Voyage de Bougainville autour du monde/II/IV

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CHAPITRE IV.

Direction de la route au sortir de Taïti. — Vue de nouvelles îles. — Échanges faits avec les insulaires. — Description de ces insulaires. — Suite d’îles. — Situation critique où nous nous trouvons. — Rencontre de nouvelles terres. — Débarquement à une des îles. — Attaque des Français par les insulaires. — Description de ces insulaires. — Continuation de la route entre les terres. — Les grandes Cyclades.


On a vu combien la relâche à Taïti avait été mélangée de bien et de mal ; l’inquiétude et le danger y avaient accompagné nos pas jusqu’aux derniers instants, mais ce pays était pour nous un ami que nous aimions avec ses défauts. Le 16 avril, à huit heures du matin, nous étions environ à dix lieues dans le nord-est-quart-nord de sa pointe septentrionale, et je pris de là mon point de départ. À dix heures nous aperçûmes une terre sous le vent, qui paraissait former trois îles ; on voyait encore l’extrémité de Taïti. À midi nous reconnûmes parfaitement que ce que nous avions pris pour trois îles n’en était qu’une seule, dont les sommets nous avaient paru isolés dans l’éloignement. Par-dessus cette nouvelle terre, nous crûmes en voir une plus éloignée. Cette île est d’une hauteur médiocre et couverte d’arbres ; on peut l’apercevoir en mer de huit ou dix lieues. Aotourou la nomme Oumaitia. Il nous a fait entendre, d’une manière non équivoque, qu’elle était habitée par une nation amie de la sienne, qu’il y avait été plusieurs fois, et que nous y trouverions le même accueil et les mêmes rafraîchissements qu’à Taïti.

Nous perdîmes Oumaitia de vue dans la journée, et je dirigeai ma route de manière à ne pas rencontrer les îles pernicieuses, que les désastres de l’amiral Roggewin nous avertissaient de fuir. Deux jours après, nous eûmes une preuve incontestable que les habitants des îles de l’océan Pacifique communiquent entre eux, même à des distances considérables. L’azur d’un ciel sans nuages laissait étinceler les étoiles ; Aotourou, après les avoir attentivement considérées, nous fit remarquer l’étoile brillante qui est dans l’épaule d’Orion, disant que c’était sur elle que nous devions diriger notre course, et que, dans deux jours, nous trouverions une terre abondante qu’il connaissait, et où il avait des amis ; nous crûmes même comprendre par ses gestes qu’il y avait un enfant. Comme je ne faisais pas déranger la route du vaisseau, il me répéta plusieurs fois qu’on y trouvait des cocos, des bananes, des cochons. Outré de voir que ces raisons ne me déterminaient pas, il courut saisir la roue du gouvernail, dont il avait déjà remarqué l’usage, et, malgré le timonier, il tâchait de la changer pour nous faire gouverner sur l’étoile qu’il indiquait. On eut assez de peine à le tranquilliser, et ce refus lui donna beaucoup de chagrin. Le lendemain, dès la pointe du jour, il monta au haut des mâts et y passa la matinée, regardant toujours du côté de cette terre où il voulait nous conduire, comme s’il eût eu l’espérance de l’apercevoir. Au reste, il nous avait nommé la veille en sa langue, sans hésiter, la plupart des étoiles brillantes que nous lui montrions ; nous avons eu depuis la certitude qu’il connaît parfaitement les phases de la lune, et les divers pronostics qui avertissent souvent en mer des changements qu’on doit avoir dans le temps. Une de leurs opinions qu’il nous a clairement énoncée, c’est qu’ils croient positivement que le soleil et la lune sont habités. Quel Fontenelle leur a enseigné la pluralité des mondes ?

