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Voyage en Abyssinie/07

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Septième livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 386-395).
Septième livraison


VOYAGE EN ABYSSINIE,


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XXXVIII


Maï Deraba. — Ailat. — Ses princes actuels. — Les Mensa : figures romantiques. — Encore les Bogos. — Paris et Gondar. — Je débaptise un curé abyssin.

Je suivais depuis Asmara, comme je l’ai dit, une vallée sèche ornée de montagnes boisées d’une fière tournure. Une vallée transversale déboucha dans la première et y versa une jolie petite rivière qui fit à nos gosiers altérés l’effet d’un des fleuves du paradis terrestre. On la nomme Maï Deraba : nous campâmes près de ses bords, à côté d’un grand camp choho qui représente le lieu appelé dans Ferret et Galinier Addi Ptoroah, (plus correctement Addi Toroa, le village des Toroa ou Tora). Le lendemain matin nous descendions dans la superbe plaine d’Ailat.

Nous trouvâmes la plaine déserte, et comme nous longions l’enceinte abandonnée d’un parc à bétail, où quelques sangliers se montraient avec l’indolence ingénue de l’animal qui n’a pas appris à craindre le chasseur, une effroyable averse nous surprit et nous trempa tout à l’aise. Il fallut pourtant aller en avant, car la plaine était sillonnée de quelques torrents que les eaux d’orage allaient remplir : nous étions menacés d’avoir la retraite coupée. Nous les franchîmes en toute hâte : il n’était que temps. Comme j’arrivais au dernier, je vis, à travers les mimosas, rouler quelque chose d’un blanc terreux, et au moment où je passais le torrent qui n’avait pas deux pouces d’eau, une masse d’eau bourbeuse arrivait du sud, les derniers flots, roulant en quelque sorte par-dessus les premiers. Cinq minutes plus tard, la route était interceptée, et justement la nuit arrivait.

Je n’eus là qu’un faible spécimen des effets des pluies estivales : quelques semaines plus tard, je vis et pus admirer quelque chose de plus réussi.

J’étais tout près d’Ailat, revenant de Zenadeglé. Je me mis avec ma caravane à l’abri sous quelques arbres pour laisser passer une ondée, et la pluie cessant, je me préparais à continuer ma route le long du ruban de sable fin qui marquait le torrent de Barazii, qui va a la mer du côté d’Adulis. Comme on fermait les sacs, un mugissement sourd, grossi par l’écho des montagnes voisines, se fit entendre du côté du sud et sembla descendre vers mon campement. Je compris ce que c’était. Le bruit augmentait toujours, et ressemblait à celui que fait la mer en déferlant sur des galets. Je vis d’une part, que mes gens n’étaient pas inquiets, de l’autre, que la plaine était large, et que, par conséquent, il n’y avait aucun danger : et j’attendis.

Je n’attendis pas longtemps. Un véritable fleuve, couvert d’écume limoneuse descendait le long du lit sablonneux : bruyant, terrible, chargé de débris, de troncs brisés, il avançait lentement, parce que la couche de sable altérée et profonde de plusieurs mètres buvait les premières vagues qui arrivaient. Cela dura peut-être vingt minutes, puis le fleuve Café au lait devint un filet d’eau presque limpide, et coula ainsi une heure ou deux. Trois lieues plus bas, je suis persuadé que l’on n’avait pas reçu une goutte de cette eau.

Cela ne se passe pas toujours aussi bénignement. Un de ces derniers étés, Théodore campait avec son armée dans la vallée du Bachilo, kolla étroite, resserrée entre deux murailles gigantesques, comme la plupart des fleuves abyssins. Une division entière s’était, avec toute l’insouciance particulière aux Abyssins, campée précisément dans le lit du fleuve, sans doute pour être plus à portée de l’eau, de l’herbe et du bois. Ces gens ignoraient probablement qu’il avait plu dans le haut de la vallée, à vingt ou trente lieues de là.

Tout à coup un bruit sourd, sur la signification duquel il n’y avait pas à se tromper, vint rappeler nos imprudents au danger de la situation. Les hommes saisirent leurs lances et leurs boucliers, sellèrent leurs chevaux en deux minutes, les femmes ramassèrent en moins de temps encore leur batterie de cuisine, et tous coururent vers la redoutable muraille de rochers à pic, cherchant le sentier sauveur.

