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Voyage en Amérique (Chateaubriand)/État actuel

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 194-204).

ÉTAT ACTUEL
DES
SAUVAGES DE L’AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE

Si je présentois au lecteur ce tableau de l’Amérique sauvage comme l’image fidèle de ce qui existe aujourd’hui, je tromperois le lecteur : j’ai peint ce qui fut beaucoup plus que ce qui est. On retrouve sans doute encore plusieurs traits du caractère indien dans les tribus errantes du Nouveau Monde ; mais l’ensemble des mœurs, l’originalité des coutumes, la forme primitive des gouvernements, enfin le génie américain a disparu. Après avoir raconté le passé, il me reste à compléter mon travail en retraçant le présent.

Quand on aura retranché du récit des premiers navigateurs et des premiers colons qui reconnurent et défrichèrent la Louisiane, la Floride, la Géorgie, les deux Carolines, la Virginie, le Maryland, la Delaware, la Pensylvanie, le New-Jersey, le New-York, et tout ce qu’on appela la Nouvelle-Angleterre, l’Acadie et le Canada, on ne pourra guère évaluer la population sauvage comprise entre le Mississipi et le fleuve Saint-Laurent, au moment de la découverte de ces contrées, au-dessous de trois millions d’hommes.

Aujourd’hui la population indienne de toute l’Amérique septentrionale, en n’y comprenant ni les Mexicains, ni les Esquimaux, s’élève à peine à quatre cent mille âmes. Le recensement des peuples indigènes de cette partie du Nouveau Monde n’a pas été fait ; je vais le faire. Beaucoup d’hommes, beaucoup de tribus manqueront à l’appel : dernier historien de ces peuples, c’est leur registre mortuaire que je vais ouvrir.

En 1534, à l’arrivée de Jacques Cartier au Canada, et à l’époque de la fondation de Québec par Champlain, en 1608, les Algonquins, les Iroquois, les Hurons, avec leurs tribus alliées ou sujettes, savoir : les Etchemins, les Souriquois, les Bersiamites, les Papinaclets, les Montagnès, les Attikamègues, les Nipissings, les Temiscamins, les Amikouès, les Cristinaux, les Assiniboïls, les Pouteouatamis, les Nokais, les Otchagras, les Miamis, armoient à peu près cinquante mille guerriers ; ce qui suppose chez les sauvages une population d’à peu près deux cent cinquante mille âmes. Au dire de Laboutan, chacun des cinq grands villages iroquois renfermoit quatorze mille habitants. Aujourd’hui on ne rencontre, dans le bas Canada, que six hameaux de sauvages devenus chrétiens : les Hurons de Corette, les Abénakis de Saint-François, les Algonquins, les Nipissings, les Iroquois du lac des deux-Montagnes et les Osouékatchies ; foibles échantillons de plusieurs races qui ne sont plus, et qui, recueillis par la religion, offrent la double preuve de sa puissance à conserver et de celle des hommes à détruire.

Le reste des cinq nations iroquoises est enclavé dans les possessions angloises et américaines, et le nombre de tous les sauvages que je viens de nommer est tout au plus de deux mille cinq cents à trois mille âmes.

Les Abénakis, qui en 1587 occupoient l’Acadie (aujourd’hui le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse), les sauvages du Maine, qui détruisirent tous les établissements des blancs en 1675, et qui continuèrent leurs ravages jusqu’en 1748 ; les mêmes hordes qui firent subir le même sort au New-Hampshire, les Wampanoags, les Nipmucks, qui livrèrent des espèces de batailles rangées aux Anglois, assiégèrent Hadley et donnèrent l’assaut à Brookfield, dans le Massachusetts ; les Indiens qui dans les mêmes années 1673 et 1675 combattirent les Européens ; les Pequots du Connecticut ; les Indiens qui négocièrent la cession d’une partie de leurs terres avec les États de New-York, de New-Jersey, de la Pensylvanie, de la Delaware ; les Pyscataways du Maryland ; les tribus qui obéissoient à Powhatan, dans la Virginie ; les Paraoustis, dans les Carolines, tous ces peuples ont disparu[1].