Pendant le reste du mois d’avril, nous eûmes très beau temps, mais peu de frais, et le vent de l’est prenait plus du nord que du sud. La nuit du 26 au 27, notre Pratique de la côte de France mourut subitement d’une attaque d’apoplexie. Ces Pratiques se nomment pilotes-côtiers, et tous les vaisseaux du roi ont ainsi un pilote-pratique de la côte de France. Ils sont différents de ceux qu’on nomme dans l’équipage pilotes, aides-pilotes ou pilotins. On a dans le monde une idée peu exacte de l’emploi qu’exercent ces pilotes sur nos vaisseaux. On croit que ce sont eux qui en dirigent la route, et qu’ils servent ainsi comme de bâton à des aveugles. Je ne sais pas s’il est encore quelque nation chez laquelle on abandonne à ces hommes subalternes l’art du pilotage, cette partie essentielle de la navigation. Dans nos vaisseaux, la fonction des pilotes est de veiller à ce que les timoniers suivent exactement la route que le capitaine leur ordonne, à marquer tous les changements qu’y font faire ou la qualité des vents, ou les ordres du commandant, et à observer les signaux ; encore ne président-ils à ces détails que sous la direction de l’officier de quart. Assurément les officiers de la marine du roi sortent d’écoles beaucoup plus profondes en géométrie qu’il n’est nécessaire pour connaître parfaitement toutes les lois du pilotage. La classe des pilotes proprement dits est encore chargée du soin des compas de routes et d’observation, des lignes de lock et de sonde, des fanaux, des pavillons, etc., et on voit que ces divers détails ne demandent que de l’exactitude. Aussi mon premier pilote dans ce voyage était-il un jeune homme de vingt ans, le second était du même âge, et les aides-pilotes naviguaient pour la première fois.

Mon estime, comparée deux fois dans ce mois avec les observations astronomiques de M. Verron, diffère la première fois, et c’était à Taïti, de treize minutes dix secondes, dont j’étais plus ouest ; la seconde fois, qui est le 27 à midi, de un degré treize minutes trente-sept secondes, dont j’étais plus est que l’observé. Au reste, les différentes îles découvertes dans ce mois forment la seconde division des îles de ce vaste océan. Je l’ai nommée l’archipel de Bourbon.

Le 3 mai, presque à la pointe du jour, nous découvrîmes une nouvelle terre dans le nord-ouest à dix ou douze lieues de distance. Les vents étaient de la partie du nord-est, et je fis gouverner au vent de la pointe septentrionale de cette terre, laquelle est fort élevée, dans l’intention de la reconnaître. Les connaissances nautiques d’Aotourou ne s’étendaient pas jusque-là, car sa première idée, en voyant cette terre, fut qu’elle était notre patrie. Dans la journée nous essuyâmes quelques grains, suivis de calme, de pluie et de brises du ouest, tels que dans cette mer on en éprouve aux approches des moindres terres. Avant le coucher du soleil, nous reconnûmes trois îles, dont une beaucoup plus considérable que les deux autres. Pendant la nuit, que la lune rendait claire, nous conservâmes la vue de terre ; nous courûmes dessus au jour, et nous prolongeâmes la côte orientale de la grande île depuis sa pointe du sud jusqu’à celle du nord ; c’est son plus grand côté, qui peut avoir trois lieues ; l’île en a deux de l’est à l’ouest. Ses côtes sont partout escarpées, et ce n’est, à proprement parler, qu’une montagne élevée, couverte d’arbres jusqu’au sommet, sans vallées ni plage. La mer brisait fortement le long de la rive. Nous y vîmes des feux, quelques cabanes couvertes de joncs et terminées en pointe, construites à l’ombre des cocotiers, et une trentaine d’hommes qui couraient sur le bord de la mer. Les deux petites îles sont à une lieue de la grande dans l’ouest-nord-ouest du monde, situation qu’elles ont aussi entre elles. Un bras de mer peu large les sépare, et à la pointe du ouest de la plus occidentale il y a un îlot. Elles n’ont pas plus d’une demi-lieue chacune, et leur côte est également haute et escarpée. Le milieu de ces îles est par quatorze degrés onze minutes de latitude australe, cent soixante-dix degrés cinquante-neuf minutes de longitude à l’ouest de Paris.

À midi je faisais route pour passer entre ces petites îles et la grande, lorsque la vue d’une pirogue qui venait à nous me fit mettre en panne pour l’attendre. Elle s’approcha à une portée de pistolet du vaisseau sans vouloir l’accoster, malgré tous les signes d’amitié dont nous pouvions nous aviser vis-à-vis des cinq hommes qui la conduisaient. Ils étaient nus et nous montraient du coco et des racines. Notre Taïtien leur parla sa langue, mais ils ne l’entendirent pas ; ce n’est plus ici la même nation. Lassé de voir que, malgré l’envie qu’ils témoignaient de diverses bagatelles qu’on leur montrait, ils n’osaient approcher, je fis mettre à la mer le petit canot. Aussitôt qu’ils l’aperçurent, ils forcèrent de nage pour s’enfuir, et je ne voulus pas qu’on les poursuivît. Peu après, on vit venir plusieurs autres pirogues, quelques-unes à la voile. Elles témoignèrent moins de méfiance que la première, et s’approchèrent assez pour rendre les échanges praticables, mais aucun insulaire ne voulut monter à bord. Nous eûmes d’eux des ignames, des noix de cocos, une poule d’eau d’un superbe plumage et quelques morceaux d’une fort belle écaille. L’un d’eux avait un coq qu’il ne voulut jamais troquer. Ils échangèrent aussi des étoffes du même tissu, mais beaucoup moins belles que celles de Taïti et teintes de vilaines couleurs rouges, brunes et noires ; des hameçons mal faits avec des arêtes de poissons, quelques nattes et des lances longues de six pieds, d’un bois durci au feu. Ils ne voulurent point de fer ; ils préféraient de petits morceaux d’étoffe rouge aux clous, aux couteaux et aux pendants d’oreilles qui avaient eu un succès si décidé à Taïti. Je ne crois pas ces hommes aussi doux que les Taïtiens : leur physionomie était plus sauvage, et il fallait être toujours en garde contre les ruses qu’ils employaient pour tromper dans les échanges.


