Voyage de Bougainville autour du monde/I/II

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CHAPITRE II.

Détails sur les établissements des Espagnols dans la rivière de la Plata.


Rio de la Plata ou la rivière d’argent, ne coule point sous le même nom depuis sa source. À son origine, elle a le nom de Paraguay, et elle donne ce nom à une immense étendue de pays qu’elle traverse. Elle se joint vers le vingt-septième degré avec le Parana, dont elle prend le nom avec les eaux. Elle coule ensuite droit au sud jusque par le trente-quatrième degré ; elle y reçoit l’Uruguay et prend son cours à l’est sous le nom de la Plata, qu’elle conserve enfin jusqu’à la mer.

Le Paraguay ou Rio de la Plata prend sa source entre le cinquième et le sixième degré de latitude australe, à peu près à égale distance des deux mers et dans les mêmes montagnes d’où sort la Madera, qui va perdre ses eaux dans celles de l’Amazone. Le Parana et l’Uruguay naissent tous deux dans le Brésil ; l’Uruguay dans la Capitainie de St-Vincent, le Parana près de la mer Atlantique, dans les montagnes qui sont à l’est-nord-est de Rio-Janeiro, d’où il prend son cours vers l’ouest, et ensuite tourne au sud.

Diaz de Solis, grand pilote de Castille, entra le premier dans ce fleuve en 1515. Il lui donna son nom, et le fleuve le conserva jusqu’en 1526. Cette année, Sébastien Cabot, étant parti d’Espagne avec le titre de grand pilote de Castille, à la tête d’une escadre de cinq vaisseaux qu’il devait conduire aux Moluques par le détroit de Magellan, entra dans Rio de la Plata, qu’il nomma ainsi parce que, l’ayant remonté jusqu’au-dessus du confluent du Paraguay et du Parana, il tira beaucoup d’or et d’argent des Indiens qui en habitaient les bords. Les Portugais établis au Brésil avaient dès lors tenté de pénétrer dans le Pérou en traversant le Paraguay. Cabot, ayant rencontré dans sa course un officier portugais venu pour reconnaître le pays, crut que sa présence y était nécessaire pour en assurer la possession à l’Espagne. Il dépêcha en conséquence un de ses vaisseaux pour demander du secours et rendre compte à l’empereur Charles V des raisons qui l’avaient déterminé à ne pas suivre sa première mission. Il avait laissé son escadre au confluent du Paraguay et de l’Urugay, et il s’était établi trente lieues plus haut, à l’embouchure d’une petite rivière qu’il nomma Rio Tercero, où il bâtit un fort sous le nom du Saint-Esprit. Les secours qu’il attendait ayant tardé, il repassa en Espagne deux ans après avec son escadre, laissant cent vingt hommes pour garder son fort ; mais une grande partie de cette garnison périt, victime de l’hostilité d’un cacique voisin ; et le reste, trop faible pour se soutenir dans le pays, se réfugia sur les côtes du Brésil, dont bientôt il fut chassé par les Portugais.

Ce ne fut qu’en 1535 que la cour d’Espagne prit enfin le parti de renvoyer une expédition dans la rivière de la Plata. Dom Pedro de Mendoze, grand échanson de l’empereur, fut chargé du commandement de la flotte, et nommé gouverneur général de tous les pays qui seraient découverts jusqu’à la mer du sud. Il jeta sous de mauvais auspices les premiers fondements de Buenos-Ayres à la rive droite du fleuve, quelques lieues au-dessous de son confluent avec l’Uruguay, et son expédition ne fut qu’une suite de malheurs qui se terminèrent par sa mort. Pourtant, quelques détachements espagnols de la troupe de Mendoze qui avaient remonté le fleuve, fondèrent en 1538, à trois cents lieues de son embouchure sur la rive occidentale, la ville l’Assomption, aujourd’hui capitale du Paraguay. L’année suivante, les habitants de Buenos-Ayres, qui n’avaient cessé depuis sa fondation d’être en proie à toutes les horreurs de la famine et aux incursions des Indiens, l’abandonnèrent et se rendirent à l’Assomption. Cette dernière colonie fit des progrès assez rapides ; mais enfin la nécessité d’avoir à l’entrée du fleuve un port qui pût servir de retraite aux vaisseaux qui y apportaient des troupes et des munitions, procura le rétablissement de Buenos-Ayres. Don Pedro Ortiz de Zarate, gouverneur du Paraguay, la rebâtit en 1580, au même lieu où l’infortuné Mendoze l’avait auparavant placée ; il y fixa sa demeure : elle devint l’entrepôt des vaisseaux d’Europe, et successivement la capitale de toutes ces provinces, le siège d’un évêque et la résidence du gouverneur général.

