Voyage de Bougainville autour du monde/I/III

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CHAPITRE III.

Départ de Montevideo. — Navigation jusqu’aux îles Malouines. — Leur remise aux Espagnols. — Détails historiques.


Le 28 février 1767, nous appareillâmes de Montevideo avec les deux frégates espagnoles et une tartane chargée de bestiaux. Nous convînmes, Dom Ruis et moi, qu’en rivière il prendrait la tête, et qu’une fois au large je conduirais la marche. Toutefois, pour obvier au cas de séparation, j’avais donné à chacune des frégates un pilote pratique des Malouines. L’après-midi il fallut mouiller, la brume ne permettant de voir ni la grande terre ni l’île de Flores. Le vent fut contraire le lendemain ; je comptais néanmoins que nous appareillerions, les courants assez forts dans cette rivière favorisant les bordées ; mais, voyant le jour presque écoulé sans que le commandant espagnol fît aucun signal, j’envoyai un officier pour lui dire que, venant de reconnaître l’île de Flores dans une éclaircie, je me trouvais mouillé beaucoup trop près du banc aux Anglais, et que mon avis était d’appareiller le lendemain, vent contraire ou non. Dom Ruis me fit répondre qu’il était entre les mains du pilote pratique de la rivière, qui ne voulait lever l’ancre que d’un vent favorable et fait. L’officier alors le prévint de ma part que je mettrais à la voile dès la pointe du jour, et que je l’attendrais en louvoyant, ou mouillé plus au nord, à moins que les marées ou la force du vent ne me séparassent de lui malgré moi.

La tartane n’avait point mouillé la veille, et nous la perdîmes de vue le soir pour ne plus la revoir. Elle revint à Montevideo trois semaines après, sans avoir rempli sa mission. La nuit fut orageuse, le pamperos souffla avec furie et nous fit chasser : une seconde ancre que nous mouillâmes nous étala. Le jour nous montra les vaisseaux espagnols, mâts de hune et basses vergues amenés, lesquels avaient beaucoup plus chassé que nous. Le vent était encore contraire et violent, la mer très grosse ; ce ne fut qu’à neuf heures que nous pûmes appareiller sous les quatre voiles majeures ; à midi nous avions perdu de vue les Espagnols demeurés à l’ancre, et le 3 mars au soir nous étions hors de la rivière.

Nous eûmes, pendant la traversée aux Malouines, des vents variables du nord-ouest au sud-ouest, presque toujours gros temps et mauvaise mer : nous fûmes contraints de passer à la cape le 15 et le 16, ayant essuyé quelques avaries. D’ailleurs notre mâture exigeait le plus grand ménagement, la frégate dérivait outre mesure, sa marche n’était point égale sur les deux bords, et le gros temps ne nous permettait pas de tenter des changements dans son arrimage qui eussent pû la mettre mieux en assiette. En général, les bâtiments fins et longs sont tellement capricieux, leur marche est assujettie à un si grand nombre de causes souvent imperceptibles, qu’il est fort difficile de démêler celles dont elle dépend. On n’y va qu’à tâtons, et les plus habiles y peuvent prendre le change.

Depuis le 17 après-midi que nous commençâmes à trouver le fond, le temps fut toujours chargé d’une brume épaisse. Le 19, ne voyant pas la terre, quoique l’horizon se fût éclairci, et que d’après mon calcul je fusse dans l’est des îles Sébaldes, je craignis d’avoir dépassé les Malouines, et je pris le parti de courir à l’ouest ; le vent, ce qui est fort rare dans ces parages, favorisait cette résolution. Je fis grand chemin dans cette direction pendant vingt-quatre heures, et ayant alors trouvé les sondes de la côte des Patagons, je fus assuré de ma position, et je repris avec confiance la route à l’est. En effet, le 21 à quatre heures après-midi, nous eûmes connaissance des Sébaldes, qui nous restaient au nord-est-quart-d’est à huit ou dix lieues de distance, et bientôt après nous vîmes la terre des Malouines. Je me serais au reste épargné l’embarras où je me trouvais si de bonne heure j’eusse tenu le vent, pour me rallier à la côte de l’Amérique et chercher les îles en latitude.

