Voyage de Bougainville autour du monde/I/IV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV.

Détails sur l’histoire naturelle des Îles Malouines.


Il n’y a point de pays nouvellement habité qui n’offre des objets intéressants aux yeux même les moins exercés dans l’étude de l’histoire naturelle ; et quand leurs remarques ne serviraient pas d’autorité, elles peuvent toujours satisfaire en partie la curiosité de ceux qui cherchent à approfondir les mystères de la nature.

La première fois que nous mîmes pied à terre sur ces îles, rien de séduisant ne s’offrit à nos regards ; et, à l’exception de la beauté du port dans lequel nous étions entrés, nous ne savions trop ce qui pourrait nous retenir sur cette terre ingrate en apparence. Un horizon terminé par des montagnes pelées ; des terrains entrecoupés par la mer et dont elle semble se disputer l’empire ; des campagnes inanimées faute d’habitants ; point de bois capables de rassurer ceux qui se destinaient à être les premiers colons ; un vaste silence, quelquefois interrompu par les cris des monstres marins ; partout une triste uniformité : ce spectacle décourageant paraissait annoncer que la nature se refuserait aux efforts de l’espèce humaine dans des lieux si sauvages ! Cependant le temps et l’expérience nous apprirent que le travail et la confiance n’y seraient pas sans fruits. Des baies immenses, mises à l’abri des vents par ces mêmes montagnes qui répandent de leur sein les cascades et les ruisseaux ; des prairies couvertes de gras pâturages, faits pour alimenter des troupeaux nombreux, des lacs et des étangs pour les abreuver ; point de contestations pour la propriété du lieu ; point d’animaux à craindre par leur férocité, leur venin ou leur importunité ; une quantité innombrable d’amphibies des plus utiles, d’oiseaux et de poissons du meilleur goût ; une matière combustible pour suppléer au défaut du bois ; des plantes reconnues spécifiques pour les maladies des navigateurs ; un climat salubre par sa température également éloignée du chaud et du froid, et bien plus propre à former des hommes robustes et sains que ces contrées enchanteresses où la chaleur et l’abondance qui en est la suite ne tendent qu’à énerver les habitants : telles furent les ressources que la nature nous présenta. Elles effacèrent bientôt la mauvaise impression qu’un premier aspect nous avait fait éprouver et justifièrent notre tentative.

On pourrait ajouter que les Anglais, dans leur relation du port Egmont, n’ont pas balancé à dire « que le pays adjacent offre tout ce qui est nécessaire pour un bon établissement. » Leur goût pour l’histoire naturelle les engagera sans doute à faire et à publier des recherches qui rectifieront celles-ci.

Les îles Malouines se trouvent placées entre cinquante-et-un et cinquante-deux degrés et demi de latitude méridionale, soixante-et-un et demi et soixante-cinq et demi de longitude occidentale du méridien de Paris ; elles sont éloignées de la côte de l’Amérique ou des Patagons, et de l’entrée du détroit de Magellan, d’environ quatre-vingts à quatre-vingt-dix lieues.

Les ports que nous avons reconnus réunissent l’étendue et l’abri ; un fond tenace et des îles heureusement situées pour opposer des obstacles à la fureur des vagues, contribuent à les rendre sûrs et aisés à défendre ; ils ont de petites baies pour abriter les petites embarcations. Les ruisseaux se rendent à la côte, de manière que la provision d’eau douce peut se faire avec la plus grande célérité.

Les marées assujetties à tous les mouvements d’une mer environnante ne se sont jamais élevées dans des temps fixes, et qu’il ait été possible de calculer. On a seulement remarqué qu’elles avaient trois vicissitudes déterminées avant l’instant de leur plein ; les marins appelaient ces vicissitudes varvodes. La mer alors en moins d’un quart d’heure monte et baisse trois fois comme par secousses, surtout dans les temps des solstices, des équinoxes et des pleines lunes.