Malheureusement les sentiers de kolla, qui sont fort rares, ne sont que des sentiers à chèvres, et les fuyards affolés se nuisaient mutuellement et encombraient les moindres passages. Au bout d’un quart d’heure, le bruit avait grossi, puis éclaté comme un mugissement capable d’étouffer les roulements de tonnerre. La masse jaune, écumante et enragée arrivait d’un seul coup, arrachant et roulant comme des galets des rochers énormes, balayant les arbres comme des brins d’herbes et les bataillons comme des traînées de fourmis. Ceux qui, chez nous, en 1856, ont vu crever les digues des ardoisières d’Angers peuvent se faire une idée affaiblie de cette victoire de la matière aveugle sur les autres éléments inertes et impuissants, et sur l’homme humilié et éperdu.

Au milieu d’un épouvantable cri de détresse, poussé


Esquisse d’un itinéraire de Massaoua à Adoua.

par le reste de l’armée spectatrice impuissante du désastre,

le torrent passa, emportant pêle-mêle hommes, femmes, enfants, bêtes de selle et de somme, bagages et matériel de guerre. On retrouva quelques heures plus tard, tout le long de la kolla, et en aval du lieu de la catastrophe, un millier de cadavres à ensevelir.

Mais, je le repéte, Ailat n’était pas destiné à nous laisser d’aussi dramatiques souvenirs.

Comme notre route, à partir de ce point, se confond avec celle que j’ai déjà décrite de Keren à Massaoua (no 271), on me permettra seulement quelques notes supplémentaires.

Depuis que la Porte a mis une garnison turque dans Arkiko, les princes de cette ville ont transporté à Ailat le siége de leur souveraineté séculaire et inique, dont il ne reste aujourd’hui que le nom. Chefs reconnus des peuples pasteurs et à moitié brigands qui occupent le pays compris entre Massaoua et les montagnes abyssiniques, maîtres de toutes les routes par où le nord-est de l’empire communiquait avec la mer, les princes ou naïbs d’Arkiko étaient, par leurs exactions contre les marchands et les voyageurs paisibles, la terreur de tout le pays de Massaoua. Bruce, qui eut à se plaindre de leur rapacité en 1771, nous parle longuement des indignes procédés du naïb à son égard, et Salt, qui cherche en toute occasion à donner des démentis au grand voyageur écossais, ost forcé de convenir qu’il dut payer lui-même douze cents dollars pour être autorisé à passer de Massaoua dans le Tigré. Nos missionnaires, il y a vingt-cinq
Le P. Stella (voy. p. 389). — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.
ans, n’eurent pas à subir des exigences moins odieuses. Malheureusement pour les naïbs, un poste consulaire fut créé par la France à Massaoua en 1841, et inauguré par un homme résolu et patient, dont j’ai déjà parlé, M. Degoutin, qui travailla huit ans à annuler le privilége oppressif des naïbs. L’ancien droit fut réduit pour les Européens, et plus tard pour les Abyssins, à un simple droit de guide d’un dollar. Le naïb d’alors était cet Hassan nommé plus haut, le même qui vers 1845 disait en plein divan du gouverneur de Massaoua : « Le sultan règne à Stamboul, le pacha au Caire, et naïb Hassan à Massaoua ! » Lorsque le gouverneur résistait à ses caprices, il bloquait la ville en coupant toute communication avec la terre ferme.