Buenos-Ayres est située par trente-quatre degrés trente-cinq minutes de latitude australe ; sa longitude est de soixante-et-un degrés cinq minutes à l’ouest de Paris. Cette ville, régulièrement bâtie, est beaucoup plus grande qu’il semble qu’elle ne devrait l’être, vu le nombre de ses habitants, qui ne passe pas vingt mille, blancs, nègres et métis. La forme des maisons est ce qui lui donne tant d’étendue. Si l’on excepte les couvents, les édifices publics, et cinq ou six maisons particulières, toutes les autres sont très basses et n’ont absolument que le rez-de-chaussée. Elles ont d’ailleurs de vastes cours et presque toutes des jardins. La citadelle, qui renferme le gouvernement, est située sur le bord de la rivière et forme un des côtés de la place principale ; celui qui lui est opposé est occupé par l’Hôtel-de-Ville. La cathédrale et l’évêché sont sur cette même place, où se tient chaque jour le marché public.

Il n’y a point de port à Buenos-Ayres, pas même un môle pour faciliter l’abordage des bateaux. Les vaisseaux ne peuvent s’approcher de la ville à plus de trois lieues. Ils y déchargent leurs cargaisons dans des goélettes qui entrent dans une petite rivière nommée Rio Chuelo, d’où les marchandises sont portées en charrois dans la ville, qui en est à un quart de lieue. Les vaisseaux qui doivent caréner ou prendre un chargement à Buenos-Ayres, se rendent à la Encenada de Baragan, espèce de port situé à neuf ou dix lieues dans l’est-sud-est de cette ville.

Il y a dans Buenos-Ayres un grand nombre de communautés religieuses de l’un et de l’autre sexe. L’année y est remplie de fêtes de saints qu’on célèbre par des processions et des feux d’artifice. Les cérémonies du culte tiennent lieu de spectacles. Les moines nomment les premières dames de la ville Majordomes de leurs fondateurs et de la Vierge. Cette charge leur donne le droit et le soin de parer l’église, d’habiller la statue et de porter l’habit de l’ordre. C’est, pour un étranger, un spectacle assez singulier de voir dans les églises de Saint-François ou de Saint-Dominique des dames de tout âge assister aux offices avec l’habit de ces saints instituteurs.


Rivière de la Plata.

Au reste, la charité des moines ne fait point ici acception de personnes. Il y a des cérémonies sacrées pour les esclaves, et les Dominicains ont établi une confrérie de nègres. Ils ont leurs chapelles, leurs messes, leurs fêtes, et un enterrement assez décent ; pour tout cela, il n’en coûte annuellement que quatre réaux par nègre agrégé. Les nègres reconnaissent pour patrons saint Benoît de Palerme et la Vierge, peut-être à cause de ces mots de l’Écriture : Nigra sum, sed formosa, filia Jérusalem. Le jour de leur fête, ils élisent deux rois, dont l’un représente le roi d’Espagne, l’autre celui de Portugal, et chaque roi se choisit une reine. Deux bandes, armées et bien vêtues, forment à la suite des rois une procession, laquelle marche avec croix, bannières et instruments. On chante, on danse, on figure des combats d’un parti à l’autre, et on récite des litanies. La fête dure depuis le matin jusqu’au soir, et le spectacle en est assez agréable.

Les dehors de Buenos-Ayres sont bien cultivés. Les habitants de la ville font presque tous des maisons de campagne qu’ils nomment quintas, et leurs environs fournissent abondamment toutes les denrées nécessaires à la vie. J’en excepte le vin, qu’ils font venir d’Espagne ou qu’ils tirent de Mendoza, vignoble situé à deux cents lieues de Buenos-Ayres. Ces environs cultivés ne s’étendent pas fort loin ; si on s’éloigne seulement à trois lieues de la ville, on ne trouve plus que des campagnes immenses, abandonnées à une multitude innombrable de chevaux et de bœufs, qui en sont les seuls habitants. À peine, en parcourant cette vaste contrée, y rencontre-t-on quelques chaumières éparses, bâties moins pour rendre le pays habitable que pour constater aux divers particuliers la propriété du terrain, ou plutôt celle des bestiaux qui le couvrent. Les voyageurs qui la traversent n’ont aucune retraite, et sont obligés de coucher dans les mêmes charrettes qui les transportent, et qui sont les seules voitures dont on se serve ici pour les longues routes. Ceux qui voyagent à cheval, ce qu’on appelle aller à la légère, sont le plus exposés à coucher au bivouac au milieu des champs.

