Voyage de Marco Polo/Livre 1/Chapitre 4
Un jour le Grand Khan, ayant pris conseil des premiers de son royaume, pria nos Vénitiens d’aller de sa part vers le pape, et leur donna pour adjoint un de ses barons, nommé Gogaca, homme de mérite et des premiers de sa cour. Leur commission portait de prier le saint-père de lui envoyer une centaine d’hommes sages et bien instruits dans la religion chrétienne pour faire connaître à ses docteurs que la religion chrétienne est la meilleure de toutes les religions et la seule qui conduise au salut ; et que les dieux des Tartares ne sont autre chose que des démons, qui en ont imposé aux peuples orientaux, pour s’en faire adorer. Car comme cet empereur avait appris plusieurs choses de la foi chrétienne et qu’il savait bien avec quel entêtement ses docteurs tâchaient de défendre leur religion, il était comme en suspens, ne sachant de quel côté il devait reposer son salut, ni quel était le bon chemin. Nos Vénitiens, après avoir reçu avec respect les ordres de l’empereur, lui promirent de s’acquitter fidèlement de leur commission et de présenter ses lettres au pontife romain. L’empereur leur fit donner, suivant la coutume de l’empire, une petite table d’or, sur laquelle étaient gravées les armes royales, pour leur servir, et à toute leur suite, de passeport et de sauf-conduit dans tous les pays de sa domination, et à la vue de laquelle tous les gouverneurs devaient les défrayer et les faire escorter dans les lieux dangereux ; en un mot, leur fournir aux dépens de l’empereur tout ce dont ils auraient besoin pendant leur voyage. L’empereur les pria aussi de lui apporter un peu d’huile de la lampe qui brûlait devant le sépulcre du Seigneur à Jérusalem, ne doutant point que cela ne lui fût fort avantageux, si Jésus-Christ était le Sauveur du monde. Nos gens prirent congé de l’empereur et se mirent en chemin ; mais à peine avaient-ils faits vingt milles à cheval, que Gogacal, leur adjoint, tomba grièvement malade. Sur quoi ayant délibéré, ils résolurent de le laisser là et de continuer leur chemin, pendant lequel ils furent partout bien reçus, en vertu du sceau de l’empereur. Ils furent néanmoins obligés de mettre pied à terre en plusieurs endroits, à cause des inondations ; en sorte qu’ils restèrent plus de trois ans avant de pouvoir arriver au port d’une ville des Arméniens appelée Layas[1] ; de Layas ils se rendirent à Acre[2], l’an de Notre-Seigneur 1269, au mois d’Avril.