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Voyage du Condottière/XXXI

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Édouard Cornély & Cie (p. 215-228).


XXXI

LUMIÈRE AU CŒUR DE LA GEMME



Sous la pluie de novembre, ou par le soleil enragé d’août, l’atroce Ravenne est toujours admirable ; et je ne sais plus si j’en préfère le marais silent, ou si l’ardente fièvre m’en séduit davantage. Dans la mélancolie d’automne et dans le four de la canicule, c’est la même reine à l’agonie, que le rêve dévore ; et tantôt, se souvenant qu’elle fut courtisane, Théodora s’abandonne aux songes de la volupté, insatiable en ses recherches, et avide des plus rares autant que dégoûtée ; tantôt, prise de tremblement, gagnée par la terreur à l’amour la moins trompeuse, celle qui ne se contente pas, l’impératrice de la luxure s’enfonce dans les rêveries de la mort, hésitant entre les chers supplices de la damnation et les visions du purgatoire. Ravenne en été est la chambre des pierreries qui mène à l’enfer. Et sous la paupière de l’automne, Ravenne est l’église violette où le péché fait pénitence, où la chair pécheresse cherche les délices de l’expiation, et n’ayant pas encore lavé les parfums de ses crimes, les mêle à l’encens d’une perverse contrition.

Au tard d’une journée humide et chaude, j’entrai dans l’étuve de Ravenne, sous un ciel ouaté d’orage. Le vent pluvieux, mol et doux comme les lèvres sans dents d’un enfant à la mamelle, pressait les nuages rouges. La planure infinie des champs et des marécages, la plaine de l’Adriatique et le firmament vaste, trois espaces immenses dérobent les abords de la métropole ensevelie. Quand il pleut, l’eau tiède tombe sur cette terre, comme un marais sur un marais. Le sol trempé se jalonne d’arbres mouillés ; les saules blancs ruissellent comme des noyés, et les peupliers gris font une herse, fichés entre deux mares pensives. Mais trois rayons de soleil parent, soudain, de flammes les rizières qui scintillent.

La ville brûlante et sombre retient les tisons du couchant entre ses dômes bas et ses tours rousses, comme aux mailles de plomb croupit le sang rouge d’un vitrail. Les clochers noirs sortent à peine de la terre morte, où la cité s’enfonce. Voilà une ville selon le cœur des solitaires.

Ravenne la taciturne m’accueille avec une générosité farouche, comme au retour de l’exil. Elle me fait présent d’un soleil plus ardent de passer à travers les averses. Quelle capitale pour la méditation.

Rues désertes, pavées de cailloux qui s’étoilent de flaques noires. L’herbe pousse entre les dalles. Les murs ont la lèpre verte. Aux carrefours, des cercueils en guise de bornes, et des sarcophages. Ravenne est vide. Des murailles sans fin, des couvents sans moines, des palais sans joie qui sont, peut-être, des prisons. Beaucoup d’arcs aveuglés dans les ruelles tortueuses ; et ces portiques ont l’air infirme. Hauts et ronds, les clochers veillent au flanc des églises, en cierges funèbres. Sous le poids de leur plein cintre, les édifices entrent dans la terre cancéreuse jusqu’aux genoux. Les vieilles tours branlent, comme les bras d’un prêtre centenaire au lever-Dieu, sous la ruée de l’averse oblique. Un désert règne entre les quartiers habités et les remparts. Telle la mort glace d’abord les extrémités, la vie s’est retirée peu à peu vers le centre ; mais le cœur aussi semble à demi gâté. La taciturne est ensablée. Je me rappelle la Darse étroite et longue, et sept barques moroses sur l’eau pourrie. Au loin, une barre sur le ciel, comme de la fumée noire. On se promène dans Ravenne, avec une sorte d’ombre, l’idée qu’on marche sur une autre Ravenne engloutie.

Basse entre les peupliers, la rotonde de Théodoric moisit dans la maremme. L’eau bourbeuse monte autour des piliers ; elle les suce et les mine par la base. La coupole est fendue ; les portes sont craquelées, et la mousse y a logé ses fourmilières endormies. Les blocs de la bâtisse sont creusés comme le bois mangé aux vers, ou comme les rides au visage d’une vieille grêlée de la petite vérole. On dirait qu’un tremblement de terre a descellé ce misérable, cet énorme tombeau, vide même des os que les Barbares y couchèrent.

