Voyage de Bougainville autour du monde/I/V
CHAPITRE V.
Navigation des îles Malouines à Rio-Janeiro. — Jonction de « la Boudeuse » avec « l’Étoile ». — Hostilités des Portugais contre les Espagnols. — État des revenus que le roi du Portugal tire de Rio-Janeiro.
ependant j’attendais vainement l’Étoile aux îles Malouines :
les mois de mars et d’avril s’étaient écoulés sans
que cette flûte y fût venue. Je ne pouvais entreprendre
de traverser l’Océan Pacifique avec ma seule frégate,
incapable de porter pour plus de six mois de vivres à son équipage.
J’attendis encore la flûte pendant tout mai. Voyant alors qu’il
ne me restait plus de vivres que pour deux mois, j’appareillai des
îles Malouines le 2 juin pour me rendre à Rio-Janeiro ; j’y avais
indiqué à M. de la Giraudais, commandant de l’Étoile, un point de
réunion dans le cas où des circonstances forcées l’empêcheraient de
venir me trouver aux îles Malouines.
Nous eûmes dans cette traversée un temps favorable ; le 20 juin après-midi, nous vîmes les hauts mornes de la côte du Brésil, et le 21, nous reconnûmes l’entrée de Rio-Janeiro. Il y avait le long de la côte plusieurs bateaux pêcheurs. Je fis mettre pavillon portugais ferlé, et tirer un coup de canon : sur ce signal, l’un des bateaux vint à bord, et j’y pris un pilote pour entrer dans la rade. Il nous fit ranger la côte à une demi-lieue des îles dont elle est bordée. Partout il y a beaucoup de fonds ; la côte est élevée, montueuse et couverte de bois ; elle est coupée en mondrains détachés et taillés à pic qui en rendent l’aspect très varié. À cinq heures et demie du soir, nous étions en dedans du fort Sainte-Croix, lequel nous héla, et en même temps il vint à bord un officier portugais nous demander les raisons de notre entrée. J’envoyai avec lui le chevalier de la Mote de Bournand pour en informer le comte d’Acunha, vice-roi du Brésil, et traiter du salut. À sept heures et demie nous mouillâmes dans la rade par huit brasses d’eau, fond de vase noire.
Le chevalier de Bournand revint bientôt après et me dit qu’au sujet du salut, le comte d’Acunha lui avait répondu que lorsque quelqu’un, en rencontrant un autre dans la rue, lui ôtait son chapeau, il ne s’informait pas auparavant si cette politesse serait rendue ou non ; que si nous saluions la place, il verrait ce qu’il aurait à faire. Comme cette réponse n’en était pas une, je ne saluai point. J’appris en même temps, par un canot que m’envoya M. de la Giraudais, qu’il était dans ce port, que son départ de Rochefort,
lequel devait être à la fin de décembre, avait été retardé jusqu’au commencement de février, qu’après trois mois de navigation une voie d’eau et le mauvais état de la mâture l’avaient contraint de relâcher à Montevideo, où il avait reçu, par les frégates espagnoles revenant des Malouines, des instructions sur ma marche, et qu’aussitôt il avait mis à la voile pour Rio-Janeiro, où il était mouillé depuis six jours. Cette jonction me donnait le moyen de continuer ma mission, quoique l’Étoile, en m’apportant pour treize mois de vivres en salaisons et boissons, eût à peine pour cinquante jours de pain et de légumes à me remettre. Le défaut de ces denrées indispensables me forçait de retourner en chercher dans la rivière de la Plata, attendu que nous ne trouvâmes à Rio-Janeiro ni biscuit, ni blé, ni farine.
Il y avait alors dans ce port deux bâtiments qui nous intéressaient, l’un français, l’autre espagnol. Le premier, nommé l’Étoile du matin, était un bateau du roi destiné pour l’Inde, auquel sa petitesse ne permettait pas d’entreprendre en hiver le passage du cap de Bonne-Espérance, et qui venait attendre ici le retour de la belle saison de ces parages. L’espagnol était un vaisseau de guerre, le Diligent, de soixante-quatorze canons, commandé par Dom Francisco de Médina. Sorti de la rivière de la Plata avec un chargement de cuirs et de piastres, une voie d’eau considérable, fort au-dessous de sa flottaison, l’avait forcé de relâcher ici, pour s’y remettre en état de continuer sa traversée en Europe ; depuis huit mois qu’il y était entré, les refus des secours nécessaires et les difficultés de toute espèce que le vice-roi lui faisait essuyer, l’empêchaient d’achever son radoub : aussi Dom Francisco m’envoya-t-il, le soir même de mon arrivée, demander mes charpentiers et calfats, et le lendemain je fis passer à son bord tous ceux des deux navires.
