Voyage en Abyssinie/03

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Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 241-256).
Troisième livraison


VOYAGE EN ABYSSINIE,

PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].
1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VII


Ifag. — Le Reb et son lutin. — Un charmant coin de terre. — Gafat : la colonie européenne. — Un homme difficile à marier.

Partis de Tísbha, nous nous arrêtons un instant à Ifag, charmant village groupé autour d’une église renommée qui s’appelle Batha. Ifag a un marché hebdomadaire, renommé surtout pour ses mules, ses peaux et ses outres (hokoumada). La sœur d’un de nos domestiques qui est d’Ifag, vient nous souhaiter la bienvenue et nous apporte un gombo de bière. J’oublie, en la regardant, que son breuvage est exécrable. C’est une grande fille de dix-huit ans, belle à miracle, démarche princière, des yeux de velours brun et comme on n’en voit qu’en Abyssinie. Les femmes d’Asie, par exemple, ont parfois des yeux plus noirs, mais ils sont souvent comme les belles personnes qu’ils ornent, majestueux et bêtes. Je suis fâché du mot, mais je ne le retire pas.

La bière abyssinienne ne se fait pas, comme la merissa du Soudan ou la chicha péruvienne, avec du maïs fermenté, mais bien avec des croûtes de pain qu’on laisse arriver à l’acidité et qu’on fait macérer ensuite.

D’Ifag, j’ai une vue superbe sur le splendide bassin qu’on appelle la plaine de Fogara, et qui s’étend jusqu’au mont Dongours. La partie orientale est toute plate ; ce n’est qu’une immense prairie parcourue par ces pasteurs nomades connus sous le nom de Zellan. Ce sont des chrétiens tièdes ; aussi je ne connais qu’une seule église sur cette surface égale au département de la Seine. Mais à l’ouest, le terrain se relève, des monticules apparaissent, couronnés de bois, de villages, d’églises et entourés de cultures florissantes. À l’horizon, le dos sombre du Debra Tabor domine le paysage.


Le mont Dongours. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Trois heures encore et nous sommes au Reb, que nous franchissons sur un pont de sept arches qui se dégrade d’année en année, et que les Abyssins, insouciants et dégénérés, ne réparent point. On en attribue la construction au négus Fasilidès, il y a plus de deux cents ans. Les culées, appuyées sur un terrain alluvial très-mou, ont bien résisté, mais elles s’enterrent de plus en plus, et il n’est pas d’année où le pont ne soit recouvert de deux pieds d’eau furieuse qui empêche la circulation pendant deux mois.


Une vue du Reb inférieur. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Le Reb, que j’ai vu entièrement à sec en avril, est, deux mois plus tard, un fleuve enragé qui atteint le débit d’eau moyen de la Loire et dépasse celui de la Seine à Paris. Les Abyssins mêmes, excellents nageurs, en ont grand peur et croient à l’existence d’un génie familier, espiègle et sinistre, qu’ils appellent le démon du Reb. Selon eux, ce démon a pour passe-temps de saisir par les pieds quelque nageur imprudent et de le noyer, après quoi l’âme du noyé ne va ni au ciel ni en enfer, elle prend place parmi les serviteurs du démon, et cherche à son tour à se créer par le même procédé des compagnons de servitude.

Parmi les fleurs que j’ai remarquées, à l’automne et en hiver, dans cette plaine, je citerai la belle Methonica superba que j’avais déjà admirée au Kordofan en 1860. On dirait, au milieu de la verdure sombre des buissons, autant de jets de flamme. Les Abyssins appellent cette fleur du nom poétique de Mariam t’oua (le calice de Marie).


Methonica superba. — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.

Nous passons la nuit dans un village peu éloigné du pont, et le matin nous repartons pour Debra Tabor. Nous passons au pied d’une roche isolée, lisse, inaccessible, couronnée d’oiseaux de proie, d’où lui vient son nom d’Amora Gadel (roche du Vautour), nom qui est aussi celui du district. Une gorge fort pittoresque nous mène par un sentier fort roide à un plateau moyen, marécageux, ou nous faisons, selon l’usage, une halte de deux heures ; puis nous procédons à l’ascension du plateau qui forme le district de Debra Tabor.

En l’atteignant, nous restons saisis d’admiration : nous avons devant nous, sur une profondeur de quatre lieues, un pays légèrement ondulé, semé de villages et de cultures florissantes, des prairies couvertes de bétail. Je crois voir une des plus belles provinces de France, un paysage de Bourgogne, et je le dis à Dufton. « Moi, me répond mon compagnon, je crois voir le Yorkshire. » Au sortir d’un petit bois, d’agam qui remplit l’air de son parfum de jasmin, je vois une colline couverte de hauts genévriers qui viennent finir au bord d’une petite rivière. « Puisse ce coin de terre, me dis-je mentalement, m’être assigné pour résidence ! » Le genévrier est dans les hautes terres ce qu’est le palmier dans les basses : un paysage où il domine ne peut jamais être ennuyeux ou banal. Il a un charme sévère et pénétrant qu’ont bien senti les Abyssins, qui cachent toujours leurs églises dans les massifs formés par cet arbre puissant, dont la flèche aiguë s’élance au ciel comme un symbole de la prière.

Cette colline s’appelle Salamko ; elle a une église près de laquelle vit un vieil artiste allemand, devenu aux trois quarts Abyssin et vivant en gentilhomme amhara. J’ai laissé depuis une heure, sur ma droite, la colline autour de laquelle s’étagent les cinq ou six cents maisons de la ville de Debra Tabor, dominée par une sorte de camp barbare qui donne quelque idée de ce que devait être le ring d’Attila. Je prie le lecteur de ne pas trop s’arrêter à ce dernier nom, car le maître de Debra Tabor est Théodore II, qui préfère ce lieu à Gondar, où il y a trop de prêtres, de légistes, et comme il le dit, de debtera et d’asmari (de gratte-papier et d’histrions). Nous gravissons enfin la colline de Gafat, terme provisoire de mon voyage, car c’est là que je dois voir le négus. Je me rends chez un notable de la colonie allemande établie en ce lieu, l’obligeant M. Waldmeier, auquel je suis recommandé. Ses collègues ne tardent pas à arriver : ce sont tous, sauf deux, des Badois et des Wurtembergeois. Le seul Français de la petite colonie est François Bourgaud, armurier, de Saint-Étienne, excellent homme, assez apprécié du négus, au service duquel il a passé un peu malgré lui après la défaite de Negousié. M. Bourgaud affecte d’être très-malheureux à Gafat, où il fait de bonnes affaires : il a quelquefois demandé à partir, mais Théodore lui a paternellement répondu : « Mon fils Bourgaud, tes enfants sont bien jeunes pour voyager ; attends encore un an ou deux ! » Les enfants parlent admirablement l’amarinya, mais ont à peu près oublié le français ; en revanche, M. et Mme Bourgaud se sont créé une langue composite assez réjouissante : ils appellent une mule un boquelot, un sac, accommodat, le vieux Haïlou (kantiba ou maire du lieu), Monsieur Kantiba, et l’impératrice, Madame Etronèche[2]. Mais encore une fois ce sont d’excellentes gens, et que j’ai été heureux de trouver à Gafat.