Dans cette métropole de la fatalité, la basilique est une chambre des morts. Un souffle putride tombe des voûtes. La lumière aux portes est malsaine. Les éléments sont dissous. La terre se liquéfie, la pierre se couvre d’écume et le marbre s’émiette. Ha ! qui peut s’attendre à l’étincelante féerie de ces églises, quand on parcourt la ville muette et morte ? On croit entrer dans une cave ; l’eau qui suinte de ces cryptes semble l’épanchement horrible des sépulcres ; et ce tombeau est la sphère de Golconde, un tabernacle de pierres précieuses, un sanctuaire d’éblouissante magie.

À Saint-Vital, à Galla Placidia, aux deux Appollinaires, l’étonnante Ravenne est tout intérieure. L’or brille sous un voile d’azur sombre. Les métaux des mosaïques laissent errer de longues lueurs entre les colonnes qui fuient. Profonde, diaprée, c’est la couleur de l’émail et de la soie, la roue du paon. Violette et irisée, d’algue glauque et d’indigo, la splendeur de Ravenne est sous-marine.

Ô révélation du monde intérieur. Au delà de la pourriture, au delà du sépulcre, voici le trésor de l’âme, la toison d’or chrétien, le rêve : la couleur. Passé les murs moroses, Ravenne est un prisme dansant une ronde sacrée, d’un mouvement si lent qu’elle semble immobile. Cette nonne, enfoncée dans la boue, prie en cachant ses monceaux de pierreries : voluptueuse, extatique, son sourire ambigu a presque le dessin de la souffrance.

Tout ce qui était extérieur dans la basilique romaine est intérieur dans la chrétienne. Tout le dehors se replie au-dedans. Le monde se ramasse et se ferme sur son secret ; et tel est le mirage de Ravenne, telle est son apocalypse. Non, les anciens n’ont connu ni la musique, ni la couleur.

Ravenne est une impasse de l’Histoire. Elle a le feu noir de la défaite. Ville née pour la mort, on l’aime et on aime d’y mourir. Certes, la mort y a pris une étrange séduction. À Ravenne, meurent les derniers Césars, qui la préfèrent à Rome. Les dominations et les empires finissent à Ravenne, après Rome les Goths, et les Byzantins sur les Barbares. L’air de Ravenne est sain à toute agonie. On meurt, on meurt avec abandon, ici. Et le fort Dante y rend l’âme, avant le temps. Terre fatale, chaude cellule, féconde en deuils et en spasmes ardents. Elle est grasse de morts illustres et de douleurs, de tragédies et de songes. Sa magnificence est un cri dans un profond recueillement.

Théodoric, le barbare conquis et perdu par sa conquête, a subi le charme de Ravenne. On voit son palais dans les mosaïques de Saint-Apollinaire. Et déjà, c’est le monde moderne : on discerne le sens nouveau de la vie à l’abri des murailles. Les tentures sur les portes séparent le souverain de ses sujets. La maison ne donne plus sur la vie publique des anciens ; elle respire un luxe qui leur fut inconnu, un élément de retraite : un désir triste, que la satisfaction ne contente pas ; un besoin, qui n’est pas l’appétit, quelque chose d’inquiet, de mystérieux et d’intime. Théodoric est l’Allemand qui tourne le dos au Nord. Il est touchant, dans sa force qui s’humilie. Il se roidit contre sa race ; il est fin et maladroit ; son œuvre est vaine comme son tombeau : la foudre le frappa, et le sépulcre est vide.

À Saint-Vital s’allume le songe de l’Orient, les perspectives étincelantes sur la vie intérieure. L’ordre clair des anciens, qui est toujours direct, qui aime la ligne droite et la simple géométrie, le cède à un ordre nouveau qui recherche les courbes, les contrastes de la lumière et de l’ombre, toute la profondeur que la courbe engendre et qu’elle implique. Or, la courbe c’est la couleur, et la couleur c’est la musique. La couleur est l’espèce visuelle de la musique.

Des escaliers mêlent les plans et divisent l’espace. Des chapelles rondes varient le jet des murailles ; de longues niches les évident, invitant le regard à la méditation et aux idées verticales de l’attente.