Vue de Taïti.

Ces insulaires nous ont paru de stature médiocre, mais agiles et dispos. Ils ont la poitrine et les cuisses jusqu’au-dessus du genou peintes d’un bleu foncé, leur couleur est bronzée ; nous en avons remarqué un beaucoup plus blanc que les autres. Ils se coupent ou s’arrachent la barbe, un seul la portait un peu longue ; tous en général avaient les cheveux noirs relevés sur la tête. Leurs pirogues, faites avec assez d’art, sont munies d’un balancier ; elles n’ont point l’avant ni l’arrière relevés, mais pontés l’un et l’autre, et sur le milieu de ces ponts il y a une rangée de chevilles terminées en forme de gros clous, mais dont les têtes sont recouvertes de beaux limas d’une blancheur éclatante. La voile de leurs pirogues est composée de plusieurs nattes et triangulaire ; deux de ses côtés sont envergués sur des bâtons, dont l’un sert à l’assujettir le long du mât et l’autre, établi sur la ralingue de dehors, fait l’effet d’une livarde. Ces pirogues nous ont suivis assez au large lorsque nous avons éventé nos voiles ; il en est même venu quelques-unes des deux petites îles, et dans l’une il y avait une femme vieille et laide. Aotourou a témoigné le plus grand mépris pour ces insulaires.

Nous trouvâmes un peu de calme lorsque nous fûmes sous le vent de la grosse île, ce qui me fit renoncer à passer entre elle et les deux petites. Le canal est d’une lieue et demie, et il paraît qu’il y aurait quelque mouillage. À six heures du soir, on découvrit du haut des mâts, dans le ouest-sud-ouest, une nouvelle terre qui se présentait sous l’aspect de trois mondrains isolés. Nous courûmes dans le sud-ouest, et à deux heures après minuit nous revîmes cette terre dans l’ouest deux degrés sud ; les premières îles que nous apercevions encore à la faveur d’un beau clair de lune, nous restaient alors au nord-est.

Le 5 au matin, nous reconnûmes que cette nouvelle terre était une belle île dont nous n’avions la veille aperçu que les sommets. Elle est entrecoupée de montagnes et de vastes plaines couvertes de cocotiers et d’une infinité d’autres arbres. Nous prolongeâmes sa côte méridionale à une ou deux lieues de distance sans y voir aucune apparence de mouillage ; la mer s’y développait avec fureur. Il y a même une bâture dans l’ouest de sa pointe occidentale, laquelle met environ deux lieues au large. Plusieurs relèvements nous ont donné avec exactitude le gisement de cette côte. Un grand nombre de pirogues à la voile, semblables à celles des dernières îles, vinrent autour des navires, mais sans vouloir s’approcher ; une seule accosta l’Étoile. Les Indiens semblaient nous inviter par leurs signes à aller à terre ; mais les brisants nous le défendaient. Quoique nous fissions alors sept et huit milles par heure, ces pirogues à la voile tournaient autour de nous avec la même aisance que si nous eussions été à l’ancre. On en aperçut du haut des mâts plusieurs qui voguaient dans le sud.

Dès six heures du matin, nous avions eu la connaissance d’une autre terre dans l’ouest ; des nuages ensuite nous en avaient dérobé la vue ; elle se remontra vers dix heures. Sa côte courait au sud-ouest et nous parut avoir au moins autant d’élévation et d’étendue que la première, avec laquelle elle gît à peu près est et ouest du monde, à la distance d’environ douze lieues. Une brume épaisse, qui s’éleva dans l’après-midi et dura toute la nuit et le jour suivant, ne nous permit pas de la reconnaître. Nous distinguâmes seulement à sa pointe du nord-est deux petites îles de grandeur inégale.