Salamko. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Ce village, que Théodore a assigné pour séjour aux Européens à son service, avait été, il y a longtemps, habité par une population de forgerons qui passaient pour bouda (sorciers). Je ne sais quel négus, dans un jour de zèle pieux, a fait brûler en masse ces pauvres gens et raser le village. À l’appui de cette histoire, les habitants montrent force scories où ils voient des résidus de forges, mais qui sont bel et bien des scories volcaniques. La colline voisine, dite du Petit-Gafat, en est aussi couverte.

Le propriétaire du lieu est un vieux général en retraite, voire en disgrâce, de fort noble mine, avec lequel j’ai échangé quelques politesses. Autour de sa maison s’éparpillent celles de MM. Waldmeier, Kienzlen, Binder, Mayer, Salmüller, Hall et Bourgaud.


Gafat. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Tous ces messieurs, sauf Bourgaud, ont épousé des Abyssiniennes. Le plus récalcitrant au mariage a été Salmüller, excellent et très-sympathique jeune homme, qui a résisté tant qu’il a pu aux insinuations du négus. Celui-ci n’est pas seulement un terrible sabreur, c’est, par compensation, un marieur de première force. Les hésitations de M. Salmüller avaient éveillé sa défiance et il avait fini par le soupçonner de vouloir se faire abouna (le clergé abyssin se marie, mais l’abouna et l’etcheguê doivent toujours être célibataires). À de nouvelles instances, M. Salmüller avait répondu qu’il avait fait vœu de continence pour sept ans, dont cinq restaient encore à courir. « C’est autant de gagné, me disait-il en riant, on ne sait pas ce qui peut arriver en cinq années. » Cependant, à bout de raisons et de délais, il a fini par épouser une fille de feu Bell, miss Beladèje, que Bourgaud appelle cérémonieusement Mademoiselle Belle-Attèche.


VIII


Théodore II. — Départ pour Gondar. — Serbougsa. — Pont portugais. — Gondar. — Son caractère particulier. — Le palais des négus. — Ras Ghimp. — Koskoam.

J’ai raconté ailleurs (no 213) mes relations plus ou moins orageuses avec le fantasque roi des rois : je n’y reviens plus et me borne à découper dans mon Journal de voyage, des esquisses et des souvenirs de tout genre.

A Jove principium. Bien que j’aie déjà esquissé à grands traits cette très-remarquable figure, quelques renseignements complémentaires ne seront pas déplacés ici.


Œnanthus multiflorus. — Dessin de A. Faguet d’après M. G. Lejean.

Le négus, je l’ai dit, est un grand amateur de mise en scène, et entend supérieurement cet article. Parfois, il aime à donner audience entouré de quatre lions favoris, d’aspect aussi farouche qu’ils sont débonnaires au fond, malgré des noms sonores et terribles, comme celui de Kuara (l’impétueux). Kuara, dans la gravure ci-dessous, est le beau lion qui se frotte la tête contre les genoux de son maître avec un petit rugissement câlin. Je connais beaucoup ces décors vivants ; j’ai fait assez intimement leur connaissance, et le jour de la fête de Maskarram, ils sont venus gracieusement me souhaiter une heureuse année, conduits par leurs gardiens, que stimulait la perspective argentée d’un talari neuf. C’est en cette circonstance que je les ai portraiturés, bien qu’ils se prêtassent déplorablement mal à la pose. Mon gros chien fauve, Boullo, bas et solide sur pattes, cou gros, les oreilles couvertes de blessures attestant maintes batailles contre les hyènes, brave, insolent et bruyant comme un soldat abyssin, n’était pas, devant ce quatuor, absolument à l’aise. Réfugié derrière la maison, il protestait par un murmure, un hurlement qu’étouffait la peur, contre l’invasion du logis confié à sa garde. Rien de bouffon comme l’insolence qui s’aplatit devant la force calme et sûre d’elle-même.


Le négus Théodore II en tenue d’audience. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G. Lejean.

L’un de ces lions avait été élevé par M. Salmüller, qui avait dû le vendre au négus, sur un désir amicalement exprimé. Le formidable sire (je parle de Théodore) avait une façon à lui de manifester un désir, façon courtoise, mais irrésistible, comme on sait. Salmüller s’était mis à élever un autre lionceau, qui avait grandi, et l’aimable garçon avait grand’peur que son élève ne se trouvât un jour ou l’autre sur le chemin du lion d’Éthiopie. Quand j’allais les voir, l’élève, habituellement couché en travers de la porte et qui paraissait aimer à jouer avec moi, me jetait les deux pattes de devant autour de la cuisse, et dès lors, il fallait attendre qu’il lui plût, en ses jeux et évolutions autour de ma personne, desserrer les pattes. Si j’avais essayé de le faire moi-même, j’aurais risqué de réveiller la force nerveuse latente et endormie chez cet animal, et j’eusse joué gros jeu.

Un jour, il vint avec les souples ondulations d’un jeune chat me surprendre par derrière et me poser brusquement les deux pattes sur les épaules. Je n’étais pas préparé au jeu, et je fléchis un peu, si bien qu’une des pattes glissa et qu’une griffe s’oublia dans mon paletot, qui fut fendu jusqu’au bas de l’échine. La chemise, heureusement, ne fut pas offensée. Je me redressai un peu ému et surtout fort irrité ; mais il y avait dans les prunelles jaunes verdâtres de mon ami un sentiment si naïf de satisfaction personnelle, que je finis par éclater de rire.

Je reviens à Théodore.