Les mosaïques sont un incendie supérieur. Elles expliquent, comme un livre de gemmes, toute une théologie subtile en flammes colorées, en images immobiles, en symboles taciturnes. Tout le mouvement, toute l’éloquence, toute la vie est désormais dans la couleur. Jamais la mosaïque ne retrouvera l’éclat de cette fleur première. Les légendes du sang et du sacrifice, les héros les plus mystérieux de l’Ancienne Loi étincellent avec des figures tristes. C’est Abel et l’Agneau ; Abraham, et son fils sous le couteau ; le roi Melchissédec offre le pain et le vin de son office magique, la plus grave énigme de la Bible. Jéthro fait fumer l’encens. Jephté immole sa fille. Comme on rêve, dans cet incendie d’or violet et d’outre-mer ! L’or pétille dans la muraille. Les éclairs de la pourpre déchirent les sombres vêtements. L’émail blanc a les reflets de la cire et du gui. Les parois semblent frémir, comme si le feu des murs et toutes les flammes de la mosaïque brûlaient sous une pellicule de lin ou quelque laiteuse vitre.

Et la cour de Byzance resplendit à Saint-Apollinaire, Théodora avec ses femmes suivantes, Justinien avec ses ministres et ses prêtres. La vie prend une forme étrange ; elle a les attitudes de l’angoisse qui précède l’épilepsie, une roideur trempée de larmes, une tranquillité que taraude la peur. Hommes et femmes, les saintes et les saints, l’empereur et la cruelle impératrice, tous en rang, le visage exsangue, les yeux blancs, la prunelle énorme et ronde, comme s’ils avaient pris de la belladone, tous, sans flancs et sans épaules, les bras tombants, les orbites caves, ils ont l’air rigide d’une attente dans l’antichambre du sépulcre. Et d’abord, on leur trouve la mine de ceux qui vont mourir et qui attendent leur tour en costumes de cérémonie. Pour un peu, on préférerait qu’ils fussent couchés dans la nudité dernière, comme les infortunés qu’on écorche sur les tables de l’hôpital. Mais on sent bien qu’ils vivent : une cruelle sainteté, un songe triste ; des têtes sans pensée ? Non, saturées plutôt d’une pensée unique. Des corps sans chair, et des lèvres minces ; mais sur ces bouches résident les morsures d’un impitoyable désir ; et ces corps sans os sont un réceptacle de voluptés. Un monde de bêtes bizarres accueille ce cortège de momies redressées sur leurs pieds : des biches hagardes, des oiseaux à long bec de squales, des chiens velus d’écailles, des paons griffus ; les rosaces clignent des yeux mornes ; les palmes sont crochues et tirent des dents en scie ; et les urnes aussi ont des ongles et des griffes. Cependant, une harmonie enveloppe toutes ces formes, ardente et lugubre, comme un parfum trop violent où la peau se macère dans le spasme, jusqu’à la mort.

Justinien et ses acolytes, si perfides qu’ils soient, si méchants qu’ils puissent être, si amers ou si dégoûtés, tous, ils sont les serfs de leurs femmes. Ils ne vivent que pour des voluptés qu’ils goûtent à peine, qui les lassent à mesure qu’ils rêvent en vain de les épuiser. Ils sont polis, sournois ; l’étiquette raffine en eux la cruauté. Et sous leur digne maintien, ils engraissent les larves de tous les stupres.

Théodora est bien la reine de ce monde frémissant et muet. Derrière elle et ses femmes étroitement drapées, j’entends les cris de la folie dans les chambres lointaines, les appels de l’hystérie au milieu des odeurs, les bonds dans la soie et le velours des orgies secrètes. Théodora taciturne gémit, menace et sanglote comme une possédée. Théodora, serrée dans sa robe, déchire ses vêtements et se roule toute nue sur les fourrures. Le linge le plus fin lui est une chappe de soufre ; et sa peau glacée est un supplice pour le feu qui la brûle au-dedans. Elle est haute, maigre, rongée. Elle n’a ni gorge, ni hanches. Dans sa figure longue, elle ouvre des yeux de chouette. Elle est nocturne, et marinée dans les charmes de la nuit. Elle est pleine de fureur voilée, et rêve d’un opprobre éclatant. Elle contemple un désir, qu’elle désespère de rencontrer ailleurs qu’en elle. Plus elle élargit les yeux, moins elle reconnaît ce qu’elle semble voir. Elle a le manteau de l’eau qui dort, sur une âme nue comme la vipère, chaude comme la panthère, pareille à un repaire de péchés.