Des nations nombreuses que Ferdinand de Soto rencontra dans les Florides (et il faut comprendre sous ce nom tout ce qui forme aujourd’hui les États de la Géorgie, de l’Alabama, du Mississipi et du Tennessée), il ne reste plus que les Creeks, les Çhéroquois et les Chicassais[2].

Les Creeks, dont j’ai peint les anciennes mœurs, ne pourroient mettre sur pied dans ce moment deux mille guerriers. Des vastes pays qui leur appartenoient, ils ne possèdent plus qu’environ huit milles carrés dans l’État de Géorgie, et un territoire à peu près égal dans l’Alabama. Les Çhéroquois et les Chicassais, réduits à une poignée d’hommes, vivent dans un coin des États de Géorgie et de Tennessée ; les derniers, sur les deux rives du fleuve Hiwassée.

Tout foibles qu’ils sont, les Creeks ont combattu vaillamment les Américains dans les années 1813 et 1814. Les généraux Jackson, White, Clayborne, Floyd, leur firent éprouver de grandes pertes à Talladega, Hillabes, Autossées, Bécanachaca, et surtout à Entonopeka. Ces sauvages avoient fait des progrès sensibles dans la civilisation, et surtout dans l’art de la guerre, employant et dirigeant très-bien l’artillerie. Il y a quelques années qu’ils jugèrent et mirent à mort un de leurs micos, ou rois, pour avoir vendu des terres aux blancs sans la participation du conseil national.

Les Américains, qui convoitent le riche territoire où vivent encore les Moscogulges et les Siminoles, ont voulu les forcer à le leur céder pour une somme d’argent, leur proposant de les transporter ensuite à l’occident du Missouri. L’État de Géorgie a prétendu qu’il avoit acheté ce territoire ; le congrès américain a mis quelque obstacle à cette prétention ; mais tôt ou tard les Creeks, les Chéroquois et les Chicassais, serrés entre la population blanche du Mississipi, du Tennessée, de l’Alabama et de la Géorgie, seront obligés de subir l’exil ou l’extermination.

En remontant le Mississipi, depuis son embouchure jusqu’au confluent de l’Ohio, tous les sauvages qui habitoient ces deux bords, les Biloxis, les Torimas, les Kappas, les Sotouïs, les Bayagoulas, les Colapissas, les Tansas, les Natchez et les Yazous ne sont plus.

Dans la vallée de l’Ohio, les nations qui erroient encore le long de cette rivière et de ses affluents se soulevèrent en 1810 contre les Américains. Elles mirent à leur tête un jongleur ou prophète qui annonçoit la victoire, tandis que son frère, le fameux Thécumseh, combattoit : trois mille sauvages se trouvèrent réunis pour recouvrer leur indépendance. Le général américain Harrison marcha contre eux avec un corps de troupes ; il les rencontra le 6 novembre 1811, au confluent du Tippacanoé et du Wabash. Les Indiens montrèrent le plus grand courage, et leur chef Thécumseh déploya une habileté extraordinaire : il fut pourtant vaincu.

La guerre de 1812 entre les Américains et les Anglois renouvela les hostilités sur les frontières du désert ; les sauvages se rangèrent presque tous du parti des Anglois ; Thécumseh étoit passé à leur service : le colonel Proctor, Anglois, dirigeoit les opérations. Des scènes de barbarie eurent lieu à Cikago et aux forts Meigs et Milden : le cœur du capitaine Wells fut dévoré dans un repas de chair humaine. Le général Harrison accourut encore, et battit les sauvages à l’affaire du Thames. Thécumseh y fut tué : le colonel Proctor dut son salut à la vitesse de son cheval.

La paix ayant été conclue entre les États-Unis et l’Angleterre en 1814, les limites des deux empires furent définitivement réglées. Les Américains ont assuré par une chaîne de postes militaires leur domination sur les sauvages.

Depuis l’embouchure de l’Ohio jusqu’au saut de Saint-Antoine, sur le Mississipi, on trouve sur la rive occidentale de ce dernier fleuve les Saukis, dont la population s’élève à quatre mille huit cents âmes ; les Renards, à mille six cents âmes ; les Winebegos, à mille six cents, et les Ménomènes, à mille deux cents. Les Illinois sont la souche de ces tribus.