On m’a accusé de l’avoir traité avec une partialité optimiste. Je n’ai été que juste. Certes, mon terrible ami n’est pas parfait ; mais si l’on veut juger les rois fainéants à qui il a succédé, on n’a qu’à méditer ce portrait d’un des meilleurs, Hatzé Tekla Giorgis, qui régnait en 1820. Voici comme en parle un Anglais, Pearce, qui l’a beaucoup connu :

« C’était un homme très-fier de sa personne et vain dans sa parure ; quoiqu’il n’eût sur la tête qu’une ou deux touffes de cheveux, il en tirait parti de manière à se ménager une chevelure assez considérable, grâce à une aiguille d’or ou d’argent qu’il avait toujours sur le front pour y rallier ses cheveux épars. Autour du cou-de-pied et au-dessous de la cheville, il portait, comme les femmes, une espèce de chapelet à grains d’or ou d’argent, qu’on appelle aloo. Quant au caractère de ce prince, je dois commencer par déclarer nettement que c’est un grand misérable, et que, dès son enfance, il s’est fait remarquer par ses penchants honteux et sa mauvaise foi. Lorsqu’il a conçu des soupçons contre quelqu’un de ses sujets, il l’appelle auprès de sa personne, lui fait part de ce qu’il sait, et le presse de faire l’aveu de ses fautes, en s’engageant, par un serment solennel, à ne pas poursuivre l’affaire. Il ne manque jamais, après avoir juré, de baiser la croix que lui présente un prêtre commis à cet effet ; mais aussitôt que le prévenu s’est retiré : « Voyez, dit-il aux officiers qui l’entourent, j’enlève de ma langue, qui a prononcé le serment et baise la croix, tout ce qui la couvrait. » Alors il la nettoie en la pressant entre ses dents, et rejette, en crachant, tout ce que sa bouche contenait ; dès lors, se trouvant en règle avec sa conscience, il s’écrie : « Quand le rebelle viendra, faites votre devoir selon mes ordres. » C’est ainsi qu’il a trompé la bonne foi d’un grand nombre de ses sujets, entre autres le gouverneur de Begemder, Gomfu Adam, un de ses proches parents, auquel il fit couper la langue. Ce prince, qui passe pour fort instruit dans les saintes Écritures, donne, sur d’autres points encore, de très-mauvais exemples aux chrétiens : c’est, de tout l’empire, l’adultère le plus effronté. Aussi a-t-il sur tous les points de ses États une multitude d’enfants qui croupissent dans la fange où ils sont nés, et pourront former avant peu une légion de vagabonds de race royale. »

J’ai dit que le négus m’avait assigné Gafat pour résidence, en me laissant libre de voyager dans le centre de l’empire partout où me conduirait ma fantaisie. Je ne pouvais manquer d’aller rendre mes hommages à la capitale, c’est-à-dire à Gondar, et je partis en avril pour visiter cette première ville d’Abyssinie.

De Gafat à Ferka, je refis la route que j’avais déjà parcourue en janvier : c’est à Ferka que la route de Gondar se sépare de celle de Tchelga, et tire vers le nord en traversant la plaine de Dembea.

À cinq ou six heures de Ferka, j’entrai dans des terrains légèrement ondulés, et je laissai sur ma droite le village de Serbougsa, que Bruce appelle Serbraxos, et où se sont livrées trois batailles auxquelles assista le célèbre voyageur. J’aime à croire qu’il se battait mieux qu’il ne faisait une esquisse topographique, car son plan des lieux est exécrable, et ses plans de Gondar, figurant assez bien des tartes aux fraises coupées en losanges, m’ont fort amusé. Ce pays est très-beau, très riche et annonce une grande prospérité.

Malgré l’ordre impérial d’après lequel les villages où j’arrive le soir sont tenus de m’héberger, j’éprouve plusieurs mécomptes. À Dangouri, l’homme du négus veut parlementer avec les paysans qui grognent et les femmes qui crient : un homme empoigne une ruche et la lance à la tête du cheval d’avant-garde : les abeilles affolées se ruent sur le cheval qui part à tous les diables, entraînant les mules. Je suis emporté par le torrent et ce n’est qu’à un kilomètre de là que j’apprends ce qui s’est passé. Deux ou trois de mes hommes ont les yeux gonflés, mes servantes hurlent comme si les Gallas étaient à nos trousses, l’interprète Maderakal est si ému qu’il en a oublié son français : mais on finit par rire et l’on va demander l’hospitalité à un village moins ferré sur l’apiculture et surtout sur la manière de s’en servir.

Je repars le lendemain matin : à dix heures je traverse Tadda, l’un des villages les plus ombragés, les plus riants et les plus pittoresques de la province : je passe le Moghetch sur un pont bâti par les Portugais, fort belle construction sans laquelle les communications seraient interrompues pendant cinq mois de l’année entre Gondar et les provinces du Sud, tant le Moghetch est rapide, abondant et encaissé entre ses rives boisées.

Un peu après midi, j’arrive à Gondar, que j’ai pu entrevoir de Tadda, sous la forme d’un plateau bas qui fait promontoire dans la plaine et où des massifs de zegbas (genévriers) semés çà et là marquent la place des églises. Je suis déjà dans les rues de Gondar, que je n’aperçois encore rien qui m’annonce une ville. Je vois cinq ou six grosses bourgades, séparées par des terrains vagues semés de ruines, coupés de muretins en pierres sèches. Voilà donc la capitale des Susneus et des Fasilidès !

Je m’installe dans une maison dont le propriétaire est en voyage, non loin de l’église de Iesghin : et une fois logé, je repars pour visiter à loisir la métropole de l’Éthiopie. Je finis par saisir à peu près le plan général de la cité : voici les principaux quartiers.

Etcheghé biet (maison du supérieur général des ordres réguliers). C’est un quartier confortable et bien bâti, avec une population de moines, de prêtres et de clercs, à peu près comme le quartier des Écoles à Paris au seizième siècle. L’Etcheghé qui loge au centre de ce quartier est peut-être l’homme le plus influent de l’empire après le négus et l’abouna (évêque). Je dirai presque : avant l’abouna.

Abouna biet : c’est une sorte de faubourg appartenant tout entier à l’abouna, qui n’y séjourne jamais, pour une raison délicate. Les gens de Gondar qui le méprisent fort, non sans raison, ne se gênent pas pour le lui exprimer, et leurs arguments affectent de préférence la forme de ces pierres pointues qui rendent le pavé de Gondar si ennuyeux pour le promeneur. — Il a reçu en 1847 une conduite de ce genre, qui a fait du bruit. Il est vrai qu’il y avait de quoi. Il s’était brouillé pour quelque affaire d’argent avec le P. Joseph, son confesseur, qui, furieux, ameuta le populaire sur la grande place de Gondar et révéla à pleine tête les confessions du prélat. Je me souviens entre autres choses, qu’il y était question de sept madeleines non repentantes, dont deux religieuses.

Islam Biet, quartier musulman, au bas de la ville, à l’ouest, riche et bien bâti : habité par des Djibberti ou marchands musulmans assez honorables, comme le sont en presque tous pays les minorités religieuses. J’ai appris que ce quartier n’existe plus depuis près d’un an et demi, et que Théodore l’a saccagé et brûlé pour je ne sais quelle offense imaginaire.

Je ne décrirai pas particulièrement le Negus-Ghimp (le Palais Impérial), vu que Bruce, Lefèvre, Rüppel, tous les voyageurs en ont parlé. Le dessin très-fidèle que j’en donne me dispense d’autres explications. Quelques parties de cette majestueuse construction tombent en ruine, et Théodore, qui n’aime pas Gondar, se garde bien de les faire réparer.