Les vents sont généralement variables, mais régnant beaucoup plus de la partie du nord au sud par l’ouest, que de la partie opposée. En hiver, lorsqu’ils soufflent du nord à l’ouest, ils sont brumeux et pluvieux ; de l’ouest au sud, chargés de frimas, de neige et de grêle ; du sud au nord par l’est, moins chargés de brumes, mais violents, quoiqu’ils ne le soient pas autant que ceux qui règnent en été et se fixent du sud-ouest au nord-ouest par l’ouest. Ces derniers, qui nettoient l’horizon et sèchent le terrain, ne commencent à souffler que lorsque le soleil paraît ; ils suivent dans leur accroissement l’élévation de l’astre, sont au point de leur plus grande force lorsqu’il passe au méridien, et déclinent avec lui quand il va se cacher derrière les montagnes. Indépendamment de la loi que le mouvement du soleil leur impose, ils sont encore asservis au montant des marées, qui augmente leur force et quelquefois change leur direction ; presque toutes les nuits de l’année, celles d’été surtout, sont calmes et étoilées. Les neiges que les vents de sud-ouest amènent en hiver ne sont pas considérables ; elles restent environ deux mois sur le sommet des plus hautes montagnes, et un jour ou deux tout au plus sur la surface des terrains. Les ruisseaux ne gèlent point ; les lacs et les étangs glacés n’ont jamais pu porter les hommes plus de vingt-quatre heures. Les gelées blanches du printemps et de l’automne ne brûlent point les plantes et se convertissent en une espèce de rosée au lever du soleil. En été il tonne rarement ; nous n’éprouvions en général ni grands froids ni grandes chaleurs, et les nuances entre les saisons nous ont paru presque insensibles. Sous un tel climat, il est naturel que tous les individus soient vigoureux et sains ; et c’est ce qu’on a éprouvé pendant un séjour de trois années.

Il y a partout dans les plaines plus de profondeur qu’il n’en faut à la terre pour souffrir la charrue ; le sol est tellement entrelacé de racines d’herbes jusqu’à près d’un pied, qu’il était indispensable, avant que de cultiver, d’enlever cette couche et de la diviser pour la dessécher et la brûler. On sait que ce procédé est merveilleux pour améliorer les terres, et nous l’employâmes. Au-dessous de la première couche, on trouve une terre noire qui n’a jamais moins de huit à dix pouces d’épaisseur, et qui le plus souvent en a beaucoup plus ; on rencontre ensuite la terre jaune ou terre franche à des profondeurs indéterminées. Elle est soutenue par des lits d’ardoises et de pierres, parmi lesquelles on n’en a jamais trouvé de calcaires, épreuve faite avec l’eau forte. Il paraît même que le pays est dépourvu de cette espèce de pierre ; des voyages entrepris jusqu’au sommet des montagnes, à dessein d’en chercher, n’ont fait rencontrer qu’une espèce de quartz et de grès non friable, produisant des étincelles et même une lumière phosphorique, accompagnée d’une odeur sulfureuse. Au reste, il ne manque point de pierres à bâtir ; la plupart des côtes en sont formées. On y distingue des couches horizontales, et d’une épaisseur égale dans l’étendue de chaque lit, d’une pierre très dure et d’un grain fin, ainsi que d’autres couches plus ou moins inclinées qui sont des couches d’ardoises et d’une espèce de pierre contenant des particules de talc. On y voit aussi des pierres qui se divisent par feuillets, sur lesquels on remarquait des empreintes de coquilles fossiles d’une espèce inconnue dans ces mers ; on en faisait des meules pour les outils. La pierre qu’on tira des excavations était jaunâtre, et n’avait pas encore acquis son degré de maturité ; on l’aurait taillée avec un couteau, mais elle durcissait à l’air. On trouve facilement la terre glaise, les sables et les terres propres à fabriquer les poteries et les briques.

La tourbe, qui se rencontre ordinairement au-dessus de la terre glaise, s’étend bien avant dans le terrain. On ne pouvait faire une lieue, de quelque point que l’on partît, sans en apercevoir des couches considérables. Elle se forme tous les jours du débris des racines et des herbes dans les lieux qui retiennent les eaux, lieux qu’annoncent des joncs fort pointus. Cette tourbe prise dans une baie voisine de notre habitation, où elle présente aux vents une surface de plus de douze pieds de hauteur, y acquiert un degré suffisant de dessiccation. C’était celle dont on se servait ; son odeur n’est point malfaisante, son feu n’est pas triste, et ses charbons ont une action supérieure à celle du charbon de terre, puisqu’en soufflant dessus on peut l’enflammer aussi aisément que la braise ; elle suffit pour tous les ouvrages de la forge, à l’exception des soudures des grosses pièces.