Le 22, au coucher du soleil, nous avions relevé les terres des Malouines les plus est à l’est-sud-est cinq degrés sud, distance de six à sept lieues, et les plus près de nous au sud-quart-sud-est, distantes de quatre lieues. Je faisais gouverner à l’est du compas valant l’est-sud-est corrigé, afin de prolonger pendant la nuit à cette même distance de quatre lieues la côte des îles, laquelle court est-sud-est et ouest-nord-ouest corrigés. Les vents étaient au sud-ouest, et nous courions tribord amures, lorsqu’à dix heures et demie, quelques moments après le lever de la lune, nous vîmes une pointe de terre de l’avant à nous ; nous arrivâmes pour l’éviter ; mais bientôt après, ayant aperçu distinctement que cette pointe, dont nous n’étions plus guère qu’à une lieue, s’étendait fort au large, nous prîmes sur-le-champ le plus près bâbord, le cap au nord-ouest. Ne pouvant doubler même à cette route, il fallut courir plusieurs bordées pour nous élever. Ce ne fut qu’à trois heures du matin, qu’étant sortis de la baie dans laquelle nous avions été engagés, nous pûmes reprendre notre première route, prolongeant la côte à l’est-sud-est corrigé. Cette pointe, qui nous a mis en danger, est la pointe de l’est du détroit des Malouines, laquelle s’avance au moins à quatre lieues au large plus que la côte. Notre situation était d’autant plus critique que nous n’avions pas la ressource de mouiller, car, dans l’espèce de baie formée par cette pointe, le fond est de roches.

Le 23 au soir, nous entrâmes et mouillâmes dans la grande baie où mouillèrent aussi le 24 les deux frégates espagnoles. Elles avaient beaucoup souffert dans leur traversée, le coup de vent du 16 les ayant obligées d’arriver vent arrière, et la commandante ayant reçu un coup de mer qui avait emporté ses bouteilles, enfoncé les fenêtres de sa grand’chambre, et mis beaucoup d’eau à bord. Presque tous les bestiaux embarqués à Montevideo pour la colonie avaient péri par le mauvais temps. Le 25, les trois bâtiments entrèrent dans le port et s’y amarrèrent.

Le 1er avril, je livrai notre établissement aux Espagnols, qui en prirent possession en arborant l’étendard d’Espagne, que la terre et les vaisseaux saluèrent de vingt-et-un coups de canon au lever et au coucher du soleil. J’avais lu aux Français habitants de cette colonie naissante une lettre du roi, par laquelle Sa Majesté leur permettait d’y rester sous la domination du roi catholique. Quelques familles profitèrent de cette permission : le reste, avec l’état-major, fut embarqué sur les frégates espagnoles, lesquelles appareillèrent pour Montevideo le 27 au matin. Pour moi, je fus contraint de rester aux Malouines à attendre l’Étoile sans laquelle je ne pouvais continuer mon voyage.

On me pardonnera quelques remarques historiques sur ces îles.

Il me paraît qu’on en peut attribuer la première découverte au célèbre Améric Vespuce, qui, dans son troisième voyage pour l’Amérique, en parcourut la côte du nord, au mois d’avril 1502. Il ignorait à la vérité si elle appartenait à une île ou si elle faisait partie du continent ; mais il est facile de conclure de la route qu’il avait suivie, de la latitude à laquelle il était arrivé, de la description même qu’il donne de cette côte, que c’était celle des Mélouines. J’assurerai, avec non moins de fondement, que Beauchesne Goüin, revenant de la mer du sud en 1700, a mouillé dans la partie orientale des Malouines, croyant être aux Sébaldes.