Le palais impérial à Gondar. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Du reste, Théodore n’est pas le grand coupable. Les principales mutilations du Ghimp sont dues à la mère de Ras-Ali, à la fameuse iteghé Menène, qui, furieuse de l’impopularité de sa famille, détruisit de sang-froid des portions entières du palais. « Puisque nous ne devons point laisser de monument de notre pouvoir, disait-elle, il est inutile que nous laissions subsister ceux des autres. »

Par occasion, je dirai que cette femme, qui vit toujours, a été une des figures les plus originales de l’Abyssinie contemporaine. Elle avait épousé, seulement pour avoir un titre et un nom, l’avant-dernier des rois fainéants de l’Abyssinie, et à peine marié, le triste sire n’avait pas eu à se réjouir. Divorcée, elle gardait en douaire la ville de Gondar et la province, gouvernait elle-même, commandait des armées. Elle avait pris pour capitaine de ses gardes un jeune officier de fortune, nommé Kassa, et n’avait pas tardé à se brouiller avec lui pour une misère, une vache, je crois. On s’expliqua en bataille rangée, et Kassa planta à « sa bourgeoise » un grand coup de lance dans la cuisse, la fit prisonnière et ne la relâcha que contre la propriété de la ville de Gondar. Cet officier peu galant a fait fortune depuis : il se nomme aujourd’hui Théodore II.

Menène aimait les Européens, principalement un missionnaire napolitain, le P. Montuori, dont j’ai parlé il y a trois ans à propos de Khartoum. C’était un homme hardi, vif et amusant, qui plaisait fort aux soldats en déblatérant publiquement contre les moines, « qui se croient saints parce qu’ils ont dix-huit coudées de bafta (mousseline) autour de la tête, qui tiennent un psautier ouvert sans le lire, pendant que leur pensée erre autour des caves et des cuisines… » Un jour que Menène lui refusait je ne sais quoi, il feignit une grande colère et lui dit : « Je vais écrire partout en Europe que la mère de Ras-Ali n’est pas la princesse pieuse et juste qu’elle prétend être : qu’elle est, au lieu de cela, une Agrippine ! — Seigneur Dieu ! s’écria la princesse bouleversée et supposant que ce nom redoutable signifiait une Hérodiade ou une Jézabel, vous ne ferez pas cela, père Montuori ! » Et elle se hâta de lui accorder ce qu’il avait demandé.

L’abbaye royale de Koskoam, dans un site charmant, s’élève à vingt minutes de Gondar, vers le nord-ouest. Pour y aller, il faut passer la Káha, et laisser à droite le petit monument élevé par le saint roi Lalibela à son cheval, au grand scandale des puritains modernes.

Koskoam est une ruine, mais une ruine imposante : la piété officielle n’entretient que l’église proprement dite, bâtie ou du moins décorée par les Portugais, qui ont fait peindre par leurs artistes un certain nombre de fresques faciles à reconnaître, et admirées de confiance par les Abyssins. Ils ont grand tort. Les produits purs de l’art indigène ont la rigidité hiératique de tout ce qui est byzantin : c’est terrible, farouche, pétrifié : absurde souvent, incorrect, mais jamais fade. Or, la fadeur, la vulgarité béate et douceâtre de l’art jésuite éclatent partout dans les peintures portugaises de Koskoam : les saints sont des cafards, les martyrs font l’œil en coulisse : c’est Marie Alacoque dans toute sa gloire. Je détournai mes yeux de ce joli nauséabond, pour les reporter sur quelque chose de plus original : je veux parler de toute une furia d’arabesques et d’enroulements élégants et bizarres, sorte de calligraphie picturale où excelle l’art oriental.


IX


Kantiba Haïlou.

Je dînais souvent chez Haïlou, Kantiba (sorte de maire ou de prévôt des marchands) de Gondar, le plus honnête homme de l’Abyssinie. C’est un vieillard vigoureux, d’une laideur noble et spirituelle, figure maigre couronnée d’épais cheveux blancs : grandes manières, moralité proverbiale, sympathique aux Européens. C’est le vieux chrétien pur-sang, l’homme des jours passés : il est très-pieux, et les Allemands de Gafat, assez vexés de n’avoir aucune prise sur lui, l’appellent « un vieux fanatique. » Il pratique plus d’austérités qu’un moine, s’enferme des huit et dix jours dans une église pour méditer et prier, dépense une grande partie de son bien en œuvres pies. Il a rebâti une petite église ruinée appelée Medani Allem (le Sauveur du monde), près de Gondar, et a voulu réparer le Koskoam : le terrible Théodore le lui a défendu. « Te crois-tu négus, lui a-t-il dit, toi qui prétends bâtir des églises comme un empereur ? »


X


Ras Ghimp.

En face du Palais impérial s’élève un joli petit castel moyen âge, avec des tours aux angles : c’est le ras Ghimp (le palais du connétable). Il est aujourd’hui délabré et inhabité, les négus actuels ayant supprimé la connétablie qui, dans son système administratif, est absolument inutile. Jadis, le ras ou connétable, logé dans ce palais, se trouvait à proximité du souverain, également prêt à lui obéir ou à le surveiller. L’un des derniers habitants fut le fameux ras Mikaël surnommé Saoul ou l’aigu[3]. Un jour qu’il était à sa croisée, une balle, partie d’une fenêtre du palais impérial, lui rasa l’épaule et tua derrière lui un de ses officiers. Mikaël, dit froidement : « Je sais à qui cette balle était destinée, » et le soir il se rendit au palais accompagné de ses fidèles, ordonna de saisir le négus Joas, et le fit étrangler.

Cette version, à l’exactitude de laquelle j’ai des raisons de croire, est en complet désaccord avec celle de Bruce, qui était lié avec Mikaël et n’aurait pas manqué de mettre en relief cette circonstance du droit de légitime défense, s’il l’avait connue.

Un coteau qui, par son coteau sud fait face à Gondar et est aujourd’hui dépourvu d’habitations, porte le nom bizarre de Tigre mitchohiya (le cri des Tigréens). C’était jadis un faubourg, où les négus, craignant l’esprit brouillon et séditieux des Tigréens, les avaient prudemment confinés. Il leur était défendu, en cas d’appel au négus, de venir crier devant le palais comme les autres Abyssins, mais à une certaine heure du jour, le souverain se mettait à une fenêtre qui donnait sur ce faubourg ; et tout Tigréen qui voulait faire clameur de haro n’avait qu’à agiter une pièce de toile blanche pour être aussitôt appelé devant son grand juge. On dit qu’après l’assassinat de Joas, ras Mikaël ayant pris place sur l’alga impérial, jeta les yeux sur le faubourg des Tigréens, et demanda pour quel motif ses compatriotes avaient été parqués là.