La longitude de ces îles est à peu près la même par laquelle s’estimait être Abel Tasman, lorsqu’il découvrit les îles d’Amsterdam et de Rotterdam, des Pilstaars, du Prince Guillaume, et les bas-fonds de Fleemskerk. C’est aussi celle qu’on assigne à peu de chose près aux îles de Salomon. D’ailleurs les pirogues que nous avons vues voguer au large et dans le sud, semblent indiquer d’autres îles dans cette partie. Ainsi ces terres paraissent former une chaîne étendue sous le même méridien ; ce sera la troisième division, que nous avons nommée l’archipel des Navigateurs. Les îles qui le composent gisent sous le quatorzième parallèle austral, entre cent soixante-et-onze et cent soixante-douze degrés de longitude à l’ouest de Paris.

Le 11 au matin, après avoir gouverné à ouest-quart-sud-ouest depuis la vue des dernières îles, on découvrit la terre dans l’ouest-sud-ouest à sept ou huit lieues de distance. On crut d’abord que c’étaient deux îles séparées, et le calme nous en tint éloignés tout le jour. Le 12, on reconnut que ce n’était qu’une seule île, dont les deux parties élevées étaient jointes par une terre basse, qui paraissait se courber en arc et former une baie ouverte au nord-est. Les grosses terres courent au nord-nord-ouest. Le vent de bout nous a empêchés d’approcher de plus de six à sept lieues cette île que j’ai appelée l’Enfant perdu.

Les mauvais temps, qui avaient commencé dès le 6 de ce mois, continuèrent presque sans interruption jusqu’au 20, et, pendant cet intervalle, nous fûmes persécutés par les calmes, la pluie, les vents d’ouest. En général, dans cet océan nommé Pacifique, l’approche des terres procure des orages, plus fréquents encore dans les décours de la lune. Lorsque le temps est par grains avec de gros nuages fixes à l’horizon, c’est un indice presque sûr de quelques îles et un avis de s’en méfier. On ne se figure pas avec quels soins et quelles inquiétudes on navigue dans ces mers inconnues, menacé de toutes parts de la rencontre inopinée de terres et d’écueils, inquiétudes plus vives encore dans les longues nuits de la zone torride. Il nous fallait cheminer à tâtons, changeant de route, lorsque l’horizon était trop noir devant nous. La disette d’eau, le défaut de vivres, la nécessité de profiter du vent, quand il daignait souffler, ne nous permettaient pas de suivre les lenteurs d’une navigation prudente et de passer en panne ou sur les bords le temps des ténèbres.

Cependant le scorbut commençait à reparaître. Une grande partie des équipages et presque tous les officiers en avaient les gencives atteintes et la bouche échauffée. Il ne restait plus de rafraîchissements que pour les malades, et l’on s’accoutume difficilement à ne vivre que de mauvaises salaisons et de légumes desséchés.

Le 22 à l’aube du jour, comme nous courions à ouest, on aperçut de l’avant à nous une longue et haute terre. Lorsque le soleil fut levé, nous reconnûmes deux îles. La plus méridionale nous restait depuis le sud-quart-sud-est jusqu’au sud-ouest-quart-sud elle paraissait courir au nord-nord-ouest corrigé et avoir environ douze lieues de longueur sur ce gisement. Elle reçut le nom du jour, île de la Pentecôte. La seconde nous restait depuis le sud-ouest cinq degrés sud jusqu’à l’ouest-nord-ouest ; l’instant où elle s’est montrée à nous l’a fait appeler l’île Aurore. Nous tînmes d’abord le plus près, bâbord amures, pour tâcher de passer entre les deux îles. Les vents nous refusèrent, et il fallut arriver pour passer sous le vent de l’île Aurore. En avançant dans le nord le long de sa côte orientale, on aperçut dans le nord-quart-nord-ouest une petite île élevée en pain de sucre, qui fut nommée le pic de l’Étoile. Nous continuâmes à ranger l’île Aurore à une lieue et demie de distance. Elle gît nord et sud corrigés, depuis sa pointe méridionale jusqu’à la moitié environ de sa longueur, qui est de dix lieues ; ensuite elle décline vers le nord-nord-ouest ; elle a très peu de largeur, deux lieues tout au plus. Ses côtes sont escarpées et couvertes de bois. À deux heures après-midi, nous aperçûmes par-dessus cette île des cimes de hautes montagnes à dix lieues environ au-delà. Elles appartenaient à une terre dont, à trois heures et demie, nous vîmes au sud-sud-ouest du compas la pointe du sud-ouest par-dessus l’extrémité septentrionale de l’île Aurore. Après avoir doublé cette dernière, nous faisions route au sud-sud-ouest, lorsqu’au coucher du soleil une nouvelle côte élevée et très étendue s’offrit encore à nos regards. Elle se prolongeait depuis l’ouest-sud-ouest jusqu’au nord-ouest-quart-nord, à la distance de quinze à seize lieues.