Si on suit les détails qu’il donne sur la nature du pays où il relâcha, on se convaincra de la vérité de mes conjectures. Beauchesne vit d’abord une seule île d’une immense étendue, et ce ne fut qu’après en être sorti qu’il s’en présenta à lui deux autres petites ; il parcourut un terrain humide couvert d’étangs et de lacs d’eau douce, couvert d’oies, de sarcelles, canards et bécassines ; il n’y vit point de bois : tout cela convient à merveille aux Malouines. Les Sébaldes au contraire sont trois petites îles pierreuses, où Guillaume Dampierre, allant dans la mer du sud en 1683, chercha vainement à faire de l’eau, et où il ne put trouver un bon mouillage. Conséquemment, si ce n’est point aux Malouines que Beauchesne a touché, il faut que ce soit à quelque île inconnue, située plus à l’est, mais ce ne peut être aux Sébaldes.

Quoi qu’il en soit, les îles Malouines jusqu’à nos jours n’étaient que très imparfaitement connues.

Cependant leur position heureuse, pour servir de relâche aux vaisseaux qui vont dans la mer du sud, et d’échelle pour la découverte des terres australes, avait frappé les navigateurs de toutes les nations. Au commencement de l’année 1763, la cour de France résolut de former un établissement dans ces îles. Je proposai au ministère de le commencer à mes frais, et secondé par MM. de Nerville et d’Arboulin, l’un mon cousin germain et l’autre mon oncle, je fis sur-le-champ construire et armer à Saint-Malo, par les soins de M. Duclos Guyot, aujourd’hui mon second, l’Aigle de vingt canons et le Sphinx de douze, que je munis de tout ce qui était propre pour une pareille expédition. J’embarquai plusieurs familles acadiennes, espèce d’hommes laborieuse, intelligente, et qui doit être chère à la France par l’inviolable attachement que lui ont prouvé ses honnêtes et fortunés citoyens.

Le 15 septembre 1763, je fis voile de Saint-Malo : M. de Nerville s’était embarqué avec moi sur l’Aigle. Après deux relâches, l’une à l’île Sainte-Catherine sur la côte du Brésil, l’autre à Montevideo, où nous prîmes beaucoup de chevaux et de bêtes à cornes, nous atterrâmes sur les îles Sébaldes le 31 janvier 1764. Je donnai dans un grand enfoncement que forme la côte des Malouines entre sa pointe du nord-ouest et les Sébaldes ; mais, n’y ayant pas aperçu de bon mouillage, je rangeai la côte du nord, et, étant parvenu à l’extrémité orientale des îles, j’entrai le 3 février dans une grande baie qui me parut commode pour y former un premier établissement.

La même illusion qui avait fait croire à Hawkins, à Wood Roger et aux autres, que ces îles étaient couvertes de bois, agit aussi sur mes compagnons de voyage et sur moi. Nous vîmes avec surprise, en débarquant, que ce que nous avions pris pour du bois en cinglant le long de la côte, n’était autre chose que des touffes de jonc fort élevées et fort rapprochées les unes des autres. Leur pied, en se desséchant, reçoit la couleur d’herbe morte jusqu’à une toise environ de hauteur, et de là sort une touffe de jonc d’un beau vert qui couronne ce pied ; de sorte que, dans l’éloignement, les tiges réunies présentent l’aspect d’un bois de médiocre hauteur. Ces joncs ne croissent qu’au bord de la mer et sur les petites îles ; les montagnes de la grande terre sont, dans quelques endroits, couvertes entièrement de bruyères, qu’on prend aisément de loin pour du taillis.