Tout le pays est uni, sans montagnes et sans autre bois que celui des arbres fruitiers. Situé sous le climat de la plus heureuse température, il serait un des plus abondants de l’univers en toutes sortes de productions, s’il était cultivé. Le peu de froment et de maïs qu’on y sème y rapporte beaucoup plus que dans nos meilleures terres de France. Malgré cette fécondité du sol, presque tout est inculte, les environs des habitations comme les terres les plus éloignées ; ou si le hasard fait rencontrer quelques cultivateurs, ce sont des nègres esclaves. Au reste, les chevaux et les bestiaux sont en si grande abondance dans ces campagnes, que ceux qui piquent les bœufs attelés aux charrettes sont à cheval, et que les habitants ou les voyageurs, lorsqu’ils ont faim, tuent un bœuf, en prennent ce qu’ils peuvent manger, et abandonnent le reste, qui devient la proie des chiens sauvages et des tigres : ce sont les seul animaux dangereux de ce pays.

Les chiens ont été apportés d’Europe ; la facilité de se nourrir en pleine campagne leur a fait quitter les habitations, et ils se sont multipliés à l’infini. Ils se rassemblent souvent en troupe pour attaquer un taureau, même un homme à cheval, s’ils sont pressés par la faim. Les tigres ne sont pas en grande quantité, excepté dans les lieux boisés, et il n’y a que les bords des petites rivières qui le soient. On connaît l’adresse des habitants de ces contrées à se servir du lasso[1], et il est certain qu’il y a des Espagnols qui ne craignent pas d’enlacer les tigres : il ne l’est pas moins que plusieurs finissent par être la proie de ces redoutables animaux. J’ai vu à Montevideo une espèce de chat-tigre, dont le poil assez long est gris blanc. L’animal est très bas sur jambes et peut avoir cinq pieds de longueur : il est dangereux, mais fort rare.

Le bois est très cher à Buenos-Ayres et à Montevideo. On ne trouve dans les environs que quelques petits bois à peine propres à brûler. Tout ce qui est nécessaire pour la charpente des maisons, la construction et le radoub des embarcations qui naviguent dans la rivière, vient du Paraguay en radeaux. Il serait toutefois facile de tirer du haut du pays tous les bois propres à la construction des plus grands navires. De Montegrande, où sont les plus beaux, on les transporterait en cajeux par l’Ybicui dans l’Uruguay ; et depuis le Salto Chico de l’Uruguay, des bâtiments fait exprès pour cet usage les amèneraient à tel endroit de la rivière où on aurait établi des chantiers.

Les naturels qui habitent cette partie de l’Amérique au nord et au sud de la rivière de la Plata, sont du nombre de ceux qui n’ont pu être encore subjugués par les Espagnols et qu’ils nomment Indios bravos. Ils sont laids et presque tous galeux. Leur couleur est très basanée, et la graisse dont ils se frottent continuellement les rend encore plus noirs. Ils n’ont d’autre vêtement qu’un grand manteau de peaux de chevreuil, qui leur descend jusqu’aux talons et dans lequel ils s’enveloppent. Les peaux dont il est composé sont très bien passées : ils mettent le poil en dedans, et le dehors est peint de diverses couleurs. La marque distinctive des caciques est un bandeau de cuir dont ils se ceignent le front ; il est découpé en forme de couronne et orné de plaques de cuivre. Leurs armes sont l’arc et la flèche ; ils se servent aussi du lasso et de boules[2]. Ces Indiens passent leur vie à cheval et n’ont pas de demeures fixes, du moins auprès des établissements espagnols. Ils y viennent quelquefois avec leurs femmes pour y acheter de l’eau-de-vie, et ils ne cessent d’en boire que quand l’ivresse les laisse absolument sans mouvement. Pour se procurer des liqueurs fortes, ils vendent armes, pelleteries, chevaux ; et, quand ils ont épuisé leurs moyens, ils s’emparent des premiers chevaux qu’ils trouvent auprès des habitations et s’éloignent. Quelquefois ils se rassemblent en troupes de deux ou trois cents pour venir enlever des bestiaux sur les terres des Espagnols, ou pour attaquer les caravanes des voyageurs. Ils pillent, massacrent et emmènent en esclavage. C’est un mal sans remède : comment dompter une nation errante, dans un pays immense et inculte, où il serait même difficile de la rencontrer ? D’ailleurs ces Indiens sont courageux, aguerris, et le temps n’est plus où un Espagnol faisait fuir mille Américains.

