Voyage du Condottière/XXVI

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Édouard Cornély & Cie (p. 159-166).


xxvi

ENTRÉE À VENISE


Nuit de Juin.
This is Venice…
Shakspeare.



Ah ! ne fuis plus, Venise !

Venise désirée, quelle amoureuse tu dois être, pour te cacher ainsi sous tes voiles de soie et de vapeur légère, pour mettre ainsi en passion l’homme qui te poursuit. Tu le fais haleter d’impatience. Tu irrites son envie jusqu’à la peur de ne plus te trouver. Es-tu si sûre de tes caresses ? L’es-tu de combler l’ardeur que les promesses de ta beauté enivrent ? et ne crains-tu pas de décevoir une si longue convoitise ?

On arrive à Venise comme, après tous les méandres de l’insomnie, on finit par descendre sur la plage d’un songe.

On vole vers Venise comme à un rendez-vous d’amour. La hâte du désir fait compter les minutes lentes. On désespère de toucher au bonheur. La ville ne paraît pas. Rien ne l’annonce. On la cherche au Levant. On s’attend à en voir quelque signe, et sur le ciel flotter les pavillons de la chimère. L’horizon, où elle se dérobe, est un infini muet, miroitant et désert. Parfois, on a cru découvrir une tour, un clocher sur la plaine marine ; mais on doute du mirage salin. Est-ce la mer ? est-ce la terre ferme ? ou plutôt, quel mélange fluide, quel transparent accord des deux pâtes sur la palette ?

Tout est ciel. C’est le ciel immense des salines, une vasque de rose et d’azur tendre, un océan de nacre, qu’irise çà et là quelque perle de nuage. On appelle la mer, et on l’a au-dessus de soi, ce firmament tranquille. Puis, le crépuscule rougit. Une tache de sang coule sur la voûte et s’étend vers la terre. Venise n’apparaît toujours pas. Elle est là-bas, pourtant, dans l’ombre lucide, d’un violet si délicat et si languissant qu’on pense au sourire de la volupté douloureuse.

Je ne voyais encore ni ville, ni village, ni voitures, ni bateaux. Mais le ciel portait des voiles, et les nefs y volaient à présent, dorées à l’étrave.

Il me semble que tout bruit a cessé. Je glisse sur un lac, comme sur un bassin le martin-pêcheur. Et voici la mer, la mer, la mer ! Je la sens, je la devine. Je suis enivré, dès lors !

J’ai connu la sirène, pour la première fois, aux jours du plus long crépuscule.

Je trempais dans un prisme liquide, toutes les couleurs et toutes les nuances, depuis la pourpre jusqu’au reflet de la soie verte la plus pâle, quand elle est comme l’ambre ou comme la liqueur d’absinthe, à peine battue d’eau. L’œillet rouge du ciel s’éparpillait en pétales sans nombre. Une caresse de l’air me touchait tendrement au front et aux tempes. L’odeur enivrante de la mer me vint aux narines, le souffle suave et salé qui lève des flots. Enfin, des clochers pointus sortirent de la lagune, comme les épines d’une rose ; et ils étaient safran, du bout.

J’arrivais. On rêve de Venise, avant d’y être. Et sans le savoir, soudain, on y est en rêve. Ce fut ainsi, à la fin du jour, que j’entrai chez la Reine des Sirènes.

Le vacarme du train, le grondement de la ferraille et des machines tomba comme une pierre dans un puits. Je sortais de la gare, comme je me vis sur l’eau, dans un fleuve de fleurs. Le ciel, sur les étages en dentelle, était une lèvre de sang vermillon. Puis, l’adorable silence. La gondole me prit, et, de la nuit entière, je ne la quittai plus. Je me roidissais de joie sur les profonds coussins. Je n’avais rien avec moi que moi-même. Bonsoir à la cohue !

Je ne pensais à rien. J’avais fini de me suivre, et je m’étais retiré dans la lumière du couchant, comme il m’arrive. Je fais don de ma vie à cette heure ; j’y suis corail et madrépore, bracelet pour la Reine. Je me sentais plus libre que le goëland sur les roches d’entre le Raz et Sein. J’allais dans la légèreté du dernier rayon, qui transperce.