Les diverses courses que j’ordonnai aussitôt, et que j’entrepris moi-même dans l’île, couchant tous à la belle étoile et vivant de chasse, ne nous procurèrent la découverte d’aucune espèce de bois, ni d’aucun indice qui nous permît de conclure qu’un navire y avait abordé avant nous. Je trouvai seulement, et en abondance, une excellente tourbe qui pouvait suppléer au bois, tant pour le chauffage que pour la forge ; et je parcourus des plaines immenses, coupées partout de petites rivières d’une eau parfaite. La nature d’ailleurs n’offrait pour la subsistance des hommes que la pêche et plusieurs sortes de gibier de terre et d’eau. À la vérité ce gibier était en grande quantité et facile à prendre. Ce fut un spectacle singulier de voir à notre arrivée tous les animaux, jusqu’alors seuls habitants de l’île, s’approcher de nous sans crainte et ne témoigner d’autres mouvements que ceux que la curiosité inspire à la vue d’un objet inconnu. Les oiseaux se laissaient prendre à la main, quelques-uns venaient d’eux-mêmes se poser sur les gens qui étaient arrêtés ; tant il est vrai que l’homme ne porte point empreint un caractère de férocité qui fasse reconnaître en lui par le seul instinct, aux animaux faibles, l’être qui se nourrit de leur sang. Cette confiance ne leur a pas duré longtemps : ils eurent bientôt appris à se méfier de leur cruel ennemi.

Le 17 mars, je déterminai l’emplacement de la nouvelle colonie, à une lieue du fond de la baie à la côte du nord, sur un petit port qui ne communique avec la baie que par un goulet fort étroit. La colonie ne fut d’abord composée que de vingt-neuf personnes, parmi lesquelles il y avait cinq femmes et trois enfants. Nous travaillâmes sur-le-champ à leur bâtir des cases couvertes de jonc, et à construire un magasin assez grand pour renfermer les vivres, les hardes et les provisions de toute espèce que je leur laissai pour deux ans. Ces ouvrages furent exécutés par les matelots, et l’état-major des deux vaisseaux se chargea d’élever un fort en terre et gazon capable de contenir quatorze pièces de canon. Je travaillai à la tête de cet atelier, et j’admirai à quel point les circonstances extraordinaires exaltent les hommes et doublent leurs forces. Le zèle de ces officiers ne se ralentit pas un seul instant pendant quinze jours que dura ce travail pénible, qui commençait avec l’aurore et que la nuit seul interrompait. Le fort fut construit assez solidement, le canon mis en batterie et, dans le milieu de cette petite citadelle, nous élevâmes un obélisque de vingt pieds de hauteur. L’effigie du roi décorait une de ses faces, et on enterra sous ses fondements quelques monnaies avec une médaille, où sur un côté était gravée la date de l’entreprise, sur l’autre on voyait la figure du roi avec ces mots pour exergue : Tibi serviat ultima Thule.

Telle était l’inscription gravée sur cette médaille :

 

ÉTABLISSEMENT

DES ISLES MALOUINES,

SITUÉES AU 51 DEG. 30 MIN.

DE LAT. AUST. ET 61 DEG. 50 MIN.

DE LONG. OCCID. MÉRID. DE PARIS,

PAR LA FRÉGATE L’AIGLE, CAPITAINE

P. DUCLOS GUYOT, CAPITAINE DE BRÛLOT,

ET LA CORVETTE LE SPHINX, CAPIT. F. CHÉNARD

DE LA GIRAUDAIS, LIEUT. DE FRÉGATE, ARMÉES PAR

LOUIS-ANTOINE DE BOUGAINVILLE, COLONEL D’INFAN-

TERIE, CAPITAINE DE VAISSEAU, CHEF DE L’EXPÉDITION, G.

DE NERVILLE, CAPITAINE D’INFANTERIE, ET P. D’ARBOU-

LIN, ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL DES POSTES DE

FRANCE : CONSTRUCTION D’UN FORT ET D’UN

OBÉLISQUE DÉCORÉ D’UN MÉDAILLON DE SA

MAJESTÉ LOUIS XV. SUR LES PLANS D’A.

L’HUILLIER, INGÉN. GÉOGR. DES CAMPS

ET ARMÉES, SERVANT DANS L’EXPÉ-

DITION ; SOUS LE MINISTÈRE

D’É. DE CHOISEUL, DUC

DE STAINVILLE. EN

FÉVRIER 1764.


avec ces mots pour exergue : Conamur tenues grandia.