« Sire (Djan-hoï), lui répondit Lik Asgo qui avait son franc parler, c’est pour les empêcher de tenter justement ce que vous venez de faire. »

Nul n’était plus jovialement cynique que ce Lik Asgo, dont les bons mots ont traditionnellement couru toute l’Abyssinie.

Un plaideur qui voulait le gagner à sa cause lui avait donné un gombo (jarre) de miel : la partie adverse l’ayant appris, s’empressa de lui offrir une mule. La cause étant appelée devant le négus, Lik Asgo plaide chaudement contre l’homme au miel, qui perd et fait ensuite de vifs reproches au juge. « Que veux-tu, mon frère, lui dit ingénument Asgo : une mule a cassé ton gombo d’un coup de pied. »

Asgo avait été exilé au Semen pour ses intrigues, et ne cessait, comme Ovide à Tomes, de maudire sa nouvelle patrie. Un Semenya mécontent lui fit l’observation ironique que si son pays natal était préférable à son nouveau séjour il devait y retourner. Asgo répondit :


Agher lata Semyen
Meghev lata gomen.


À ceux qui n’ont pas de patrie, le Semen : à ceux qui n’ont rien à manger, le gomen » (sorte de lentille amère qui est l’aliment des pauvres).


XI


Towari.

On m’avait parlé de la petite église de Towari, à une heure de ma résidence, comme d’un lieu où je pouvais trouver des peintures murales d’un certain intérêt. Je tenais d’autant plus à les voir que je ne partageais pas du tout le dédain un peu superficiel de Lefèvre et autres voyageurs pour les produits du pinceau abyssin, et je voulais juger par moi-même, dont bien me prit.

Je montai à mule, et après avoir traversé une belle plaine à sol blanchâtre et léger, je descendis par une pente assez roide et fort pierreuse à une petite rivière qui porte le nom expressif de Berhan (lumière), et qui passe là entre deux collines rocheuses d’un bel aspect. Un quart d’heure plus tard j’entrais dans le bois de genévriers qui entoure l’église de Towari.


Berhan. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

J’ai dit que les Abyssins placent leurs églises au centre de véritables bois sacrés, car je ne puis appeler autrement les massifs de genévriers qui font à ces temples des ceintures d’un effet si charmant et si majestueux à la fois. Souvent cette enceinte concentrique à l’église est elle-même entourée d’une véritable forêt, où le genévrier se marie à des arbres de toute espèce sans oublier les lianes et autres plantes grimpantes qui donnent à l’ensemble un aspect de forêt vierge, mais sans les exhalaisons putrides qui distinguent celles du nouveau monde et de la Nigritie. Ici, au contraire, un air toujours pur se joue avec la lumière à travers les masses de verdures à tons variés. Dans les herbes pointillent toutes sortes de fleurs, qui toutes s’effacent devant le rouge éclatant de l’hemanthus. Parfois un ruisseau limpide et glacé roule en cascatelles sous les troncs d’arbres morts déjà envahis par les lianes feuillues. Le silence n’est coupé que par quelques gazouillements d’oiseaux ou par le cri aigu du tota, petit singe aussi gracieux qu’un singe peut l’être, et dont Poncet a fait le portrait véridique, mais un peu naïf dans le choix des expressions :

« J’ai vu en ce pays-là un animal extraordinaire : il n’est guère plus gros qu’un de nos chats ; il a le visage d’un homme et une barbe blanche ; sa voix est semblable à celle d’un homme qui se plaint. Cet animal se tient toujours sur un arbre, et on m’a assuré qu’il y naît et qu’il y meurt ; il est si sauvage qu’on ne peut l’apprivoiser. Quand on en a pris quelqu’un que l’on veut élever, quelque soin que l’on en prenne, il dépérit et meurt de mélancolie. On en tira un en ma présence qui s’attacha à une branche d’arbre en s’entrelaçant les jambes l’une dans l’autre et qui mourut quelques jours après. »

Comme nous dit gravement Poncet, le tota a un visage d’homme, ou pour parler plus exactement, je connais je ne sais combien de bourgeois respectables et grisonnants qui ont la manie de disposer leur collier de barbe absolument comme le tota : la ressemblance m’a frappé je ne sais combien de fois.

Arrivé à l’église, je trouvai un sacristain obligeant qui m’ouvrit la porte, et je me mis à inventorier les peintures du lieu. La plupart étaient tout simplement affreuses ; cependant mon attention fut vite attirée par une grande fresque représentant la Cène, et où l’artiste avait fait un singulier amalgame des traditions hiératiques de la peinture byzantine (dont celle-ci procède) et de détails intimes de la vie abyssine.

Le Christ, la Vierge, les convives, vêtus selon la pure tradition et groupés avec une grande entente de l’art, entourent une table servie dans le meilleur goût abyssin. Devant chaque convive sont à demi ployés les pains (galettes) de tef, qui servent en même temps d’assiettes ; à côté, les couteaux effilés à découper le brondo, quelques plats de distance en distance. Sur le premier plan, un majordome, évidemment de bonne maison (gilet à rayures richement brodées, col rabattu, la toge disposée en tablier) offre à boire à un convive. Les gombos d’hydromel appuyés sur leurs épais paillassons, sont activement manœuvrés par des adolescents au buste nu ; deux autres apportent dans une sorte de filet un autre gombo, le dernier. C’est le moment décisif. La curiosité respectueuse de tous ces visages qui convergent les uns vers le Christ, d’autres vers la Madone, est bien exprimée ; mais les deux personnages principaux sont tout à fait manqués. La figure de la Madone est dure et impérieuse : elle semble dire au Christ :

« Si tu ne fais pas le miracle… »

Jésus, le verre en main, a l’air de répondre qu’il en a peu de souci.

À part ce détail, le tableau mérite réellement des louanges.

Une petite histoire en trois tableaux se voit non loin de cette Cène : la voici en quelques mots.

Il y avait dans une forêt une espèce de sauvage qui se nourrissait de chair humaine, dont il se faisait du brondo. Un jour, en voyage, et traversant un désert aride, il rencontra un pauvre qui au nom de la Vierge lui demanda un verre d’eau ; le cannibale, touché à cette invocation, lui donna sa gourde pleine. À quelque temps de là, cet homme mourut. Son âme comparut au redoutable tribunal où l’ange Gabriel pèse dans sa balance les bonnes et les mauvaises actions. Le cannibale était sûr de son affaire : l’ange avait mis dans le plateau funeste les nombreuses victimes qu’il avait dévorées. En ce pressant besoin, survint la Madone, qui plaça dans le plateau vide le verre d’eau tendu au pauvre en son nom ; et ce plateau emporta l’autre. Satan dépité s’enfuit en hurlant.