La gondole file sur les flots d’émeraude et de pollen rouge. Je suis flèche et fleur moi-même, dans cet air, sur cette eau verte, parmi toutes ces pierres qui fleurissent. Habile, toujours aux aguets, prompt et docile, penché à l’avant sur sa rame noire, le souple gondolier est bon à voir, comme l’ouvrier qui aime son travail. Et il tourne le dos à son maître, pour qu’il soit roi de son plaisir. Le sang doré de la lumière ruisselle des façades, en effusion nuptiale. Je croyais voir Iseult, jusque-là ensevelie aux vagues de Cornouailles, surgir doucement de la mer orientale, reine bayadère, damnée peut-être, mais dans la joie d’un éternel plaisir. Ces dômes, ces pointes, ces seins, ces doigts, ces ongles de Venise, tout n’était que caresse pour le ciel brûlant et pour l’eau caressante. Les flots, éblouis de la pouppe, la baisent et la suivent, battant des cils. Au Rialto, j’ai rangé des chalands pleins de fruits. L’odeur des fraises parfumait la rive.

Sur le Grand Canal, il pleut des violettes. La nuit vient, avec ses cœurs de pavot et ses mauves. Les hautes cheminées s’évasent en calices ; et sur les palais, maintenant, elles dressent, plus grises, les stèles en turban des tombes turques.

Amarrées au ponton, les gondoles se balancent ; elles se touchent au rythme d’une respiration lente et tranquille. Et l’amarre sèche pousse son petit cri. Croisant leurs routes, d’autres barques vont et viennent, plus brusques que des ombres et non moins silencieuses. On les frôle ; elles glissent ; elles s’évanouissent, fantômes de noir velours, à l’œil rouge au bout d’une antenne. Et le fanal n’est déjà plus qu’une goutte. On devine les passants, assis sur les coussins de cuir. Et tous, on les tient pour des amants ; on est sûr qu’ils s’enlacent ; que la femme est jeune, belle, suave, toute chaude d’un feu doux ; que l’homme est ardent, fort et noble.

Quelle ville pour les marins ! Tout flotte, et rien ne roule. Un silence divin. L’odeur de la marine, partout. Même ignoble, aux carrefours de l’ordure croupie, des choux pourris, des épluchures et de la vase, l’odeur salée se retrouve encore ; et toujours monte la douceur sucrée du filin, et l’arôme guerrier du goudron, cet Othello des parfums. C’est un bonheur d’aller grand’erre sur les eaux dociles : le charme de Venise contente tout caprice. Et moins l’on sait où l’on est, moins l’on sait où l’on va, plus l’issue a de grâce, le plaisir s’y parant de la surprise. Il n’est canal qui ne mène à la lumière.

Nous volions. Le rameur me sourit. Comme nous tournions lentement dans une ruelle, il me demanda si j’étais Grec, ou de Paris. « Je ne suis pas d’ici, lui dis-je ; mais je suis en amour dans ta ville. Qu’importe d’où je viens ? Ta ville me fait pâmer. » L’homme comprit.

Parfois, on entend des cris dans le grand silence. Est-ce un appel ? un adieu ? la cime d’un chant, ou un rêve ? Je n’ai pas ouï les bateliers se répondre en tercets de Dante. Ils n’ont pas lancé, pour moi, comme des balles sonores, les rimes du Tasse. Mais j’ai perçu les rythmes de la volupté, les rires des femmes sur l’eau, et de légers sanglots, dans un coin d’ombre veloutée, à San Trovaso.

La nuit s’est faite. Les palais du Grand Canal sont des torches qui brûlent dans une flamme heureuse. Ils se dressent, soudain ; ils flambent, ils éblouissent ; ils sont de feu et d’écume ; on passe : ils sont éteints. La ville enchantée est riche ainsi en apparitions sous les étoiles.

Telles des veines, prenant du Grand Canal qui brille, les ruelles de poix sinuent dans les ténèbres. Au creux de ces hypogées, la profondeur est sombre comme un cœur jaloux. Les maisons sont des fantômes. Les formes vacillent. Toute lueur pend sur l’eau comme un linge carré ; et de loin en loin, dans les murailles aveugles, veille une lampe funèbre.

En vérité, la gondole est faite au pied de Venise. Nées de l’onde, l’une et l’autre, avec Vénus. Et ton nom aussi, Venise, le veut dire.