Nous courûmes plusieurs bords dans la nuit pour nous élever dans le sud-est, afin de reconnaître si la terre que nous avions au sud-sud-ouest tenait à l’île de la Pentecôte, ou si elle en formait une troisième. C’est ce que nous vérifiâmes le 23 à la pointe du jour. Nous découvrîmes la séparation des trois îles. Celle de la Pentecôte et l’île Aurore sont à peu près sous le même méridien, à deux lieues de distance l’une de l’autre. La troisième est dans le sud-ouest de l’île Aurore, et leur moindre éloignement est de trois ou quatre lieues. Sa côte du nord-ouest a au moins douze lieues d’étendue, terre haute, escarpée, partout couverte de bois. Nous l’avons côtoyée une partie de la matinée du 23. Plusieurs pirogues se montraient le long de la terre, sans qu’aucune cherchât à nous approcher. Il ne paraissait point de cases ; on voyait seulement un grand nombre de fumées s’élever du milieu des bois, depuis les bords de la mer jusqu’au sommet des montagnes ; fort près du rivage, nous sondâmes plusieurs fois sans trouver de fond avec cinquante brasses de ligne.

Sur les neuf heures, la vue d’une côte où l’abordage paraissait commode me détermina à envoyer à terre pour y faire du bois, dont nous avions le plus grand besoin, prendre des connaissances du pays, et tâcher d’en tirer des rafraîchissements pour nos malades. Je fis partir trois bateaux armés sous les ordres du chevalier de Kerué, enseigne de la marine, et nous nous tînmes prêts à leur envoyer du secours et à les soutenir de l’artillerie des vaisseaux, s’il était nécessaire. Nous les vîmes prendre terre sans que les insulaires parussent s’être opposés à leur débarquement. À une heure après-midi, je m’embarquai avec quelques autres personnes dans une yole pour aller les rejoindre. Nous trouvâmes nos gens occupés à couper du bois, et ceux du pays les aidaient à le porter dans les bateaux. L’officier qui commandait la descente me dit qu’à son arrivée, une troupe nombreuse d’insulaires était venue le recevoir sur la plage, l’arc et la flèche à la main, faisant signe qu’on n’abordât pas ; mais que quand, malgré leurs menaces, il avait ordonné de mettre à terre, ils s’étaient reculés à quelques pas ; qu’à mesure que nos gens avançaient, les sauvages se retiraient dans l’attitude de faire partir leurs flèches sans vouloir se laisser approcher ; qu’ayant alors fait arrêter la troupe, et le prince de Nassau ayant demandé à s’avancer vers eux, ils avaient cessé de reculer lorsqu’ils avaient vu un homme seul ; des morceaux d’étoffes rouges qu’on leur distribua achevèrent d’établir une espèce de confiance. Le chevalier de Kerué prit aussitôt poste à l’entrée du bois, mit ses travailleurs à abattre des arbres sous la protection de la troupe, et envoya un détachement chercher des fruits. Insensiblement les insulaires se rapprochèrent plus amiablement en apparence ; on eut même d’eux quelques fruits ; ils ne voulaient ni du fer ni des clous. Ils refusèrent aussi constamment de troquer leurs arcs et leurs massues, seulement ils cédèrent quelques flèches. Au reste, ils étaient toujours restés en grand nombre autour de nos gens sans jamais quitter leurs armes ; ceux mêmes qui n’avaient point d’arcs tenaient des pierres prêtes à lancer. Ils avaient fait entendre qu’ils étaient en guerre avec les habitants d’un canton voisin du leur. Effectivement, il s’en montra une troupe armée qui venait de la partie occidentale de l’île, s’avançant en bon ordre, et ceux-ci paraissaient disposés à les bien recevoir ; mais il n’y avait point eu d’attaque.