Cela dura jusqu’au 16 juin 1847, époque où les Turcs, poussés par le consulat de France à Djedda, descendirent inopinément à Arkiko, et, après trois feux de peloton, mirent le feu à la ville avec autant de gravité que s’ils avaient célébré le baïram. La ville, restée quelques mois déserte, fut rebâtie, mais Hassan n’y fut plus que le locataire du gouvernement ottoman. À sa mort, il y a dix ans environ, la guerre civile éclata parmi ses héritiers, et la Porte en profita pour appliquer sa maxime favorite : Divide et impera. Le naïbat fut scindé en trois principautés : Arkiko, Adulis, Amphila. L’héritier direct, prince d’Arkiko en vertu du firman de Constantinople, est Mohammed Abd-el-Rahim, sorte de Machiavel au turban de mousseline, agent très-dévoué du négus et son espion dans toute la zone de Massaoua. Il jouit auprès des Abyssins d’un crédit qui a profité quelquefois à la paix publique, en empêchant les invasions des officiers impériaux du Hamazène. Abd-el-Rahim était avec moi au camp de Théodore II, dans le Godjam, en mars 1863, et, sur l’absurde soupçon que nous conspirions ensemble, il fut comme moi jeté dans les fers. Il y resta un mois, vivant fort misérablement, parfois même du superflu de ma table. Rentré chez lui, Abd-el-Rahim s’est exilé d’Arkiko, où il est trop voisin des Turcs qu’il déteste de toute son âme, et sous prétexte de santé il vit dans une indépendance relative à Ailat. Il passe pour dévoué aux intérêts anglais, de même que son cousin et son ennemi implacable, Idris, l’un des deux naïbs d’Adulis, est, assure-t-on, dévoué à la France. La sincérité de ces dévouements me semble assez contestable, et il faut attendre, pour les juger, une occasion de les mettre à l’épreuve.

Pour saisir d’un coup d’œil ensemble du pays, je monte sur une colline, à l’ouest du village. De là le pays de Samhar est masqué à mes yeux par un chaînon bas et roide terminé par une fort belle montagne de moyenne hauteur, mais que l’abaissement, des sommités voisines fait paraître comme, un petit Olympe. On la nomme, je ne sais pourquoi, le Kantiba (prince) noir, Entre ce chaînon et le plateau abyssin se développe une fort belle vallée de deux à trois lieues de large et de dix au moins de longueur, que les indigènes appellent Motad. Elle est formée d’un fort beau terrain de pâture, et pourrait aisément nourrir le triple de sa population bovine, si l’on forait de nombreux puits dans un sol qui recouvre partout des eaux abondantes.

Quand on part d’Ailat en allant vers le nord, les hautes montagnes qu’on laisse sur la gauche s’ouvrent tout à coup pour laisser passer la Lava, torrent sinueux, bordé de sites admirables : on le remonte pendant un jour si l’on veut pénétrer au cœur du pays des Mensa, tribu peu connue, comme je l’ai dit, et qui mériterait de l’être. Les Mensa sont frères d’alliance et de coutumes des Bogos, leurs voisins de l’ouest : ils sont chrétiens et se subdivisent en deux groupes, Beit Echakan et Beit Ibraché. Bien que libres, ils reconnaissent vaguement la suzeraineté du négus. Comme les Bogos, ils se partagent en choumaglié et en tigré, patriciens et plébéiens.

Assez récemment, Beit Échakan a été razzié par les gens de Hamazène. On cite à cette occasion un mot, presque romain, d’un vieux choumaglié, nommé Djad-Oued-Agaba, à qui on vint annoncer que son fils avait été tué dans l’affaire.

« N’a-t-il tué personne ? » demanda Djad-Oued-Agaba.


Limadou (VOY. p. 390). — Dessin de E. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Et comme on lui répondit qu’il avait tué deux des agresseurs :

« Tout est bien, dit-il : il n’est pas parti sans un beau souper (senni darrèra). »

Le kantiba d’Échakam, Daër-Oued-Echâl, est une figure originale. C’est un des plus grands guerriers de l’Ainsaba, un Ajax éthiopien.

Un jour que le pays souffrait d’une sécheresse prolongée, il tira deux coups de pistolet contre les nuages, qui semblèrent lui obéir, car une demi heure après, ils versaient un véritable déluge sur la plaine. À quelques temps de là, Daer vint aux Bogos ou l’on se plaignait aussi d’une grande sécheresse. Entendant cela, il regarda fièrement le ciel, et lui dit :

« Ne me connais-tu pas ? je suis l’homme aux deux coups de pistolet ! »

Le lecteur me permettra ici une petite excursion aux Bogos, dont j’ai déjà parlé, mais où m’appelait cette fois l’instruction de quelques affaires de rapts commis par des sujets égyptiens au détriment de cet intéressant petit peuple protégé par la France. J’y passai quelques jours en compagnie du P. Stella, que j’ai déjà présenté au public, et qui avait alors pour coadjuteur un prêtre abyssin très-fin et très-délié, le P. Abba Emnatò, ex secrétaire de la mission abyssinienne, envoyé à Paris en 1859. Abba Emnatò est revenu de ce voyage avec les sentiments exprimés par Du Belloy dans le siége de Calais

Plus je vis d’étrangers plus j’aimai ma patrie.