Elle et ses femmes, toutes yeux, toutes lèvres, telles de longues fleurs pâles, qui se fanent déjà, et déjà elles corrompent l’eau du vase, se dressent sur l’ombre dorée, comme des fantômes ; elles ont le port de flamme triste, la longueur vénéneuse des apparitions ; rêvant, elles ont les formes du rêve. Et, l’on sait que leur voix est un enchantement, soit qu’elle roucoule, soit qu’elle haïsse. Leur chair se dévore ; en elles, il est un chant ; et si mortelles au bonheur puissent-elles être, qui les approche n’a plus un regard pour toutes les Glycères et toutes les Rhodopes de l’antiquité.

Blêmes, crépusculaires, décharnés, que veulent-ils pourtant, ces personnages, suspendus entre le ciel et la terre ? Ils ne se roidissent point sous le coup de la Loi. Ils s’abandonnent, plutôt. Ils ne sont plus soumis au destin, ni en lutte héroïque. Leur destin est en eux. La vie intérieure a commencé, et les absorbe. Les formes sont déchues. L’art ne suit plus la nature. La joie n’est plus dans le mouvement, mais dans une certaine émotion cachée. L’immobile symétrie se substitue au rythme des membres et des groupes. L’analyse des gestes semble vaine. La vie n’est plus une onde qui circule dans les muscles. La plante naturelle, si belle en ses moindres traits, est dédaignée. Sous les robes, il n’est plus de jambes ; les bras sont de bois ; les vêtements ne sont plus le miroir du corps qu’ils enveloppent ; mais ils ont de très beaux plis. La statuaire est morte. Et morte l’action. Mais Psyché dans les limbes est au berceau de Ravenne.

À quoi répondent les mouvements, si ce n’est plus aux actes ? Ils traduisent les états de l’âme qui s’éveille : l’extase, la vision, le remords, l’amoureux espoir du miracle, les surprises de la conscience et ses cruels ennuis. Ce qui est du corps est tombé en enfance ou en décrépitude, peut-être en mépris. Les mains ne sont plus faites pour rien tenir ni rien prendre : étroites, diaphanes, ce sont de tièdes tubéreuses, fleurs de serre, outils de péché et d’oraison.

Ils sont maigres, à l’ordinaire des mystiques. Ils s’entourent de lys et de roses. Les pampres, les lauriers, les rameaux d’or leur font de douces chaînes ; et ils sont indifférents aux fruits. Ils passent, avec dilection, du baiser à la prière. Leurs lèvres murmurent l’imploration dans les caresses ; ils sont pleins de tremblement.

La conscience et le cœur, la folie de la croix et les délires de la luxure, tous retours sur soi-même : combien l’homme s’est approfondi, en se resserrant ! Vous dites qu’il ne pense plus ? qu’il s’hébète dans une idée unique ? Mais attendre, se fixer sur une pensée, c’est la forer jusqu’au sentiment ; et tout y entre. On croit à l’universelle décadence ; et au contraire, la vie muette, dans la profondeur close, engendre la musique et l’amour. Les femmes se font plus belles de l’âme qu’on leur donne ; la Vierge veille derrière les folles passions. Ce n’est pas Rome seulement qui survit au milieu du silence magique : entre les mains du Christ, deux mondes se joignent, l’Italie et l’Orient.

Quel mépris devaient avoir ces fins Ravennates, amateurs de parfums et de belles étoffes, pour les grossiers Barbares, vains et lourds ; le même que nous avons pour d’autres Barbares à nos portes. Et les nôtres sont armés de la science, comme l’étaient de la hache ceux de la Germanie. Eux aussi, parce qu’ils hurlent, qu’ils se vantent et s’agitent, qu’ils nous dégoûtent de toutes façons et nous forcent à la retraite, ils se flattent d’avoir l’avantage et de vivre fortement. Comme s’il n’y avait pas plus de vie dans un sentiment passionné qui se cache et s’exprime à voix basse, que dans cent mille brutes qui votent et qui boxent, mais grâce au ciel, qui ne sortent pas du champ sans une oreille déchirée et le nez en compote. Et quand l’un de ces animaux casse la tête à l’autre, ou s’ils se la rompent tous les deux, il ne paraît pas qu’il manque rien à l’un ni à l’autre. Je mesure la force de la vie à la beauté qu’elle porte.