Tous les bords de la mer et des îles de l’intérieur sont couverts d’une espèce d’herbe que l’on nomma improprement glayeuls ; c’est plutôt une sorte de gramen. Elle est du plus beau vert et a plus de six pieds de hauteur. C’est la retraite des lions et des loups marins ; elle nous servait d’abri comme à eux dans nos voyages. En un instant on était logé ; leurs tiges inclinées et réunies formaient un toit, et leur paille sèche un assez bon lit. Ce fut aussi avec cette plante que nous couvrîmes nos maisons ; le pied en est sucré, nourrissant, et préféré à toute autre pâture par les bestiaux.

Les bruyères, les arbustes, et la plante que nous nommâmes gommier, sont après cette grande herbe les seuls objets qu’on distingue dans les campagnes. Tout le reste est surmonté par des herbes menues plus vertes et plus fournies dans les endroits abreuvés. Les arbustes furent d’une grande ressource pour le chauffage ; on les réserva ensuite pour les fours ainsi que la bruyère ; les fruits rouges de celle-ci nous attiraient beaucoup de gibier dans la saison.

Le gommier, plante nouvelle et inconnue en Europe, mérite une description plus étendue. Il est d’un vert de pomme et n’a en rien la figure d’une plante ; on le prendrait plutôt pour une loupe ou excroissance de terre de cette couleur ; il ne laisse voir ni pied, ni branches, ni feuilles. Sa surface, de forme convexe, présente un tissu si serré, qu’on n’y peut rien introduire sans déchirement. Notre premier mouvement était de nous asseoir ou de monter dessus ; sa hauteur n’est guère de plus d’un pied et demi. Il nous portait aussi sûrement qu’une pierre sans être foulé par le poids ; sa largeur s’étend d’une manière disproportionnée à sa forme ; il y a des gommiers qui ont plus de six pieds de diamètre sans en être plus hauts. Leur circonférence n’est régulière que dans les petites plantes, qui représentent assez la moitié d’une sphère ; mais lorsqu’elles se sont accrues, elles sont terminées par des bosses et des creux sans aucune régularité. C’est en plusieurs endroits de leur surface que l’on voit, en gouttes de la grosseur d’un pois, une matière tenace et jaunâtre qui fut d’abord appelée gomme ; mais comme elle ne peut se dissoudre totalement que dans les spiritueux, elle fut appelée gomme résine. Son odeur est forte, assez aromatique, et approche de celle de la térébenthine. Pour connaître l’intérieur de cette plante, nous la coupâmes exactement sur le terrain et la renversâmes. Nous vîmes en la brisant qu’elle part d’un pied d’où s’élèvent une infinité de jets concentriques, composés de feuilles en étoiles enchâssées les unes sur les autres et comme enfilées par un axe commun. Ces jets sont blancs jusqu’à peu de distance de la surface, où l’air les colore en vert ; en les brisant, il en sort un suc abondant et laiteux, plus visqueux que celui des thytimales ; le pied est une source abondante de ce suc, ainsi que les racines, qui s’étendent horizontalement et vont provigner à quelque distance, de sorte qu’une plante n’est jamais seule. Notre gommier paraît se plaire sur le penchant des collines, et toutes les expositions lui sont indifférentes. Ce ne fut que la troisième année qu’on chercha à connaître sa fleur et sa graine ; l’une et l’autre sont fort petites. Cette singulière plante pourrait être utile en médecine ; plusieurs matelots se sont servis de sa résine avec succès pour se guérir de légères blessures. Une chose digne de remarque, c’est que cette plante détachée du terrain, retournée à l’air et ainsi exposée au lavage des pluies, perd alors toute sa résine. Comment accorder cela avec sa dissolution dans les sels spiritueux ? Lorsqu’elle a perdu sa résine, elle est d’une légèreté surprenante et brûle comme de la paille.