Quand on lui parle de Paris, il daigne volontiers dire que c’est une capitale passable et ajoute que « c’est à peu près comme Gondar, seulement un peu plus grand. »

Je partis de Keren accompagné d’un prêtre indigène, instruit et fort capable, Abba Zacharia d’Axum, élève de la propagande romaine. Il parlait et écrivait très-bien l’amharique, le tigrinia, le hassia (langue de Massaoua et du Sennaheit), le ghez, le latin, l’italien et le français. Je lui ai fait, je le crains bien, perdre sa cure, et voici comment. Je l’avais eu quelquefois à dîner ; mais comme je prenais ma viande chez les bouchers musulmans de Massaoua, on vint à savoir que M. Zacharia avait mangé de la viande musulmane, donc qu’il s’était débaptisé. Les paroissiens du P. Zacharie vinrent en députation chez l’évêque lui déclarer qu’ils ne voulaient plus d’un curé mahométan. J’intervins, je me fâchai, je demandai pour qui on me prenait.

« Pour un chrétien faux teint, un Franc enfin.

— Vous prenez donc les Francs pour des musulmans ?

— Mon Dieu ! les Francs sont assurément meilleurs et plus vertueux que nous : ils ne sont pas des Turcs, mais ils ne sont pas chrétiens non plus. »

J’herborisai un peu à Keren, dans le mont Zebhan, ou je trouvai la maigre et jolie swetia schimperi. J’étais loin de mes orchidées du Beghemder, dont je donne ci-joint un spécimen (ophrise) recueilli au pied même de ma maison.

Ce second séjour à Keren n’avait été marqué que par un incident fort insignifiant, la désertion de mon page Ouelda Iesous (ce qui veut dire en abyssin fils de Jésus). C’était un insigne petit drôle, fort éveillé, qui eût fait honneur au pavé de Paris. À Gafat, il faisait admirablement la charge des braves Allemands de la colonie, et probablement la mienne quand je n’y étais pas. Arrivé à la frontière, il me demanda la permission de se faire musulman, et me racontait à l’appui de sa requête l’historiette suivante :

Galla et musulman de naissance, il avait été enlevé dans une des razzias de Théodore, et donné à un Abyssin qui l’avait baptisé de force : mais il avait une mère et des sœurs qui étaient encore vivantes dans son pays, et ne comptant plus les voir, il voulait au moins reprendre leur religion et la sienne, en souvenir d’elles et de son père mort.

Que pouvais-je dire à cela ? « Si cela te fait plaisir, mon bon homme, chante Allah akbar à ton aise. » Cependant, me méfiant de la conversion, j’en causai avec abba Zacharia, qui fit bavarder « le fils de Jésus, » et me dit ensuite : « Ce polisson n’a jamais été musulman, et se déclare aujourd’hui chrétien solide : il a quitté son père parce qu’il voulait courir le monde : voilà tout. »

Le fin mot, je crois, de cette velléité d’islamisme était ceci : le même (pour parler la langue classique de Fanfan Benoîton) avait calculé qu’en restant chrétien, il devrait s’astreindre à l’abstinence de viande musulmane, donc à faire maigre chère, ce qui ne lui allait pas du tout. Bref, il me quitta pour se faire garçon de cabaret, et je ne doute pas des hautes destinées réservées à un gaillard assez positif à dix ans pour vendre son âme pour un roast-beef. L’autre domestique galla, Elmas (brave garçon, bien laid pour un Galla), n’en eût pas fait autant.

Je refis en trois jours, à travers des montagnes pelées de la plus belle sauvagerie, la route que j’ai décrite il y a près de deux ans.


XXXVIII


Ain : Panorama des steppes. — Un crocodile légendaire. — Encore les Rom : Légendes poétiques. — Arrivée à Massaoua.