Nous trouvâmes les choses en cet état à notre arrivée à terre. Nous y restâmes jusqu’à ce que nos bateaux fussent chargés de fruits et de bois. Je fis aussi enterrer au pied d’un arbre l’acte de prise de possession de ces îles, gravé sur une planche de chêne, et ensuite nous nous rembarquâmes. Ce départ dérangea sans doute le projet des insulaires, qui n’avaient pas encore tout disposé pour nous attaquer. C’est là du moins ce que nous dûmes juger en les voyant s’avancer au bord de la mer, et nous lancer une grêle de pierres et de flèches. Quelques coups de fusils tirés en l’air ne suffirent pas pour nous en débarrasser ; plusieurs même s’avançaient dans l’eau pour nous ajuster de plus près ; une décharge mieux nourrie ralentit aussitôt leur attaque ; ils s’enfuirent dans le bois avec de grands cris. Un matelot fut légèrement blessé d’une pierre.

Ces insulaires sont de deux couleurs, noirs et mulâtres. Leurs lèvres sont épaisses, leurs cheveux cotonnés, quelques-uns même ont la laine jaune. Ils sont petits, vilains, mal faits, et la plupart rongés de lèpre, circonstance qui nous a fait nommer leur île l’île des Lépreux. Il parut peu de femmes, et elles n’étaient pas moins dégoûtantes que les hommes ; ils sont nus ; les femmes ont des écharpes pour porter leurs enfants sur le dos ; nous avons vu quelques-uns des tissus qui les composent, sur lesquels étaient de fort jolis dessins faits avec une belle teinture cramoisie. J’ai remarqué qu’aucun d’eux n’avait de barbe ; ils se percent les narines pour y pendre quelques ornements ; ils portent aux bras en forme de bracelets une dent de babiroussa, ou un grand anneau d’une matière que je crois de l’ivoire, et au cou des plaques d’écaille de tortue, qu’ils nous ont fait entendre être commune sur leur rivage.

Leurs armes sont l’arc et la flèche, des massues de bois de fer et des pierres qu’ils lancent sans fronde. Les flèches sont des roseaux armés d’une longue pointe d’os très aiguë. Quelques-unes de ces pointes sont carrées et garnies sur les arêtes de petites pointes couchées en arrière, qui empêchent de pouvoir retirer la flèche de la plaie. Ils ont encore des sabres de bois de fer. Leurs pirogues ne nous ont pas approchés. Elles nous ont paru de loin faites et voilées comme celles des îles des Navigateurs.

La plage où nous avons abordé présentait une très petite étendue. À vingt pas du bord de la mer, on trouve le pied d’une montagne dont la pente, quoique très rapide, est couverte de bois. Le terrain est très léger et a peu de profondeur : aussi les fruits, quoique de la même espèce qu’à Taïti, sont-ils moins beaux ici et d’une moins bonne qualité. Nous y avons trouvé une espèce de figue particulière. On rencontre beaucoup de routes tracées dans le bois, et des espaces enclos par des palissades de trois pieds de haut. Sont-ce des retranchements ou simplement des limites de possessions différentes ? Nous n’avons vu d’autres cases que cinq ou six petites huttes, dans lesquelles on ne pouvait entrer qu’en se traînant sur le ventre. Nous étions cependant environnés d’un peuple nombreux ; je le crois fort misérable : cette guerre intestine, dont nous avons été les témoins, est un cruel fléau. Nous entendîmes, à plusieurs reprises, le son rauque d’une espèce de tambour sortir de la profondeur du bois vers le sommet de la montagne. C’est sans doute leur signal de ralliement ; car, dès l’instant où nos coups de fusils les ont dispersés, il a recommencé à battre. Il redoublait aussi son lugubre bruit lorsque cette troupe ennemie que nous avons vue plusieurs fois venait à paraître. Notre Taïtien, qui avait désiré être de la descente, nous a paru trouver cette espèce d’hommes fort vilaine ; il n’entendait absolument aucun mot de leur langue.

À notre arrivée à bord, nous rembarquâmes nos bateaux, et je fis servir courant au sud-ouest sur une très longue côte que nous découvrîmes à toute vue depuis le sud-ouest jusqu’à l’ouest-nord-ouest. Pendant la nuit il y eut peu de vent, et il ne cessa de varier, de sorte que nous restâmes au pouvoir des courants, qui nous entraînèrent dans le nord-est. Ce temps continua la journée du 24 et la nuit suivante, et nous pûmes à peine nous élever à trois lieues de l’île des Lépreux. Le 25 à cinq heures du matin, nous eûmes une assez jolie brise d’est-sud-est ; mais l’Étoile, qui se trouvait encore sous la terre, ne la ressentit pas et demeura en calme. Je fis route néanmoins toutes voiles dehors pour reconnaître la terre d’ouest. À huit heures nous découvrions des terres dans tous les points de l’horizon, et nous paraissions enfermés dans un grand golfe. L’île de la Pentecôte venait rechercher au sud la nouvelle côte que nous avions découverte, et nous ne pouvions être assurés si elle en était détachée, ou si ce qui nous semblait former la séparation n’était pas une grande baie. Plusieurs endroits sur le reste de la côte nous offraient aussi l’apparence ou de passages ou de grands enfoncements ; un entre autres présentait dans l’ouest une ouverture considérable. Quelques pirogues traversaient d’une terre à l’autre. À dix heures, nous fûmes obligés de revirer sur l’île aux Lépreux. L’Étoile, qu’on n’apercevait plus, même du haut des mâts, y était toujours en calme, quoique la brise d’est-sud-est se soutînt au large. Nous courûmes sur cette flûte jusqu’à quatre heures du soir ; ce ne fut qu’alors qu’elle ressentit la brise. Il était trop tard, quand elle fut ralliée, pour songer à des reconnaissances. Ainsi la journée du 25 fut perdue ; nous passâmes la nuit sur les bords.