Cependant, pour encourager les colons et augmenter leur confiance en des secours prochains que je leur promis, M. de Nerville consentit à rester à leur tête et à partager les hasards de ce faible établissement aux extrémités de l’univers, le seul qu’il y eût alors à une latitude aussi élevée dans la partie australe de notre globe. Le 5 avril 1764, je pris solennellement possession des îles au nom du roi, et le 8 je mis à la voile pour la France.

Le 6 octobre de la même année, je repartis de Saint-Malo sur l’Aigle, et, après une traversée qui n’eut rien de remarquable que d’avoir cherché inutilement l’île Pepys, j’arrivai aux Malouines le 5 janvier 1765. J’y goûtai la satisfaction inexprimable de voir que mes colons avaient joui d’une santé parfaite et qu’ils étaient dans le meilleur état. Un seul avait péri dans une chasse, sans qu’on ait pu savoir par quel accident, attendu qu’il n’était pas accompagné. Ce ne fut même que deux ans après qu’on avait retrouvé son corps. L’hiver n’avait point été rude ; il y avait eu fort peu de neige et point de glace. La chasse et la pêche s’étaient toujours faites avec le plus grand succès. M. de Nerville avait construit une poudrière, un magasin neuf en pierres, l’ancien étant tombé, et rétabli le fort en finissant les fossés et perfectionnant le rempart.

Je me hâtai de débarquer les habitants nouveaux et les provisions de toute espèce destinées à la colonie, de faire de l’eau et du lait ; et après un voyage par terre que j’entrepris pour reconnaître le détroit qui sépare les deux grandes Malouines, je mis à la voile le 2 février, pour aller chercher dans le détroit de Magellan une cargaison de bois assortis. Le 16, étant à la vue du cap des Vierges, nous aperçûmes trois navires, et le lendemain, entrant avec eux dans le détroit, nous fûmes assurés qu’ils étaient anglais. C’étaient ceux du commodore Byron, qui, après être venus reconnaître les îles Malouines, le long desquelles ils avaient été vus par nos pêcheurs, prenaient la route du détroit de Magellan pour entrer dans la mer du sud. Nous les suivîmes jusqu’au port Famine, où ils relâchèrent, et, au mouillage que nous fîmes ensemble sous le cap Grégoire, un des navires anglais s’étant échoué en louvoyant pour gagner ce mouillage, je me fis un devoir de lui envoyer avec la plus grande diligence deux bateaux avec les secours d’usage en pareil cas.


Détroit de Magellan.

Le 21, je m’amarrai dans une petite baie à laquelle les matelots ont depuis donné mon nom, et, dès le lendemain, nous nous occupâmes à couper des bois de différents échantillons, à équarrir les plus grosses pièces, à tracer dans la forêt différents chemins pour les conduire sur le bord de la mer, à en faire l’embarquement et l’arrimage. Nous levâmes aussi et mîmes à bord, avec toutes les précautions que nous pûmes imaginer, plus de dix mille plants d’arbres de différents âges. Il était bien intéressant de tenter des plantations dans nos îles. Ces travaux divers nous occupèrent vingt jours, et je puis dire qu’à l’exception des dimanches consacrés au repos, il n’y eut pas un instant perdu ni une personne oisive. Le temps nous avait favorisés, car, contre l’ordinaire de ces parages, il fut très beau. Le 15 mars au soir, j’appareillai de la baie, je sortis du détroit le 24, et, le 29, je mouillai dans le port des Malouines, où je fus reçu avec de grands transports de joie, ayant ouvert une navigation devenue nécessaire au maintien de la colonie. À mon départ des Malouines, le 27 avril suivant, elle se trouvait composée de quatre-vingts personnes, en y comprenant un état-major payé par le roi.