Notre dernière station de montagne fut Ain, joli village entouré d’arbres et d’eaux vives. Les notables du lieu vinrent, comme de grands enfants, tourner autour de nous dès que nous eûmes établi notre camp sous l’ombre opaque d’un magnifique bouquet d’arbres. Ils murmurèrent un peu « que les Francs, depuis quelque temps, ne se gênaient guère pour passer et repasser dans leur torrent ; » mais il n’y eut pas d’autre démonstration hostile, et ils se bornèrent à nous demander un peu de café. Ils portaient le costume des gens du Samhar et des Saho, le long vêtement blanc avec bordure rouge ou bleue, et non la toge (kouarè, chama) des Abyssins. Dans le Sennaheit, du reste, le kouarè abyssin, qui donne au premier paysan venu un air de tribun romain, n’est porté que par les novateurs, les dandys, si on me permet ce mot. Pendant toutes ces allées et venues, je trouvai plus attrayant de sortir des hautes herbes et de monter à la montagne voisine pour saisir d’un coup d’œil le triste pays ou j’allais entrer.

Je fus agréablement surpris de voir le steppe de Cheb sous un aspect tout nouveau. Le désert le plus laid et le plus vulgaire, vu à travers un paysage d’un pittoresque un peu sévère et heurté, devient un excellent fond de tableau, et ses longues lignes plates, monotones, empruntent une sorte de majesté au voisinage de montagnes durement fouillées par le ciseau du divin sculpteur. Terminé tout au fond par la ligne mince d’un bleu turquoise, qui n’était rien moins que la mer Rouge, Cheb se relevait un peu sur la gauche par quinze ou vingt montagnes éparpillées sur sa surface, vagues solidifiées de quelque tempête géologique : on les nomme Kafer Allah. Mon œil suivait au milieu d’elles le cours sinueux du Lebqa, marqué par les forêts de mimosas qui l’ombragent. L’ensemble avait bien sa beauté, mais une beauté dure. Comme c’était différent de mon gracieux pays de Devra Tabor, si récemment quitté, avec ses falaises comme Limadou, ses eaux rugissantes comme le Reb ou la Lisara, et ses villages comme Sekarna enfouis dans les massifs de hauts genévriers !

Amba, où j’arrivai le lendemain, est une aiguade qui doit son nom à une montagne conique isolée, sorte de réduction des ambas ou citadelles naturels de l’Abyssinie. L’aiguade, abritée par un énorme tamaris d’aspect fort pittoresque, est une mare sombre et profonde de vingt mètres carrés au plus, où habite, disent les natifs, un alma, sorte de crocodile ou de grand caïman sur lequel court plus d’une histoire tragique. Je ne croyais guère à ce crocodile de la mare, et pour faire partager mon incrédulité aux pasteurs qui n’accompagnaient, je sondai l’eau en divers endroits avec une baguette, démonstration qui, j’en ai grand peur, ne convertit personne.

On me demandera comment un crocodile pouvait se trouver dans cette mare. Je ne l’ai pas vu, mais je n’eusse pas été trop surpris de l’y voir, car le P. Stella m’a affirmé avoir vu, au petit lac de Balaghinda, un alma qui prenait le soleil sur la rive et qui surpris par l’arrivée des voyageurs, se hâta de plonger dans l’eau. On m’a encore parlé d’un alma, qui vivait dans la plaine de Chotel, où il épiait les chèvres et les moutons et qui finit par être expédié à coups de lance. Voici ce qui se dit au Soudan sur les crocodiles.

Il arrive parfois, dans la saison des pluies, qu’un crocodile remonte une rivière ou un torrent jusqu’à une assez grande distance de son habitat accoutumé, et qu’il y séjourne assez longtemps pour qu’un beau jour les eaux disparaissent et que l’animal reste à sec sur le sable. Alors (assurent les Soudaniens), il fouille de la tête et des pattes jusqu’à ce qu’il se soit creusé un nid où il se tapit jusqu’à la saison suivante. Je trouve dans des notes de feu le savant Peney le fait suivant. Il assistait au forage d’un
Elmas de Djemma (p. 390). — Dessin de E. Bayard d’après M. G. Lejean.
puits, lorsque les hommes occupés à ce travail se sentirent arrêtes par un corps résistant : c’était une masse squameuse qui se trouva être un crocodile énorme, long de près de dix pieds. La vie se manifestait en lui par des mouvements faibles d’abord, qui se changèrent bientôt en résistance violente quand on le hissa hors du trou. Il fut à l’instant percé de cent coups de lance.