Cette légende, reproduite avec des variantes diverses dans une foule d’églises consacrées à la Vierge, a pu paraître à quelques voyageurs une tactique monacale pour faire une auréole factice à la mère de Dieu ; mais je la crois d’origine plus populaire. Elle a une originalité que des moines pédants n’auraient pas trouvée. involontairement, je la compare à une légende bien connue, d’un grand poëte contemporain, celle du pourceau de sultan Mourad dans les Contemplations. Le sauvage Mourad, après avoir couvert l’Occident et l’Orient de sang et de ruines, rencontre un jour au coin d’une ruelle un porc agonisant, et d’un geste distrait il écarte les mouches acharnées à ses plaies. Au jour du jugement, cette action oubliée sauve son âme déjà vouée à l’enfer :

Un pourceau secouru pèse un monde égorgé.

Au risque de me faire honnir par les porte-queue de l’idéal et de la miséricorde, je demanderai à la poésie de signifier autre chose qu’une antithèse péniblement cherchée entre un cochon et un monde. La justice distributive enseignée par la légende abyssine me paraît absurde ; mais au moins s’y mêle-t-il une idée délicate, l’intercession maternelle de la Vierge ; tandis que le porc de l’auteur des Contemplations ne me dit rien que de grotesque.

Mais je reviens à la peinture de Towari.

Le premier tableau est naïf et féroce ; le second, représentant la rencontre du brigand et du pauvre, a un trait original. Le cannibale porte un arc et des flèches, armes qui depuis trois siècles ont disparu d’Abyssinie. Un Abyssin en voyage, aujourd’hui porte sa lance et son chôtel (sabre très-recourbé) : s’il est riche, il fait marcher devant lui un ou deux neftenya (fusiliers).

Le troisième est le plus curieux. Gabriel est grave et impassible ; le diable, dont l’obésité annonce un industriel qui fait de bonnes affaires, cornu, griffu, noir comme un changalla (un nègre), happe déjà l’âme en litige (l’âme est un petit corps sans sexe, comme dans nos peintures de l’église latine). L’attitude anxieuse de cette âme de coquin ne manque pas non plus d’une certaine drôlerie. Mais la Vierge apparaît, glorieuse, impérieuse, exigeante, et, du haut d’une gloire, le Père éternel donne son approbation à tout.

Morale fort logique pour un Abyssin bien croyant : tuez, brûlez, volez, mais gardez-vous de vous mettre en voyage avant d’avoir dit un Ave Maria bien fervent.


XII


Suite du même sujet.

On a, selon moi, passablement tort de se moquer des anachronismes qui pullulent dans les tableaux abyssins. Sans parler de nos mystères du moyen âge et des gravures d’Albert Durer, Shakspeare et Milton en ont bien d’autres. Le puritanisme archéologique, dont je suis du reste grand partisan, est né de ce siècle-ci.

Je n’ai pas vu le tableau abyssin où les Hébreux en fuite devant Pharaon sont fort gênés par le feu de six pièces de canon mises en batterie devant Suez. Mais j’ai vu une bataille du roi David contre les infidèles, et j’ai remarqué sur le premier plan un petit tirailleur philistin qui, un genou en terre, ajuste diligemment le roi psalmiste avec sa carabine.

J’ai vu une Fuite en Égypte : dans le lointain, Mahomet, averti par les bavards que la Sainte Famille est au désert, selle son chameau pour courir après ; moyen ingénieux pour dire aux fidèles que c’est œuvre pie de sabrer les musulmans partout où on les trouvera.

J’ai vu une Flagellation : deux soldats en costume portugais du seizième siècle, flagellent le Christ à tour de bras. L’intention politique de cette naïveté n’est pas difficile à deviner.

J’ai vu une seconde Fuite en Égypte, une halte le soir, sous un arbre. Saint Joseph enlève à la pointe d’un petit couteau les épines qui sont entrées dans les pieds nus de la Vierge.

J’ai vu, enfin, un apôtre en voyage : il est vêtu, monté, accompagné comme un grand seigneur éthiopien, un dedjasmach, mule richement harnachée, lance au poing, foule de serviteurs armés, dont un petit groupe de neftenya (fusiliers) portant leur arme à la façon abyssine, la crosse en arrière.

Toutes ces inexpériences ne m’empêchent pas de reconnaître qu’il y a un art abyssin, dérivé directement du byzantin et conservé dans des écoles assujetties à des règles fixes et invariables, suivies par de très-nombreux élèves. J’ai eu la curiosité de voir à l’œuvre les jeunes séminaristes à qui l’honneur de perpétuer l’art abyssin est dévolu. J’allai un jour à l’église de Baatha, à Gondar ; c’est une église très-importante, desservie par vingt-trois prêtres, et offrant des peintures d’un meilleur style que la plupart de ses voisines. Tout en causant avec les jeunes gens de service à la porte, je remarquai un disque noir, en terre cuite, de deux pieds de diamètre, recouvert d’un vernis gris très léger qui s’enlevait au moindre frottement. Je demandai à quoi cela servait : on me dit que c’était le tableau noir sur lequel s’exerçaient les novices. L’un d’eux prit à terre un brin de bois qu’il se mit à promener sur le tableau, traçant sur cette surface grise des lignes noires et ténues, et me fit en quelques traits une superbe tête de soldat romain comme on en voit dans les tableaux de la Passion ; puis, en souriant avec un peu de malice, il me passa son crayon. J’étais assez embarrassé ; car pour soutenir devant ces Raphaël couleur de bronze l’honneur de l’art européen, il fallait exécuter à main levée, sans retouche, une figure quelconque. Je pris mon courage à deux mains et je fis en sept ou huit traits un profil grec, l’oreille forte, la moustache en croc, le fez en tête, avec la housse de soie bleue tombant sur la nuque, et je dis ce seul mot : « Tourky (c’est un Turc). — Melkam (c’est parfait !) » répéta poliment l’assistance. Dès lors, nous pûmes fraterniser, entre artistes ; la glace était rompue.

J’ai remarqué que les peintres abyssins suivent, comme les Byzantins, des règles mécaniques de dessin qui laissent peu de place à la fantaisie individuelle. S’ils veulent faire une Madone, par exemple, ils font d’abord la tête et le cou, puis les mains, et autour de ces trois dessins ils charpentent tout le reste, draperies et accessoires. Ainsi du Christ, des saints, des anges. La Vierge a, en général, la main droite fermée, sauf l’index et le médium qui sont étendus en signe de protection. En cherchant bien, on trouverait parmi ces peintres des novateurs dont le pinceau proteste contre l’immobilité des règles établies. J’ai copié dans une petite église de Gondar, je crois que c’est celle de Johannes Gourgoat (Saint-Jean l’Éclair ou l’Évangéliste) deux petits tableaux fort curieux du peintre Dinara Salassé, une Madone et une Mort de la Vierge. La première, vue en buste, est une très-jeune femme aux traits expressifs, tête nue, cheveux noirs, taille souple et bien dessinée par une robe étroite. Le geste passionné avec lequel elle serre sur son sein le divin bambino comme pour le défendre contre la souffrance à venir, est bien d’une mère abyssinienne et non de la Virgo dulcis.