Après cette plante extraordinaire, on en rencontrait une d’une utilité éprouvée et qui lui a valu son nom ; elle forme un petit arbrisseau, et quelquefois rampe sous les herbes et le long des côtes. Nous la goûtâmes par fantaisie, et nous lui trouvâmes un goût de sapinette ; ce qui nous donna l’idée d’essayer d’en faire de la bière. Nous avions apporté une certaine quantité de mélasse et de grains ; les procédés que nous employâmes réussirent au delà de nos souhaits, et l’habitant, une fois instruit, ne manqua jamais de cette boisson que la plante rendait anti-scorbutique ; on l’employa très spécifiquement dans des bains que l’on faisait prendre aux malades qui venaient de la mer. Sa feuille est petite et dentelée, d’un vert clair. Lorsqu’on la brise entre les doigts, elle se réduit en une espèce de farine un peu glutineuse et d’une odeur aromatique.

Une espèce de céleri ou persil sauvage, très abondante, une quantité d’oseille, de cresson de terre et de cétéracs à feuilles ondées, fournissaient avec cette plante tout ce qu’on pouvait désirer contre le scorbut.

Deux petits fruits, dont l’un, inconnu, ressemble assez à une mûre, l’autre, de la grosseur d’un pois et nommé lucet, à cause de sa conformité avec celui que l’on trouve dans l’Amérique septentrionale, étaient les seuls que l’automne nous fournît. Ceux des bruyères n’étaient mangeables que pour les enfants mangeant les plus mauvais fruits et pour le gibier. La plante de celui que nous nommâmes mûre est rampante ; sa feuille ressemble à celle du charme ; elle prolonge ses branches et se reproduit comme les fraisiers. Le lucet est aussi rampant ; il porte ses fruits le long de ses branches garnies de petites feuilles, parfaitement lisses, rondes et de couleur de myrthe ; ces fruits sont blancs et colorés de rouge du côté exposé au soleil ; ils ont le goût aromatique et l’odeur de fleur d’orange, ainsi que les feuilles, dont l’infusion prise avec du lait a paru très agréable. Cette plante se cache sous les herbes et se plaît dans les lieux humides ; on en trouve une quantité prodigieuse aux environs des lacs.

Parmi plusieurs autres plantes qu’aucun besoin ne nous engagea à examiner, il y avait beaucoup de fleurs, mais toutes inodores, à l’exception d’une seule, qui est blanche et de l’odeur de la tubéreuse. Nous trouvâmes aussi une véritable violette d’un jaune de jonquille. Ce que l’on peut remarquer, c’est qu’on n’a jamais rencontré aucune plante bulbeuse ou à oignon. Une autre singularité, ce fut que dans la partie méridionale de l’île habitée, au delà d’une chaîne de montagnes qui la coupe de l’est à l’ouest, on vit qu’il n’y a, pour ainsi dire, point de gommiers résineux, et qu’à leur place on rencontrait en grande quantité une plante d’une même forme et d’un vert tout différent, n’ayant pas la même solidité, ne produisant aucune résine, et couverte dans sa saison de belles fleurs jaunes. Cette plante, facile à ouvrir, est composée, comme l’autre, de jets qui partent tous d’un même pied et vont se terminer à sa surface. En repassant les montagnes, on trouva un peu au-dessous de leur sommet une grande espèce de scolopendre ou de cétérac. Ses feuilles ne sont point ondées, mais faites comme des lames d’épée. Il se détache de la plante deux maîtresses tiges qui portent leur graine en-dessous comme les capillaires. On vit aussi sur les pierres une grande quantité de plantes friables, qui semblent tenir de la pierre et du végétal ; on pensa que ce pouvait être des lichens, mais on remit à un autre temps à éprouver si elles seraient de quelque utilité pour la teinture.

Quant aux plantes marines, elles étaient plutôt un objet incommode qu’utile. La mer est presque toute couverte de goémons dans le port, surtout près des côtes, dont les canots avaient de la peine à approcher ; ils ne rendent d’autre service que de rompre la lame lorsque la mer est grosse. On comptait en tirer un grand parti pour fumer les terres. Les marées nous apportaient plusieurs espèces de corallines très variées et des plus belles couleurs ; elles ont mérité une place dans les cabinets des curieux, ainsi que les éponges et les coquilles. Les éponges affectent toutes la figure des plantes ; elles sont ramifiées en tant de manières, qu’on a peine à croire qu’elles soient l’ouvrage d’insectes marins. D’ailleurs leur tissu est si serré et leurs fibres si délicates qu’on ne conçoit guère comment ces animaux peuvent s’y loger.

