Voyage de Bougainville autour du monde/II/III

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CHAPITRE III.

Description de Taïti. — Sa position géographique. — Aspect du pays. — Ses productions. — Usages. — Vêtements. — Superstitions. — Mœurs et caractère des insulaires. — Détails sur le Taïtien amené en France. — Son séjour à Paris. — Son départ de Paris.

             Lucis habitamus opacis,

Riparumque toros et prata recentia rivis

       Incolimus.
Virgile, Liv., VI.


Lîle, à laquelle on avait d’abord donné le nom de nouvelle Cythère, reçoit de ses habitants celui de Taïti. Sa latitude de dix-sept degrés trente-cinq minutes trois secondes à notre camp, a été conclue de plusieurs hauteurs méridiennes du soleil observées à terre avec un quart de cercle. Sa longitude de cent-cinquante degrés quarante minutes dix-sept secondes à l’ouest de Paris a été déterminée par onze observations de la lune, selon la méthode des angles horaires.

Entre la pointe du sud-est et un autre gros cap qui s’avance dans le nord à sept ou huit lieues de celle-ci, on voit une baie ouverte au nord-est, laquelle a trois ou quatre lieues de profondeur. Les côtes s’abaissent insensiblement jusqu’au fond de la baie, où elles ont peu d’élévation, et paraissent former le canton le plus beau de l’île et le plus habité. Il semble qu’on trouverait aisément plusieurs bons mouillages dans cette baie : le hasard nous servit mal dans la rencontre du nôtre. En entrant ici par la passe par laquelle est sortie l’Étoile, M. de la Giraudais m’a assuré qu’entre les deux îles les plus septentrionales il y avait un mouillage fort sûr pour trente vaisseaux au moins, depuis vingt-trois jusqu’à douze et dix brasses, fond de sable gris vaseux, qu’il y avait une lieue d’évitage et jamais de mer. Le reste de la côte est élevé, et elle semble en général être toute bordée par un récif inégalement couvert d’eau, et qui forme en quelques endroits de petits îlots, sur lesquels les insulaires entretiennent des feux pendant la nuit, pour la pêche et la sûreté de leur navigation ; quelques coupures donnent de distance en distance l’entrée en dedans du récif, mais il faut se méfier du fond. Le plomb n’amène jamais que du sable gris ; ce sable recouvre de grosses masses d’un corail dur et tranchant, capable de couper un câble dans une nuit, ainsi que nous l’a appris une funeste expérience.

Au delà de la pointe septentrionale de cette baie, la côte ne forme aucune anse, aucun cap remarquable. La pointe la plus occidentale est terminée par une terre basse, dans le nord-ouest de laquelle, environ à une lieue de distance, on voit une île peu élevée qui s’étend deux ou trois lieues sur le nord-ouest.

La hauteur des montagnes qui occupent tout l’intérieur de Taïti est surprenante, eu égard à l’étendue de l’île. Loin d’en rendre l’aspect triste et sauvage, elles servent à l’embellir en variant à chaque pas les points de vue, et offrant de superbes paysages couverts des plus riches productions de la nature, avec ce désordre dont l’art ne sut jamais imiter l’agrément. De là sortent une infinité de petites rivières qui fertilisent le pays, et ne servent pas moins à la commodité des habitants qu’à l’ornement des campagnes. Tout le plat pays, depuis les bords de la mer jusqu’aux montagnes, est consacré aux arbres fruitiers, sous lesquels, comme je l’ai déjà dit, sont bâties les maisons des Taïtiens, dispersées sans aucun ordre et sans former jamais de villages ; on croit être dans les Champs Élysées. Des sentiers publics, pratiqués avec intelligence et soigneusement entretenus, rendent partout les communications faciles.

Les principales productions de l’île sont le coco, la banane, le fruit à pain, l’igname, le curassol, le giraumon et plusieurs autres racines et fruits particuliers au pays, beaucoup de cannes à sucre qu’on ne cultive point, une espèce d’indigo sauvage, une très belle teinture rouge et une jaune ; j’ignore d’où on les tire. En général M. de Commerçon y a trouvé la botanique des Indes. Aotourou, pendant qu’il a été avec nous, a reconnu et nommé plusieurs de nos fruits et de nos légumes, ainsi qu’un assez grand nombre de plantes que les curieux cultivent dans les serres chaudes. Le bois propre à travailler croît dans les montagnes, et les insulaires en font peu d’usage ; ils ne l’emploient que pour leurs grandes pirogues, qu’ils construisent de bois de cèdre. Nous leur avons aussi vu des piques d’un bois noir, dur et pesant, qui ressemble au bois de fer. Ils se servent, pour bâtir les pirogues ordinaires, de l’arbre qui porte le fruit à pain : c’est un bois qui ne se fend point, mais il est si mol et si plein de gomme, qu’il ne fait que se mâcher sous l’outil.