Il serait intéressant d’étudier au Soudan les animaux qui passent une partie de l’année sous terre à l’état torpide. C’est le cas d’un poisson que les Abyssins nomment ambaça (lion), probablement à cause des filaments cartilagineux qui ornent son museau rectangulaire et qui ressemblent un peu aux barbes des lions : sa chair est insipide, et il est fort commun dans la Nubie et le Kordofan, où on le trouve dans les terrains sablonneux de cette dernière province, assez loin sous terre, et dans des endroits fort dépourvus d’eau.

Pour en finir avec le crocodile, je dirai qu’en 1864 me trouvant à Kassala chez mon vieil ami le mallem Ghirghis, j’entendis quelqu’un lui dire : « Et timsa betaak akal ouahed raghel : Ton crocodile a mangé un homme. » Ce propos m’intrigua un peu, car je ne savais pas que l’honorable mallem élevât en chambre un saurien aussi malfaisant. Informations prises, voici ce que j’appris. Ghirghis avait depuis quelques années établi un bac sur le fleuve Atbara, à Asobri. Depuis que ce bac fonctionnait, un crocodile était venu s’établir dans les environs, et non content de happer à l’abreuvoir quelques moutons, il eût pu ajouter comme le lion de la fable :

Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Les Arabes des environs, ayant considéré que ce crocodile était venu là en même temps que le passeur et sa machine, avaient résumé ce synchronisme dans un nom ingénu qu’ils donnaient à la bête maudite : « Et timsa betâ el mallem, le crocodile du mallem. » Tout le sel de cette naïveté consistait dans le contraste entre l’excellent homme et le monstre si bizarrement associés.

À la station d’Amba, je passai presque une journée à me reposer, à l’ombre de superbes tamarins, des fatigues d’une nuit blanche passée dans le steppe. Ces grands arbres invitent d’autant mieux au farniente qu’ils forment une oasis de verdure et d’ombre au milieu d’un pays maussade et pelé. Il est vrai que ce qui me portait au repos agissait d’une façon diamétralement contraire sur mes mules d’Abyssinie, à qui cette verdure rappelait leur beau pays. L’une d’elles s’échappa, et l’on passa l’après-midi à la rattraper. Cet utile animal est singulièrement impatient, et je comprends parfaitement le proverbe dont abusent les Abyssins :

Celui qui a pitié d’une mule mérite d’être excommunié.

Je n’étais plus qu’à huit heures de Massaoua, mais jugeant avec raison qu’il serait toujours assez tôt d’aller m’enfermer dans ma fournaise, je résolus de ne pas trop me presser et de visiter le Samhar pas à pas, en longeant le pied des montagnes. Avec mes quatre ou cinq fusils, je n’avais rien à craindre des voleurs assez peu résolus qui infestent tous ces pays peu habités, et ne reconnaissent que le droit du plus fort occupant. Ces voleurs s’ils sont chrétiens, se contentent de voler des vaches ; s’ils sont musulmans, ils enlèvent fort bien les enfants, article commercial qui rapporte fort dans tous les pays chers au prophète. J’ai déjà dit (livraison 270), que parmi les sujets égyptiens, voisins de ce pays, règne plus que jamais cette abominable industrie protégée par la demi-complicité des autorités. Il y a sur toute la frontière une classe de rôdeurs qui n’ont guère d’autre industrie que d’épier les jeunes garçons qui gardent les troupeaux et les petites filles qui vont ramasser le bois mort ; ils ont ordinairement sous la main des chevaux ou des chameaux grâce auxquels ils regagnent bien vite leur tribu, et vont de là aux bazars de Kassala ou de Souakin, où ils réussissent d’autant plus aisément à placer leur marchandise, que la race bogos est remarquablement belle de formes, souple et intelligente. Les Abyssins de la frontière, jadis victimes de ces rapts et peu patients de leur nature, en ont depuis vingt ans fait perdre l’habitude à leurs lâches agresseurs. En août 1844, les sujets du naïb volèrent un petit garçon, neveu de Ouelda Gaber, grand baron de Hamazène, et, malgré les réclamations de ce chef redouté, ils l’envoyèrent dans l’île de Massaoua où le gouverneur l’acheta à vil prix et l’expédia à Djedda. Ouelda Gaber se fit sommairement justice : il descendit sur les terres du naïb, tua tous les hommes adultes qu’il rencontra, enleva deux mille têtes de bétail et rentra triomphant dans ses montagnes. Cette razzia a été racontée avec une grande verve par un écrivain énergique[2], qui en avait été le témoin oculaire : c’est feu Alexandre Vayssière, mort au Fleuve Blanc il y a six ans.