La sandale marine glisse sur la lagune, sans bruit et presque sans mouvement. Elle longe le bord ombreux du Canal ; et l’autre rive rit dans la lumière. Je ne m’endors point, je n’ai point d’appui sur cette paix frémissante. La gondole, tout de même, n’est qu’un petit cercueil sur la mer. J’ai la sécurité d’un danger que je souhaite : la certitude enfin d’avoir quitté le monde. La séduction la plus puissante de Venise se révèle : loin d’être le calme, c’est l’indifférence à tout ce qui n’est pas un grand sentiment. Les plus pauvres d’amour comptent au moins sur le plaisir, à Venise. Les autres s’y offrent aux orages du feu. On espère la beauté de l’incendie, et le bonheur dans la passion. Et tel est le génie de la Sirène : qu’on y attend la passion comme sur un lit : on ne la cherche, on ne l’appelle pas. L’obscurité et le silence n’invitent pas mon âme au sommeil ; mais je me tends, dans une ombre conjugale, chargée des parfums et de tout le délire que la chair désire parfois, comme par vocation. Ce noir canal où je tourne, dont l’eau fascine par un regard bleu de folle, ne semble-t-il pas trembler entre deux places aux lumières prochaines, l’une d’enchantement et l’autre de mélancolie ?

Une ivresse d’amour était en moi. Le nom de Venise passait sur mes lèvres comme une violette, et j’en suçais le miel de volupté. J’étais presque seul. La fureur de posséder la ville me dévorait. Je trempais ma main dans l’eau câline et fraîche, aux franges d’argent. La nuit s’avançait, poussant les troupeaux des étoiles. L’Ourse, déjà, était renversée, et le Chariot roulait sur la roue droite.

Des gondoles chantèrent, toutes pavoisées de lanternes, pareilles à un verger de clartés. Et les oranges lumineuses étaient multipliées par l’eau, et les pêches, et les fruits verts, et les fruits bleus. Toutes ces lumières en cage répandaient une gaieté exquise. Leur prison de papier était-elle de soie ? Rien n’a plus de douceur. Que les belles sont belles, aux lanternes, la gorge nue, et la nuque ployée sur leurs cheveux défaits ! Un sillage enchanté de rubans tient le canal en laisse. La lumière, sur l’eau, est fée. Ces barques nocturnes ne sauraient promener que des amants avec leurs épousées. Transparente et cachée, cette joie est nuptiale. Tandis que les musiciens égratignent les cordes grêles, et que les mandolines égouttent leurs menues perles de métal, les chants n’endorment pas les amants enlacés, mais dissimulent les baisers qu’ils bercent.

Tout s’est tu, bientôt. Le murmure amoureux de la ville a soulevé ma vie, a soufflé sur les feux de mon âme. Ma solitude a vacillé d’angoisse. Dur moment, où j’ai coulé mon bronze. Je me suis roidi à la fonte. J’ai fait d’autres flammes, avec toutes ces flammes et ces brasiers. Et j’ai su que je pourrai ne pas céder.

J’aime cette ville. Elle est mon désir. C’est pourquoi elle ne saurait me vaincre. Cléopâtre, Cléopâtre, tu ne me retiendras pas ! Avec tous les arts de Balchis et de Circé, tu n’auras pas raison de moi. Je ne suis pas venu de si loin, pour tomber sur un lit de délices, au fond d’une chambre courtisane.

Nous avons bu aux Esclavons un vin roux de Chypre ; et, plus tard, dans un bouge, aux Zattere, avec deux jeunes filles ; et l’une pleurait, sous une lanterne rouge. Quand l’étoile du matin s’est levée sur le Lido et les îles, le batelier m’a enveloppé d’une couverture noire. Il m’a supplié de dormir : il avait peur pour moi. Et c’est lui qui a dormi une heure. Que cette heure fut féconde. Au milieu de toute cette volupté, je prends ma force à deux mains, comme une hache. Je fends l’espace obscur qui me séparait encore de mon vœu le plus profond et de ma volonté. Dans cette gondole, je finis la tragédie de la mort et du désespoir le plus sombre que je portais depuis dix ans. Je connais un amour plus fort que les délices, plus vrai que les baisers, un amour qui peut vaincre le désir, et qui ne doit pas être rassasié.

Le jour va naître. Le soleil rouge s’élève dans les cyprès de Saint-Lazare. Et telle fut mon entrée au rêve de la ville sans pareille, de la ville adorable.