Les côtes des Malouines ont fourni aux cabinets plusieurs coquilles nouvelles. La plus précieuse est la poulette ou poulte. On reconnaît trois espèces de ces bivalves, parmi lesquelles celle qui est striée, n’avait jamais été vue, à ce qu’on dit, que dans l’état de fossile, ce qui peut servir de preuve à cette assertion que les coquilles fossiles trouvées à des niveaux beaucoup au-dessus de la mer ne sont point des jeux de la nature et du hasard, mais qu’elles ont été la demeure d’êtres vivants dans le temps que les terres étaient encore couvertes par les eaux. Avec cette coquille très commune, on trouve partout les lépas estimés par leurs belles couleurs, les buccins feuilletés et armés, les cames, les grandes moules unies et striées et de la plus belle nacre, etc.

On ne voit qu’une seule espèce de quadrupède sur ces îles ; elle tient du loup et du renard. Les oiseaux sont innombrables. Ils habitent indifféremment la terre et les eaux. Les lions et les loups marins sont les seuls amphibies. Toutes les côtes abondent en poissons, la plupart peu connus. Les baleines occupent la haute mer ; quelques-unes s’échouent quelquefois dans le fond des baies, où l’on voit leurs débris. D’autres ossements énormes, placés bien avant dans les terres, et que la fureur des flots n’a jamais été capable de porter si loin, prouvent ou que la mer a baissé, ou que les terres se sont élevées.

Le loup-renard, ainsi nommé parce qu’il se creuse un terrier, et que sa queue est plus longue et plus fournie de poil que celle du loup, habite dans les dunes sur le bord de la mer. Il suit le gibier et se fait des routes avec intelligence, toujours par le plus court chemin, d’une baie à l’autre ; à notre première descente à terre, nous ne doutâmes point que ce ne fussent des sentiers d’habitants. Il y a apparence que cet animal jeûne une partie de l’année, tant il est maigre et rare. Il est de la taille d’un chien ordinaire, dont il a aussi l’aboiement, mais faible. Comment a-t-il été transporté sur les îles ?

Les oiseaux et les poissons ne manquent pas d’ennemis qui troublent leur tranquillité. Ces ennemis des oiseaux sont le loup, qui détruit beaucoup d’œufs et de petits ; les aigles, les éperviers, les émouchets et les chouettes. Les poissons sont encore plus maltraités ; sans parler des baleines qui, comme on sait, ne se nourrissant que de fretin, en détruisent prodigieusement, ils ont à craindre les amphibies et une quantité d’oiseaux pêcheurs dont les uns se tiennent constamment en sentinelles sur les roches, et les autres planent sans cesse au-dessus des eaux.

Pour être en état de bien décrire les animaux qui suivent, il eût fallu beaucoup de temps et les yeux du naturaliste le plus habile. Voici les remarques les plus essentielles, étendues seulement par rapport aux animaux qui étaient de quelque utilité.

Parmi les oiseaux à pieds palmés, le cygne tient le premier rang. Il ne diffère de ceux d’Europe que par son col d’un noir velouté, qui fait un admirable contraste avec la blancheur du reste de son corps ; ses pattes sont couleur de chair. Cette espèce de cygne se trouve aussi dans la rivière de la Plata et au détroit de Magellan, où j’en ai tué un dans le fond du port Galant.

Quatre espèces d’oies sauvages formaient une de nos plus grandes richesses. La première ne fait que pâturer ; on lui donna improprement le nom d’outarde. Ses jambes élevées lui sont nécessaires pour se tirer des grandes herbes, et son long col pour observer le danger ; sa démarche est légère, ainsi que son vol ; elle n’a point le cri désagréable de son espèce. Le plumage du mâle est blanc, avec des mélanges de noir et de cendré sur le dos et les ailes. La femelle est fauve, et ses ailes sont parées de couleurs changeantes ; elle pond ordinairement six œufs. Leur chair saine, nourrissante et de bon goût, devint notre principale nourriture ; il était rare qu’on en manquât ; indépendamment de celles qui naissent sur l’île, les vents d’est en automne en amènent des volées, sans doute de quelque terre inhabitée : car les chasseurs reconnaissaient aisément ces nouvelles venues au peu de crainte que leur inspirait la vue des hommes. Les trois autres espèces d’oies n’étaient pas si recherchées ; comme elles se nourrissent de poisson, elles en contractent un goût huileux. Leur forme est moins élégante que celle de la première espèce. Il y en a même une qui ne s’élève qu’avec peine au-dessus des eaux : celle-ci est criarde. Les couleurs de leur plumage ne sortent guère du blanc, du noir, du fauve et du cendré. Toutes ces espèces, ainsi que les cygnes, ont sous leurs plumes un duvet blanc ou gris très fourni.