Au reste, quoique cette île soit remplie de très hautes montagne, la quantité d’arbres et de plantes dont elles sont partout couvertes ne semble pas annoncer que leur sein renferme des mines. Il est du moins certain que les insulaires ne connaissent point les métaux. Ils donnent à tous ceux que nous leur avons montrés le même nom d’aouri[1], dont ils se servaient pour nous demander du fer ; mais cette connaissance du fer, d’où leur vient-elle ? Je dirai bientôt ce que je pense à cet égard. Je ne connais ici qu’un seul article de commerce riche ; ce sont de très belles perles. Les principaux en font porter aux oreilles à leurs femmes et à leurs enfants, mais ils les ont tenues cachées pendant notre séjour chez eux. Ils font, avec les écailles des huîtres perlières des espèces de castagnettes qui sont un de leurs instruments de danse.

Nous n’avons vu d’autres quadrupèdes que des cochons, des chiens d’une espèce petite, mais jolie, et des rats en grande quantité. Les habitants ont des poules domestiques absolument semblables aux nôtres. Nous avons aussi vu des tourterelles vertes charmantes, de gros pigeons d’un beau plumage bleu de roi et d’un très bon goût, et des perruches fort petites, mais fort singulières par le mélange de bleu et de rouge qui colorie leurs plumes. Ils ne nourrissent leurs cochons et leurs volailles qu’avec des bananes. Avec ce qui en a été consommé dans le séjour à terre et ce qui a été embarqué dans les deux navires, on a troqué plus de huit cents têtes de volailles et près de cent cinquante cochons ; encore, sans les travaux inquiétants des dernières journées, en aurait-on eu beaucoup davantage, car les habitants en apportaient de jour en jour un plus grand nombre.


Arbre à pain, cocotier, bananier de l’ile Taïti.

Nous n’avons pas éprouvé de grandes chaleurs dans cette île. Pendant notre séjour, le thermomètre de Réaumur n’a jamais monté à plus de vingt-deux degrés, et il a été quelquefois à dix-huit degrés. Le soleil, il est vrai, était déjà à huit ou neuf degrés de l’autre côté de l’équateur ; mais un avantage inestimable de cette île, c’est de n’y pas être infesté par cette légion odieuse d’insectes qui sont le supplice des pays situés entre les tropiques ; nous n’y avons vu non plus aucun animal venimeux. D’ailleurs le climat est si sain que, malgré les travaux forcés que nous y avons faits, quoique nos gens y fussent

continuellement dans l’eau et au grand soleil, qu’ils couchassent sur le sol nu et à la belle étoile, personne n’y est tombé malade. Les scorbutiques que nous avions débarqués et qui n’y ont pas eu une seule nuit tranquille, y ont repris des forces et s’y sont rétablis en peu de temps, au point que quelques-uns ont été depuis parfaitement guéris à bord. Au reste, la santé et la force des insulaires, qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui leur sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens et la beauté singulière de leurs dents, qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleurs preuves, et de la salubrité de l’air, et de la bonté du régime que suivent les habitants ?

Les végétaux et le poisson sont leur principale nourriture ; ils mangent rarement de la viande ; les enfants et les jeunes filles n’en mangent jamais, et ce régime sans doute contribue beaucoup à les tenir exempts de presque toutes nos maladies. J’en dirais autant de leurs boissons ; ils n’en connaissent d’autres que l’eau : l’odeur seule du vin et de l’eau-de-vie leur donnait de la répugnance ; ils en témoignaient aussi pour le tabac, les épiceries, et en général pour toutes les choses fortes.

Le peuple de Taïti est composé de deux races d’hommes très différentes, qui cependant ont la même langue, les mêmes mœurs, et qui paraissent se mêler ensemble sans distinction. La première, et c’est la plus nombreuse, produit des hommes de la plus grande taille : il est ordinaire d’en voir de six pieds et plus. Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles. Rien ne distingue leurs traits de ceux des Européens ; et s’ils étaient vêtus, s’ils vivaient moins à l’air et au grand soleil, ils seraient aussi blancs que nous. En général leurs cheveux sont noirs. La seconde race est d’une taille médiocre, a les cheveux crépus et durs comme du crin ; sa couleur et ses traits diffèrent peu de ceux des mulâtres. Le Taïtien qui s’est embarqué avec nous est de cette seconde race, quoique son père soit chef d’un canton ; mais il possède en intelligence ce qui lui manque du côté de la beauté[2].