Viennent ensuite les Sioux, de race mexicaine, divisés en six nations : la première habite en partie le haut Mississipi ; la seconde, la troisième, la quatrième et la cinquième, tiennent les rivages de la rivière Saint-Pierre ; la sixième s’étend vers le Missouri. On évalue ces six nations siouses à environ quarante-cinq mille âmes.

Derrière les Sioux, en s’approchant du Nouveau-Mexique, se trouvent quelques débris des Osages, des Gansas, des Octotatas, des Mactotatas, des Ajouès et des Panis.

Les Assiboins errent, sous divers noms, depuis les sources septentrionales du Missouri jusqu’à la grande rivière Rouge, qui se jette dans la baie d’Hudson : leur population est de vingt-cinq mille âmes.

Les Cypowois, de race algonquine, et ennemis des Sioux, chassent, au nombre de trois ou quatre mille guerriers, dans les déserts qui séparent les grands lacs du Canada du lac Winnepic.

Voilà tout ce que l’on sait de plus positif sur la population des sauvages de l’Amérique septentrionale. Si l’on joint à ces tribus connues les tribus moins fréquentées qui vivent au delà des montagnes Rocheuses, on aura bien de la peine à trouver les quatre cent mille individus mentionnés au commencement de ce dénombrement. Il y a des voyageurs qui ne portent pas à plus de cent mille âmes la population indienne en deçà des montagnes Rocheuses, et à plus de cinquante mille au delà de ces montagnes, y compris les sauvages de la Californie.

Poussées par les populations européennes vers le nord-ouest de l’Amérique septentrionale, les populations sauvages viennent, par une singulière destinée, expirer au rivage même sur lequel elles débarquèrent, dans des siècles inconnus, pour prendre possession de l’Amérique. Dans la langue iroquoise, les Indiens se donnoient le nom d’hommes de toujours, ongoue-onoue. Ces hommes de toujours ont passé, et l’étranger ne laissera bientôt aux héritiers légitimes de tout un monde que la terre de leur tombeau.

Les raisons de cette dépopulation sont connues : l’usage des liqueurs fortes, les vices, les maladies, les guerres, que nous avons multipliées chez les Indiens, ont précipité la destruction de ces peuples ; mais il n’est pas tout à fait vrai que l’état social, en venant se placer dans les forêts, ait été une cause efficiente de cette destruction.

L’Indien n’étoit pas sauvage ; la civilisation européenne n’a point agi sur le pur état de nature ; elle a agi sur la civilisation américaine commençante ; si elle n’eût rien rencontré, elle eût créé quelque chose ; mais elle a trouvé des mœurs, et les a détruites, parce qu’elle étoit plus forte et qu’elle n’a pas cru se devoir mêler à ces mœurs.

Demander ce que seroient devenus les habitants de l’Amérique si l’Amérique eût échappé aux voiles de nos navigateurs, seroit sans doute une question inutile, mais pourtant curieuse à examiner. Auroient-ils péri en silence, comme ces nations, plus avancées dans les arts, qui selon toutes les probabilités fleurirent autrefois dans les contrées qu’arrosent l’Ohio, le Muskingum, le Tennessée, le Mississipi inférieur et le Tumbec-bee ?

Écartant un moment les grands principes du christianisme, mettant à part les intérêts de l’Europe, un esprit philosophique auroit pu désirer que les peuples du Nouveau Monde eussent eu le temps de se développer hors du cercle de nos institutions.

Nous en sommes réduits partout aux formes usées d’une civilisation vieillie (je ne parle pas des populations de l’Asie, arrêtées depuis quatre mille ans dans un despotisme qui tient de l’enfance). On a trouvé chez les sauvages du Canada, de la Nouvelle-Angleterre et des Florides, des commencements de toutes les coutumes et de toutes les lois des Grecs, des Romains et des Hébreux. Une civilisation d’une nature différente de la nôtre auroit pu reproduire les hommes de l’antiquité ou faire jaillir des lumières inconnues d’une source encore ignorée. Qui sait si nous n’eussions pas vu aborder un jour à nos rivages quelque Colomb américain venant découvrir l’Ancien Monde ?