Deux espèces de canards et deux de sarcelles embellissent les étangs et les ruisseaux. Les premiers diffèrent peu de ceux de nos climats ; on en tua quelques-uns tout noirs et d’autres tout blancs. Quant aux sarcelles, l’une, à bec bleu, est de la taille des canards, l’autre est de beaucoup plus petite. On en vit qui avaient les plumes du ventre teintes d’incarnat. Ces espèces sont de la plus grande abondance et du meilleur goût.

Il y a de plus deux espèces de plongeons de petite taille. L’une a le dos de couleur cendrée et le ventre blanc ; les plumes du ventre sont si soyeuses, si brillantes et d’un tissu si serré, que nous les prîmes pour le grèbe, dont on fait des manchons précieux : cette espèce est rare. L’autre, plus commune, est toute brune, ayant le ventre un peu plus clair que le dos. Les yeux de ces animaux sont semblables à des rubis. Leur vivacité surprenante augmente encore par l’opposition du cercle de plumes blanches qui les entoure et qui leur a fait donner le nom de plongeons à lunettes. Ils font deux petits, sans doute trop délicats pour souffrir la fraîcheur de l’eau lorsqu’ils n’ont encore que le duvet, car alors la mère les voiture sur son dos. Ces deux espèces n’ont point les pieds palmés à la façon des autres oiseaux d’eau ; leurs doigts séparés sont garnis de chaque côté d’une membrane très forte : en cet état chaque doigt ressemble à une feuille arrondie du côté de l’ongle, d’autant plus qu’il part du doigt des lignes qui vont se terminer à la circonférence des membranes, et que le tout est d’un vert de feuilles sans avoir beaucoup plus d’épaisseur.

Deux espèces d’oiseaux que l’on nomma becs-scies, on ne sait pas pourquoi, ne diffèrent entre elles que par la taille, et quelquefois parce qu’il s’en trouve à ventre brun parmi tous les autres, qui l’ont ordinairement blanc. Le reste du plumage est d’un noir tirant sur le bleu, très foncé ; leur forme et les plumes du ventre, aussi serrées et aussi soyeuses que celles du plongeon blanc, les rapprochent de cette espèce ; ce que l’on n’oserait cependant pas assurer. Ils ont le bec assez long et pointu, et les pieds palmés sans séparation, avec un caractère remarquable, le premier doigt étant le plus long des trois, et la membrane qui les joint se terminant à rien au troisième. Leurs pieds sont couleur de chair. Ces animaux sont de grands destructeurs de poissons. Ils se placent sur les rochers, ils s’y rassemblent par nombreuses familles et y font leur ponte. Comme leur chair est très mangeable, on en fit des tueries de deux ou trois cents, et la grande quantité de leurs œufs offrit encore une ressource dans le besoin. Ils se défiaient si peu des chasseurs, qu’il suffisait d’aller à eux avec des bâtons. Ils ont pour ennemi un oiseau de proie à pieds palmés, ayant plus de sept pieds d’envergure, le bec long et fort, caractérisé par deux tuyaux de même matière que le bec, lesquels sont percés dans toute leur longueur. Cet animal est celui que les Espagnols appellent quebranta-huessos.

Une quantité de mauves ou mouettes de couleurs très variées et très agréables, de caniarts et d’équerrets, presque tous d’un plumage gris et vivant par familles, viennent planer sur les eaux et fondent sur le poisson avec une vitesse extraordinaire. Ils nous servaient à reconnaître les temps propres à la pêche de la sardine ; il suffisait de les tenir un moment suspendus, et ils rendaient encore dans sa forme ce poisson qu’ils ne venaient que d’engloutir. Le reste de l’année ils se nourrissent d’autres espèces de petits poissons. Ils pondent autour des étangs, sur des plantes vertes assez semblables aux nénuphars, une grande quantité d’œufs très bons et très sains.