Samharien puisant de l’eau. (voy. p. 393). — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Un crime de ce genre avait épouvanté le pays peu avant mon arrivée à Keren en 1864. À dix minutes du village, entre deux énormes montagnes, s’ouvre un grand ravin boisé, nommé Incometri, véritable coupe-gorge, souvent peuplé d’ombres suspectes. Quelques bandits beni-amer y surprirent un homme de Keren, desarmé, accompagné de deux tout jeunes enfants, sa fille et sa nièce. Il pouvait fuir, mais l’une des petites filles n’eût pu le suivre ; il s’arrêta pour l’emporter dans ses bras, fut rejoint par les malfaiteurs et lâchement assassiné. Les orphelines furent emmenées, et vendues dans le Barka ; elles furent rachetées presque aussitôt par des parents qui avaient retrouvé leurs traces.

Un coup plus hardi et qui mérite de passer à la postérité est celui-ci. Un goum de coquins de Monkoullo, à six kilomètres de Massaoua, a enlevé il n’y a pas cinq ans un jeune homme du village, à deux pas de sa porte, à la barbe d’un poste d’Arnautes, et l’a bel et bien vendu à quelques kilomètres de là : ce jeune homme a eu toutes les peines du monde à établir qu’il était musulman, indigène, et à obtenir d’être rendu à sa famille. Les voleurs n’ont pas été inquiétés, ou l’ont été si peu que ce n’est pas la peine d’en parler.

La population du Samhar appartient à la même race que les Abyssins, du moins d’après le témoignage du langage. Presque tous comprennent quelques mots d’arabe, mais leur langue est le hassia ou tigré, qui est une dérivation du ghez, laquelle est comme on sait, la langue sacrée et littéraire de l’Abyssinie. Cependant il y a entre les Abyssins et les tribus pastorales du Samhar, des différences physiques qui me paraissent tenir à la différence du genre de vie. Les Samhariens sont généralement plus foncés de teint que les Abyssins ; en revanche leur stature moyenne m’a paru plus élevée, et leurs formes corporelles feraient l’admiration du sculpteur le plus exigeant. J’ai eu bien des fois l’occasion de les admirer, lorsque je rencontrais les porteuses


Haute Lisara (voy. p. 390). — Dessin de E. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

d’eau de Monkoullo, à la taille souple et robuste, ou bien lorsque j’arrivais auprès des puits, et que j’y trouvais des pasteurs occupés à puiser de l’eau pour leur bétail. Nus jusqu’à la ceinture, les pieds posés sur de petites traverses au-dessus du puits, ils y plongeaient une outre de cuir suspendue à une longue corde en fibres de palmiers et dont ils versaient le contenu dans un réservoir en terre battue. Cette opération était souvent accompagnée d’un chant bizarre, que je regrette de ne pas avoir noté.

Pour les traits du visage, les Samhariens m’ont paru se rapprocher un peu de ce que j’appellerai le type anguleux et carré des Bicharis, leurs voisins éloignés. Ils augmentent encore cette ressemblance en portant les cheveux tressés et arrangés de la même manière. Ce sont pourtant deux races absolument différentes, et il ne faut voir là qu’un nouvel exemple de l’influence du genre de vie. Cette influence, en Afrique, est facile à saisir, même chez les individus d’une même tribu. Ainsi j’ai été très-frappé de trouver, dans une petite tribu du Samhar, les choumagliés ou patriciens présenter un type très-supérieur à celui des tiqré ou plébéiens, qui étaient beaucoup plus noirs et d’un aspect plus farouche. Je pourrais faire un long commentaire là-dessus, mais j’en fais grâce à mon lecteur. Je me borne à une dernière observation qui mérite un examen approfondi : c’est que la vie du désert développe et embellit les belles races et enlaidit insensiblement les laides.

Je ferme cette parenthèse et je termine mon récit.

