier, et notre camp était amplement approvisionné ; de plus, personne ne manquait de dessert, car on avait abattu au moins vingt arbres d’abeilles. C’était un festin continuel, et pas un ne songeait à garder quelque chose pour le lendemain. La cuisine était traitée en style de chasseur : les viandes, piquées sur des broches pointues en bois de chien, dont les extrémités étaient fichées en terre, étaient placées devant le feu, où elles rôtissaient ou grillaient, si l’on veut, en conservant si bien leur jus qu’elles auraient agréablement chatouillé le palais du plus fin gourmet. Je ne puis faire autant d’éloges du pain : c’était tout simplement de la farine délayée avec un peu d’eau et frite, comme des beignets ou des crêpes, avec du lard. Quelques uns cependant y faisaient encore moins de façon, ils prenaient de cette pâte au bout d’un bâton, et la faisaient cuire en la tenant devant le feu. Tout ce que je puis dire, c’est que j’ai trouvé ces deux sortes de pain extrêmement agréables sur les prairies. On ne peut en effet juger de la bonté d’un mets si l’on n’en a pas mangé avec l’assaisonnement d’un appétit de chasseur.

Avant le coucher du soleil nous fûmes appelés par le petit Tony à nous asseoir autour d’un somptueux repas. Des couvertures étendues à terre près du feu nous servaient de sièges. Une immense sébile taillée dans une racine d’érable, qu’on avait achetée au village indien, fut placée devant nous, et l’on y versa le contenu des marmites ; c’était un dindon sauvage découpé, des tranches de lard et des morceaux de pâte : un autre plat de même espèce était rempli d’une abondance de ces beignets dont j’ai parlé. Après que nous eûmes fait raison de la galimafrée, un quartier de chevreuil bien gras, enfilé sur deux broches de bois, et qui, pendant le premier service, grillait à côté de nous, fut planté d’un air de triomphe au milieu de notre cercle par le petit Tony. Comme nous n’avions ni assiettes ni fourchettes, nous nous servions à la façon des chasseurs, en coupant avec nos couteaux de chasse des tranches de rôti que nous trempions dans le sel et le poivre. Pour rendre justice au cuisinier et à la sauce appétissante de l’air des prairies, je déclare que jamais venaison ne me parut aussi délicieuse ; avec tout cela notre seul breuvage était du café, fait à l’ébullition, dans un chaudron de campagne, sucré avec du sucre brun et versé dans des tasses d’étain. Tel fut notre ordinaire tout le temps de l’expédition, au moins tant que les provisions furent abondantes et que nous conservâmes de la farine, du café et du sucre.

Sitôt que la nuit eut remplacé le crépuscule, on plaça les sentinelles, précaution indispensable dans un pays infesté de sauvages. Le camp présentait alors un aspect tout-à-fait pittoresque. Des feux épars brillaient ou se mouraient parmi les arbres, et des groupes de Rangers les entouraient, les uns assis, les autres couchés sur l’herbe, d’autres debout, recevant les rouges reflets des flammes, ou leur profil se dessinant sur un fond noir.

Autour de quelques uns de ces foyers retentissaient les éclats d’une gaîté bruyante, les rires prolongés, les rudes exclamations ; car cette troupe ne se distinguait point par une discipline sévère, étant composée de jeunes gens de la frontière, qui ne s’enrôlaient que pour changer de place et courir les aventures ; quelques uns aussi dans le but de connaître le pays. Plusieurs étaient les voisins de leurs officiers, et leur parlaient avec la familiarité de camarades, non avec la subordination du soldat envers son chef. Pas un d’eux ne se faisait la moindre idée de l’étiquette, de la contrainte d’un camp régulier, et pas un d’eux n’aurait eu l’ambition d’acquérir une bonne renommée par son exactitude à suivre les lois d’une profession qu’ils n’avaient pas l’intention de continuer.

Tandis que cette folle gaîté régnait auprès de l’un des feux, une sorte de mélodie nasale partit d’un autre, et un chœur de voix se réunit bientôt à cette très lugubre psalmodie. Le coryphée était un des lieutenans, grand homme efflanqué, qui avait été maître d’école, professeur de chant, et, par occasion, prédicateur méthodiste dans un des villages de la frontière. Ce chant s’élevait avec une tristesse solennelle dans l’air de la nuit, et me rappelait la description de semblables cantiques chantés dans les camps des Puritains. En effet, ce bizarre mélange de figures et de costumes offert par nos gens aurait fait honneur au drapeau de Praise-God-Barebones. Dans un intervalle de la psalmodie nasale, un hibou, amateur probablement désireux d’entrer en concurrence, commença ses hou-hou sinistres. À l’instant ce fut un cri général : Le hibou de Charley ! le hibou de Charley ! Il paraît que cet oiseau de ténèbres avait visité le camp toutes les nuits précédentes, et qu’une des sentinelles, garçon peu malin, avait tiré sur lui et s’était excusé ensuite d’avoir tiré étant de faction, en disant que les hiboux faisaient d’excellent soupe. Un des jeunes cavaliers imita le cri de l’oiseau de Minerve, lequel, avec une simplicité peu d’accord avec sa réputation de prud’hommie, sortit de l’obscurité, et vola sur la branche dépouillée d’un arbre éclairé par un des feux. Aussitôt le jeune comte saisit son fusil, visa, et dans un clin d’œil le pauvre oiseau de mauvais augure tomba sans vie. Charley fut appelé et sommé d’apprêter et de manger sa prétendue excellente soupe ; mais il refusa sous prétexte qu’il n’avait pas lui-même tué la bête.

Dans le courant de la soirée, je fis une visite au feu du capitaine, qui se composait d’énormes troncs d’arbres, capables de rôtir un buffle tout entier. Là se trouvaient les principaux chasseurs et officiers debout, assis ou couchés sur des peaux et des couvertures, contant leurs histoires de chasse et de guerre avec les sauvages.

À mesure que la nuit approchait, une lumière rougeâtre se montrait à l’ouest au-dessus des arbres.

« C’est probablement une prairie incendiée par les Osages, dit le capitaine.

— Ce doit être vers l’embouchure de la Rivière Rouge, dit Beatte en regardant le ciel ; on dirait que c’est à trois ou quatre milles d’ici, et peut-être c’est à plus de vingt milles. »

Entre huit et neuf heures, une douce lumière argentée s’élevant par degrés à l’orient annonça le lever de la lune. Alors je sortis de la cabane du capitaine pour me préparer au repos de la nuit. J’étais décidé à quitter l’abri de la tente, et à bivouaquer avec les cavaliers. Une peau d’ours me servit de lit, un bissac était mon oreiller. Enveloppé dans des couvertures, je m’étendis sur la couche du chasseur, où je m’endormis d’un sommeil doux et profond, et ne m’éveillai qu’au bruit du cor, sonnant le départ au point du jour.