La dégradation des mœurs indiennes a marché de pair avec la dépopulation des tribus. Les traditions religieuses sont devenues beaucoup plus confuses ; l’instruction, répandue d’abord par les missionnaires du Canada, a mêlé des idées étrangères aux idées natives des indigènes. On aperçoit aujourd’hui, au travers des fables grossières, les croyances chrétiennes défigurées. La plupart des sauvages portent des croix pour ornements, et les traiteurs protestants leur vendent ce que leur donnoient les missionnaires catholiques. Disons, à l’honneur de notre patrie et à la gloire de notre religion, que les Indiens s’étoient fortement attachés aux François ; qu’ils ne cessent de les regretter, et qu’une robe noire (un missionnaire) est encore en vénération dans les forêts américaines. Si les Anglois, dans leurs guerres avec les États-Unis, ont vu presque tous les sauvages s’enrôler sous la bannière britannique, c’est que les Anglois de Québec ont encore parmi eux des descendants des François, et qu’ils occupent le pays qu’Ononthio[3] a gouverné. Le sauvage continue de nous aimer dans le sol que nous avons foulé, dans la terre où nous fûmes ses premiers hôtes, et où nous avons laissé les tombeaux : en servant les nouveaux possesseurs du Canada, il reste fidèle à la France dans les ennemis des François.

Voici ce qu’on lit dans un Voyage récent fait aux sources du Mississipi. L’autorité de ce passage est d’autant plus grande, que l’auteur, dans un autre endroit de son Voyage, s’arrête pour argumenter contre les jésuites de nos jours :

« Pour rendre justice à la vérité, les missionnaires françois en général se sont toujours distingués partout par une vie exemplaire et conforme à leur état. Leur bonne foi religieuse, leur charité apostolique, leur douceur insinuante, leur patience héroïque, et leur éloignement du fanatisme et du rigorisme, fixent dans ces contrées des époques édifiantes dans les fastes du christianisme ; et pendant que la mémoire des del Vilde, des Vodilla, etc., sera toujours en exécration dans tous les cœurs vraiment chrétiens, celle des Daniel, des Brébeuf, etc., ne perdra jamais de la vénération que l’histoire des découvertes et des missions leur consacre à juste titre. De là cette prédilection que les sauvages témoignent pour les François, prédilection qu’ils trouvent naturellement dans le fond de leur âme, nourrie par les traditions que leurs pères ont laissées en faveur des premiers apôtres du Canada, alors la Nouvelle-France[4]. »

Cela confirme ce que j’ai écrit autrefois sur les missions du Canada. Le caractère brillant de la valeur françoise, notre désintéressement, notre gaieté, notre esprit aventureux, sympathisoient avec le génie des Indiens ; mais il faut convenir aussi que la religion catholique est plus propre à l’éducation du sauvage que le culte protestant.

Quand le christianisme commença au milieu d’un monde civilisé et des spectacles du paganisme, il fut simple dans son extérieur, sévère dans sa morale, métaphysique dans ses arguments, parce qu’il s’agissoit d’arracher à l’erreur des peuples séduits par les sens ou égarés par des systèmes de philosophie. Quand le christianisme passa des délices de Rome et des écoles d’Athènes aux forêts de la Germanie, il s’environna de pompes et d’images, afin d’enchanter la simplicité du barbare. Les gouvernements protestants de l’Amérique se sont peu occupés de la civilisation des sauvages : ils n’ont songé qu’à trafiquer avec eux : or, le commerce, qui accroît la civilisation parmi les peuples déjà civilisés, et chez lesquels l’intelligence a prévalu sur les mœurs, ne produit que la corruption chez les peuples où les mœurs sont supérieures à l’intelligence. La religion est évidemment la loi primitive : les pères Jogues, Lallemant et Brébeuf, étoient des législateurs d’une tout autre espèce que les traiteurs anglois et américains.