Je vis ici avec les hommes que nous serons dans deux ou trois cents ans, peut-être. Il faudra fuir au fond de nouveaux monastères, dans une Ravenne nouvelle. Là, tandis que les brutes rempliront l’univers de leur fracas, la passion véritable battra les heures de l’homme, dans le silence. Un musicien au mystère d’une chambre, une femme amoureuse, qui offre à l’amour toutes les merveilles d’une culture vingt fois séculaire, un chant, une ardente harmonie, voilà la vie puissante, et non pas vos ignobles ébats dans vos rues frénétiques.

Le sentiment fait naître la couleur. C’est du cœur que l’harmonie s’élance : le cœur, cette puissance médiatrice entre la chair et l’esprit. La couleur est d’abord matérielle. Elle est plastique, elle a un corps et un volume en pâtes de verre : la mosaïque est une couleur qui se laisse manier, et qui tient encore à l’antique. Elle est lourde comme le métal et la pierre précieuse. Elle mêle les cubes d’or, les disques de nacre, les lunes d’argent. Mais avec toute cette épaisseur, elle joue la lumière : elle sert de matrice à Psyché. Il ne faut point s’attarder aux détails : comme toute musique, l’art de Ravenne est un ensemble.

L’art classique paraît froid près de cet incendie et de ce rêve. Où l’âme se montre, on ne veut plus voir qu’elle. Psyché était morte chez les Anciens, n’ayant pu vivre avec l’Amour. Psyché, conçue dans la couleur, fait ses premiers mouvements : elle s’éveille à Ravenne. De là, ces yeux immenses, tournés sur un monde inconnu.

Ô solitude des absides. Elles sont huit dans le sépulcre circulaire, où triomphe Théodora. Le seul jour luit d’en haut, tombant comme dans une cloche au fond de la paix marine. L’étrange église, faite de dômes mous portant sur des piliers lourds, semble une plante sans nom des profondeurs, une méduse de pierre, dont les tentacules cherchent le sol, et dont les oignons, les racines bulbeuses flottent en l’air. Le calme de ce vaisseau enveloppe un mystère. Le grand silence est un cri qu’on étouffe. Tout, à S. Vital, est en hélices et en spirales ; tout y a des retours et des repentirs jaloux. Seule, la lumière confesse son secret magique. On ne pense plus à la Bible ni à l’Évangile, ni aux anges, ni à la majesté impériale. Le désir de savoir et de comprendre s’éteint. J’ai pris de l’opium. Il pleut de l’or, avec douceur, dans l’Orient triste. Les visions se déroulent sur une trame d’ombre. Le bleu est le ciel du crépuscule, sombre velours ; le vert est de mousse et d’émeraude. L’orange chante à l’octave de l’or ; le blanc pur des voiles est doux comme les plumes du cygne. Et le violet tient tout l’accord. Le goût profond de l’harmonie, la vertu musicale, voilà le don qu’offrent au monde les hymnes de Ravenne.

L’heure est venue de plonger les yeux dans les yeux du Christ, à Saint-Apollinaire Neuf. On ne le saurait voir de trop près.

Des yeux, il est tout yeux ; les paupières et les sourcils les triplent. Le corps entier a le jet d’une longue pupille. La figure ovale, les joues maigres, la barbe pointue, toutes les lignes vont aux yeux ; et ce grand espace, entre les lèvres et le front, où les analystes du visage humain se plaisent à reconnaître la correspondance du cœur. Le nez droit est d’une très belle et fine arête. Les oreilles sont cachées sous les cheveux. Au front bas et large, feuille une merveilleuse chevelure, séparée par le milieu, qui coiffe le crâne d’une admirable forme. Et quelle bouche ! elle aussi, le dessin des lèvres, et le pli des narines en triple l’expression. Une beauté inouïe s’annonce dans la douleur et la maladie même.