Les uns et les autres se laissent croître la partie inférieure de la barbe ; mais ils ont tous les moustaches et le haut des joues rasés. Ils laissent aussi toute leur longueur aux ongles, excepté à celui du doigt du milieu de la main droite. Quelques-uns se coupent les cheveux très courts, d’autres les laissent croître et les portent attachés sur le sommet de la tête. Tous ont l’habitude de se les oindre ainsi que la barbe avec de l’huile de coco. Je n’ai rencontré qu’un seul homme estropié et qui paraissait l’avoir été par une chute. Notre chirurgien-major m’a assuré qu’il avait vu sur plusieurs les traces de la petite vérole.

On voit souvent les Taïtiens nus, sans autre vêtement qu’une ceinture. Cependant les principaux s’enveloppent ordinairement dans une grande pièce d’étoffe qu’ils laissent tomber jusqu’aux genoux. C’est aussi là le seul habillement des femmes, et elles savent l’arranger avec assez d’art pour rendre ce simple ajustement susceptible de coquetterie. Comme les Taïtiennes ne vont jamais au soleil sans être couvertes, et qu’un petit chapeau de cannes, garni de fleurs, défend leur visage de ses rayons, elles sont beaucoup plus blanches que les hommes. Elles ont les traits assez délicats ; mais ce qui les distingue, c’est la beauté de leurs corps, dont les contours n’ont point été défigurés par quinze ans de torture.

Au reste, tandis qu’en Europe les femmes se peignent en rouge les joues, celles de Taïti se peignent d’un bleu foncé les reins et les cuisses ; c’est une parure et en même temps une marque de distinction. Les hommes sont soumis à la même mode. Je ne sais comment ils s’impriment ces traits ineffaçables ; je pense que c’est en piquant la peau et y versant le suc de certaines herbes, ainsi que je l’ai vu pratiquer aux indigènes du Canada. Il est à remarquer que de tout, temps on a trouvé cette peinture à la mode chez les peuples voisins encore de l’état de nature. Quand César fit sa première descente en Angleterre, il y trouva établi cet usage de se peindre ; omnes vero Britanni se vitro inficiunt, quod cœruleum efficit colorcm. Le savant et ingénieux auteur des recherches philosophiques sur les Américains donne pour cause à cet usage général le besoin où on est dans les pays incultes de se garantir ainsi de la piqûre des insectes caustiques, qui s’y multiplient au-delà de l’imagination. Cette cause n’existe point à Taïti, puisque, comme nous l’avons dit plus haut, on y est exempt de ces insectes insupportables. L’usage de se peindre y est donc une mode comme à Paris. Un autre usage de Taïti, commun aux hommes et aux femmes, c’est de se percer les oreilles et d’y porter des perles ou des fleurs de toute espèce. La plus grande propreté embellit encore ce peuple aimable. Ils se baignent sans cesse, et jamais ils ne mangent ni ne boivent sans se laver avant et après.

Le caractère de la nation nous a paru être doux et bienfaisant. Il ne semble pas qu’il y ait dans l’île aucune guerre civile, aucune haine particulière, quoique le pays soit divisé en petits cantons qui ont chacun leur seigneur indépendant. Il est probable que les Taïtiens pratiquent entre eux une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que, pour les choses absolument nécessaires à la vie il n’y a point de propriété, et que tout est à tous. Avec nous, ils étaient filous habiles, mais d’une timidité qui les faisait fuir à la moindre menace. Au reste, on a vu que les chefs n’approuvaient point ces vols, qu’ils nous pressaient au contraire de tuer ceux qui les commettaient. Éreti cependant n’usait point de cette sévérité qu’il nous recommandait. Lui dénoncions-nous quelque voleur, il le poursuivait lui-même à toutes jambes ; l’homme fuyait, et s’il était joint, ce qui arrivait ordinairement, car Éreti était infatigable à la course, quelques coups de bâton et une restitution forcée étaient le seul châtiment du coupable. Je ne croyais même pas qu’ils connussent de punition plus forte, attendu que, quand ils voyaient mettre quelqu’un de nos gens aux fers, ils en témoignaient une peine sensible ; mais j’ai su depuis, à n’en pas douter, qu’ils ont l’usage de pendre les voleurs à des arbres, ainsi qu’on le pratique dans nos armées.

Ils sont presque toujours en guerre avec les habitants des îles voisines. Nous avons vu les grandes pirogues qui leur servent pour les descentes et même pour des combats en mer. Ils ont pour armes l’arc, la fronde, et une espèce de pique d’un bois fort dur. La guerre se fait chez eux d’une manière cruelle. Suivant ce que nous a appris Aotourou, ils tuent les hommes et les enfants mâles pris dans les combats ; ils leur enlèvent la peau du menton et la barbe, qu’ils portent comme une trophée de victoire.


Tatouages de Taïti.