De même que les notions religieuses des sauvages se sont brouillées, les institutions politiques de ces peuples ont été altérées par l’irruption des Européens. Les ressorts du gouvernement indien étoient subtils et délicats ; le temps ne les avoit point consolidés ; la politique étrangère, en les touchant, les a facilement brisés. Ces divers conseils balançant leurs autorités respectives, ces contre-poids formés par les assistants, les sachems, les matrones, les jeunes guerriers, toute cette machine a été dérangée : nos présents, nos vices, nos armes, ont acheté, corrompu ou tué les personnages dont se composoient ces pouvoirs divers.

Aujourd’hui les tribus indiennes sont conduites tout simplement par un chef : celles qui se sont confédérées se réunissent quelquefois dans des diètes générales ; mais aucune loi ne réglant ces assemblées, elles se séparent presque toujours sans avoir rien arrêté : elles ont le sentiment de leur nullité et le découragement qui accompagne la foiblesse.

Une autre cause a contribué à dégrader le gouvernement des sauvages : l’établissement des postes militaires américains et anglois au milieu des bois. Là, un commandant se constitue le protecteur des Indiens dans le désert ; à l’aide de quelques présents, il fait comparoître les tribus devant lui ; il se déclare leur père et l’envoyé d’un des trois mondes blancs : les sauvages désignent ainsi les Espagnols, les François et les Anglois. Le commandant apprend à ses enfants rouges qu’il va fixer telles limites, défricher tel terrain, etc. Le sauvage finit par croire qu’il n’est pas le véritable possesseur de la terre dont on dispose sans son aveu ; il s’accoutume à se regarder comme d’une espèce inférieure au blanc ; il consent à recevoir des ordres, à chasser, à combattre pour des maîtres. Qu’a-t-on besoin de se gouverner quand on n’a plus qu’à obéir ?

Il est naturel que les mœurs et les coutumes se soient détériorées avec la religion et la politique, que tout ait été emporté à la fois.

Lorsque les Européens pénétrèrent en Amérique, les sauvages vivoient et se vêtissoient du produit de leurs chasses, et n’en faisoient entre eux aucun négoce. Bientôt les étrangers leur apprirent à le troquer pour des armes, des liqueurs fortes, et divers ustensiles de ménage, des draps grossiers et des parures. Quelques François, qu’on appela coureurs de bois, accompagnèrent d’abord les Indiens dans leurs excursions. Peu à peu il se forma des compagnies de commerçants qui poussèrent des postes avancés et placèrent des factoreries au milieu des déserts. Poursuivis par l’avidité européenne et par la corruption des peuples civilisés jusqu’au fond de leurs bois, les Indiens échangent, dans ces magasins, de riches pelleteries contre des objets de peu de valeur, mais qui sont devenus pour eux des objets de première nécessité. Non-seulement ils trafiquent de la chasse faite, mais ils disposent de la chasse à venir, comme on vend une récolte sur pied.

Ces avances accordées par les traiteurs plongent les Indiens dans un abîme de dettes : ils ont alors toutes les calamités de l’homme du peuple de nos cités et toutes les détresses du sauvage. Leurs chasses, dont ils cherchent à exagérer les résultats, se transforment en une effroyable fatigue : ils y mènent leurs femmes ; ces malheureuses, employées à tous les services du camp, tirent les traîneaux, vont chercher les bêtes tuées, tannent les peaux, font dessécher les viandes. On les voit, chargées des fardeaux les plus lourds, porter encore leurs petits enfants à leurs mamelles ou sur leurs épaules. Sont-elles enceintes et près d’accoucher, pour hâter leur délivrance et retourner plus vite à l’ouvrage, elles s’appliquent le ventre sur une barre de bois élevée à quelques pieds de terre ; laissant pendre en bas leurs jambes et leur tête, elles donnent ainsi le jour à une misérable créature, dans toute la rigueur de la malédiction : In dolore paries filios !

Ainsi la civilisation, en entrant par le commerce chez les tribus américaines, au lieu de développer leur intelligence, les a abruties. L’Indien est devenu perfide, intéressé, menteur, dissolu : sa cabane est un réceptacle d’immondices et d’ordure. Quand il étoit nu ou couvert de peaux de bêtes, il avoit quelque chose de fier et de grand ; aujourd’hui des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent seulement sa misère : c’est un mendiant à la porte d’un comptoir ; ce n’est plus un sauvage dans ses forêts.