Les relèvements que nous fîmes le 26, au lever du soleil, nous apprirent que les courants nous avaient entraînés dans le sud, plusieurs milles au-delà de notre estime. L’île de la Pentecôte se montrait toujours séparée des terres du sud-ouest, mais la séparation était plus étroite. Nous découvrions plusieurs autres coupures à cette côte, mais sans pouvoir distinguer le nombre des îles de l’archipel qui nous environnait. La terre s’étendait à nos yeux depuis l’est-sud-est, en passant par le sud, jusqu’à l’ouest-nord-ouest du compas, et nous ne la voyions pas terminée. Je fis courir depuis le nord-ouest-quart-ouest en rondissant jusqu’à l’ouest, le long d’une belle côte couverte d’arbres sur laquelle il paraissait de grands espaces de terrain cultivés, soit qu’ils le fussent en effet, soit que ce fût un jeu de la nature. Le coup d’œil annonçait un pays riche ; les croupes de quelques montagnes pelées, et de couleur rouge en de certains endroits, semblaient même indiquer que leurs entrailles renfermaient des minéraux. La route que nous suivions nous conduisait à ce grand enfoncement aperçu la veille dans l’ouest. À midi, nous étions au milieu, et nous y observâmes la latitude australe de quinze degrés quarante minutes. L’ouverture en est de cinq à six lieues ; elle court est-quart-sud-est et ouest-quart-nord-ouest du monde. Quelques hommes se montrèrent à la côte du sud, et d’autres approchèrent du navire dans une pirogue ; mais dès qu’ils en furent à une portée de mousquet, ils cessèrent de s’avancer malgré nos invitations ; ces hommes étaient noirs.

Nous rangeâmes la côte septentrionale à trois quarts de lieue de distance ; elle est peu élevée et couverte d’arbres. Une multitude de nègres se faisaient voir sur le rivage ; il s’en détacha même quelques pirogues, qui n’eurent pas plus de confiance que celle qui avait vogué sur la côte opposée. Après avoir longé celle-ci l’espace de deux à trois lieues, nous vîmes un grand enfoncement qui nous parut former une belle baie à l’ouvert de laquelle étaient deux gros îlots. J’envoyai sur-le-champ nos bateaux armés pour le reconnaître, et pendant ce temps nous restâmes sur les bords à une et deux lieues de terre, sondant souvent sans trouver de fond avec une ligne de deux cents brasses.

Sur les cinq heures, nous entendîmes une salve de mousqueterie qui nous causa beaucoup d’inquiétude ; elle sortait d’un de nos canots qui, malgré mes ordres, s’était séparé des autres, et se trouvait mal à propos dans le cas d’être attaqué par les insulaires, ayant vogué tout à fait à terre. Deux flèches qui lui furent tirées servirent de prétexte à la première décharge. Ensuite il longea la côte, faisant un feu très vif de sa mousqueterie et de ses espingoles, tant à terre que sur trois pirogues qui passèrent à portée et lui décochèrent aussi quelques flèches. Une pointe avancée nous dérobait alors la vue du canot, et son feu continuel me donnait lieu d’appréhender qu’il ne fût attaqué par une armée de pirogues. J’allais envoyer notre chaloupe à son secours, lorsque nous le vîmes doubler seul cette pointe qui nous l’avait caché. Les nègres poussaient des cris affreux dans le bois où ils s’étaient tous jetés et dans lequel on entendait battre leur tambour. Je fis aussitôt à ce canot le signal de ralliement, et je pris des mesures pour que nous ne fussions plus déshonorés par un pareil abus de la supériorité de nos forces.

