Voyage de Marco Polo/Livre 1/Chapitre 65

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LXV
De la ville de Ciandu et de son bois, et de quelques fêtes des Tartares.


Il y a trois journées en avançant vers le septentrion de la ville de Cianiganiorum jusqu’à celle de Ciandu, qui fut bâtie par le grand khan Koubilaï, lequel y fit construire un superbe palais de marbre enrichi d’or[1]. Près de ce palais il y a un parc royal fermé de murailles de toute part, et qui a quinze milles de tour. Dans ce parc il y a des fontaines et des rivières, des prairies et diverses sortes de bêtes, comme cerfs, daims, chevreaux, et des faucons, que l’on entretient pour le plaisir et pour la table du roi, lorsqu’il vient dans la ville. Car il y vient souvent pour prendre le divertissement de la chasse ; il monte à cheval et mène avec lui un léopard apprivoisé, qu’il lance sur les daims, et qui, après avoir pris la bête, la porte aux gerfauts, à quoi le roi trouve un fort grand plaisir. Au milieu de ce parc il y a une maison bâtie avec des roseaux très magnifiques, étant dorée dehors et dedans et remplie de belles peintures ; elle est bâtie avec tant d’industrie que la pluie n’y peut faire aucun dommage. Cette maison se peut porter partout comme une tente, car l’on soutient qu’elle est attachée avec deux cents cordes de soie ; les roseaux dont elle est construite ont quinze pas de longueur et trois paumes d’épaisseur ; tout en est fait : les colonnes, les tables. Les assemblages et les couvertures. Ces roseaux sont rompus à l’endroit des nœuds, et chaque partie fendue donne comme deux petites gouttières, par lesquelles la pluie s’écoule, ne causant aucun dommage. Le Grand Khan demeure là ordinairement pendant trois mois de l’année, à savoir juin, juillet et août ; car cet endroit a un air fort sain, n’étant point exposé aux ardeurs du soleil. Pendant ces trois mois la maison demeure sur pied, et le reste du temps elle est pliée et serrée. Le roi part de la ville de Ciandu le 28 d’août, et va à un autre endroit pour faire un sacrifice solennel à ses dieux, et leur demander la continuation de la vie et de la santé, pour lui, pour ses femmes, ses enfants et ses bestiaux. Car il a une grande quantité de chevaux blancs et de cavales blanches. On en fait monter le nombre jusqu’à dix mille et plus. Or pendant cette fête on prépare du lait de cavale, dans de beaux vases ; et le roi, de ses propres mains, le verse par terre çà et là, s’imaginant, instruit à cela par ses magiciens, que les dieux boivent ce lait répandu, et que cela les engage à prendre soin de tous ses biens. Après ce sacrifice le roi boit lui-même de ce lait de cavales blanches, et il n’est permis à personne d’en boire ce jour-là, à moins qu’il ne soit de la maison royale, excepté un certain peuple de ces cantons-là, nommé Horiach, qui a aussi ce privilège, à cause d’une grande victoire qu’il remporta pour le service du grand khan Chinchis. Cette coutume est observée des Tartares depuis un temps immémorial, le 28e jour d’août ; et de là vient aussi que les chevaux blancs et les cavales blanches sont en grande vénération parmi le peuple. On mange aussi dans cette province de la chair humaine, prise sur ceux qui ont été exécutés à mort pour leurs crimes : car pour ceux qui meurent de maladie on ne les mange point. Le Grand Khan a des magiciens, qui, par leur art diabolique, obscurcissent l’air et y excitent des tempêtes, ne laissant la clarté de la lumière que sur le palais royal. Ces magiciens par le même art font, lorsque le roi est à table, que les vases d’or où il boit se transportent d’eux-mêmes sur la table où il est, d’une autre table qui est au milieu d’une cour et qui sert de buffet ; et ils disent qu’ils font tout cela par une vertu secrète. Et cela peut être vu des milliers de personnes présentes. N’y a-t-il pas d’ailleurs en nos pays ces savants nécromanciens qui vous diront que ces choses sont très faisables[2] ? Quand ils célèbrent les fêtes de leurs idoles, le roi leur donne des béliers, qu’ils offrent à leurs dieux, brûlant plusieurs bois d’aloès et d’encens en sacrifice de bonne odeur. Après quoi ils font cuire la chair du bélier, et la présentent à manger à leurs idoles avec des cris de réjouissance ; et en répandent le jus par terre devant eux, assurant que par là ils obtiennent de la clémence de leurs dieux la fertilité de la terre.

  1. Cette résidence d’été était située dans la Mongolie, au nord de la province de Pé-tchi-li et de la Grande Muraille. (P.)
  2. M. Pauthier, s’appuyant sur cette dernière phrase, d’ailleurs caractéristique, se livre à de longues considérations sur les singulières assertions du voyageur. « Nous rirons, dit-il, de ces peuples qui s’en laissent imposer par de prétendus magiciens, comme si chez nous, alors que nous nous croyons doués d’une grande sagesse philosophique, l’on ne croyait pas à l’action occulte des esprits frappeurs, aux tables tournantes et autres effets merveilleux. Cela est soutenu dans des salons du grand monde, où l’on fait se produire toutes sortes de phénomènes surnaturels, par une vertu secrète aussi, du moins en apparence, et des milliers de personnes qui en ont été témoins attestent aussi des faits lesquels ne sont pas pour cela plus réels.