Enfin, il s’est formé une espèce de peuple métis, né du commerce des aventuriers européens et des femmes sauvages. Ces hommes, que l’on appelle Bois brûlés, à cause de la couleur de leur peau, sont les gens d’affaires ou les courtiers de change entre les peuples dont ils tirent leur double origine : parlant à la fois la langue de leurs pères et de leurs mères, interprètes des traiteurs auprès des Indiens, et des Indiens auprès des traiteurs, ils ont les vices des deux races. Ces bâtards de la nature civilisée et de la nature sauvage se vendent tantôt aux Américains, tantôt aux Anglois, pour leur livrer le monopole des pelleteries ; ils entretiennent les rivalités des compagnies angloises de la baie d’Hudson, du Nord-Ouest, et des compagnies américaines ; Fur Colombian American Company, Missouri’s fur Company, et autres : ils font eux-mêmes des chasses au compte des traiteurs et avec des chasseurs soldés par les compagnies.

Le spectacle est alors tout différent des chasses indiennes : les hommes sont à cheval ; il y a des fourgons qui transportent les viandes sèches et les fourrures ; les femmes et les enfants sont traînés sur de petits chariots par des chiens. Ces chiens, si utiles dans les contrées septentrionales, sont encore une charge pour leurs maîtres ; car ceux-ci, ne pouvant les nourrir pendant l’été, les mettent en pension à crédit chez les gardiens, et contractent ainsi de nouvelles dettes. Les dogues affamés sortent quelquefois de leur chenil ; ne pouvant aller à la chasse, ils vont à la pêche : on les voit se plonger dans les rivières et saisir le poisson jusqu’au fond de l’eau.

On ne connoît en Europe que cette grande guerre de l’Amérique qui a donné au monde un peuple libre. On ignore que le sang a coulé pour les chétifs intérêts de quelques marchands fourreurs. La Compagnie de la baie d’Hudson vendit, en 1811, à lord Selkirk un grand terrain sur le bord de la rivière Rouge ; l’établissement se fit en 1812. La Compagnie du Nord-Ouest, ou du Canada, en prit ombrage : les deux compagnies, alliées à diverses tribus indiennes, et secondées des Bois brûlés, en vinrent aux mains. Cette petite guerre domestique, qui fut horrible, avoit lieu dans les déserts glacés de la baie d’Hudson : la colonie de lord Selkirk fut détruite au mois de juin 1815, précisément au moment où se donnoit la bataille de Waterloo. Sur ces deux théâtres, si différents par l’éclat et par l’obscurité, les malheurs de l’espèce humaine étoient les mêmes. Les deux compagnies, épuisées, ont senti qu’il valoit mieux s’unir que se déchirer : elles poussent aujourd’hui de concert leurs opérations, à l’ouest jusqu’à Colombia, au nord jusque sur les fleuves qui se jettent dans la mer Polaire.

En résumé, les plus fières nations de l’Amérique septentrionale n’ont conservé de leur race que la langue et le vêtement ; encore celui-ci est-il altéré : elles ont un peu appris à cultiver la terre et à élever des troupeaux. De guerrier fameux qu’il étoit, le sauvage du Canada est devenu berger obscur ; espèce de pâtre extraordinaire, conduisant ses cavales avec un casse-tête et ses moutons avec des flèches, Philippe, successeur d’Alexandre, mourut greffier à Rome ; un Iroquois chante et danse pour quelques pièces de monnoie à Paris : il ne faut pas voir le lendemain de la gloire.

En traçant ce tableau d’un monde sauvage, en parlant sans cesse du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l’étendue des anciennes colonies françoises dans l’Amérique, j’étois poursuivi d’une idée pénible : je me demandois comment le gouvernement de mon pays avoit pu laisser périr ces colonies, qui seroient aujourd’hui pour nous une source inépuisable de prospérité.