XIII


Visite à Atkana. — Silhouette d’Abyssin civilisé. — Le Davezout. — Cascade du Reb. — Les cataractes d’Abyssinie. — Vallée du Makar. — Monastère de Guéref. — Scrupules canoniques de l’abbé. — Hospitalité.

Il me plut un jour d’aller, à tout hasard, à l’est, à une journée de marche de Gafat. Je pris seulement deux de mes gens, un jeune homme pour soigner ma mule, et un domestique que j’avais engagé dès les premiers jours et qui me rendit, bien qu’il fût un fort mauvais drôle, beaucoup plus de services que je n’en ai eu de plus honnêtes gens que lui. C’était un prêtre qui avait passé quelque temps à Rome, à la Propaganda Fide, où il n’avait pas appris grand’chose. De retour en Abyssinie, il avait voulu usurper par un mensonge la place d’alaka (curateur civil) d’une église riche : le négus avait mal pris la chose, et Mikaël (c’était le nom de mon homme) n’y avait gagné que trois ans de fers. Il s’était présenté à moi comme un martyr de la foi, et je n’avais pas donné dans le conte ; mais il avait à mes yeux un mérite incomparable, c’était de connaître supérieurement le pays et d’être le meilleur guide que pût espérer un touriste géographe. J’ai beaucoup perdu deux mois plus tard quand j’ai été obligé de le mettre à la porte à l’occasion d’un vol de trois sels (soixante-quinze centimes) commis au préjudice d’un paysan de Debra Tabor. Je l’ai revu trois mois après, fleuri et bien vêtu, et je prie le lecteur qui s’intéresse à ce martyr de n’avoir aucune inquiétude sur son sort : les gens doués de cet aplomb retombent toujours sur leurs pieds.

Je reviens à mon petit voyage. Quarante minutes après Gafat j’arrivai au bord d’un petit ruisseau nommé Davezout, encaissé entre deux plans lisses, inclinés, où des mules d’Abyssinie sont seules capables de faire dix pas sans glisser comme sur la glace. J’ai bien fait vingt excursions le long de ce joli torrent, qui tantôt serpente à travers de grasses prairies couvertes de splendides orchidées, les unes jaunes, les autres rouges ; tantôt descend de cascades en cascades à travers des gorges sombres et étranglées, tantôt s’épanouit en nappes limpides, comme celle qui est au pied du Chibchango, et qui se déverse dans une faille énorme par une échancrure où passe un filet d’eau claire en temps ordinaire, une effroyable masse d’eaux rugissantes et terreuses pendant les quatre mois des pluies. Le contraste de la nappe et de la chute est d’un effet inouï, et la majesté du paysage est encore rehaussée par la singulière disposition des rochers voisins, sorte de voûte basaltique qui rappelle un peu les arches des ponts romains, avec toute la différence qu’il y a entre les créations délicates et bornées des hommes et les jeux puissants de la nature.


Le Davezout. — Dessin de Eugène Cicéri d’après M. G. Lejean.

Du Davezout, une heure et demie au plus me mena à la fafatié ou cascade du Reb, dont j’ai donné une vue et une description dans ce journal, il y a près de deux ans (no 213). Mais je ne l’avais vue alors qu’à la saison sèche. Quatre mois après cette première excursion, il m’était réservé de revoir la fafatié dans sa plus grande splendeur. À la première visite, je l’avais vue d’en-bas ; à la seconde, j’allai me placer à niveau, dans un sentier qui surplombait l’abîme, ce qui me permit de voir toute la partie du Reb qui précède immédiatement la cataracte.

Celle-ci est bien évidemment supérieure, comme effet général, aux quatre ou cinq cascades si vantées de la Suisse, qui doivent une grande partie de leur renom aux paysages où elles s’encadrent. Les trois ou quatre mille cascades de l’Abyssinie n’ont pas un cadre moins saisissant, moins varié, moins relevé de contrastes vigoureux. Que leur manque-t-il pour être plus connues ? Des visiteurs et des artistes. Le chiffre de trois ou quatre mille que je viens d’émettre n’est pas une hâblerie de voyageur : je n’ai vu qu’une très-faible portion de l’Abyssinie, un dixième peut-être, et j’y ai bien compté cinq cents chutes d’eau ; j’en ai dessiné une vingtaine. Comment se fait-il donc que jusqu’ici, à ma connaissance, la cataracte d’Alata, sur le Nil, soit à peu près la seule mentionnée ?


Cataracte de Oiveign. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

La forme du plateau abyssin, cette dega qui surplombe de plus de deux mille pieds les basses terres (kolta) montueuses et malsaines, explique la fréquence de ces chutes. Tous les cours d’eau qui sillonnent la dega, arrivés au bord de l’escarpement, bondissent dans l’espace en décrivant un arc dont la courbure est en raison directe de la vitesse imprimée aux eaux par la pente du terrain ou par le resserrement de leur lit. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, la cascade du Davezout est à peu près perpendiculaire, parce que les eaux, au moment de la chute, ne subissent aucune pression, tandis que celles du Reb, de Kirkos et plusieurs autres décrivent un arc tel que l’on peut aisément circuler entre la colonne d’eau et la paroi de rocher du sommet de laquelle elle bondit. Je me suis quelquefois donné ce plaisir sans péril, et je ne connais pas de spectacle plus saisissant que celui de la lumière solaire vue à travers cette sorte de vitrage mobile, écumant et rugissant.


Cataracte d’Antena Kirkos. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Je m’arrachai aux splendeurs de la fafatié et je continuai vers l’est, à travers une plaine où dominent les mimosas qu’embrassent force plantes grimpantes auxquelles ces arbres, assez disgracieux par eux-mêmes, doivent des effets pittoresques et variés. Je remarquai aussi fréquemment un parasite curieux, un loranthus à belles fleurs oranges et rouges, aux feuilles longues et fortes, en forme de courroies (lorum-anthos, fleur-courroie. Je laissai sur ma gauche le sauvage rocher de Charafit, au pied duquel passe un joli ruisseau, le Makar-oanz : celui-ci descend bientôt dans une gorge étroite, tapissée de forêts de mimosas, où il devient un torrent furieux qui va grossir le Reb, non moins rugissant que lui.


Loranthus Macrosolen. — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.