Le 22, nous allâmes en corps faire une visite au vice-roi ; il nous la rendit à bord le 25, et lorsqu’il en sortit, je le fis saluer de dix-neuf coups de canon, que la terre rendit. Dans cette visite, il nous offrit tous les secours qui étaient à son pouvoir : il m’accorda même la permission que je lui demandai, d’acheter une corvette qui m’eût été de la plus grande utilité dans le cours de l’expédition, et il ajouta que s’il y en avait au roi de Portugal, il me l’offrirait. Il m’assura aussi qu’il avait ordonné les plus exactes perquisitions pour connaître ceux qui, sous les fenêtres mêmes de son palais, avaient assassiné l’aumônier de l’Étoile peu de jours avant notre arrivée, et qu’il en ferait la plus sévère justice. Il la promit, mais le droit des gens élevait ici une voix impuissante.
Cependant les attentions du vice-roi pour nous continuèrent plusieurs jours ; il nous annonça même de petits soupers qu’il se proposait de nous donner au bord de l’eau, sous des berceaux de jasmins et d’orangers, et il nous fit préparer une loge à l’Opéra. Nous pûmes, dans une salle assez belle, y voir les chefs-d’œuvre de Métastasio représentés par une troupe de mulâtres, et entendre ces morceaux divins des grands maîtres d’Italie exécutés par un mauvais orchestre.
La faveur dont nous jouissions était un grand sujet d’étonnement pour les Espagnols et même pour les gens du pays, qui nous avertissaient que les procédés de leur gouverneur ne seraient pas longtemps les mêmes. En effet, soit que les secours que nous donnions aux Espagnols et notre liaison avec eux lui déplussent, soit qu’il lui fût impossible de soutenir davantage des manières opposées entièrement à son humeur, il fut bientôt avec nous ce qu’il était pour tous les autres.
Le 28 juin, nous apprîmes que les Portugais avaient surpris et attaqué les Espagnols à Rio-grande, qu’ils les avaient chassés d’un poste qu’ils occupaient sur la rive gauche de cette rivière, et qu’un vaisseau espagnol, en relâche à l’île Sainte-Catherine, venait d’y être arrêté. On armait ici en grande diligence le Saint-Sébastien, de soixante-quatre canons, construit dans ce port, et une frégate de quarante canons, la nuestra Segnora da gracia. Celle-ci était destinée, disait-on, à escorter un convoi de troupes et de munitions à Rio-grande et à la colonie du Saint-Sacrement. Ces hostilités et ces préparatifs nous donnaient lieu d’appréhender que le vice-roi ne voulût arrêter le Diligent, lequel était en carène sur l’île aux Couleuvres, et nous accélérâmes son armement le plus qu’il nous fût possible. Effectivement il fut en état le dernier jour de juin de commencer à embarquer les cuirs de sa cargaison ; mais lorsqu’il voulut, le 6 juillet, embarquer ses canons qu’il avait, pendant son radoub, déposés sur l’île aux Couleuvres, le vice-roi défendit de les lui livrer, et déclara qu’il arrêtait le vaisseau, jusqu’à ce qu’il eût reçu des ordres de la cour au sujet des hostilités commises à Rio-grande. Dom Francisco fit à ce sujet toutes les démarches convenables, ce fut en vain ; le comte d’Acunha ne voulut pas même recevoir la lettre que le commandant espagnol lui envoya par un officier de son bord.
Nous partageâmes la disgrâce de nos alliés. Lorsque, d’après la parole réitérée du vice-roi, j’eus conclu le marché pour l’achat d’un senau, son Excellence fit défendre au vendeur de me le livrer. Il fut pareillement défendu de nous laisser prendre dans le chantier royal des bois qui nous étaient nécessaires et pour lesquels nous avions arrêté un marché ; il me refusa ensuite la permission de me loger avec mon état-major, pendant le temps qu’on ferait à la frégate quelques réparations essentielles, dans une maison voisine de la ville que m’offrit le propriétaire, et que le commodore Byron avait occupée lors de sa relâche dans ce port en 1765. Je voulus lui faire à ce sujet, et sur le refus du senau et des bois, quelques représentations. Il ne m’en donna pas le temps, et, aux premiers mots que je lui dis, il se leva avec fureur, m’ordonna de sortir, et, piqué sans doute de ce que, malgré sa colère, je restais assis de même que deux officiers qui m’accompagnaient, il appela sa garde ; mais sa garde, plus sage que lui, ne vint pas, et nous nous retirâmes sans que personne parût s’être ébranlé. À peine fûmes-nous sortis, qu’on doubla la garde de son palais, on renforça les patrouilles, et l’ordre fut donné d’arrêter tous les Français qu’on trouverait dans les rues après le coucher du soleil. Il envoya dire aussi au capitaine de vaisseau français de quatre canons d’aller se mouiller sous le fort de Villagahon, et le lendemain je l’y fis remorquer par mes canots.