J’exposerai à la fin de ce chapitre ce que j’ai pu entrevoir sur la forme de leur gouvernement, sur l’étendue du pouvoir qu’ont leurs petits souverains, sur l’espèce de distinction qui existe entre les principaux et le peuple, sur le lien enfin qui réunit ensemble, et sous la même autorité, cette multitude d’hommes robustes qui ont si peu de besoins. Je remarquerai seulement ici que, dans les circonstances délicates, le seigneur du canton ne décide point sans l’avis d’un conseil. On a vu qu’il avait fallu une délibération des principaux de la nation lorsqu’il s’était agi de l’établissement de notre camp à terre. J’ajouterai que le chef paraît être obéi sans réplique par tout le monde, et que les notables ont aussi des gens qui les servent, et sur lesquels ils ont de l’autorité.


Cercueil taïtien.

Il est fort difficile de donner des éclaircissements sur leur religion. Nous avons vu chez eux des statues de bois que nous avons prises pour des idoles ; mais quel culte leur rendent-ils ? La seule cérémonie religieuse dont nous ayons été témoins regarde les morts. Ils en conservent longtemps les cadavres étendus sur une espèce d’échafaud que couvre un hangar. L’infection qu’ils répandent n’empêche pas les femmes d’aller pleurer auprès du corps une partie du jour, et d’oindre d’huile de coco les froides reliques de leur affection. Celles dont nous étions connus nous ont laissés quelquefois approcher de ce lieu consacré aux mânes : Emoé, Il dort, nous disaient-elles. Lorsqu’il ne reste plus que les squelettes, on les transporte dans la maison, et j’ignore combien de temps on les y conserve. Je sais seulement, parce que je l’ai vu, qu’alors un homme considéré dans la nation vient y exercer son ministère sacré, et que, dans ces lugubres cérémonies il porte des ornements assez recherchés.

Nous avons fait sur la religion beaucoup de questions à Aotourou, et nous avons cru comprendre qu’en général ses compatriotes sont fort superstitieux, que les prêtres ont chez eux la plus redoutable autorité, qu’indépendamment d’un être supérieur, nommé Eri-t-Era, le Roi du soleil ou de la lumière, être qu’ils ne représentent par aucune image matérielle, ils admettent plusieurs divinités, les unes bienfaisantes, les autres malfaisantes ; que le nom de ces divinités ou génies est Eatoua, qu’ils attachent à chaque action importante de la vie un bon et un mauvais génie, lesquels y président et décident du succès ou du malheur. Ce que nous avons compris avec certitude, c’est que, quand la lune présente un certain aspect qu’ils nomment Malama tamaï, Lune en état de guerre, aspect qui ne nous a pas montré de caractère distinctif qui puisse nous servir à le définir, ils sacrifient des victimes humaines. De tous leurs usages, un de ceux qui me surprennent le plus, c’est l’habitude qu’ils ont de saluer ceux qui éternuent, en leur disant : Evaroua-t-Eatoua, que le bon Eatoua te réveille, ou bien : Que le mauvais Eatoua ne t’endorme pas. Voilà des traces d’une origine commune avec les nations de l’ancien continent. Au reste, c’est surtout en traitant de la religion des peuples que le scepticisme est raisonnable, puisqu’il n’y a point de matière dans laquelle il soit plus facile de prendre la lueur pour l’évidence.

La polygamie paraît générale chez eux, du moins parmi les principaux. Les enfants partagent également les soins du père et de la mère. Ce n’est pas l’usage à Taïti que les hommes, uniquement occupés de la pêche et de la guerre, laissent au sexe le plus faible les travaux pénibles du ménage et de la culture. Je ne saurais assurer si le mariage est un engagement civil consacré par la religion, s’il est indissoluble ou sujet au divorce. Quoi qu’il en soit, les femmes doivent à leurs maris une soumission entière : elles laveraient dans leur sang une infidélité commise sans l’aveu de l’époux.

Ils dansent au son d’une espèce de tambour, et lorsqu’ils chantent, ils accompagnent la voix avec une flûte très douce à trois ou à quatre trous, dans laquelle, comme nous l’avons déjè dit, ils soufflent avec le nez. Ils ont aussi une espèce de lutte qui est en même temps exercice et jeu.

Cette habitude de vivre continuellement dans le plaisir, donne aux Taïtiens un penchant marqué pour cette douce plaisanterie, fille du repos et de la joie. Ils en contractent aussi dans le caractère une légèreté dont nous étions tous les jours étonnés. Tout les frappe, rien ne les occupe ; au milieu des objets nouveaux que nous leur présentions, nous n’avons jamais réussi à fixer deux minutes de suite l’attention d’aucun d’eux. Il semble que la moindre réflexion leur soit un travail insupportable, et qu’ils fuient encore plus les fatigues de l’esprit que celles du corps.