On distingua trois espèces de pingouins ; la première, remarquable par sa taille et la beauté de son plumage, ne vit point par familles comme la seconde, qui est la même que celle décrite dans le Voyage du Lord Anson. Ce pingouin de la première classe aime la solitude et les endroits écartés. Son bec plus long et plus délié que celui des pingouins de la seconde espèce, les plumes de son dos d’un bleu plus clair, son ventre d’une blancheur éblouissante, une palatine jonquille qui part de la tête et va terminer les nuances du blanc et du bleu pour se réunir ensuite sur l’estomac, son col très long quand il lui plaît de chanter, son allure assez légère, lui donnent un air de noblesse et de magnificence singulières. On espéra de pouvoir en transporter un en Europe. Il s’apprivoisa facilement jusqu’à connaître et suivre celui qui était chargé de le nourrir, mangeant indifféremment le pain, la viande et le poisson ; mais on s’aperçut que cette nourriture ne lui suffisait pas et qu’il absorbait sa graisse ; aussitôt qu’il fut maigri à un certain point, il mourut. La troisième espèce habite par familles comme la seconde sur de hauts rochers, dont elle partage le terrain avec les becs-scies ; ils y pondent aussi. Les caractères qui les distinguent des deux autres sont leur petitesse, leur couleur fauve, un toupet de plumes de couleur d’or, plus courtes que celles des aigrettes, et qu’ils relèvent lorsqu’ils sont irrités, et enfin d’autres petites plumes de même couleur qui leur servent de sourcils ; on les nomma pingouins sauteurs : en effet, ils ne se transportent que par sauts et par bonds. Cette espèce a dans toute sa contenance plus de vivacité que les deux autres.

Trois espèces d’alcyons, qui se montrent rarement, ne nous annonçaient pas les tempêtes comme ceux qu’on voit à la mer. Ce sont cependant les mêmes animaux, au dire des marins ; la plus petite espèce en a tous les caractères. Si c’est un véritable alcyon, on peut être assuré qu’il fait son nid à terre, d’où on nous en a rapporté des petits n’ayant que le duvet, et parfaitement ressemblants au père et à la mère. La seconde espèce ne diffère que par la grosseur ; elle est un peu moindre qu’un pigeon. Ces deux espèces sont noires avec quelques plumes blanches sous le ventre. Quant à la troisième, qu’on nomma d’abord pigeon blanc, ayant tout le plumage de cette couleur et le bec rouge, on peut conjecturer que c’est un véritable alcyon blanc, à cause de sa conformité avec les deux autres.

Trois espèces d’aigles, dont les plus forts ont le plumage d’un blanc sale, et dont les autres sont noirs à pattes jaunes et blanches, font la guerre aux bécassines et aux petits oiseaux ; ils n’ont ni la taille ni les serres assez fortes pour en attaquer d’autres. Une quantité d’éperviers et d’émouchets et quelques chouettes sont encore les persécuteurs du petit gibier. Les variétés de leurs plumages sont riches et présentent toutes sortes de couleurs.

Les bécassines sont les mêmes que celles d’Europe. Elles ne font point le crochet en prenant leur vol et sont faciles à tirer. Dans les temps de leurs amours, elles s’élèvent à perte de vue ; et après avoir chanté et reconnu leur nid, qu’elles font sans précaution au milieu des champs et dans des endroits presque dégarnis d’herbes, elles s’y précipitent du plus haut des airs ; alors elles sont maigres ; la saison pour les manger excellentes est l’automne.

En été, on voyait beaucoup de corlieux, qui ne diffèrent en rien des nôtres.

On rencontre toute l’année au bord de la mer un oiseau assez semblable au corlieu. On le nomma pie de mer, à cause de son plumage noir et blanc ; ses autres caractères distinctifs sont d’avoir le bec d’un rouge de corail et les pattes blanches. Il ne quitte guère les rochers découverts à basse mer, et se nourrit de petites chevrettes. Il a un sifflement aisé à imiter, ce qui fut par la suite utile à nos chasseurs et pernicieux pour lui.

Les aigrettes sont assez communes ; nous les prîmes pour des hérons et nous ne connûmes pas d’abord le mérite de leurs plumes. Ces animaux commencent leur pêche au déclin du jour ; ils aboient de temps à autre, de manière à faire croire que ce sont de ces loups-renards dont nous avons parlé ci-devant.