Je ne songeai dès lors qu’à me disposer au départ, d’autant plus que les gens du pays que nous fréquentions, avaient tout à craindre du vice-roi. Deux officiers portugais furent la victime de leur honnêteté pour nous : l’un fut mis au cachot dans la citadelle, l’autre envoyé en exil à Santa, petit bourg entre Sainte-Catherine et Rio-Grande. Je me hâtai de faire notre eau, de prendre à bord de l’Étoile les provisions dont je ne pouvais me passer, et d’embarquer des rafraîchissements. J’avais été forcé d’augmenter la largeur de mes hunes ; le commandant espagnol me fournit le bois nécessaire pour cette opération, bois qu’on nous avait refusé aux chantiers. Je m’étais aussi muni de quelques planches dont nous ne pouvions nous passer, et qu’on nous vendit en contrebande.
Enfin le 12, tout étant prêt, j’envoyai un officier prévenir le vice-roi que j’appareillerais au premier vent favorable. Je conseillai aussi à M. d’Etcheveri, commandant l’Étoile du matin, de ne s’arrêter à Rio-Janeiro que le moins qu’il pourrait, et d’employer plutôt le temps qui restait jusqu’à la saison favorable pour le passage du cap de Bonne-Espérance, à bien reconnaître les îles de Tristan d’Acunha, où il trouverait de l’eau, du bois, du poisson en abondance, et je lui donnai quelques mémoires que j’avais sur ces îles. J’ai su depuis qu’il avait suivi ce conseil, et j’ai conclu de ses observations qu’il m’a communiquées, qu’on peut y mouiller sans risque, y faire très aisément de l’eau et s’y ravitailler par l’abondance des morues et autres excellents poissons qu’il est très facile d’y pêcher. Il y a observé au mouillage trente-sept degrés vingt-quatre minutes de latitude australe.
Nous avions joui pendant notre séjour à Rio-Janeiro du printemps des poètes. La vue de cette baie donnera toujours le plaisir le plus vif aux voyageurs, surtout à ceux qui, comme nous, auront été longtemps privés de la vue des bois, des habitations, et qui auront vécu dans des climats où le calme et le soleil sont rares. Rien n’est plus riche que le coup d’œil des paysages qui s’offrent de toutes parts, et c’eût été pour nous une vraie satisfaction de jouir de cette charmante contrée. Ses habitants nous avaient témoigné, de la façon la plus honnête, le déplaisir que leur causaient les mauvais procédés de leur vice-roi à notre égard. Aussi regrettâmes-nous de ne pouvoir rester plus longtemps avec eux. Tant d’autres voyageurs ont décrit le Brésil et sa capitale, que je n’en dirais rien qui ne fût une répétition fastidieuse. Rio-Janeiro, conquis une fois par les armes de la France, lui est bien connu. Je me contenterai d’entrer ici dans quelques détails sur les richesses dont cette ville est le débouché, et sur les revenus que le roi de Portugal en tire. Je dirai d’abord que M. de Commerçon, savant naturaliste, embarqué sur l’Étoile pour suivre l’expédition, m’a assuré que ce pays était le plus riche en plantes qu’il eût jamais rencontré, et qu’il y avait trouvé des trésors pour la botanique.
Rio-Janeiro est l’entrepôt et le débouché principal des richesses du Brésil. Les mines appelées générales sont les plus voisines de la ville, dont elles sont distantes environ de soixante-quinze lieues. Elles rendent au roi tous les ans, pour son droit de quint, au moins cent douze arobes d’or ; l’année 1762, elles en rapportèrent cent dix-neuf. Sous la capitainerie des mines générales on comprend celles de Rio des morts, de Sabara et de Sero-frio. Cette dernière, outre l’or qu’on en retire, produit encore tous les diamants qui proviennent du Brésil. Ils se trouvent dans le fond d’une rivière qu’on a soin de détourner, pour séparer ensuite, d’avec les cailloux qu’elle roule dans son lit, les diamants, les topazes, les chrysolithes et autres pierres de qualités inférieures.