Je ne les accuserai cependant pas de manquer d’intelligence. Leur adresse et leur industrie, dans le peu d’ouvrages nécessaires dont ne sauraient les dispenser l’abondance du pays et la beauté du climat, démentiraient ce témoignage. On est étonné de l’art avec lequel sont faits les instruments pour la pêche ; leurs hameçons sont de nacre aussi délicatement travaillée que s’ils avaient le secours de nos outils ; leurs filets sont absolument semblables aux nôtres, et tissus avec du fil de pite. Nous avons admiré la charpente de leurs vastes maisons, et la disposition des feuilles de latanier qui en font la couverture.

Ils ont deux espèces de pirogues : les unes, petites et peu travaillées, sont faites d’un seul tronc d’arbre creusé ; les autres, beaucoup plus grandes, sont travaillées avec art. Un arbre creusé fait, comme aux premières, le fond de la pirogue depuis l’avant jusqu’aux deux tiers environ de sa longueur ; un second forme la partie de l’arrière, qui est courbe et fort relevée, de sorte que l’extrémité de la poupe se trouve à cinq ou six pieds au-dessus de l’eau ; ces deux pièces sont assemblées bout à bout en arc de cercle, et comme, pour assurer cet écart, ils n’ont pas le secours des clous, ils percent en plusieurs endroits l’extrémité des deux pièces, et ils y passent des tresses de fil de coco dont ils font de fortes lieures. Les côtés de la pirogue sont relevés par deux bordages d’environ un pied de largeur, cousus sur le fond et l’un avec l’autre par des lieures semblables aux précédentes. Ils remplissent les coutures de fil de coco sans mettre aucun enduit sur le calfatage. Une planche qui couvre l’avant de la pirogue, et qui a cinq ou six pieds de saillie, l’empêche de se plonger entièrement dans l’eau lorsque la mer est grosse. Pour rendre ces légères barques moins sujettes à chavirer, ils mettent un balancier sur un des côtés. Ce n’est autre chose qu’une pièce de bois assez longue, portée sur deux traverses de quatre à cinq pieds de long, dont l’autre bout est amarré sur la pirogue. Lorsqu’elle est à la voile, une planche s’étend en dehors de l’autre côté du balancier. Son usage est pour y amarrer un cordage qui soutient le mât, et rendre la pirogue moins volage, en plaçant au bout de la planche un homme ou un poids.


Pirogues de Taïti.

Leur industrie paraît davantage dans le moyen dont ils usent pour rendre ces bâtiments propres à les transporter aux îles voisines, avec lesquelles ils communiquent sans avoir dans cette navigation d’autres guides que les étoiles. Ils lient ensemble deux grandes pirogues côte à côte, à quatre pieds environ de distance, par le moyen de quelques traverses fortement amarrées sur les deux bords. Par-dessus l’arrière de ces deux bâtiments ainsi joints, ils posent un pavillon d’une charpente très légère, couvert par un toit de roseaux. Cette chambre les met à l’abri de la pluie et du soleil, et leur fournit en même temps un lieu propre à tenir leurs provisions sèches. Ces doubles pirogues sont capables de contenir un grand nombre de personnes, et ne risquent jamais de chavirer. Ce sont celles dont nous avons toujours vu les chefs se servir ; elles vont, ainsi que les pirogues simples, à la rame et à la voile : les voiles sont composées de nattes étendues sur un carré de roseaux, dont un des angles est arrondi.


Pirogue double à Taïti.

Les Taïtiens n’ont d’autre outil pour tous ces ouvrages qu’une herminette, dont le tranchant est fait avec une pierre noire très dure. Elle est absolument de la même forme que celle de nos charpentiers, et ils s’en servent avec beaucoup d’adresse. Ils emploient pour percer les bois des morceaux de coquilles fort aigus.

La fabrique des étoffes singulières qui composent leurs vêtements n’est pas le moindre de leurs arts. Elles sont tissues avec l’écorce d’un arbuste que tous les habitants cultivent autour de leurs maisons. Un morceau de bois dur, équarri et rayé sur ses quatre faces par des traits de différentes grosseurs, leur sert à battre cette écorce sur une planche très unie. Ils y jettent un peu d’eau en la battant, et ils parviennent ainsi à former une étoffe très égale et très fine, de la nature du papier, mais beaucoup plus souple et moins sujette à être déchirée. Ils lui donnent une grande largeur. Ils en ont de plusieurs sortes, plus ou moins épaisses, mais toutes fabriquées avec la même matière ; j’ignore la méthode dont ils se servent pour les teindre.

Je terminerai ce chapitre en me justifiant, car on m’oblige à me servir de ce terme, en me justifiant, dis-je, d’avoir profité de la bonne volonté d’Aotourou pour lui faire faire un voyage qu’assurément il ne croyait pas devoir être aussi long, et en rendant compte des connaissances qu’il m’a données sur son pays pendant le séjour qu’il a fait avec moi.