Vers la fin de l’année 1765, nous renvoyâmes de Saint-Malo l’Aigle aux îles Malouines, et le roi y joignit l’Étoile, une de ses flûtes. Cette dernière, partie de Rochefort, arriva dans la colonie le 15 février 1766, et l’Aigle y entra le 23 du même mois. Ces deux bâtiments, après avoir débarqué les vivres, les effets divers et les nouveaux habitants, mirent à la voile ensemble le 24 avril, pour aller dans le détroit de Magellan chercher du bois pour la colonie. C’était entreprendre ce voyage dans la plus mauvaise saison ; aussi fut-il très pénible. Les commandants des deux vaisseaux n’auraient pu, sans prolonger les risques et les difficultés, gagner la baie dans laquelle j’avais fait ma cargaison l’année précédente. Aussi mouillèrent-ils dans la baie Famine, où ils trouvèrent en abondance de quoi s’assortir des divers échantillons nécessaires à nos besoins. L’Étoile fut chargée la première et rentra aux îles le 15 juin. L’Aigle, restée la dernière et chargée de pièces plus considérables, y fut de retour le 27 du même mois. Cette expédition au détroit fut remarquable par deux événements d’une nature différente, savoir : un combat avec les sauvages qui en habitent la partie boisée, et une alliance contractée avec les Patagons qui en occupent la partie orientale.

Quelque temps après que l’Étoile fut partie de la baie Famine, des sauvages de la même nation que ceux que j’avais vus et auxquels j’avais fait des présents l’année précédente, se montrèrent aux endroits où l’Aigle continuait de faire son bois. Nos gens les reconnurent, et on leur fit de nouveaux présents. Ils vécurent plusieurs jours dans la meilleure intelligence, allant à bord du navire, soit dans leurs canots, soit dans les nôtres, sans aucune crainte réciproque. Le mauvais temps ayant obligé quelques-uns de nos ouvriers, au nombre de sept, de rester à terre, ils y passèrent la nuit auprès du feu, dans une cabane construite à la hâte, et la passaient avec sécurité, lorsqu’ils entendirent du bruit et virent tout à coup paraître trois sauvages à l’entrée de la cabane ; ils ne purent se servir des armes à feu : l’attaque fut trop brusque ; ils se défendirent avec des haches et des sabres. De vingt-cinq sauvages ou environ qu’ils étaient, trois furent tués et le reste mis en fuite ; deux de nos gens furent dangereusement blessés. Depuis cet acte d’hostilité, ces sauvages ne reparurent plus.

Cette aventure, désagréable en elle-même, n’était pas importante pour les suites, la nation qui habite la partie boisée du détroit étant peu nombreuse, faible, et n’ayant aucune communication avec les Patagons, les seuls habitants de ces contrées dont l’union avec nous fût intéressante : par rapport aux objets d’échange que nous en pouvions tirer. Aussi M. Denys de Saint-Simon, capitaine d’infanterie, né au Canada, et ayant passé une partie de sa vie avec les sauvages de ce vaste pays, avait-il été embarqué sur l’Étoile et chargé de jeter les premiers fondements de l’alliance avec ce peuple, le voisin le plus proche des îles Malouines.

En conséquence, lorsque M. de la Giraudais, commandant de l’Étoile, eut fini son bois à la baie Famine, il s’occupa de l’exécution de ce projet avant que de quitter le détroit de Magellan. Pour cet effet il mouilla sous le cap Grégoire, aux environs duquel les Patagons étaient campés. M. de Saint-Simon se transporta à terre avec la chaloupe et le canot. Les Patagons se trouvèrent au débarquement au nombre de vingt, tous à cheval. Ils témoignèrent beaucoup de joie et chantèrent à leur mode : il fallut les accompagner à leur feu. Il en parut alors environ cent cinquante qui vinrent se réunir aux autres ; ce grand nombre n’effraya pas nos gens, parce qu’il y avait dans la bande beaucoup de femmes et d’enfants. M. de Saint-Simon jugea que, pour contenter cette multitude, il fallait envoyer la chaloupe au vaisseau chercher une plus grande quantité de présents que celle qu’il avait apportée ; et par précaution, il fit demander à M. de la Giraudais un renfort d’hommes armés. La chaloupe tardant à revenir, il envoya le canot pour en accélérer l’expédition ; et dans l’impossibilité d’abandonner la négociation par l’intérêt que semblaient y prendre les sauvages, M. de Saint-Simon resta à terre avec les Français armés au nombre de dix. Cependant des cavaliers de tout âge descendaient rapidement les côtes et venaient grossir la troupe, dont le nombre augmenta jusqu’à huit cents ou environ. La position alors parut réellement critique ; le jour tombait ; nulles nouvelles du bord : un coup de vent, plus sensible au large qu’à terre, ayant retenu chaloupe et canot, notre peloton de Français entourés par les sauvages et prisonniers au milieu d’une multitude d’hommes bien montés, bien armés, et qui paraissaient observer entre eux une espèce de discipline, fit vainement tous les efforts pour donner à entendre qu’il désirait avoir son feu particulier et remettre les affaires au lendemain ; jamais les Patagons, soit amitié, soit défiance, n’y voulurent consentir. Il fallut se résoudre à passer la nuit avec une douzaine d’entre eux, les autres s’étant retirés dans leur camp.