Les canots de la Boudeuse reconnurent que cette côte, que nous avions cru continue, est un amas d’îles qui se croisent, en sorte que la baie n’est que la rencontre de plusieurs des canaux qui les séparent. Cependant ils y trouvèrent un assez bon fond de sable sur quarante, trente et vingt brasses d’eau ; mais son inégalité continuelle rendait ce mouillage peu sûr, pour nous surtout qui n’avions plus d’ancres à hasarder. Il fallait d’ailleurs y ancrer à une grande demi-lieue de la côte ; plus près, le fond était de roches. Ainsi les vaisseaux n’auraient pu protéger les bateaux, et le pays est si couvert qu’il eût toujours fallu avoir les armes à la main, pour mettre les travailleurs à l’abri des surprises. On ne devait pas se flatter que les naturels oubliassent le mal qu’on venait de leur faire, et consentissent à échanger des rafraîchissements. On remarqua ici les mêmes productions qu’à l’île des Lépreux. Les habitants y étaient aussi de la même espèce, presque tous noirs, nus, portant les mêmes ornements en colliers et en bracelets, et se servant des mêmes armes.

Nous passâmes la nuit à courir des bordées. Le 27 au matin, nous arrivâmes et prolongeâmes la côte environ à une lieue de distance. Vers dix heures, on distingua sur une pointe basse une plantation d’arbres disposés en allées de jardin. Le terrain sous les arbres était battu et paraissait sablé ; un assez grand nombre d’habitants se montraient dans cette partie ; de l’autre côté de la pointe, il y avait une apparence d’enfoncement, et je fis mettre les bateaux dehors. Ce fut en vain ; ce n’était qu’un coude que formait la côte, et nous la suivîmes jusqu’à la pointe du nord-ouest sans trouver de mouillage. Au-delà de cette pointe, les terres revenaient au nord-nord-ouest et s’étendaient à perte de vue, terres d’une élévation extraordinaire, et qui présentaient au-dessus des nuages une chaîne suivie de montagnes. Au reste, le temps fut sombre et par grains, avec de la pluie par intervalles. Plusieurs fois dans le jour, nous crûmes voir la terre devant nous, terre de brume, qui s’évanouissait dans les éclaircies. Nous passâmes toute la nuit, qui fut très orageuse, à louvoyer à petits bords, et les marées nous portèrent dans le sud beaucoup au-delà de notre estime. Nous eûmes la vue des hautes montagnes toute la journée du 28 jusqu’au soleil couchant, que nous les relevâmes de l’est au nord-nord-est, à vingt ou vingt-cinq lieues de distance.

Le 29 au matin, nous ne vîmes plus de terres ; nous avions gouverné sur l’ouest-nord-est. Je nommai ces terres que nous venions de découvrir, l’archipel des grandes Cyclades. Je croirais volontiers que c’est son extrémité septentrionale que Roggewin a vue sous le onzième parallèle, et qu’il a nommée Thienhoven et Groningue. Pour nous, quand nous y atterrâmes, tout devait nous dire que nous étions à la terre australe du Saint-Esprit. Les apparences semblaient se conformer au récit de Quiros, et ce que nous découvrions chaque jour encourageait nos recherches. Il est bien singulier que précisément par la même latitude et la même longitude où Quiros place sa grande baie de Saint-Jacques et de Saint-Philippe, sur une côte qui paraissait, au premier coup d’œil, celle d’un continent, nous ayons trouvé un passage de largeur égale à celle qu’il donne à l’ouverture de sa baie. Le navigateur espagnol a-t-il mal vu ? A-t-il voulu masquer ses découvertes ? Les géographes avaient-ils deviné en faisant de la terre du Saint-Esprit un même continent avec la nouvelle Guinée ? Pour résoudre ce problème, il fallait suivre encore le même parallèle pendant plus de trois cent cinquante lieues. Je m’y déterminai, quoique l’état et la quantité de nos vivres nous avertissent d’aller promptement chercher quelque établissement européen. On verra qu’il s’en est peu fallu que nous n’ayons été les victimes de notre constance.

M. Verron fit plusieurs observations pendant le mois de mai, et leurs résultats nous prouvaient que, depuis l’île de Taïti, les courants nous avaient beaucoup entraînés dans l’ouest. On expliquerait par là comment tous les navigateurs, qui ont traversé l’océan Pacifique, ont rencontré la Nouvelle-Guinée beaucoup plus tôt qu’ils ne l’auraient dû. Aussi ont-ils donné à cet océan une étendue de l’est à l’ouest beaucoup moindre que celle qu’il a véritablement.