De l’Acadie et du Canada à la Louisiane, de l’embouchure du Saint-Laurent à celle du Mississipi, le territoire de la Nouvelle-France entouroit ce qui forma dans l’origine la confédération des treize premiers États-Unis. Les onze autres États, le district de la Colombie, les territoires du Michigan, du Nord-Ouest, du Missouri, de l’Orégon et d’Arkansa, nous appartenoient ou nous appartiendroient comme ils appartiennent aujourd’hui aux États-Unis, par la cession des Anglois et des Espagnols, nos premiers héritiers dans le Canada et dans la Louisiane.

Prenez votre point de départ entre le 43e et le 44e degré de latitude nord, sur l’Atlantique, au cap Sable de la Nouvelle-Écosse, autrefois l’Acadie ; de ce point conduisez une ligne qui passe derrière les premiers États-Unis, le Maine, Vernon, New-York, la Pensylvanie, la Virginie, la Caroline et la Géorgie ; que cette ligne vienne par le Tennessée chercher le Mississipi et la Nouvelle-Orléans, qu’elle remonte ensuite du 29e degré (latitude des bouches du Mississipi), qu’elle remonte par le territoire d’Arkansa à celui de l’Orégon ; qu’elle traverse les montagnes Rocheuses et se termine à la pointe Saint-Georges, sur la côte de l’océan Pacifique, vers le 42e degré de latitude nord : l’immense pays compris entre cette ligne, la mer Atlantique au nord-est, la mer Polaire au nord, l’océan Pacifique et les possessions russes au nord-ouest, le golfe Mexicain au midi, c’est-à-dire plus des deux tiers de l’Amérique septentrionale, reconnoîtroient les lois de la France.

Que seroit-il arrivé si de telles colonies eussent été encore entre nos mains au moment de l’émancipation des États-Unis ? Cette émancipation auroit-elle eu lieu ? notre présence sur le sol américain l’auroit-elle hâtée ou retardée ? La Nouvelle-France elle-même seroit-elle devenue libre ? Pourquoi non ? Quel malheur y auroit-il pour la mère-patrie à voir fleurir un immense empire sorti de son sein, un empire qui répandroit la gloire de notre nom et de notre langue dans un autre hémisphère ?

Nous possédions au delà des mers de vastes contrées qui pouvoient offrir un asile à l’excédant de notre population, un marché considérable à notre commerce, un aliment à notre marine ; aujourd’hui nous nous trouvons forcés d’ensevelir dans nos prisons des coupables condamnés par les tribunaux, faute d’un coin de terre pour y déposer ces malheureux. Nous sommes exclus du nouvel univers, où le genre humain recommence. Les langues angloise et espagnole servent en Afrique, en Asie, dans les îles de la mer du Sud, sur le continent des deux Amériques, à l’interprétation de la pensée de plusieurs millions d’hommes ; et nous, déshérités des conquêtes de notre courage et de notre génie, à peine entendons-nous parler dans quelques bourgades de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la langue de Racine, de Colbert et de Louis XIV ; elle n’y reste que comme un témoin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique.

Ainsi donc la France a disparu de l’Amérique septentrionale, comme ces tribus indiennes avec lesquelles elle sympathisoit, et dont j’ai aperçu quelques débris. Qu’est-il arrivé dans cette Amérique du Nord depuis l’époque où j’y voyageois ? C’est maintenant ce qu’il faut dire. Pour consoler les lecteurs, je vais, dans la conclusion de cet ouvrage, arrêter leurs regards sur un tableau miraculeux : ils apprendront ce que peut la liberté pour le bonheur et la dignité de l’homme, lorsqu’elle ne se sépare point des idées religieuses, qu’elle est à la fois intelligente et sainte.


  1. La plupart de ces peuples appartenoient à la grande nation des Lennilénaps, dont les deux branches principales étoient les Iroquois et les Hurons au nord, et les Indiens Delawares au midi.
  2. On peut consulter avec fruit, pour la Floride, un ouvrage intitulé : Vue de la Floride occidentale, contenant sa géographie, sa topographie, etc., suivie d’un appendice sur ses antiquités, les titres de concession des terres et des canaux, et accompagnée d’une carte de la côte, des plans de Pensacola et de l’entrée du port ; Philadelphie,  1817.
  3. La grande Montagne. Nom sauvage des gouverneurs françois du Canada.
  4. Voyage de Beltrami, 1823.