Il s’est formé depuis quelques années dans le nord de la rivière une tribu de brigands qui pourra devenir plus dangereuse aux Espagnols, s’ils ne prennent des mesures promptes pour la détruire. Quelques malfaiteurs échappés à la justice s’étaient retirés dans le nord des Maldonades ; des déserteurs se sont joints à eux : insensiblement leur nombre s’est accrû ; ils ont pris des femmes chez les Indiens, et commencé une race qui ne vit que de pillage. Ils viennent enlever des bestiaux dans les possessions espagnoles, pour les conduire sur les frontières du Brésil, où il les échangent avec les Paulistes[3] contre des armes et des vêtements. Malheur aux voyageurs qui tombent entre leurs mains ! On assure qu’ils sont aujourd’hui plus de six cents. Ils ont abandonné leur première habitation et se sont retirés plus loin de beaucoup dans le nord-ouest.

Le gouverneur général de la province de la Plata réside, comme nous l’avons dit, à Buenos-Ayres. Dans tout ce qui ne regarde pas la mer, il est censé dépendre du vice-roi du Pérou ; mais l’éloignement rend cette dépendance presque nulle, et elle n’existe réellement que pour l’argent qu’il est obligé de tirer des mines du Potosi, argent qui ne viendra plus en pièces cornues, depuis qu’on a établi cette année même dans le Potosi un hôtel des monnaies. Les gouvernements particuliers du Tucuman et du Paraguay, dont les principaux établissements sont Santa-Fé, Corrientes, Salta, Tujus, Corduba, Mendoza et l’Assomption, dépendent, ainsi que les fameuses missions des Jésuites, du gouverneur général de Buenos-Ayres.


Vue de Buenos-Ayres.

Cette vaste province comprend en un mot toutes les possessions espagnoles à l’est des Cordillères, depuis la rivière des Amazones jusqu’au détroit de Magellan. Il est vrai qu’au sud de Buenos-Ayres il n’y a plus aucun établissement ; la seule nécessité de se pourvoir de sel fait pénétrer les Espagnols dans ces contrées. Il part à cet effet tous les ans de Buenos-Ayres un convoi de deux cents charrettes, escorté par trois cents hommes ; il va, par quarante degrés environ, se charger de sel dans les lacs voisins de la mer, où il se forme naturellement. Autrefois les Espagnols l’envoyaient chercher par des goélettes dans la baie Saint-Julien.

Je remets au second voyage que les circonstances nous ont forcés de faire dans la rivière de la Plata, à parler des missions du Paraguay ; ce sera le temps d’entrer dans ce détail, en rapportant l’expulsion des Jésuites, de laquelle nous avons été témoins.

Le commerce de la province de la Plata est le moins riche de l’Amérique espagnole ; cette province ne produit ni or ni argent, et ses habitants sont trop peu nombreux pour qu’ils puissent tirer du sol tant d’autres richesses qu’il renferme dans son sein ; le commerce même de Buenos-Ayres n’est pas aujourd’hui ce qu’il était il y a dix ans : il est considérablement déchu, depuis que ce qu’on y appelle l’internation des marchandises n’est plus permise, c’est-à-dire depuis qu’il est défendu de faire passer les marchandises d’Europe par terre de Buenos-Ayres dans le Pérou et le Chili ; de sorte que les seuls objets de son commerce avec ces deux provinces sont aujourd’hui le coton, les mules et le maté, ou l’herbe du Paraguay. L’argent et le crédit des négociants de Lima ont fait rendre cette ordonnance, contre laquelle réclament ceux de Buenos-Ayres. Le procès est pendant à Madrid, où je ne sais quand ni comment on le jugera. Cependant Buenos-Ayres est riche, j’en ai vu sortir un vaisseau de registre avec un million de piastres ; et si tous les habitants de ce pays avaient le débouché de leurs cuirs avec l’Europe, ce commerce seul suffirait pour les enrichir. Avant la dernière guerre il se faisait ici une contrebande énorme avec la colonie du Saint-Sacrement, place que les Portugais possèdent sur la rive gauche du fleuve, presque en face de Buenos-Ayres ; mais cette place est aujourd’hui tellement resserrée par les nouveaux ouvrages dont les Espagnols l’ont enceinte, que la contrebande avec elle est impossible s’il n’y a connivence ; les Portugais mêmes qui l’habitent sont obligés de tirer par mer leur subsistance du Brésil. Enfin ce poste est ici à l’Espagne, à l’égard des Portugais, ce que lui est en Europe Gibraltar à l’égard des Anglais.