À cinq heures d’Amba, j’arrivai à une aiguade appelée Desset (l’île), où je levai avec soin le plan des tombeaux du Rôm dont j’ai dit un mot en passant (liv. 271). En me plaçant au pied du plus important de ces tombeaux, je remarquai que les deux autres grandes nécropoles que l’on voit de cet endroit font avec celle de Desset une ligne exactement orientée nord-ouest. Cette régularité d’alignement est-elle fortuite ou cherchée ? Les archéologues à venir en décideront : un véritable archéologue a toujours une solution bonne ou mauvaise.

Les indigènes possèdent sur les Rôm plusieurs légendes d’une véritable poésie. Selon elles, quiconque passe la nuit au pied de ces tombeaux reçoit l’inspiration poétique. Un jour un homme étranger au pays fut surpris par les ténèbres près du tombeau royal et s’étendit sur le socle. Aussitôt il entendit un grand murmure comme celui d’un campement qui rentre à la zéziba, mais ce n’était qu’un murmure, et ses yeux ne voyaient rien. Il distingua seulement la voix d’un ancien qui demandait aux jeunes gens : « A-t-on préparé ce qu’il faut pour héberger cet étranger ? A-t-on cuit la lougma qu’il doit manger ? A-t-on trait le lait qu’il doit boire ? »


Devra Tabor (voy. p. 390). — Dessin de E. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Les Rôm, dit la même tradition, étaient un peuple riche, qui avait tous les Bédouins des alentours pour vassaux. Il n’y a pas cent ans que le dernier des Rôm est mort. Avant d’expirer, il a fait son chant funèbre. Il était assis sur une pierre, à l’ombre d’un tamaris, et il improvisait. Un Bédouin s’était caché dans l’arbre en voyant venir le géant (car les Rôm étaient d’une taille surhumaine). Le colosse le vit et lui dit doucement : « Ne crains rien, mais écoute et grave dans ton souvenir le chant que je vais chanter, afin de le redire en mémoire du dernier des Rôm, quand il ne sera plus. »

Les tombes de Desset ne sont qu’une variété parmi les nombreuses sépultures antiques qui sont éparpillées dans toute la Nubie. On m’avait signalé Maman, au nord-est de Kassala, à trois journées dans l’intérieur, comme une ville antique : j’ai passé deux fois en vue de cette montagne, mais je n’ai pas eu le temps de m’y arrêter. Cette bonne fortune a échu au docteur russe Schweinfurth, qui, peu après moi, a suivi cette route en inclinant un peu à l’est et a passé à Maman, où il a vu, sinon une ville abandonnée, du moins de très-nombreuses sépultures, qui offrent quelques dissemblances avec celles de Desset, mais qui sont mieux conservées. Voici quelques caractères communs :

Un rez-de-chaussée formant caveau, quadrangulaire : au-dessus, une tourelle également quadrangulaire, surmontée d’un petit revêtement en terre, légèrement bombé. À Desset, mais pas ailleurs, la maçonnerie est recouverte d’un enduit de chaux : ni inscriptions, ni signes extérieurs.

Non loin de Maman, à Antoka, près du puits Élocoïb (qui est peut-être le même qu’Élabgva dont j’ai parlé, livr. 268), M. le comte de Bisson a trouvé une autre nécropole sur laquelle il a bien voulu me donner une note intéressante que l’espace ne me permet pas de donner ici.

De Desset je rentrai sans autre incident à Monkoullo dont j’ai déjà décrit les villas rustiques et les jolies porteuses d’eau. Je m’y reposai deux jours, et j’arrivai au bout de ma fatigante odyssée à Massaoua[3], ville ennuyeuse qui avait pour moi en ce moment le charme inappréciable de ne pas faire partie des États de « mon père. » On saura que Théodore m’avait donné ce titre de père dix mois auparavant, et comme je n’ai été ni mieux ni plus mal traité par lui que par ses propres fils, je n’ai pas trop à me plaindre.


Sikarna (voy. p. 390). — Dessin de E. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

  1. Suite et fin. — Voy. t. XII, p. 221, 225, 241, 257 ; t. XV ; p. 353 et 369.
  2. Une razzia des chrétiens Costanis, Revue des Deux-Mondes (1850).
  3. Il s’est commis une erreur dans l’attribution de la gravure de la page 152, liv. 271, représentant un derviche et une femme du peuple. Ce dessin doit figurer, non à la liv. 271 (Massaoua), mais à la 268e (Kassala) comme le texte en fait foi.