Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Fin du voyage

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 221-223).

FIN DU VOYAGE.

En errant de forêts en forêts, je m’étois rapproché des défrichements américains. Un soir j’avisai au bord d’un ruisseau une ferme bâtie de troncs d’arbres. Je demandai l’hospitalité ; elle me fut accordée.

La nuit vint : l’habitation n’étoit éclairée que par la flamme du foyer : je m’assis dans un coin de la cheminée. Tandis que mon hôtesse préparoit le souper, je m’amusai à lire à la lueur du feu, en baissant la tête, un journal anglois tombé à terre. J’aperçus, écrits en grosses lettres, ces mots : flight of the king, fuite du roi. C’étoit le récit de l’évasion de Louis XVI et de l’arrestation de l’infortuné monarque à Varennes. Le journal racontoit aussi les progrès de l’émigration, et la réunion de presque tous les officiers de l’armée sous le drapeau des princes françois. Je crus entendre la voix de l’honneur, et j’abandonnai mes projets.

Revenu à Philadelphie, je m’y embarquai. Une tempête me poussa en dix-huit jours sur la côte de France, où je fis un demi-naufrage entre les îles de Guernesey et d’Origny. Je pris terre au Havre. Au mois de juillet 1792, j’émigrai avec mon frère. L’armée des princes étoit déjà en campagne, et sans l’intercession de mon malheureux cousin, Armand de Chateaubriand, je n’aurois pas été reçu. J’avois beau dire que j’arrivois tout exprès de la cataracte de Niagara, on ne vouloit rien entendre, et je fus au moment de me battre pour obtenir l’honneur de porter un havresac. Mes camarades, les officiers du régiment de Navarre, formoient une compagnie au camp des princes, mais j’entrai dans une des compagnies bretonnes. On peut voir ce que je devins, dans la nouvelle préface de mon Essai historique.

Ainsi ce qui me sembla un devoir renversa les premiers desseins que j’avois conçus, et amena la première de ces péripéties qui ont marqué ma carrière. Les Bourbons n’avoient pas besoin sans doute qu’un cadet de Bretagne revînt d’outre-mer pour leur offrir son obscur dévouement, pas plus qu’ils n’ont eu besoin de ses services lorsqu’il est sorti de son obscurité : si, continuant mon voyage, j’eusse allumé la lampe de mon hôtesse avec le journal qui a changé ma vie, personne ne se fût aperçu de mon absence, car personne ne savoit que j’existois. Un simple démêlé entre moi et ma conscience me ramena sur le théâtre du monde : j’aurois pu faire ce que j’aurois voulu, puisque j’étois le seul témoin du débat ; mais de tous les témoins c’est celui aux yeux duquel je craindrois le plus de rougir.

Pourquoi les solitudes de l’Érié et de l’Ontario se présentent-elles aujourd’hui avec plus de charme à ma pensée que le brillant spectacle du Bosphore ?

C’est qu’à l’époque de mon voyage aux États-Unis j’étois plein d’illusions ; les troubles de la France commençoient en même temps que commençoit ma vie ; rien n’étoit achevé en moi ni dans mon pays. Ces jours me sont doux à rappeler, parce qu’ils ne reproduisent dans ma mémoire que l’innocence des sentiments inspirés par la famille et par les plaisirs de la jeunesse.

Quinze ou seize ans plus tard, après mon second voyage, la révolution s’étoit déjà écoulée : je ne me berçois plus de chimères ; mes souvenirs, qui prenoient alors leur source dans la société, avoient perdu leur candeur. Trompé dans mes deux pèlerinages, je n’avois point découvert le passage du nord-ouest ; je n’avois point enlevé la gloire du milieu des bois où j’étois allé la chercher, et je l’avois laissée assise sur les ruines d’Athènes.

Parti pour être voyageur en Amérique, revenu pour être soldat en Europe, je ne fournis jusqu’au bout ni l’une ni l’autre de ces carrières : un mauvais génie m’arracha le bâton et l’épée, et me mit la plume à la main. À Sparte, en contemplant le ciel pendant la nuit je me souvenois des pays qui avoient déjà vu mon sommeil paisible ou troublé : j’avois salué sur les chemins de l’Allemagne, dans les bruyères de l’Angleterre, dans les champs de l’Italie, au milieu des mers, dans les forêts canadiennes, les mêmes étoiles que je voyois briller sur la patrie d’Hélène et de Ménélas. Mais que me servoit de me plaindre aux astres, immobiles témoins de mes destinées vagabondes ? Un jour leur regard ne se fatiguera plus à me poursuivre ; il se fixera sur mon tombeau. Maintenant, indifférent moi-même à mon sort, je ne demanderai pas à ces astres malins de l’incliner par une plus douce influence, ni de me rendre ce que le voyageur laisse de sa vie dans les lieux où il passe.

fin du voyage en amérique