Cette nuit passée sans fermer l’œil et sans vivres, sur le bord de la mer, parut bien longue aux Français. Mais quel fut leur embarras quand le jour naissant leur montra que le navire avait chassé de près d’une lieue et demie, par la violence du vent qui soufflait toujours en tempête ! C’était encore une journée au moins à passer avec ces Patagons, qui revinrent en famille comme la veille. Toutefois ils laissèrent une espèce de liberté à nos gens, dont il y en eut que la faim contraignit à aller chercher des moules sur le rivage. Les sauvages, qui s’en aperçurent, leur apportèrent quelques morceaux de chair de vigogne à moitié crus, mais qui furent trouvés excellents. À l’approche de la nuit, les chefs parurent exiger qu’on les suivit à leur camp ; sur le refus constant qui en fut fait, ils donnèrent ordre à la multitude de se retirer, et cent hommes restèrent pour en garder onze.

Les Français tinrent conseil, se conformant aux avis de M. de Saint-Simon, habitué aux mœurs de pareilles nations. Il ne leur cacha point qu’étant sans défense, le moindre mouvement mal interprété pouvait leur être funeste, et qu’il fallait montrer du sang-froid et de la tranquillité. On se rangea donc auprès de ce détachement de sauvages pour y passer une seconde nuit. On ne dormit point ; un des chefs, qui paraissait être le protecteur des Français, et qui avait déjà reçu des pipes et du tabac, fit les frais de la conversation et les cérémonies de l’hospitalité ; la pipe passa de bouche en bouche ; on chanta, les nôtres un peu à contre-cœur, et on mangea de la moelle de guanaques, qui paraît être un de leurs mets favoris.

Un instant pensa tout brouiller, par la mauvaise humeur d’un chef dont la physionomie était sinistre et qui prit à partie le chef notre protecteur. Il parlait avec le ton de la fureur, l’écume sortait de sa bouche, et ses gestes indiquaient qu’il récitait des combats malheureux que ses compatriotes avaient eus contre des hommes porteurs d’armes à feu. Les pleurs que fit couler son récit confirmèrent cette interprétation. M. de Saint-Simon parla aux siens, et disposa tout pour résister tant bien que mal en cas d’attaque, sans donner par ces dispositions d’ombrage aux Patagons, auxquels il tâcha de faire entendre, affectant un air déterminé, qu’il était surpris de leurs disputes et de leurs larmes, que ceux qu’il avait amenés avec lui étaient amis de leur nation, et plus disposés à les obliger qu’à leur faire injure, qu’ils les regardaient comme des frères et venaient contracter alliance avec eux. Le style de cette harangue par gestes aurait pu ne pas produire tout son effet si le jour n’avait enfin rétabli le calme et dissipé les inquiétudes réciproques.