La ville de Montevideo, établie depuis quarante ans, est située sur la rive septentrionale du fleuve, trente lieues au-dessus de son embouchure, et bâtie sur une presqu’île qui défend des vents d’est une baie d’environ deux lieues de profondeur sur une de largeur à son entrée. À la pointe occidentale de cette baie est un mont isolé, assez élevé, lequel sert de reconnaissance et a donné le nom à la ville ; les autres terres qui l’environnent sont très basses. Le côté de la plaine est défendu par une citadelle : plusieurs batteries protègent le côté de la mer et le mouillage ; il y en a même une au fond de la baie sur une île fort petite appelée l’île aux Français. Le mouillage de Montevideo est sûr, quoiqu’on y essuie quelquefois des pamperos, qui sont des tourmentes de vent de sud-ouest accompagnées d’orages affreux. Il y a peu de fond dans toute la baie ; on y mouille par trois, quatre et cinq brasses d’eau sur une vase très molle, où les plus gros navires marchands s’échouent et font leur lit sans souffrir aucun dommage ; mais les vaisseaux fins s’y arquent facilement et y dépérissent. L’heure des marées n’y est point réglée ; selon le vent qu’il fait, l’eau est haute ou basse. On doit se méfier d’une chaîne de roches qui s’étend quelques encablures au large de la pointe de l’est de cette baie ; la mer y brise, et les gens du pays l’appellent la pointe des Charrettes[4].

Montevideo a un gouverneur particulier, lequel est immédiatement sous les ordres du gouverneur général de la province. Les environs de cette ville sont presque incultes et ne fournissent ni froment, ni maïs ; il faut faire venir de Buenos-Ayres la farine, le biscuit et les autres provisions nécessaires aux vaisseaux. Dans les jardins, soit de la ville, soit des maisons qui en sont voisines, on ne cultive presque aucun légume ; on y trouve seulement des melons, des courges, des figues, des pêches, des pommes et des coings en grande quantité. Les bestiaux y sont dans la même abondance que dans le reste de ce pays, ce qui, joint à la salubrité de l’air, rend la relâche à Montevideo excellente pour les équipages ; on doit seulement y prendre ses mesures contre la désertion. Tout y invite le matelot dans un pays où la première réflexion qui le frappe en mettant pied à terre, c’est que l’on y vit presque sans travail. En effet, comment résister à l’alternative de couler dans le sein de l’oisiveté des jours tranquilles sous un climat heureux, ou de languir affaissé sous le poids d’une vie constamment laborieuse, et d’accélérer dans les travaux de la mer les douleurs et les infirmités de la vieillesse ?


  1. Le lasso dont ils se servent est une courroie tressée très forte, dont un bout est attaché à la selle du cheval qu’ils montent, et dont l’autre forme un nœud coulant. Munis de ce lasso, ils se réunissent plusieurs, et vont choisir au milieu des troupeaux la bête qu’ils veulent avoir. Le premier qui peut l’atteindre lui jette son lasso, et manque rarement de la saisir par les cornes. Un second, pendant que le taureau fuit le cheval de celui qui l’a enlacé, tâche de lui saisir avec son lasso une des jambes de derrière. Du moment où il a réussi, les chevaux dressés à cette chasse tournent avec vitesse chacun d’un côté opposé, et la secousse qu’ils donnent en tendant le lasso renverse le taureau. Alors ils s’arrêtent en tirant fortement sur le lasso, afin que le taureau ne puisse pas se relever. Dans cet état les hommes mettent pied à terre et tuent facilement l’animal couché et hors d’état de se défendre.
  2. Ces boules sont deux pierres rondes de la grosseur d’un boulet de deux livres, enchâssées l’une et l’autre dans une bande de cuir, et attachées à chacune des extrémités d’un boyau cordonné long de six à sept pieds. Ils se servent à cheval de cette arme comme d’une fronde, et en atteignent jusqu’à deux cents pas l’animal qu’ils poursuivent.
  3. Les Paulistes sont une autre race de brigands sortis du Brésil, et qui se sont formés en République vers la fin du seizième siècle. Ils se nomment Paulistes, du lieu appelé San-Pablo, qui est leur principale habitation.
  4. Avec peu de travail et de dépense, on ferait dans la rivière de Sainte-Lucie un des plus beaux ports du monde. Cette rivière est située du même côté et à huit ou dix lieues dans l’ouest de Montevideo. Il ne s’agirait que de curer un banc de sable d’environ cent pieds d’étendue qui se trouve à l’entrée, et sur lequel il n’y a que dix à onze pieds d’eau. Ensuite on trouve neuf, dix, onze, douze brasses pendant une étendue considérable, en remontant la rivière.