Toutes ces pierres, excepté les diamants, ne sont pas de contrebande ; elles appartiennent aux entrepreneurs, lesquels sont obligés de donner un compte exact des diamants trouvés et de les remettre entre les mains de l’intendant préposé par le roi à cet effet. Cet intendant les dépose aussitôt dans une cassette cerclée de fer et fermée avec trois serrures. Il a une des clefs, le vice-roi une autre, et le provador de l’Hazienda Réale la troisième. Cette cassette est renfermée dans une seconde, où sont posés les cachets des trois personnes mentionnées ci-dessus, et qui contient les trois clefs de la première. Le vice-roi n’a pas le pouvoir de visiter ce qu’elle renferme. Il consigne seulement le tout à un troisième coffre-fort qu’il envoie à Lisbonne, après avoir apposé son cachet sur la serrure. L’ouverture s’en fait en la présence du roi, qui choisit les diamants qu’il veut, et en paie le prix aux entrepreneurs sur le pied d’un tarif réglé par leur traité.
Les entrepreneurs paient à Sa Majesté très fidèle la valeur d’une piastre, monnaie d’Espagne, par jour de chaque esclave employé à la recherche des diamants ; le nombre de ces esclaves peut monter à huit cents. De toutes les contrebandes, celle des diamants est la plus sévèrement punie. Si le contrebandier est pauvre, il lui en coûte la vie ; s’il a des biens capables de satisfaire à ce qu’exige la loi, outre la confiscation des diamants, il est condamné à payer deux fois leur valeur, à un an de prison, et exilé pour sa vie à la côte d’Afrique. Malgré cette sévérité, il ne laisse pas de se faire une grande contrebande de diamants, même des plus beaux, tant leur peu de volume donne l’espérance et la facilité de les cacher.
Tout l’or qu’on retire des mines ne saurait être transporté à Rio-Janeiro sans avoir été remis auparavant dans les maisons de fondation établies dans chaque district, où se perçoit le droit de la couronne. Ce qui revient aux particuliers leur est remis en barres avec leur poids, leur numéro et les armes du roi. Tout cet or a été touché par une personne préposée a cet effet, et sur chaque barre est imprimé le titre de l’or, afin qu’ensuite, dans la fabrique des monnaies, on fasse avec facilité l’opération nécessaire pour les mettre à leur valeur proportionnelle.
Ces barres appartenant aux particuliers sont enregistrées dans le comptoir de la Praybuna, à trente lieues de Rio-Janeiro. Dans ce poste sont un capitaine, un lieutenant et cinquante hommes : c’est là qu’on paie le droit de quint, et de plus un droit de péage d’un réal et demi par tête d’hommes et de bêtes à cornes ou de somme. La moitié du produit de ce droit appartient au roi et l’autre moitié se partage entre le détachement proportionnellement au grade. Comme il est impossible de revenir des mines sans passer par ce registre, on y est arrêté et fouillé avec la dernière rigueur.
Les particuliers sont ensuite obligés de porter tout l’or en barre qui leur revient à la monnaie de Rio-Janeiro, où on leur en donne la valeur en espèces monnayées ; ce sont ordinairement des demi-doublons qui valent huit piastres d’Espagne. Sur chacun de ces demi-doublons, le roi gagne une piastre par l’alliage et le droit de monnaie. L’hôtel des monnaies de Rio-Janeiro est un des plus beaux qui existent ; il est muni de toutes les commodités nécessaires pour y travailler avec la plus grande célérité. Comme l’or descend des mines dans le même temps où les flottes arrivent de Portugal, il faut accélérer le travail de la monnaie, et elle s’y frappe avec une promptitude surprenante.
L’arrivée de ces flottes rend le commerce de Rio-Janeiro très florissant, principalement la flotte de Lisbonne. Celle de Porto est chargée seulement de vins, eaux-de-vie, vinaigres, denrées de bouche, et de quelques toiles grossières fabriquées dans cette ville ou aux environs. Aussitôt après l’arrivée des flottes, toutes les marchandises qu’elles apportent sont conduites à la douane, où elles paient au roi dix pour cent. Observez qu’aujourd’hui, la communication de la colonie du Saint-Sacrement avec Buenos-Ayres étant sévèrement interceptée, ces droits doivent éprouver une diminution considérable. Presque toutes les plus précieuses marchandises étaient envoyées de Rio-Janeiro à la colonie, d’où elles passaient en contrebande par Buenos-Ayres au Chili et au Pérou ; et ce commerce frauduleux valait tous les ans aux Portugais plus d’un million et demi de piastres. En un mot, les mines du Brésil ne produisent pas d’argent ; tout celui que les Portugais possèdent provient de cette contrebande. La traite des nègres leur était encore un objet immense de trafic. On ne saurait évaluer à combien monte la perte que leur occasionne la suppression presque entière de cette branche de contrebande. Elle occupait seule au moins trente embarcations pour le cabotage de la côte du Brésil à la Plata.