Le temps était devenu plus serein ; on vit revenir le canot avec les présents si longtemps attendus. On les remit entre les mains des chefs ; il eût été impossible de les distribuer par familles, à cause du grand nombre. Les hommes qui s’étaient retirés la veille, s’étant rapprochés avec leurs femmes et leurs enfants, formèrent un monde de cavaliers autour des Français, et les traitèrent avec toutes les démonstrations de l’amitié. Ce fut dans ce moment intéressant que M. de Saint-Simon contracta alliance avec eux en leur présentant le pavillon du roi, qu’ils acceptèrent avec des cris de joie et des chansons. On leur fit entendre qu’au bout d’un an on viendrait les revoir. Ils offrirent à M. de Saint-Simon des chevaux, qu’il ne put accepter, la chaloupe de l’Étoile s’étant perdue dans le coup de vent des jours précédents, et on se sépara avec les témoignages de la meilleure intelligence.

Il parut attesté, par le rapport uniforme des Français, qui n’eurent que trop le temps de faire leurs observations sur ce peuple célèbre, qu’il est en général de la stature la plus haute et de la complexion la plus robuste qui soient connues parmi les hommes. Aucun n’avait au-dessous de cinq pieds cinq à six pouces, plusieurs avaient six pieds. Leurs femmes sont presque blanches et d’une figure assez agréable. Quelques-uns de nos gens, qui ont hasardé d’aller jusqu’à leur camp, y virent des vieillards qui portaient encore sur leur visage l’apparence de la vigueur et de la santé. Parmi les chefs, une partie était armée de sabres fort grands proportionnés à leur taille ; plusieurs avaient de larges couteaux en forme de poignards, d’autres des massues d’une pierre semblable au granit et pendue à une tresse de cuir qui paraît être de cheval. Les mots que nos gens leur ont entendu prononcer le plus souvent, et qu’ils ont pu retenir, sont chaoua, cris de joie, didou, ahi, ohi, chouen, ke kâlle mehouan, mots qui forment un chant mesuré ; nati, con pito : ces derniers ont paru signifier des pipes et du tabac à fumer ou à mâcher. Je rapporterai dans son lieu ce que j’ai vu sur cette même nation lorsque je l’ai rencontrée en traversant le détroit de Magellan.

Cependant, comme nous l’avons dit plus haut, le commodore Byron était venu au mois de janvier 1765 reconnaître pour la première fois les îles Malouines. Il y avait abordé à l’ouest de notre établissement, dans un port nommé déjà par nous port de la Croisade, et il avait pris possession de ces îles pour la couronne d’Angleterre sans y laisser aucun habitant. Ce ne fut qu’en 1766 que les Anglais envoyèrent une colonie s’établir au port de la Croisade, qu’ils avaient nommé port d’Egmont, et le capitaine Macbride, commandant la frégate le Jason, vint à notre poste au commencement de décembre de la même année. Il prétendit que ces terres appartenaient au roi de la Grande-Bretagne, menaça de forcer la descente si l’on s’obstinait à la lui refuser, fit une visite au commandant et remit à la voile le même jour.

L’établissement commençait alors à prendre une forme. Le commandant et l’ordonnateur logeaient dans des maisons commodes et bâties en pierres ; le reste des habitants occupait des maisons dont les murs étaient faits de gazon. Il y avait trois magasins, tant pour les effets publics que pour ceux des particuliers ; les bois du détroit avaient servi à faire la charpente de ces divers bâtiments, et à construire deux goélettes propres à reconnaître les côtes. L’Aigle retourna en France de ce dernier voyage, avec un chargement d’huile et de peaux de loups marins tannées dans le pays. On avait aussi fait divers essais de culture, sans désespérer du succès, la plus grande partie des graines importées d’Europe s’étant facilement naturalisée ; la multiplication des bestiaux était certaine et le nombre des habitants montait environ à cent cinquante.

Tel était l’état des îles Malouines lorsque nous les remîmes aux Espagnols, dont le droit primitif se trouvait ainsi étayé encore par celui que nous donnait incontestablement la première habitation. Les détails sur les productions de ces îles, et les animaux qu’on y trouve, sont la matière du chapitre suivant, et le fruit des observations qu’un séjour de trois années a fournies à M. de Nerville. J’ai cru qu’il était d’autant plus à propos d’entrer dans ces détails, que M. de Commerçon n’a point été aux îles Malouines, et que l’histoire naturelle en est à certains égards assez importante.