Le zèle de cet insulaire pour nous suivre n’a pas été équivoque. Dès les premiers jours de notre arrivée à Taïti, il nous l’a manifesté de la manière la plus expressive, et sa nation parut applaudir à son projet. Forcés de parcourir une mer inconnue, et certains de ne devoir désormais qu’à l’humanité des peuples que nous allions découvrir les secours et les rafraîchissements dont notre vie dépendait, il nous était essentiel d’avoir avec nous un homme d’une des îles les plus considérables de cette mer. Ne devions-nous pas présumer qu’il parlait la même langue que ses voisins, que ses mœurs étaient les mêmes, et que son crédit auprès d’eux serait décisif en notre faveur quand il détaillerait et notre conduite avec, ses compatriotes et nos procédés à son égard ? D’ailleurs, en supposant que notre patrie voulût profiter de l’union d’un peuple puissant situé au milieu des plus belles contrées de l’univers, quel gage, pour cimenter l’alliance, que l’éternelle obligation dont nous allions enchaîner ce peuple en lui renvoyant son concitoyen bien traité par nous, et enrichi de connaissances utiles qu’il leur porterait ! Dieu veuille que le besoin et le zèle qui nous ont inspirés ne soient pas funestes au courageux Aotourou.

Je n’ai épargné ni l’argent ni les soins pour lui rendre son séjour à Paris agréable et utile. Il y est resté onze mois, pendant lesquels il n’a témoigné aucun ennui. L’empressement pour le voir a été vif, curiosité stérile qui n’a servi presque qu’à donner des idées fausses à des hommes persifleurs par état, qui ne sont jamais sortis de la capitale, qui n’approfondissent rien, et qui, livrés à des erreurs de toute espèce, ne voient que d’après leurs préjugés et décident cependant avec sévérité et sans appel. Comment ! par exemple, me disaient quelques-uns, dans le pays de cet homme on ne parle ni français ni anglais ni espagnol ? Que pouvais-je répondre ? Ce n’était pas toutefois l’étonnement d’une question pareille qui me rendait muet. J’y étais accoutumé, puisque je savais qu’à mon arrivée plusieurs de ceux mêmes qui passent pour instruits soutenaient que je n’avais pas fait le tour du monde, puisque je n’avais pas été en Chine. D’autres, aristarques tranchants, prenaient et répandaient une fort mince idée du pauvre insulaire, sur ce qu’après un séjour de deux ans avec des Français il parlait à peine quelques mots de la langue. Ne voyons-nous pas tous les jours, disaient-ils, des Italiens, des Anglais, des Allemands, auxquels un séjour d’un an à Paris suffit pour apprendre le français ? J’aurais pu répondre, peut-être avec quelque fondement, qu’indépendamment de l’obstacle physique que l’organe de cet insulaire apportait à ce qu’il pût se rendre notre langue familière, obstacle qui sera détaillé plus bas, cet homme avait au moins trente ans, que jamais sa mémoire n’avait été exercée par aucune étude, ni son esprit assujetti à aucun travail ; qu’à la vérité un Italien, un Anglais, un Allemand, pouvaient en un an jargonner passablement le français ; mais que ces étrangers avaient une grammaire pareille à la nôtre, des idées morales, physiques, politiques, sociales, les mêmes que les nôtres et toutes exprimées par des mots dans leur langue comme elles le sont dans la langue française ; qu’ainsi ils n’avaient qu’une traduction à confier à leur mémoire exercée dès l’enfance. Le Taïtien, au contraire, n’ayant que le petit nombre d’idées relatives d’une part à la société la plus simple et la plus bornée, de l’autre à des besoins réduits au plus petit nombre possible, aurait eu à créer, pour ainsi dire, dans un esprit aussi paresseux que son corps, un monde d’idées premières avant que de pouvoir parvenir à leur adapter les mots de notre langue qui les expriment. Voilà peut-être ce que j’aurais pu répondre, mais ce détail demandait quelques minutes, et j’ai presque toujours remarqué qu’accablé de questions comme je l’étais, quand je me disposais à y satisfaire, les personnes qui m’en avaient honoré étaient déjà loin de moi. C’est qu’il est fort commun dans les capitales de trouver des gens qui questionnent, non en curieux qui veulent s’instruire, mais en juges qui s’apprêtent à prononcer : alors qu’ils entendent la réponse ou ne l’entendent point, ils n’en prononcent pas moins.