Le Makar-Oanz. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


Le Reb, à Deldei, — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Trois heures après le Makar, j’arrivais au pied d’Atkana. On appelle ainsi deux montagnes jumelles, trapézoïdales, que l’on voit de tous les points élevés du district de Débra-Tabor. Le sommet est une plate-forme oblongue, parfaitement unie : la montagne du sud-est supporte une église sous le vocable de saint Georges ou de saint Antoine, et l’on n’y parvient que par un sentier en lacis, taillé au flanc de l’Amba : aussi la position est-elle facile à défendre, et en temps de guerre, les Ambas servent de dépôts pour les trésors des chefs voisins. Un de ces Ambas-Monastères fut enlevé il y a vingt ans par le fameux Balgada Area, l’Ajax abyssin, grâce à une ruse assez originale. Il avait demandé à y monter en simple pèlerin, escorté seulement de quatre ou cinq hommes, et avait payé aux moines, pour cadeau de bienvenue, quelques gombos d’hydromel. Quand les moines et les soldats du couvent furent ivres…, — vino sonmoque sepulti…, — les porteurs de gombos se levèrent avec ensemble, tirèrent leurs sabres, ouvrirent la porte à deux cents hommes qui attendaient dans le bois voisin : le reste se devine aisément.

C’est dans une des belles prairies qui avoisinent Atkana que j’ai vu pour la première fois un pied d’ensèt (musa ensete) ou bananier abyssin, qui forme bouquet au ras du sol, et dont les feuilles ont une large nervure médiane d’un rouge foncé. Ce bel arbuste stérile, qui croît dans les sols tempérés d’Abyssinie (et non dans les terres chaudes) mériterait d’être acclimaté en France. J’en fis couper une feuille par mon domestique et je la lui fis porter sur l’épaule : mais au bout de dix minutes, voyant qu’elle le gênait beaucoup dans sa marche en ballant derrière lui à chaque pas jusqu’à terre, je lui permis de la jeter.

J’ai rapporté des graines d’ensèt à la société d’acclimatation : espérons qu’elles réussiront. Je m’étais en outre procuré des boutures qui ne venaient pas trop mal dans ma fournaise de Massaoua, quand en un jour de malheur, mes poules les becquetèrent. C’était vingt jours avant mon départ pour l’Europe, et je n’eus pas le temps de m’en procurer d’autres.

Je reviens à mon excursion, dont ce souvenir botanique m’a éloigné.

Après Atkana, une plaine doucement ondulée me mena à un joli monastère situé aux bords de l’Amouz-oanz (ruisseau du jeudi), ainsi nommé de quelque marché voisin qui se tient ce jour-là. J’emprunte ici une page naïve et très-exacte à Alvarez : c’est la description d’un couvent abyssin. En ceci comme en bien d’autres choses, rien n’a changé depuis :

« Le bâtiment du monastère retient la forme d’une Église, étant édifié en la même sorte, et de telle structure que sont les notres : ayant autour un circuit en façon de cloître, dont la couverture dépend de celle de l’Église, laquelle a trois portes : l’une en front, et les deus autres en flanc par le my-lieu : et est le couvert d’icelle, et celui du cloitre fait de paille sauvage, qui néanmoins ne laisse de durer autant, ou plus que le cours de la vie d’un homme. Le comble de l’Église est embelly de nefs enrichies d’ouvrages tres exquises, avec leurs arcs bien serrez et ordonnez : si qu’il semble, que tout le pourpris de dedans soit fait et courbé en voute. Il y a un petit chœur derrière le grand autel, auec la croisée au devant, ou sont penduës des courtines, qui tiennent d’un bout à autre : et d’autres devant la porte du my-lieu, léquéles sont de soye, continuans d’une muraille à l’autre : et donnent icelles courtines entrees par trois lieus, étant ouvertes, ou fenduës par le my-lieu, et rejoignant toutes l’une auec l’autre : et ainsi se serrent auprès dés murailles. Et en ces trois entrees, y à de petites campanes de la grandeur de celles de Saint Antoine, attachées à cés courtines, telement que un homme n’y saurait passer sans leur faire rendre son. Il n’y à que un seul Autel, qui est en la grande chapelle, sus le-quel est un poile, posé sus quatre colonnes, dressées aus quatre angles de l’autel, qui soutiennent iceluy poile, ramassé quasi comme en voute : et est l’autel fourny de pierre sacrée, qu’ils appellent Tabuto : sus laquele est posé un fort grand bassin de bronze qui est plat par embas, avec l’orle basse, qui va toucher toutes les quatre colonnes de l’Autel : pour-autant qu’elles sont plantées en diametre quarré : et dans iceluy bassin, est mis vn autre plus petit. Puis par derrière, et des deus cotez du poile, descend une courtine, laquelle couvre tout l’Autel, jusques au plain : sinon que le deuant demeure ouvert.

« Ils ont des campanes (cloches) qu’ils portent en main allant en procession, et tous ensemble lés sonnent aus fêtes, car és autres jours ils se seruent seulement de celles de pierre et de fer. Ils sonnent matines deux heures avant jour, léquelle ils chantent par-cœur, sans auoir lumière, sinon une lampe, qui ard devant l’Autel ; dans laquelle ils mettent du beurre, par faute d’huile. Mais le plus beau du jeu est à lés ouir chanter, car ils dégorgent une voix la plus dépiteuse et désordonnee, qu’il est possible : crians et hurlans comme ceux qui le font sans art : à cause de-quoy ils rendent une piteuse harmonie. »

Le couvent de Goeref était sous le vocable du grand saint national de l’Abyssinie, saint Thekla Haïmanot : c’était une des plus jolies retraites que pût désirer, je ne dis pas une congrégation d’ascètes ayant fait vœu de mortifications en tout genre, mais un groupe de philosophes amis d’une solitude studieuse, embellie de tous les accessoires que peut offrir la nature à ses admirateurs délicats. Au bord d’une limpide rivière, adossée à un coteau tapissé d’une épaisse forêt, dormait le monastère, ou plutôt le village monastique. Qu’on se figure un hectare environ de terrain clos d’une haie vive, renfermant douze ou quinze enclos également fermés de haies et contenant chacun une cabane de moine : entre tous ces jardinets, une ruelle étroite formant une sorte de labyrinthe et faisant communiquer toutes les cellæ avec l’église abbatiale. Le tout était d’une douceur gracieuse et riante, et ne portait guère à l’ascétisme. Les moines qui demeuraient là étaient de fort honnêtes gens, sincères et convaincus, comme tous les moines abyssins, et devaient fermer volontairement les yeux à toute cette nature aux séductions pénétrantes, pour nourrir leur esprit des contes bleus dont la sottise superstitieuse du clergé copte a infecté le christianisme abyssin.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine Livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 221 et 225.
  2. Les mots abyssins sont baklo, hokoumada, iteghé Toronèche.
  3. C’est celui que Bruce nomme Michel Suhul, et qui a été son protecteur en Abyssinie.