Telle est la grandeur de cette invention : le Christ de Ravenne révèle la beauté dans la douleur, et à quelle profondeur inconnue peut aller la tristesse. Le nouvel homme est né : il sera douloureux, et n’aura pas honte de l’être ; il sera dans les pleurs, sans être avili ; il pourra souffrir, et n’en sera pas accablé. La beauté demeure et se renouvelle. Un monde sépare le Christ ravennate des dieux romains. Avec tant de douceur, la divine figure est sans faiblesse. Que ce Christ est près de nous. Combien sa triste gravité me touche. Il nous ressemble par la méditation sur soi-même, et par les pensées qu’il endure. Il est bien loin de tous les jeux. Voilà l’homme en qui s’est faite la conscience d’être homme entre les hommes. La tristesse mortelle est en lui d’avoir la vie, d’être né pour la mort, de le savoir, et enfin, dis-je, la douleur d’être un homme.

Les hommes ont toujours vécu pour jouir du monde et d’eux-mêmes, quoi que l’on pense. Ravenne et son peuple voilé, descendant la pente, ne se souciaient pas des siècles à venir. L’humanité passe pour usée jusqu’à la corde, et elle invente un art, dès qu’elle y trouve une source de plaisir. Là-dessus, les professeurs de le condamner comme malsain ; mais rien n’est malsain, que d’être professeur.

Que les forces de la dissolution sont patientes ! comme elles sont sûres, et qu’elles peuvent être belles aussi ! Dans la couleur, en ses accords brûlants, réside la volupté. La couleur est toujours un doux délire. L’harmonie des tons a sa chaleur spirituelle, et une ivresse que les fibres vulgaires ne sentent pas. Le dégoût sans borne de la couleur pour la ligne droite est un mystère ; et ce dégoût n’est pas froid. La froideur seule est haïssable. Plus d’une fête pompeuse de l’art, en tous les temps, est pauvre, si on la compare à la tristesse, à l’agonie ardentes de celle-ci. Mais c’est une ruineuse magnificence.

J’ai fini la journée, cherchant la mer, à travers la forêt.

La mer là-bas, la mer, toujours plus loin, toujours plus près. Enfin, c’est elle, l’Adriatique verte. Ô flot tragique.

Plus personne, ici. Pas même un berger malade. Nulle présence, si ce n’est celle de la vivante Italie ; et je sens sa blessure. Des voiles latines vont contre le vent. J’épouse la querelle de Rome contre les Barbares. Je revendique cette mer pour la grande Rome, avec elle et contre eux. Flot tragique, et surtout d’avoir laissé derrière soi la dernière capitale, morte, invisible et muette. Une frange d’écume ourle les vagues glauques. Un long nuage noir coupe le ciel par le travers, du Nord au Sud.

Je suis tenté par la négation. Un rire amer me prend, qui moque l’espoir de toute la terre. Un rire contre leur vaine antiquité, et même contre Rome. Où donc est-elle plus qu’ici enfoncée jusqu’aux cheveux ? En tous leurs triomphes, ils n’oublient que la fin. Ici donc, ont fini les consuls, les légions, le Sénat, les Augustes. Ils ont reculé devant le roi de la cendre et l’empereur de la poussière : une éminente dignité, s’il en fut, et qui brave les révolutions. Une ville vue de haut, un empire, tout un monde, qu’est-ce après tout ? Ce n’est qu’un homme, un rien, un peu de fièvre, le souffle d’une ombre, une mousse sur un pan de décombres. On est toujours assez haut, sur le bord désert de la mer. N’ont-ils pas cru noyer la mort, aussi, en la faisant chrétienne ? La mer, la pleine eau de l’oubli, son règne est bien à l’horizon de Ravenne. L’écume meurt sur le sable hagard ; les serpents endormis des algues roulent paresseusement de la grève à la vague.

Mais je ne ferai pas séjour dans la pensée qui nie. Le plus vaste et le plus désolé des espaces, même aux portes de Ravenne, et sur le seuil visible de la mort, ce n’est pas pour me livrer au flot que je retrouve la mer. Sublime, elle n’est pas sans espoir. Car l’heure, non plus que l’action, ne s’arrête pas. Voici que l’ombre se charge d’écarlate : la mer attend le soleil ; et pour le moment prescrit, infaillible, le soleil viendra.