Cependant, quoique Aotourou estropiât à peine quelques mots de notre langue, tous les jours il sortait seul, il parcourait la ville, et jamais il ne s’est égaré. Souvent il faisait des emplettes, et presque jamais il n’a payé les choses au-delà de leur valeur. Le seul de nos spectacles qui lui plût était l’opéra, car il aimait passionnément la danse. Il connaissait parfaitement les jours de ce spectacle ; il y allait seul, payait à la porte comme tout le monde, et sa place favorite était dans les corridors. Parmi le grand nombre de personnes qui ont désiré le voir, il a toujours remarqué ceux qui lui ont fait du bien, et son cœur reconnaissant ne les oubliait pas. Il était particulièrement attaché à Madame la duchesse de Choiseul, qui l’a comblé de bienfaits et surtout de marques d’intérêt et d’amitié, auxquelles il était infiniment plus sensible qu’aux présents. Aussi allait-il de lui-même voir cette généreuse bienfaitrice toutes les fois qu’il savait qu’elle était à Paris.

Il en est parti au mois de mars 1770, et il a été s’embarquer à La Rochelle sur le navire le Brisson, qui a dû le transporter à l’Île de France. Il a été confié pendant cette traversée aux soins d’un négociant qui s’est embarqué sur le même bâtiment, dont il est armateur en partie. Le ministère a ordonné au gouverneur et à l’intendant de l’ïle de France de renvoyer de là Aotourou dans son île. J’ai donné un mémoire fort détaillé sur la route à faire pour s’y rendre, et trente-six mille francs (c’est le tiers de mon bien) pour armer le navire destiné à cette navigation. Madame la duchesse de Choiseul a porté l’humanité jusqu’à consacrer une somme d’argent pour transporter à Taïti un grand nombre d’outils de nécessité première, des graines, des bestiaux, et le roi d’Espagne a daigné permettre que ce bâtiment, s’il était nécessaire, relâchât aux Philippines.

J’ai reçu des nouvelles de l’arrivée d’Aotourou à l’Île de France.

On m’a écrit depuis de l’Île de France une lettre datée du mois d’août 1771, dans laquelle on me mande qu’on y armait le bâtiment destiné à ramener Aotourou à Taïti. Puisse-t-il revoir enfin ses compatriotes ! Je vais détailler ce que j’ai cru comprendre sur les mœurs de son pays dans mes conversations avec lui.

J’ai dit que les Taïtiens reconnaissent un Être suprême qu’aucune image factice ne saurait représenter, et des divinités subalternes de deux métiers, comme dit Amyot, représentées par des figures de bois. Ils prient au lever et au coucher du soleil ; mais ils ont en détail un grand nombre de pratiques superstitieuses pour conjurer l’influence des mauvais génies. La comète visible à Paris en 1769, et qu’Aotourou a fort bien remarquée, m’a donné lieu d’apprendre que les Taïtiens connaissent ces astres qui ne reparaissent, m’a-t-il dit, qu’après un grand nombre de lunes. Ils nomment les comètes evetou eave, et n’attachent à leur apparition aucune idée sinistre. Il n’en est pas de même de ces espèces de météores qu’ici le peuple croit être des étoiles qui filent. Les Taïtiens, qui les nomment epao, les croient un génie malfaisant, Eatoua toa.

Au reste, les gens instruits de cette nation sans être astronomes, comme l’ont prétendu nos gazettes, ont une nomenclature des constellations les plus remarquables ; ils en connaissent le mouvement diurne, et ils s’en servent pour diriger leur route en pleine mer d’une île à l’autre. Dans cette navigation, quelquefois de plus de trois cents lieues, ils perdent toute vue de terre. Leur boussole est le cours du soleil pendant le jour et la position des étoiles pendant les nuits, presque toujours belles entre les tropiques.

Aotourou m’a parlé de plusieurs îles, les unes confédérées de Taïti, les autres toujours en guerre avec elle. Les îles amies sont Aimeo, Maoroua, Aca, Oumaitia, et Tapoua-massau. Les ennemies sont Papara, Aiatea, Otaa, Toumaraa, Oopoa. Ces îles sont aussi grandes que Taïti. L’île de Pare, fort abondante en perles, est tantôt son alliée, tantôt son ennemie. Enoua-motou et Toupai sont deux petites îles inhabitées, couvertes de fruits, de cochons, de volailles, abondantes en poissons et en tortues ; mais le peuple croit qu’elles sont la demeure des génies ; c’est leur domaine, et malheur aux bateaux que le hasard ou la curiosité conduit à ces îles sacrées ! Il en coûte la vie à presque tous ceux qui abordent. Au reste, ces îles gisent à différentes distances de Taïti. Le plus grand éloignement dont Aotourou m’ait parlé, est à quinze jours de marche. C’est sans doute à peu près à cette distance qu’il supposait être notre patrie, lorsqu’il s’est déterminé à nous suivre.