Deux espèces d’étourneaux ou grives nous étaient amenées par l’automne ; une troisième ne nous quittait pas : on la nomma oiseau rouge, son ventre est tout couvert de plumes couleur de feu, surtout en hiver ; on en pourrait faire de riches collections pour des garnitures. Des deux autres espèces passagères, l’une est fauve et a le ventre marqueté de plumes noires ; l’autre est de la couleur des grives que nous connaissons. Nous n’entrerons pas dans le détail d’une infinité d’autres petits oiseaux assez semblables à ceux qu’on voit en France dans les provinces maritimes.

Les lions et les loups marins sont déjà connus ; ces animaux occupent tous les bords de la mer et se logent, comme on l’a dit, dans ces grandes herbes nommées glayeuls. Leur troupe innombrable se transporte à plus d’une lieue sur le terrain pour y jouir de l’herbe fraîche et du soleil. Il paraît que le lion décrit dans le Voyage du Lord Anson devrait être, à cause de sa trompe, regardé plutôt comme une espèce d’éléphant marin, d’autant plus qu’il n’a pas de crinière, qu’il est de la plus grande taille, ayant jusqu’à vingt-deux pieds de longueur, et qu’il y a une autre espèce beaucoup plus petite, sans trompe, et caractérisée par une crinière de plus longs poils que ceux du reste du corps, qu’on pourrait regarder comme le vrai lion. Le loup marin ordinaire n’a ni crinière ni trompe ; ainsi ce sont trois espèces bien aisées à distinguer. Le poil de tous ces animaux ne recouvre point un duvet tel qu’on le trouve sur ceux qu’on pêche dans l’Amérique septentrionale et dans la rivière de la Plata. Leurs huiles et leurs peaux avaient déjà formé une branche de commerce.

Nous n’avons pas pu connaître une grande quantité d’espèces de poissons. Nous nommâmes celui que nous pêchions le plus communément muge ou mulet, auquel il ressemble assez. Il s’en trouve de trois pieds de longueur, qu’on séchait. Le poisson que nos pêcheurs appelaient gradeau est aussi très commun ; il y en a de plus d’un pied de long. La sardine ne monte qu’au commencement de l’hiver. Les mulets, poursuivis par les loups marins se creusent des trous dans les terres vaseuses qui bordent les ruisseaux où ils se réfugient, et nous les prenions avec facilité, en enlevant la couche de terre bourbeuse qui couvre leurs retraites. Indépendamment de ces espèces, on en prenait à la ligne une infinité d’autres, mais fort petits, parmi lesquels il s’en trouvait un qu’on nomma brochet transparent, parce qu’il a la tête de ce poisson, et que son corps est sans écailles et absolument diaphane. On trouve aussi quelques congres sur les roches, et le marsouin blanc à tête et queue noires se montre dans les baies pendant la belle saison. Si on avait eu du temps et des hommes à employer pour la pêche au large, on aurait trouvé beaucoup d’autres poissons, et indubitablement des soles, dont on a rencontré quelques-unes échouées sur les sables. On n’a pris qu’une seule espèce de poisson d’eau douce, sans écailles, d’une couleur verte, et de la taille d’une truite ordinaire. On a fait, il est vrai, peu de recherches dans cette partie ; le temps manquait, et les autres poissons étaient en abondance.

Quant aux crustacés, on n’en a distingué que de trois espèces fort petites : l’écrevisse, rouge même avant que d’être cuite : c’est plutôt une salicoque ; le crabe à pattes bleues, qui ressemble assez au tourlourou, et une espèce de chevrette très petite. On ne ramassait que pour les curieux ces trois sortes de crustacés, ainsi que les moules et autres coquillages, qui n’ont pas le goût aussi fin que ceux de France.

Le pays paraît être absolument privé d’huîtres.

Enfin, pour présenter un objet de comparaison avec une île cultivée en Europe, on peut citer ce que dit Pussendorf en parlant de l’Irlande, située à la même latitude dans l’hémisphère boréal que les îles Malouines dans l’autre hémisphère, savoir : « que cette île est agréable par la bonté et la sérénité de son air ; la chaleur et le froid n’y sont jamais excessifs. Le pays, bien coupé de lacs et de rivières, offre de grandes plaines couvertes de pâturages excellents, point de bêtes venimeuses, les lacs et les rivières poissonneux, etc. » Voyez l’histoire universelle.