J’ai dit plus haut que les habitants de Taïti nous avaient paru vivre dans un bonheur digne d’envie. Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais ; la distinction des rangs est fort marquée à Taïti, et la disproportion cruelle. Les rois et les grands ont droit de vie et de mort sur leurs esclaves et valets ; je serais même tenté de croire qu’ils ont aussi ce droit barbare sur les gens du peuple, qu’ils nomment tata einou, hommes vils ; toujours est-il sûr que c’est dans cette classe infortunée qu’on prend les victimes pour les sacrifices humains. La viande et le poisson sont réservés à la table des grands ; le peuple ne vit que de légumes et de fruits. Jusqu’à la manière de s’éclairer dans la nuit différencie les états, et l’espèce de bois qui brûle pour les gens considérables n’est pas la même que celle dont il est permis au peuple de se servir. Les rois seuls peuvent planter devant leurs maisons l’arbre que nous nommons le saule pleureur ou l’arbre du grand Seigneur. On sait qu’en courbant les branches de cet arbre et les plantant en terre, on donne à son ombre la direction et l’étendue qu’on désire ; à Taïti il est la salle à manger des rois.

Les seigneurs ont des livrées pour leurs valets ; suivant que la qualité des maîtres est plus ou moins élevée, les valets portent plus ou moins haut la pièce d’étoffe dont ils se ceignent. Cette ceinture prend immédiatement sous les bras aux valets des chefs ; elle ne couvre que les reins aux valets de la dernière classe des nobles. Les heures ordinaires des repas sont lorsque le soleil passe au méridien et lorsqu’il est couché. Les hommes ne mangent point avec les femmes ; celles-ci seulement servent aux hommes les mets que les valets ont apprêtés.

À Taïti on porte régulièrement le deuil, qui se nomme eeva. Toute la nation porte le deuil de ses rois. Le deuil des pères est fort long. Les femmes portent celui des maris, sans que ceux-ci leur rendent la pareille. Les marques de deuil sont de porter sur la tête une coiffure de plumes dont la couleur est consacrée à la mort, et de se couvrir le visage d’un voile. Quand les gens en deuil sortent de leurs maisons, ils sont précédés de plusieurs esclaves qui battent des castagnettes d’une certaine manière ; leur son lugubre avertit tout le monde de se ranger, soit qu’on respecte la douleur des gens en deuil, soit qu’on craigne leur approche comme sinistre et malencontreuse.

Dans les maladies un peu graves tous les proches parents se rassemblent chez le malade. Ils y mangent et y couchent tant que le danger subsiste ; chacun le soigne et le veille à son tour. Ils ont aussi l’usage de saigner ; mais ce n’est ni au bras ni au pied. Un Taoua, c’est-à-dire un médecin ou prêtre inférieur, frappe avec un bois tranchant sur le crâne du malade ; il ouvre par ce moyen la veine que nous nommons sagittale ; et lorsqu’il en a coulé suffisamment de sang, il ceint la tête d’un bandeau qui assujettit l’ouverture : le lendemain il lave la plaie avec de l’eau.

J’ai appris d’Aotourou qu’environ huit mois avant notre arrivée dans son île un vaisseau anglais y avait abordé. C’est celui que commandait M. Wallas. Le même hasard qui nous a fait découvrir cette île, y a conduit les Anglais pendant que nous étions à la rivière de la Plata. Ils y ont séjourné un mois, et, à l’exception d’une attaque que leur ont faite les insulaires qui se flattaient d’enlever le vaisseau, tout s’est passé à l’amiable. Voilà, sans doute, d’où proviennent et la connaissance du fer que nous avons trouvée aux Taïtiens, et le nom d’aouri qu’ils lui donnent, nom assez semblable pour le son au mot anglais iron, fer, qui se prononce aïron.

Les Anglais ont fait depuis un second voyage à Taïti, qu’ils nomment Otahitee. Ils y ont observé le passage de Vénus le 4 juin 1769, et leur séjour dans cette île a été de trois mois. Comme ils ont déjà publié une relation de ce voyage, relation qu’on traduit actuellement en français pour la rendre publique ici, je n’entrerai point dans le détail de ce qu’ils disent sur cette île et ses habitants. Je me contenterai d’observer que c’est faussement qu’ils avancent que nous y sommes toujours restés avec pavillon espagnol : nous n’avions aucune raison de cacher le nôtre.


  1. Fer, or, argent, tout métal ou instrument en métal.
  2. On m’a souvent demandé et on me demande encore pourquoi, emmenant un habitant d’une île où les hommes sont en général très beaux, j’en ai choisi un vilain. J’ai répondu, et je réponds ici une fois pour toutes, que je n’ai point choisi : l’insulaire venu en France avec moi s’est embarqué sur mon vaisseau de sa propre volonté, je dirai presque contre la mienne. Assurément j’aurais regardé comme un crime d’enlever un homme à sa patrie, à ses pénates, à tout ce qui faisait son existence, quand bien même j’aurais imaginé que la France l’adopterait et qu’il n’y resterait pas à ma charge.